La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 79-84).
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XIV


La journée passa lentement, suivie d’une nuit sans sommeil. Le lendemain lui parut plus long encore. Elle attendait on ne sait qui, mais personne ne vint. Le soir tomba, puis la nuit. La pluie glaciale soupirait en frôlant les murs ; le vent soufflait dans les tuyaux de cheminée ; le plancher craquait. La mélancolique et douloureuse mélodie des gouttes d’eau tombant du toit, telles des larmes, emplissait l’air. Il semblait que la maison tout entière vacillât faiblement, et qu’une angoisse figeât l’ambiance.

On frappa doucement à la vitre. La mère était habituée à ce signal, il ne l’effrayait plus ; elle tressaillit, comme si on lui avait fait au cœur une petite piqûre bienfaisante. Un vague espoir la fit se lever brusquement. Jetant un châle sur ses épaules, elle ouvrit la porte…

Samoïlov entra, suivi d’un autre personnage qui cachait son visage dans le col relevé de son manteau ; sa casquette était rabattue jusqu’aux sourcils.

— Nous vous avons réveillée ? demanda Samoïlov sans la saluer.

Contre son habitude, il avait l’air soucieux.

— Je ne dormais pas ! répondit la mère.

Et elle jeta un coup d’œil interrogateur sur les nouveaux venus.

Avec un soupir rauque et profond, le compagnon de Samoïlov enleva sa casquette et tendit à la mère une main large aux gros doigts.

— Bonsoir, grand-mère ! Vous ne m’avez pas reconnu ? lui dit-il amicalement comme à une vieille connaissance.

— C’est vous ! s’écria Pélaguée d’un ton joyeux. Iégor Ivanovitch, c’est vous ! — C’est moi ! répondit-il en inclinant sa grosse tête.

Il avait les cheveux longs comme un chantre d’église. Un bon sourire éclairait son visage rond ; ses petits yeux gris considéraient la mère avec une expression caressante. Il ressemblait à un samovar avec son petit corps rond, son gros cou et ses bras courts. Sa figure reluisait ; il respirait avec bruit ; dans sa poitrine bouillonnait et ronflait constamment on ne sait quoi…

— Allez dans la chambre, je vais m’habiller ! proposa la mère.

— Nous avons quelque chose à vous dire ! répondit Samoïlov d’un air préoccupé en la regardant en dessous.

Iégor passa dans la pièce voisine en disant :

— Chère grand-mère, ce matin, un de nos amis est sorti de prison… Il y est resté trois mois et onze jours… Il a vu le Petit-Russien et Pavel qui vous envoient leurs salutations ; de plus, votre fils vous prie de ne pas vous inquiéter à son sujet et de vous dire que, dans la voie qu’il a choisie, c’est la prison qui sert de lieu de repos ; ainsi en ont décidé nos autorités toujours soucieuses de notre bien-être… Maintenant, grand-mère, arrivons au fait. Savez-vous combien de personnes ont été arrêtées hier ?

— Non. Pavel ne serait-il pas le seul ? s’écria la mère.

— C’est le quarante-neuvième ! interrompit Iégor Ivanovitch avec calme. Et il faut s’attendre à ce que l’autorité en arrête encore une dizaine. Ce monsieur-là entre autres…

— Moi-même ! dit Samoïlov d’un air sombre.

Pélaguée se sentit respirer plus facilement.

— Il n’est pas seul là-bas ! se dit-elle.

Lorsqu’elle fut habillée, elle entra dans la chambre, souriant avec vaillance à ses hôtes.

— On ne les gardera sans doute pas longtemps s’ils sont si nombreux !

— Vous avez raison ! répliqua Iégor Ivanovitch. Et si nous parvenons à gâter le jeu de nos adversaires, ils ne seront pas plus avancés qu’auparavant… Voici de quoi il retourne : si nous cessons de propager nos brochures maintenant, les fichus gendarmes ne manqueront pas de le remarquer et porteront ce fait au compte de Pavel et des camarades, compagnons de sa captivité.

— Comment cela ? Pourquoi ? s’écria la mère effrayée.

— C’est bien simple, grand-mère ! dit Iégor Ivanovitch doucement. Parfois, les gendarmes eux-mêmes raisonnent avec justesse. Pensez donc : tant que Pavel était en liberté, il y avait des brochures et des feuillets ; dès qu’il est en prison, plus de brochures, plus de proclamations ! C’est donc lui qui les répandait ! Et alors les gendarmes se mettront à dévorer tout le monde… ils adorent déchiqueter les gens.

— Je comprends, je comprends ! dit tristement la mère. Que faire ? Ah ! mon Dieu !

De la cuisine arriva la voix de Samoïlov.

— On a arrêté presque tous les nôtres, que le diable m’emporte !… Il faut continuer à travailler comme auparavant, non seulement pour la cause… mais aussi pour sauver les camarades…

— Et il n’y a personne pour travailler ! ajouta Iégor avec un petit rire. Nous avons des brochures excellentes… je les ai faites moi-même ; mais comment les introduire dans la fabrique ?… Je n’en sais rien…

— On fouille maintenant tout le monde à l’entrée, expliqua Samoïlov.

La mère devinait qu’on voulait quelque chose d’elle.

— Et alors, que faire ? Que faire ? demanda-t-elle vivement.

Samoïlov s’arrêta sur le seuil de la porte et dit :

— Pélaguée Nilovna, vous connaissez la marchande Korsounova ?

— Oui, pourquoi ?

— Parlez-lui ; peut-être se chargera-t-elle de nos brochures…

La mère agita la main d’un air négatif.

— Oh ! non ! c’est une bavarde… non ! Et on saura que c’est par moi… que c’est de notre maison… non… non !

Et soudain, éclairée par une idée subite, elle s’exclama d’un ton joyeux :

— Donnez-les moi ! donnez-les moi ! Je trouverai quelque chose… Je m’arrangerai !… Je demanderai à Maria de me prendre pour l’aider. Car il faut bien que je travaille, si je veux manger ! Je porterai aussi le dîner des ouvriers à la fabrique… Je m’arrangerai…

Les mains serrées sur la poitrine, elle affirma à ses hôtes qu’elle saurait agir sans être découverte, et elle conclut avec une exclamation triomphante :

— Ils verront que même lorsque Pavel Vlassov est en prison, sa main les atteint… ils verront !

Tous les trois avaient repris courage. Iégor sourit en se frottant vigoureusement les mains et dit :

— Bravo, grand-mère ! Si vous saviez comme c’est bien, c’est tout bonnement ravissant !

— Si vous réussissez, je serai aussi heureux en prison que si j’étais assis dans un fauteuil ! déclara Samoïlov avec le même geste et en riant.

— Vous êtes un trésor, grand-mère ! cria Iégor d’une voix rauque.

Pélaguée sourit. C’était clair : si elle parvenait à introduire des brochures à la fabrique, on comprendrait que ce n’était pas Pavel qui les distribuait. Et, se sentant capable d’accomplir sa tâche, la mère était toute frémissante de joie.

— Quand vous irez faire une visite à Pavel, dites-lui qu’il a une bonne mère ! reprit Iégor.

— Je le verrai avant le jour des visites ! promit Samoïlov en riant.

— Dites-lui bien que je ferai tout ce qu’il faudra faire. Qu’il le sache bien !

— Et si on ne l’arrête pas ? demanda Iégor en désignant Samoïlov.

— Alors que faire ? Il faut se résigner !

Tous se mirent à rire. Quand elle eut compris sa bévue, elle fut aussi égayée, mais un peu gênée.

— Quand on regarde les siens, on voit mal les autres qui sont derrière, dit-elle en baissant les yeux.

— C’est naturel ! s’écria Iégor. À propos de Pavel, ne vous inquiétez pas à son sujet et ne vous attristez pas. Il sortira de prison encore meilleur qu’auparavant. On s’y repose, on s’y instruit, ce que nous n’avons pas le temps de faire quand nous sommes en liberté, nous autres. J’ai été en prison trois fois, sans grand plaisir, mais mon cœur et ma raison en ont chaque fois profité…

— Vous avez de la peine à respirer, dit-elle en le regardant affectueusement.

— Il y a pour cela des raisons spéciales ! répliqua-t-il en levant un doigt en l’air.

— Ainsi donc, c’est entendu, grand-mère… Demain nous vous apporterons les choses en question… et de nouveau la roue qui anéantit les ténèbres séculaires se mettra en mouvement. Vive la parole libre, grand-mère, et vive le cœur maternel ! En attendant, au revoir !

— Au revoir ! dit Samoïlov, en serrant avec force la main de Pélaguée. Moi, je ne peux pas souffler mot de tout cela à ma mère.

— Tout le monde finira par comprendre ! dit-elle, pour lui être agréable, tout le monde !

Lorsqu’ils furent partis, elle ferma la porte et, s’agenouillant au milieu de la chambre, se mit à prier sous le bruit de la pluie. Elle pria sans prononcer de paroles ; ce fut comme une seule grande pensée ; elle pria pour tous ceux que Pavel avait introduits dans leur vie. Elle les voyait passer entre elle et les images saintes, et ils étaient si simples, si étrangement proches l’un de l’autre, et si isolés dans la vie.

De bonne heure, elle se rendit chez Maria Korsounova.

La bruyante marchande, sa robe couverte de graisse comme toujours, l’accueillit avec compassion.

— Tu t’ennuies ! demanda-t-elle en frappant de la main sur l’épaule de Pélaguée. Console-toi ! On l’a pris, on l’a emmené, la belle affaire ! Il n’y a pas de mal à cela ! Autrefois, on mettait les gens en prison quand ils avaient volé ; maintenant on les enferme parce qu’ils disent la vérité. Pavel a peut-être dit des choses qu’il ne fallait pas dire, mais c’était pour défendre les camarades, et cela, tout le monde le comprend, n’aie pas peur… On sait bien que c’est un brave garçon, même si on ne le dit pas… Je voulais aller chez toi, mais je n’ai pas eu le temps… Je cuisine sans cesse, j’écoule ma marchandise, et pourtant je suis sûre de mourir pauvre. Ce sont les amants qui me ruinent, les sacripants ! Ils avalent, avalent, on dirait des blattes qui engloutissent un pain… Dès que j’ai une dizaine de roubles, voilà qu’un de ces hérétiques arrive et me les vole… Oui ! C’est une mauvaise affaire que d’être femme ! Quelle vie dégoûtante ! Il est difficile de vivre seule, et encore plus de vivre à deux !

— Et moi, je suis venue pour te demander de me prendre comme aide, dit Pélaguée, interrompant ce flot de paroles.

— Comment cela ? demanda Maria ; puis, lorsque son amie eut fini de parler, elle hocha la tête en acquiesçant.

— Je veux bien ! Te souviens-tu, que de fois tu m’as cachée quand mon mari me cherchait ? Maintenant, c’est moi qui te cacherai de la misère. Chacun doit te venir en aide, car ton fils souffre pour une affaire qui regarde tout le monde. C’est un brave garçon, tous le disent, et tous le plaignent. Moi, je prétends que ces arrestations ne porteront pas bonheur à la fabrique ; vois plutôt ce qui s’y passe ! On y entend de ces paroles, ma chère ! Les chefs pensent que l’homme qu’ils ont mordu au talon n’ira pas loin ! Et pourtant, il se trouve que, pour dix qui sont atteints, il y en a cent qui se fâchent ! Il faut prendre des précautions quand on veut toucher au peuple, il supporte longtemps, puis, un jour, il éclate !

Les deux femmes tombèrent d’accord. Le lendemain, à l’heure du dîner déjà, la mère de Pavel portait à la fabrique deux grandes terrines pleines de soupe que Maria avait préparée, tandis que, de son côté, la cuisinière se rendait au marché.