La Maison à vapeur/Première partie/16

La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 194-204).

CHAPITRE XVI

la flamme errante.


Nana Sahib, pendant tout un mois, du 12 mars au 12 avril, resta caché dans le pâl. Il voulait donner aux autorités anglaises le temps de prendre le change, soit en abandonnant les recherches, soit en se lançant sur de fausses pistes.

Si, pendant le jour, les deux frères ne sortaient pas, leurs fidèles parcouraient la vallée, visitaient les villages et les hameaux, annonçaient à mots couverts la prochaine apparition d’un « redoutable moulti », moitié dieu, moitié homme, et ils préparaient les esprits à un soulèvement national.

La nuit venue, Nana Sahib et Balao Rao se hasardaient à quitter leur retraite. Ils s’aventuraient jusque sur les rives de la Nerbudda. Ils allaient de village en village, de pâl en pâl, en attendant l’heure à laquelle ils pourraient parcourir avec quelque sécurité le domaine des rajahs inféodés aux Anglais. Nana Sahib savait, d’ailleurs, que plusieurs semi-indépendants, impatients du joug étranger, se rallieraient à sa voix. Mais, en ce moment, il ne s’agissait que des populations sauvages du Gondwana.

Ces Bhîls barbares, ces Rounds nomades, ces Gounds, aussi peu civilisés que les naturels des îles du Pacifique, le Nana les trouva prêts à se lever, prêts à le suivre. Si, par prudence, il ne se fit connaître qu’à deux ou trois puissants chefs de tribu, cela suffit à lui prouver que son nom seul entraînerait plusieurs millions de ces Indous, qui sont répartis sur le plateau central de l’Indoustan.

Lorsque les deux frères étaient rentrés au pâl de Tandît, ils se rendaient mutuellement compte de ce qu’ils avaient entendu, vu, fait. Leurs compagnons les rejoignaient alors, apportant de toutes parts la nouvelle que l’esprit de révolte soufflait comme un vent d’orage dans la vallée de la Nerbudda. Les Gounds ne demandaient qu’à jeter le « kisri », le cri de guerre des montagnards, et à se précipiter sur les cantonnements militaires de la présidence.

Le moment n’était pas venu.

Il ne suffirait pas, en effet, que toute la contrée comprise entre les monts Sautpourra et les Vindhyas fût en feu. Il fallait encore que l’incendie pût gagner de proche en proche. Donc, nécessité d’entasser les éléments combustibles dans les provinces voisines de la Nerbudda, qui étaient plus directement sous l’autorité anglaise. De chacune des villes, des bourgades du Bhopal, du Malwa, du Bundelkund, et de tout ce vaste royaume de Scindia, il importait de faire un immense foyer, prêt à s’allumer. Mais Nana Sahib, avec raison, ne voulait s’en rapporter qu’à lui seul du soin de visiter les anciens partisans de l’insurrection de 1857, tous ces natifs, qui, restés fidèles à sa cause et n’ayant jamais cru à sa mort, s’attendaient à le voir reparaître de jour en jour.

Un mois après son arrivée au pâl de Tandît, Nana Sahib crut pouvoir agir en toute sécurité. Il pensa que le fait de sa réapparition dans la province avait été reconnu faux. Des affidés le tenaient au courant de tout ce que le gouverneur de la présidence de Bombay avait fait pour opérer sa capture. Il savait que, pendant les premiers jours, l’autorité s’était livrée aux recherches les plus actives, mais sans résultat. Le pêcheur d’Aurungabad, l’ancien prisonnier du Nana, était tombé sous le poignard, et nul n’avait pu soupçonner que le faquir fugitif fût le nabab Dandou-Pant, dont la tête venait d’être mise à prix. Une semaine après, les rumeurs s’apaisèrent, les aspirants à la prime de deux mille livres perdirent tout espoir, et le nom de Nana Sahib retomba dans l’oubli.

Le nabab put donc agir de sa personne, et, sans craindre d’être reconnu, recommencer sa campagne insurrectionnelle. Tantôt sous le costume d’un parsi, tantôt sous celui d’un simple raïot, un jour seul, un autre accompagné de son frère, il commença à s’éloigner du pâl de Tandît, à remonter vers le nord, de l’autre côté de la Nerbudda, et même au delà du revers septentrional des Vindhyas.

Un espion, qui eût voulu le suivre dans toutes ses démarches, l’aurait trouvé à Indore, dès le 12 avril.

Là, dans cette capitale du royaume d’Holcar, Nana Sahib, tout en conservant le plus strict incognito, se mit en communication avec la nombreuse population rurale, employée à la culture des champs de pavots. C’étaient des Rihillas, des Mékranis, des Valayalis, ardents, courageux, fanatiques, pour la plupart Cipayes déserteurs de l’armée native, qui se cachaient sous l’habit du paysan indou.

Puis, Nana Sahib passa la Betwa, affluent de la Jumna, qui court vers le nord, sur la frontière occidentale du Bundelkund, et, le 19 avril, à travers une magnifique vallée dans laquelle les dattiers et les manguiers se multiplient à profusion, il arrivait à Souari.

Là s’élèvent de curieuses constructions, d’une très haute antiquité. Ce sont des « topes », sortes de tumuli, coiffés de dômes hémisphériques, qui forment le groupe principal de Saldhara, au nord de la vallée. De ces monuments funéraires, de ces demeures des morts, dont les autels, consacrés aux rites bouddhiques, sont abrités sous des parasols de pierre, de ces tombes vides depuis tant de siècles, sortirent, à la voix de Nana Sahib, des centaines de fugitifs. Enfouis dans ces ruines pour échapper aux terribles représailles des Anglais, un mot suffit à leur faire comprendre ce que le nabab attendait de leur concours ; un geste suffirait, l’heure venue, à les jeter en masse sur les envahisseurs.

Le 24 avril, Nana Sahib était à Bhilsa, le chef-lieu d’un district important du Malwa, et, dans les ruines de l’ancienne ville, il rassemblait des éléments de révolte, que ne lui eût pas fournis la nouvelle.

Le 27 avril, Nana Sahib atteignit Raygurh, près de la frontière du royaume de Pannah, et, le 30, les restes de la vieille cité de Sangor, non loin de l’endroit où le général sir Hugh Rose livra aux insurgés une sanglante bataille, qui lui donna, avec le col de Maudanpore, la clef des défilés des Vindhyas.

Là, le nabab fut rejoint par son frère, que Kâlagani accompagnait, et tous deux se firent connaître des chefs des principales tribus, dont ils étaient absolument sûrs. Dans ces conciliabules, les préliminaires d’une insurrection générale furent discutés et arrêtés. Tandis que Nana Sahib et Balao Rao opéreraient au sud, leurs alliés devaient manœuvrer sur le revers septentrional des Vindhyas.

Avant de regagner la vallée de la Nerbudda, les deux frères voulurent encore visiter le royaume de Pannah. Ils s’aventurèrent le long de la Keyne, sous le couvert de teks géants, de bambous colosses, à l’abri de ces innombrables multipliants qui semblent destinés à envahir l’Inde entière. Là, furent enrôlés de nombreux et farouches adeptes parmi ce misérable personnel qui exploite, pour le compte du rajah, les riches mines diamantifères du territoire. Ce rajah, dit M. Rousselet, « comprenant la position que fait la domination anglaise aux princes du Bundelkund, a préféré le rôle d’un riche propriétaire foncier à celui d’un insignifiant principicule. » Riche propriétaire, il l’est en effet ! La région adamantifère qu’il possède s’étend sur une longueur de trente kilomètres au nord de Pannah, et l’exploitation de ses mines de diamants, les plus estimés sur les marchés de Bénarès et d’Allahabad, emploie un grand nombre d’Indous. Mais, chez ces malheureux, soumis aux plus durs travaux, que le rajah fait décapiter dès que baisse le rendement de la mine, Nana Sahib devait trouver des milliers de partisans, prêts à se faire tuer pour l’indépendance de leur pays, et il les trouva.

À partir de ce point, les deux frères redescendirent vers la Nerbudda, afin de regagner le pâl de Tandît. Cependant, avant d’aller provoquer le soulèvement du sud, qui devait coïncider avec celui du nord, ils voulurent s’arrêter à Bhopal. C’est une importante ville musulmane, qui est restée la capitale de l’islamisme dans l’Inde, et dont la bégum demeura fidèle aux Anglais pendant toute la période insurrectionnelle.

Nana Sahib et Balao Rao, accompagnés d’une douzaine de Gounds, arrivèrent à Bhopal, le 24 mai, dernier jour de ces fêtes du Moharum, instituées pour célébrer le renouvellement de l’année musulmane. Tous deux avaient revêtu le costume des « joguis », sinistres mendiants religieux, armés de longs poignards à lame arrondie, dont ils se frappent par fanatisme, mais sans grand mal ni danger.

Les deux frères, méconnaissables sous ce déguisement, avaient suivi la procession dans les rues de la ville, au milieu des nombreux éléphants, qui portaient sur leurs dos des « tadzias », sorte de petits temples hauts de vingt pieds ; ils avaient pu se mêler aux musulmans, richement vêtus de tuniques brodées d’or et coiffés de toques de mousseline ; ils s’étaient confondus dans les rangs des musiciens, des soldats, des bayadères, des jeunes gens travestis en femmes, — bizarre agglomération qui donnait à cette cérémonie une tournure carnavalesque. Avec ces Indous de toutes sortes, dans lesquels ils comptaient de nombreux fidèles, ils avaient pu échanger une sorte de signe maçonnique, familier aux anciens révoltés de 1857.

Le soir venu, tout ce monde s’était porté vers le lac qui baigne le faubourg oriental de la ville.

Là, au milieu de cris assourdissants, de détonations d’armes à feu, de crépitations de pétards, à la lueur de milliers de torches, tous ces fanatiques précipitèrent les tadzias dans les eaux du lac. Les fêtes du Moharum étaient finies.

À ce moment, Nana Sahib sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna. Un Bengali était à ses côtés.

Nana Sahib reconnut en cet Indou un de ses anciens compagnons d’armes de Lucknow. Il l’interrogea du regard.

Le Bengali se borna à murmurer les mots suivants, que Nana Sahib entendit sans qu’un geste eût trahi son émotion.

« Le colonel Munro a quitté Calcutta.

— Où est-il ?

— Il était hier à Bénarès.

— Où va-t-il ?

— À la frontière du Népaul.

— Dans quel but ?

— Pour y séjourner quelques mois.

— Et ensuite ?…

— Revenir à Bombay. »

Un sifflement retentit. Un Indou, se glissant à travers la foule, arriva près de Nana Sahib.

C’était Kâlagani.

« Pars à l’instant, dit le nabab. Rejoins Munro qui remonte vers le nord. Attache-toi à lui. Impose-toi par quelque service rendu, et risque ta vie, s’il le faut. Ne le quitte pas avant qu’il n’ait redescendu au delà des Vindhyas, jusqu’à la vallée de la Nerbudda. Alors, mais alors seulement, viens me donner avis de sa présence. »

Kâlagani se contenta de répondre par un signe affirmatif, et disparut dans la foule. Un geste du nabab était pour lui un ordre. Dix minutes après, il avait quitté Bhopal.

À ce moment, Balao Rao s’approcha de son frère.

« Il est temps de partir, lui dit-il.

— Oui, répondit Nana Sahib, et il faut que nous soyons avant le jour au pâl de Tandît.

— En route. »

Tous deux, suivis de leurs Gounds, remontèrent la rive septentrionale du lac jusqu’à une ferme isolée. Là, des chevaux les attendaient pour eux et leur escorte. C’étaient de ces chevaux rapides, auxquels on donne une nourriture très épicée, et qui peuvent faire cinquante milles dans une seule nuit. À huit heures, ils galopaient sur la route de Bhopal aux Vindhyas.

Si le nabab voulait arriver avant l’aube au pâl de Tandît, ce n’était que par mesure de prudence. Mieux valait, en effet, que son retour dans la vallée passât inaperçu.

La petite troupe marcha donc de toute la vitesse de ses chevaux.

Nana Sahib et Balao Rao, l’un près de l’autre, ne se parlaient pas, mais la même pensée occupait leur esprit. De cette excursion au delà des Vindhyas, ils rapportèrent plus que l’espoir, la certitude que d’innombrables partisans se ralliaient à leur cause. Le plateau central de l’Inde était tout entier dans leurs mains. Les cantonnements militaires, répartis sur ce vaste territoire, ne pourraient résister aux premiers assauts des insurgés. Leur anéantissement ferait place libre à la révolte, qui ne tarderait pas à élever d’un littoral à l’autre toute une muraille d’Indous fanatisés, contre laquelle viendrait se briser l’armée royale.

Mais, en même temps, Nana Sahib songeait à cet heureux coup du sort, qui allait lui livrer Munro. Le colonel venait enfin de quitter Calcutta, où il était difficile de l’atteindre. Désormais, aucun de ses mouvements n’échapperait au nabab. Sans qu’il pût s’en douter, la main de Kâlagani le guiderait vers cette sauvage contrée des Vindhyas, et, là, nul ne pourrait le soustraire au supplice que lui réservait la haine de Nana Sahib.

Balao Rao ne savait rien encore de ce qui s’était dit entre le Bengali et son frère. Ce ne fut qu’aux abords du pâl de Tandît, pendant que les chevaux soufflaient un instant, que Nana Sahib se borna à le lui apprendre en ces termes :

« Munro a quitté Calcutta et se dirige vers Bombay.

— La route de Bombay, s’écria Balao Rao, va jusqu’au rivage de l’océan Indien !

— La route de Bombay, cette fois, répondit Nana Sahib, s’arrêtera aux Vindhyas ! »

Cette réponse disait tout.

Les chevaux repartirent au galop et se lancèrent à travers le massif d’arbres, qui se dressait à la lisière de la vallée de la Nerbudda.

Il était alors cinq heures du matin. Le jour commençait à se faire. Nana Sahib, Balao Rao et leurs compagnons venaient d’arriver au lit torrentueux du Nazzur, qui montait vers le pâl.

Les chevaux s’arrêtèrent en cet endroit et furent laissés à la garde de deux Gounds, chargés de les conduire au plus proche village.

Soudain, un coup de feu éclata. (Page 200.)

Les autres suivirent les deux frères, qui gravissaient les marches tremblantes sous l’eau du torrent.

Tout était tranquille. Les premiers bruits du jour n’avaient pas encore interrompu le silence de la nuit.

Soudain, un coup de feu éclata et fut suivi de plusieurs autres. En même temps, ces cris se faisaient entendre :

« Hurrah ! hurrah ! en avant ! »

Un officier, précédant une cinquantaine de soldats de l’armée royale, apparut sur la crête du pâl.

La Flamme Errante s’agenouilla. (Page 203.)

« Feu ! Que pas un ne s’échappe ! » cria-t-il encore.

Nouvelle décharge, dirigée presque à bout portant sur le groupe de Gounds qui entourait Nana Sahib et son frère.

Cinq ou six Indous tombèrent. Les autres, se rejetant dans le lit du Nazzur, disparurent sous les premiers arbres de la forêt.

« Nana Sahib ! Nana Sahib ! » crièrent les Anglais, en s’engageant dans l’étroit ravin.

Alors, un de ceux qui avaient été frappés mortellement, se redressa, la main tendue vers eux.

« Mort aux envahisseurs ! » cria-t-il d’une voix terrible encore, et il retomba sans mouvement.

L’officier s’approcha du cadavre.

« Est-ce bien Nana Sahib ? demanda-t-il.

– C’est lui, répondirent deux soldats du détachement, qui, pour avoir tenu garnison à Cawnpore, connaissaient parfaitement le nabab.

– Aux autres, maintenant ! » cria l’officier.

Et tout le détachement se jeta dans la forêt à la poursuite des Gounds. À peine avait-il disparu, qu’une ombre se glissait sur l’escarpement que couronnait le pâl. C’était la Flamme Errante, enveloppée d’un long pagne brun, que le cordon d’un langouti serrait à la ceinture.

La veille au soir, cette folle avait été le guide inconscient de l’officier anglais et de ses hommes. Rentrée dans la vallée depuis la veille, elle regagnait machinalement le pâl de Tandît, vers lequel une sorte d’instinct la ramenait. Mais, cette fois, l’étrange créature, que l’on croyait muette, laissait échapper de ses lèvres un nom, rien qu’un seul, celui du massacreur de Cawnpore !

« Nana Sahib ! Nana Sahib ! » répétait-elle, comme si l’image du nabab, par quelque inexplicable pressentiment, se fût dressée dans son souvenir.

Ce nom fit tressaillir l’officier. Il s’attacha aux pas de la folle. Celle-ci ne parut pas même le voir, ni les soldats qui la suivirent jusqu’au pâl. Était-ce donc là que s’était réfugié le nabab dont la tête était mise à prix ? L’officier prit les mesures nécessaires et fit garder le lit du Nazzur, en attendant le jour. Lorsque Nana Sahib et ses Gounds s’y furent engagés, il les accueillit par une décharge, qui en jeta plusieurs à terre, et, parmi eux, le chef de l’insurrection des Cipayes.

Telle fut la rencontre que le télégraphe signala le jour même au gouverneur de la présidence de Bombay. Ce télégramme se répandit dans toute la péninsule, les journaux le reproduisirent immédiatement, et ce fut ainsi que le colonel Munro put en prendre connaissance à la date du 26 mai, dans la Gazette d’Allahabad.

Il n’y avait pas à douter cette fois de la mort de Nana Sahib. Son identité avait été constatée, et le journal pouvait dire avec raison : « Le royaume de l’Inde n’a plus rien à craindre désormais du cruel rajah qui lui a coûté tant de sang ! »

les monts himalaya.

Cependant, la folle, après avoir quitté le pâl, descendait le lit du Nazzur. De ses yeux hagards sortait comme la lueur d’un feu interne, qui se serait soudainement rallumé en elle, et, machinalement, ses lèvres laissaient échapper le nom du nabab.

Elle arriva ainsi à l’endroit où gisaient les cadavres, et s’arrêta devant celui qui avait été reconnu par les soldats de Lucknow. La figure contractée de ce mort semblait encore menacer. On eût dit qu’après n’avoir vécu que pour la vengeance, la haine survivait en lui.

La folle s’agenouilla, posa ses deux mains sur ce corps troué de balles, dont le sang tacha les plis de son pagne. Elle le regarda longuement, puis, se relevant et secouant la tête, elle descendit lentement le lit du Nazzur.

Mais alors, la Flamme Errante était retombée dans son indifférence habituelle, et sa bouche ne répétait plus le nom maudit de Nana Sahib.


fin de la première partie