Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 126-133).

CHAPITRE II

« Et tu sais qui je suis ? lui demanda-t-elle d’une voix brève.

— Je sais seulement comment s’appelle le paysan à qui appartient cette métairie. Il se nomme Ossipowitch. Est-ce ton père ?

— Nilko Ossipowitch est mon père. »

La grande fille s’approcha, ses seaux sur l’épaule.

« As-tu fini ? demanda celle à qui tous obéissaient.

— Oui, Mardona.

— Tu t’appelles Mardona ?

— Tu l’entends », repartit-elle ; puis, se tournant du côté de la grande fille, elle continua : « Va à l’étable, Anuschka, et trais les vaches.

— Est-ce ta sœur ? demanda Sabadil ; elle te ressemble.

— Oui, c’est ma sœur. »

Anuschka avait en effet la taille de Mardona et son beau teint coloré. Mais elle était loin d’être aussi jolie que sa sœur. Son visage avait aussi peu d’expression qu’une citrouille creuse où l’on aurait placé une chandelle. Ses cheveux étaient d’un blond très clair. Elle tenait les yeux très ouverts et avait toujours l’air stupéfait. Elle s’éloigna, suivie des autres jeunes filles, tandis que la vieille femme, qui était petite et maigre et marchait voûtée et comme courbée sous un joug, tirait Mardona par sa manche.

« La vaisselle est-elle lavée ? » lui demanda celle-ci. La vieille fit de la tête un signe affirmatif.

« Maintenant tu peux aller préparer le déjeuner, mère », ordonna Mardona.

La vieille femme soupira, s’éloigna et rentra dans la maison, dont elle ferma la porte derrière elle. Sabadil resta seul avec Mardona. Il était surpris de ce qu’elle donnait des ordres à tout le monde, et de la façon respectueuse avec laquelle on lui obéissait, tandis qu’elle restait assise, là, les bras croisés, comme une barine. Le sang afflua au cerveau de Sabadil. Il sentit qu’il craignait cette femme et que son amour pour elle était profond.

« Eh bien, Sabadil, reprit la jeune fille, maintenant que nous sommes seuls, si tu as quelque chose à me demander, parle.

— Je ne sais,… les paroles me manquent,… balbutia-t-il.

— Dois-je parler pour toi ?

— Tu le peux, murmura-t-il. À toi mon cœur est ouvert…

— Tu m’aimes, Sabadil ?

— Oui, Mardona, je t’aime ! »

Le cœur du jeune paysan battait à se rompre. Il regardait l’étrangère d’un œil suppliant, comme pour lui demander pardon.

« Je ne sais que faire de toi, dit-elle en plissant les lèvres dédaigneusement.

— Tu es fâchée contre moi ?

— Non.

— Mais toi, tu ne m’aimes pas ? »

Il fit un mouvement, qu’elle interpréta à faux. Elle étendit la main vers lui, d’un geste menaçant.

« Ne m’approche pas, homme, si le salut de ton âme t’est cher. Tu as déjà assez péché.

— Mais… je voulais…, bégaya-t-il.

— Rien ne presse, dit-elle en souriant. Nous verrons.

— Tu me permets de venir te voir ? »

Il faisait grand jour. Le soleil luisait sur les champs de maïs. Le brouillard matinal se traînait lentement à terre, s’évaporant peu à peu.

« Je te le permets », dit Mardona.

Elle regarda Sabadil. Ses yeux bleus rayonnaient, disant bien des choses.

« Je te remercie, s’écria Sabadil fou de joie.

— Ne te réjouis pas, dit-elle d’un ton glacial ; tu ne viendras pas : je sais que tu auras peur de moi.

— Peur !… pourquoi donc ?

— Lorsque tu sauras qui je suis.

— Je ne te comprends pas.

— Prends patience ! tu ne tarderas pas à apprendre bien des choses que tu ne soupçonnes pas. Adieu ! »

Elle se dirigea vers la porte. Là elle hésita un instant sans le regarder. Puis elle tourna la tête et le contempla longuement, avec tendresse, presque amoureusement, par-dessus son épaule.

« Oui, Sabadil, tu reviendras ! je le veux ! »

En prononçant ces mots, elle rentra et ferma la porte.

Sabadil resta un instant à regarder la maison ; puis il soupira, repassa par-dessus la haie, et se dirigea du côté, de la forêt. Le brouillard se traînait dans les taillis, pareil à de l’eau sale, et voilait les arbres. Le soleil, en l’éclairant, semblait l’attacher à la terre, l’écrasant lourdement. Sabadil resta un instant sur la route, plongé dans ses réflexions.

Il entendit résonner de petites clochettes près de lui : il regarda et vit surgir du milieu du brouillard un petit chariot recouvert de toile, traîné par deux haridelles, et que dirigeait un vieux juif tout cassé, revêtu d’un cafetan vert grenouille.

« Hé ! Moschkou[1], as-tu une petite place pour moi ? lui cria Sabadil.

— Pourquoi pas ? » répondit le juif d’un ton aimable en lui faisant une place sur la planche qui lui servait de siège.

Les chevaux s’étaient arrêtés d’eux-mêmes. À peine Sabadil se fût-il assis, que le juif claqua du bout de la langue, et que les chevaux se remirent en route. La carriole longea la forêt, d’où s’élevait un brouillard intense, pareil à la vapeur d’une chaudière.

« Le paradis a aujourd’hui bien l’air d’un enfer, commença le juif d’un air goguenard.

— Comment ?

— Ignorez-vous que le paradis se trouve à Fargowiza-polna ?

— Je ne vous comprends pas.

— Le paradis,… le beau jardin.

— Je sais, interrompit Sabadil ; mais qu’a donc à faire Fargowiza-polna avec le paradis ?

— D’où donc êtes-vous ? demanda le juif tout surpris.

— De Solisko.

— Et vous n’avez pas entendu parler de Fargowiza-polna ni des Duchobarzen[2] ?

— Si fait ! mais je ne m’en suis guère inquiété.

— Pourtant cela vaut la peine qu’on en parle, murmura le juif en faisant claquer les rênes sur l’échine de ses maigres chevaux. Ces gens sont loin d’être aussi dangereux qu’on veut bien les faire. Ils sont, du reste, loin d’être aussi saints qu’ils en ont l’air.

— Comment ? ce ne sont pas des chrétiens ?

— Pourquoi ne seraient-ils pas chrétiens ? reprit le juif. C’est vrai qu’ils n’ont pas de prêtres et pas d’églises, ni baptême, ni communion, ni, en général, aucun sacrement, comme vous autres. Ils n’adorent pas les saints.

— Mais Jésus-Christ Notre-Seigneur ? »

Le juif ne fit pas de réponse.

« Ce sont, du reste, reprit-il après une pause, des gens très actifs, très paisibles et très doux. Ils sont tous égaux entre eux. Il ne s’y trouve ni maître ni serviteurs. Ils sont riches, propres, bien habillés, tout à fait remarquables sous certains rapports, comme les Lipowaner[3] ou les Karaïtes. Chez eux, par exemple, l’amour s’exerce bien librement. C’est pourquoi, je le répète, ils ne sont pas si saints qu’ils en ont l’air.

— Ils adorent cependant notre sainte Vierge ?

— Oui, oui, répondit le juif en riant à gorge déployée. Pourquoi ne l’adoreraient-ils pas ? Ils possèdent une Mère de Dieu et une jolie Mère de Dieu, vivante, et pas trop sainte, à ce que l’on dit. Du reste toutes leurs femmes sont belles, travailleuses et gaies, tout le jour durant. Et, parées, Seigneur Dieu, parées magnifiquement comme pour la danse.

— Mais que fait donc cette Mère de Dieu ? demanda Sabadil vivement intrigué.

— Elle rend justice ; elle prononce l’arrêt sur les pécheurs. Mais leur croyance est de beaucoup plus libre que toutes les autres.

— La Mère de Dieu est donc une créature vivante ?

— Pourquoi serait-ce une créature morte ? repartit le juif. Elle est à leur tête et prétend représenter Dieu sur la terre. Tous l’adorent et lui obéissent avec une sainte frayeur. Ils croient que Dieu se manifeste à eux par son entremise, aussi lui sont-ils tout dévoués. Ils vont jusqu’à baiser ses vêtements et à lui embrasser les pieds.

— Étrange ! dit Sabadil en secouant la tête. Et par quel hasard est-ce une femme qui est à la tête de cette secte ?

— Parce que c’est par la femme que le péché est entré dans le monde. Aussi assurent-ils que de la femme seule peuvent venir la rédemption et le rétablissement du paradis.

— Mais qui leur indique la femme dans laquelle Dieu s’est soi-disant incarné ?

— La Mère de Dieu est élue par la communauté entière, repartit le juif en souriant, lorsqu’elle a prié et se croit pénétrée de l’Esprit-Saint. Celle qu’ils ont maintenant, personne ne l’a choisie. Elle l’est devenue sans qu’on sache comment, sans qu’elle fit rien pour cela. Il paraît qu’elle exerce une influence sur ces hommes… Une vraie enchanteresse, quoi ! Et, on doit l’avouer parce que c’est vrai,… il paraît qu’elle a fait des miracles, déjà. Des malades ont été guéris par elle ; des morts ont été ressuscités ; la prière seule a suffi, et l’imposition des mains ou son haleine, tout comme un rabbi ou un zadik[4].

— Êtes-vous par hasard un Chasside ? » demanda Sabadil.

Le juif haussa les épaules.

« Pourquoi ne serais-je pas un Chasside ? Est-ce que j’ai l’air d’un Prostock[5] ?

— Et cette Mère de Dieu est belle et jeune ? demanda Sabadil pénétré d’un étrange soupçon.

— Pourquoi ne serait-elle pas jeune ? demanda le juif. C’est une belle femme, mise comme une princesse.

— Vraiment ?

— Pourquoi ne serait-elle pas mise comme une princesse ? Elle reçoit des cadeaux de tous côtés. Elle vit en barine, en vraie comtesse. Et non seulement des Chassides, mais d’autres juifs, des chrétiens, et des Turcs, et des païens, se rendent vers elle en pèlerinage. Ils la révèrent tout comme les vrais Duchobarzen de Fargowiza-polna. Toute la contrée de ce côté de la forêt lui rend hommage. Elle règne comme un sultan. Ils tremblent tous devant elle.

— Et quel est son nom ? demanda timidement Sabadil.

— Mardona.

— Mardona Ossipowitch ! s’écria Sabadil.

— Oui, Mardona Ossipowitch. »


  1. Sobriquet donné aux juifs.
  2. Secte des Petits-Russiens de la Galicie et de la Bukowine, très répandue, et qui a du rapport avec les Adamites.
  3. Lipowaner ou Starowierzi, vieille secte russe. Les Karaïtes, ou Enfants de l’Écriture, au contraire, sortent d’une secte juive qui rejette le Talmud, défend le commerce et s’occupe d’agriculture. Les uns et les autres possèdent en Galicie et dans la Bukowine de nombreux villages. Ils sont d’une grande moralité et très actifs.
  4. Homme qui fait des miracles chez les Chassides.
  5. Paria, imbécile, chez les Chassides, celui qui ne comprend pas leurs leçons.