La Maison de Claudine/18

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Large et basse comme un porcelet de quatre mois, jaune et rase de poil, masquée largement de noir, elle ressemblait plutôt à un petit mastiff qu’à un bouledogue. Des ignares avaient taillé en pointe ses oreilles coquillardes, et sa queue au ras du derrière. Mais jamais chienne ou femme au monde ne reçut, pour sa part de beauté, des yeux comparables à ceux de la Toutouque. Quand mon frère aîné, volontaire au chef-lieu, la sauva, en l’amenant chez nous, d’un règlement imbécile qui condamnait à mort les chiens de la caserne, et qu’elle posa sur nous son regard couleur de vieux madère, à peine inquiet, divinateur, étincelant d’une humidité pareil à celle des larmes humaines, nous fûmes tous conquis, et nous donnâmes à la Toutouque sa large place devant le feu de bois. Nous appréciâmes tous - et surtout moi, petite fille - sa cordialité de nourrice, son humeur égale. Elle aboyait peu, d’une voix grasse et assourdie de dogue, mais parlait d’autre manière, donnant son avis d’un sourire à lèvres noires et à dents blanches, baissant, d’un air complice, des paupières charbonnées sur ses yeux de mulâtresse.
Elle apprit nos noms, cent paroles nouvelles, les noms des chattes, aussi vite que l’eût fait un enfant intelligent. Elle nous adopta tous dans son cœur, suivit ma mère à la boucherie, me fit un bout de conduite quotidienne sur le chemin de l’école. Mais elle n’appartenait qu’à ce frère aîné qui l’avait sauvé de la corde ou du coup de revolver. Elle l’aimait au point de perdre contenance devant lui. Pour lui elle devenait sotte, courbait le front et ne savait plus que courir au devant des tourments qu’elle espérait comme des récompenses. Elle se couchait sur le dos, offrait son ventre, clouté de tétines violacées, sur lesquelles mon frère pianotait, en les pinçant à tour de rôle, l’air du Menuet de Boccherini. Le rite commandait qu’à chaque pinçon la Toutouque jetât -elle n’y manquait point - un petit glapissement, et mon frère s’écriait, sévère : "Toutouque ! Vous chantez faux ! Recommencez !" Il n’y mettait aucune cruauté, un effleurement arrachait, à la Toutouque chatouilleuse, une série de cris musicaux et variés. Le jeu fini, elle demeurait gisante et réclamait : "Encore !"
Mon frère lui rendait tendresse sur tendresse, et composa pour elle ces chansons qui s’échappent de nous dans des moments de puérilité sauvage, ces enfants étranges du rythme, du mot répété, épanouis dans le vide innocent de l’esprit. Un refrain louait la Toutouque d’être :

Jaune, jaune, jaune,
Excessivement jaune,
A la limite du jaune…

Un autre célébrait ses formes massives, et l’appelait par trois fois, « cylindre sympathique », sur une excellente cadence de marche militaire. Alors la Toutouque riait aux éclats, c’est-à-dire qu’elle découvrait les dents de sa mâchoire grignarde, couchait le restant émondé de ses oreilles et hochait en place de sa queue absente son gros train postérieur. Dormît-elle au jardin, s’occupât-elle gravement à la cuisine, l’air du « cylindre », chanté par mon frère, ramenait la Toutouque à ses pieds, captivée par l’harmonie familière.

Un jour que la Toutouque cuisait, après le repas, sur le marbre brûlant du foyer, mon frère, au piano, sertit sans paroles, dans l’ouverture qu’il déchiffrait, l’air du « cylindre ». Les premières notes effleurèrent, comme des mouches importunes, le sommeil de la bête endormie. Son pelage ras de vache blonde tressaillit ici et là, et son oreille… La reprise énergique – piano solo – entrouvrit les yeux, pleins d’humain égarement, de la Toutouque musicienne, qui se leva et m’interrogea clairement : « Est-ce que je n’ai pas entendu ça quelque part ?... » Puis elle se tourna vers son ingénieux bourreau, qui martelait toujours l’air favori, accepta de lui cette magie nouvelle et vint s’asseoir au flanc du piano, pour écouter mieux, avec l’air entendu et mystifié d’un enfant qui suit une conversation entre grandes personnes.

Sa douceur désarmait toutes les taquineries. On lui confiait les petits chats à lécher, les chiots des lices étrangères. Elle baisait les mains des marmots trébuchants, se laissait piquer du bec par les poussins, et je la méprisai un peu pour sa mansuétude de commère repue, jusqu’au jour où, les temps marqués étant venus, la Toutouque s’éprit d’un chien de chasse, le setter d’un cafetier voisin. C'était un grand setter doué, comme tous les setters, d’un charme Second Empire ; blond acajou, long-chevelu, l’œil pailleté, il manquait de physionomie, non de distinction. Sa femelle lui ressemblait comme une sœur ; mais, nerveuse et sujette à des vapeurs, elle jetait des cris pour un claquement de porte et se lamentait au son des angélus. Sensible à la seule euphonie, leur maître les nommait Black et Bianca.

La brève idylle m’apprit à mieux connaître notre Toutouque. Passant avec elle devant le café, je vis Bianca la rousse, couchée sur la pierre du seuil, pattes croisées, ses anglaises défrisées le long des joues. Les deux chiennes n’échangèrent qu’un regard et Bianca fit le grand cri de la patte écrasée en se réfugiant au fond de la buvette. La Toutouque ne m’avait pas quittée d’une semelle, et son bel œil de soularde sentimentale s’étonnait : « Qu'est-ce qu’elle a ? »

— Laisse-la, lui répondis-je, tu sais bien qu’elle est à moitié folle.

Personne ne s’inquiétait, à la maison, des affaires personnelles de la Toutouque. Libre d’aller, de venir, de pousser du nez la porte battante, de dire bonjour à la bouchère, de rejoindre mon père à sa partie d’écarté, nous ne craignions point que la Toutouque s’égarât, ni qu’elle songeât à mal faire. Aussi, quand le cafetier vint nous informer, en accusant la Toutouque, que sa chienne Blanca avait l’oreille déchirée, nous éclatâmes tous d’un rire impertinent, en lui désignant la Toutouque vautrée, béate, cardée par un petit chat impérieux…

Le lendemain matin je m’étais installée, stylite, sur le chapiteau d’un des piliers que reliait l’un à l’autre la grille du jardin, et j’y prêchais des foules invisibles, quand j’entendis accourir une mêlée de hurlements canins, dominés par la voix haute et désespérée de Bianca. Elle parut, décoiffée et hagarde, dépassa le coin de la rue de la Roche, dévala la rue des Vignes. À ses trousses roulait, avec une rapidité inconcevable, une sorte de monstre jaune, hérissé, les pattes ramenées sous le ventre puis projetées de tous côtés, en membres de grenouille, par la fureur de sa course, – une bête jaune, masquée de noir, garnie de dents, d’yeux exorbités, d’une langue violacée où écumait la salive… Le tout passa en trombe, disparut, et pendant que je quittais à la hâte mon chapiteau, je distinguai dans l’éloignement le choc, le râle orageux d’un combat très court, et la voix encore de la chienne rouge, meurtrie… Je traversai le jardin en courant, j’atteignis la porte de la rue, m’arrêtai de stupeur : la Toutouque, le monstre entrevu, jaune, carnassier, Toutouque était là, couchée sur le perron…

— Toutouque !…

Elle essaya son sourire de bonne nourrice, mais elle haletait, et le blanc de ses yeux, strié de filets sanguins, semblait saigner…

— Toutouque ! est-ce possible ?

Elle se leva, frétilla pesamment et prétendit changer de conversation, mais sa lèvre noire, et la langue qui voulut effleurer mes doigts, retenaient des poils d’or roux arrachés à Bianca…

— Oh ! Toutouque… Toutouque…

Je ne trouvais pas d’autres paroles, et ne savais comment me plaindre, m’effrayer et m’étonner qu’une force malfaisante, dont le nom même échappait à mes dix ans, pût changer en brute féroce la plus douce des créatures…