Albin Michel (p. 279-290).


XVI

LES AMBITIONS DE GAËTANE


Une lampe à abat-jour rose éclairait sur le mur un tableautin de Boucher : Diane sortant du bain, avec quelques nymphes rondelettes. (La déesse n’est pas tout à fait nue : sa tête s’orne d’un croissant et ses doigts tiennent un collier de perles. Sa jambe gauche croisée sur la droite, le bout de son pied trempe dans l’eau d’un petit ruisseau. Beaucoup de tableautins comme ça, feraient une grande rivière. En un angle de la toile, un lapin. N’insistons pas.)

La lampe illuminait aussi un crapaud de reps évêque sur quoi étaient superposés un caleçon de soie, une flanelle, une chaussette sang de bœuf, un chapeau melon, un monocle. Elle rosait surtout le lit somptueux.

Gaëtane Girard, ayant rempli pour la seconde fois en quarante-quatre minutes ses devoirs d’hôtesse amoureuse, emboucha à la dérobée une pastille de senteur, se mit sur le flanc droit (côté des coliques hépatiques) et, accoudée, pensive, contempla un instant Maurice également pensif.

— Où donc, demanda-t-elle d’une haleine rajeunie (par les pastilles) mais sévère, avez-vous passé la soirée d’hier avec Maugis ?

— Oh ! sursauta le poète, parlons pas de ça, siou-plaît.

Malgré lui, il soupira, et, croyant gratter son genou, gratta celui de Gaëtane.

Elle se recula un peu et reprit :

— Désillusion ?

Maurice gratta le vide.

— M’en parle pas, te dis, gémit-il.

— Si je n’attrape rien avec vous, souffla la pastille en fondant, j’aurai de la chance. Car, naturellement, c’est à Notre-Dame de Cœur que vous avez péleriné ?

— Ah ! dieux, non !

— Pourquoi mentir ? Et les yeux gonflés, cernés de la comédienne lancèrent un double éclair. Vite, Lauban leva un bras, comme pour s’en faire un


— Je ne mens pas ; c’est à Notre-Dame de Pique.


paratonnerre, et, afin d’écarter l’orage, il avoua d’un ton sincère et piteux :

— Je ne mens pas c’est à Notre-Dame de Pique.

Gaëtane ferma les yeux, parut se recueillir une minute. Puis la pastille, en achevant de se fondre, exhala, sarcastique :

— Vous avez perdu ?

— Oui.

— Quoi ?

— Parbleu, mon argent.

— Ça vous embête ?

— Un peu. Toi aussi, tu m’embêtes : je t’avais priée de ne pas parler de ça ; seulement, maintenant, voilà, il me faut rendre des comptes ! je ne puis effectuer le moindre pipi d’enfant, sans que tu…

Il tordit le nez et sembla tendre des deux mains un vase de nuit, un amys, un thomas, un bourdalou, un urinal, un pot de chambre. Geste qui voulait être rigolo, mais dont Mlle  Girard n’apprécia pas toute la grâce bouffonne. Elle secoua son menton gras, le déposa au milieu de ses paumes jointes.

— Ah ça ! fit-elle, monsieur, vous avez donc tous les défauts ? Paillard, gourmand, vaniteux, violent, joueur, c’est complet.

— Pas tout à fait complet ; il y a encore une place sur l’impériale : ivrogne. Tu oublies ivrogne, mon amour.

— Oui. Vous êtes paré de tous les vices, et, pourtant, je vous en souhaite un de plus. Devenez ambitieux, mon ami chéri, et vous serez une merveille.

Maurice se souleva à demi et dit avec quelque indignation.

— Ah ! elle est bonne ! Alors, tu te figures que je ne suis pas ambitieux ? Tu n’es guère physionomiste. Mire-moi bien, comme on mire un œuf en regardant à travers, tu verras que fermente en moi un désir effréné de gloire, de fortune, et cœtera.

— De luxe et d’élégance !

— Et cœtera…

Moqueuse, elle le considéra un instant avec, au coin de la lèvre, un petit sourire tendre et méprisant, puis elle prononça :

— Figue molle !

— Moi ? tu…

— J’ai beau vous mirer comme un œuf et, par-dessus le marché, vous gober, je n’aperçois rien de ce que vous dites. Gloire, fortune, luxe, élégance ! Figue molle ! Si vous aviez de tels désirs, vous contenteriez-vous, comme un calicot ou comme un bohème, d’une pauvre chambre garnie ?

Lui, vexé :

— Hé ! là ! ne me pousse pas ! D’aucunes ont tâté le pieu qui l’ont trouvé bon ; si, toi, tu ne l’as pas tâté…

— Je le regrette d’autant moins que vous livrez à domicile.

— Ne me pousse donc pas ! tremblota Lauban, les poings clos.

Câline, railleuse, peut-être troublée, Gaëtane attira vers sa bouche où une pastille neuve se dissolvait les lèvres du bouillonnant aède et, d’une voix mate, en un baiser pénétrant (penitus intrare) :

— Ô figue molle, répéta-t-il, figue molle ! Si tu étais ambitieux, est-ce que tu courrais les tavernes et les tripots avec un plein de soupe comme Smiley, avec un plein d’alcool comme Maugis ?

S’il avait été là, Smiley, nul doute qu’il eût protesté avec éloquence, et, quant à Maugis, on n’imagine pas sans frémir sa fougueuse réponse. Mais Lauban aimait mieux sucer le baiser de Mlle  Girard et sa pastille, et il trouvait ça délicieux : dans ces moments-là, c’est effrayant à quel point il est poule mouillée, le jeune cerf. Autre zoologique image : sur de la peau, on l’écraserait comme une punaise. À peine s’il eût la force de murmurer :

— Oh ! oh ! oh ! oh !

— Je t’aime, reprit Gaëtane, et te souhaiterais des fréquentations quelque peu plus hautes. Tu connais Hérédia. Pourquoi ne vas-tu pas chez lui ? Pourquoi ne te fais-tu pas ouvrir les salons de Mme  Toupin des Mares, de Mme  Barman…

Le baiser s’interrompit :

— Et de Mme  de Bécossamen ? compléta Maurice. Ils me sont triplement ouverts et à Maugis de même, et de même à Smiley. Faut pas que ça t’épate, chatte.

— Entrez-y donc.

— Nous y entrons. Mais nous en sortons aussi, grâce à Dieu.

— Soit ! Et le monde politique ?

— Lequel ? Celui de Lernould ? Je l’ai suffisamment hanté pour t’y rencontrer, si tu te souviens. Celui du duc de Broglie ? C’est une idée. J’vas dépêcher un sonnet au duc pour le taper d’un bout de table à son prochain gueuleton prié.

En attendant, et tout à coup, Lauban s’avisa de taper la comédienne, non pas d’un bout de table, mais… Certes, un tapage discret : an simple mouvement, une cadence, un rythme. Elle n’était pas en goût de musique, et elle se déroba avec une brusquerie de haquenée capricieuse.

— Enfant ! laissez… pour tout à l’heure. Encore un moment d’entretien ! Ne boudez pas. Ne me faites pas croire que vous ne venez ici que par hygiène. Je veux bien être le mauvais lieu, mais à condition que vous montiez chez moi pour y récompenser votre vertu. Être votre prêtresse, cette joie ne me suffit plus. J’aspire à être aussi…

— Mon Égérie ?

— Oui, Numa, et je te conseille de travailler. Tu as des talents, c’est bien. Tu as du talent, c’est mieux. Écoute-moi, écoute-moi bien : tu peux arriver très vite, et très haut, et je puis t’aider.

— Et moi, puis-je t’aider ?

— Je l’espère. Lauban sourit, flatté dans son orgueil de jeune mâle.

— Alors, dis, mon amour.

Et ce fut un monologue fort long. Il y était question de Porel et de Claretie, du ministre de l’instruction publique et du directeur des beaux-arts, de Sarah Bernhardt et de Brandès, d’un bouquet envoyé et d’une bonbonnière reçue, de beaucoup de lettres écrites et à écrire.

Il fut question, ensuite, de Jules Lemaître et de Richepin, du prince Jean et de Lernould, d’une robe en velours grenat et d’un manchon en caracul.

Et Gaëtane récapitula.

— Porel, Claretie, le ministre, le directeur…

— … des Quat’z’Arts ! Zut ! fit Lauban, je sais ça par cœur, et je… Il y a un fichu moment que je n’existe guère, moi, dans tout ça !

— Sarah Bernhardt, Brandès, nomma-t-elle encore.

Mais elle se sentit enlacée d’une grande étreinte assez douce, quoique brutale. Ses yeux blanchirent, et elle se tut.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Ensuite, tout nu et tranquille, le poète s’approcha du crapaud de reps évêque. Debout (il se targuait de pouvoir s’habiller sur le pouce), il enfila la chaussette sang de bœuf.

— Où ai-je fourré l’autre ?

Il la trouva sous le crapaud et il l’enfila, comme une perle.

— Ma flanelle, où est ma flanelle ?

Mlle  Girard modula d’un ton spécialement langoureux :

— C’est convenu ? Tu as compris ?

— Ce serait malheureux, maugréa-t-il, si, avec tant d’explications…

— Porel, Claretie…

— Ah ! non, rebiffe pas au truc, je vais résumer, si tu y tiens. V’lan ! v’lan ! trois phrases, et ça y sera.

— Voire !

— Voire ? T’as soupé de l’Odéon, t’as faim de la Comédie-Française. T’as pour toi Porel…

— Claretie.

— Et tout le monde : Tu vas donner une soirée pour réunir cet univers.

— Et je compte sur tes amis. Tu me les amènes tous, Hérédia…

— Pas certain qu’il marche.

— Maugis.

— Ce plein d’alcool ? Hé, hé !


Un caleçon de soie, c’est en soie d’un côté
comme de l’autre, n’est-ce pas ?

— Il a l’Écho de Paris. Et Smiley.

— Ce plein de soupe ?

— Il a les jeunes revues.

— Moi, paillard, gourmand, vaniteux…

— Tu as ton drame. Dépêche-toi de le finir, pour que nous débutions ensemble.

— Aux Français ?

La comédienne tendit ses bras.

— Tu l’as dit, petit.

Une hésitation. Un silence. Lauban, ému, saisit Gaëtane, et baisa les lèvres de l’aspirante-sociétaire. Davantage ému, il mit son caleçon à l’envers. Ça ne faisait rien : un caleçon de soie, c’est en soie d’un côté comme de l’autre, n’est-ce pas ?

L’embêtant, c’est que, dehors, il pleuvait. Beaucoup. Et pas de fiacre. Pas de parapluie non plus.

… Mais la Comédie-Française !