La Lombardie depuis la guerre de l’indépendance

La Lombardie depuis la guerre de l’indépendance
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 374-399).
LA LOMBARDIE
DEPUIS LA GUERRE DE L’INDEPENDANCE

L’Italie marche rapidement à l’unité politique. La présence du pape à Rome, celle même des Autrichiens en Vénétie n’empêcheront pas que la péninsule ne forme, du nord au sud, un seul et grand royaume. Les Italiens seront-ils assez sages, sauront-ils assez courageusement sacrifier leurs intérêts provinciaux pour que ce royaume s’organise et se fonde d’une façon durable? Je le crois, mais je n’essaierai point ici de le démontrer; je n’aborderai du moins qu’un petit coin de la question : je ne parlerai que de la Lombardie.

Quand cette province, après une guerre régulière, eut été par des traités solennels réunie au Piémont, il ne manquait pas de gens qui pensaient que les armées et la diplomatie n’avaient rien fait là de durable. Plusieurs sans doute pensent encore ainsi. En traçant une esquisse rapide de la société lombarde, nous ferons, je pense, évanouir une partie de leurs craintes. De ces pages, si légères qu’elles semblent, il ressortira peut-être que les Lombards sont prêts à faire tous les sacrifices nécessaires à l’unification de l’Italie, et qu’ils acceptent sans arrière-pensée le gouvernement de Victor-Emmanuel.


I. — LA PROPRIÉTÉ.

On a quelquefois représenté la Lombardie comme un pays de grands propriétaires qui exploiteraient leurs paysans à la façon des boyards. D’autres fois on en a fait un pays de démagogues turbulens infesté de socialisme et dévoué à Mazzini. Nous remarquerons en passant que ces deux opinions n’ont rien de contradictoire, car là où tous les biens appartiennent à quelques-uns et où la masse de la nation ne possède rien, beaucoup de gens demandent à changer d’état: mais ces jugemens sont faux. La Lombardie est avant tout un pays agricole où la propriété est très divisée; c’est une nation de petits propriétaires. Quand M. de Cavour, revenu vers la fin de 1859 à la tête des affaires, voulut appeler au ministère un Lombard pour y représenter la nouvelle province annexée au Piémont, qui choisit-il? Ni un grand seigneur, ni un orateur de club; il appela M. Jacini, un jeune économiste, propriétaire et auteur d’un remarquable traité sur la propriété foncière et les populations agricoles en Lombardie. C’était là l’homme qui connaissait son peuple, qui en savait les besoins, qui en avait l’esprit.

Montrons d’abord par des chiffres que la Lombardie est un pays de propriété très divisée. Elle compte 350,000 propriétaires, un propriétaire par huit habitans, et l’étendue moyenne de chaque propriété y est de six hectares et un cinquième. Or la France en 1840, c’est-à-dire à une époque encore assez rapprochée pour qu’il n’y ait eu depuis que des changemens de médiocre importance, comptait seulement un propriétaire par neuf habitans, et l’étendue moyenne de la propriété y était de douze hectares. A la même époque, les proportions étaient sensiblement les mêmes en Belgique. La population est d’ailleurs plus dense en Lombardie que dans tout autre pays, la Belgique exceptée. La Lombardie compte 131 habitans par kilomètre carré, la Belgique l47, la France 122. Ainsi la population est très dense, et cependant la proportion de ceux qui possèdent est très forte.

Il est vrai que la terre est d’une fertilité exceptionnelle. La nature a mis dans les Alpes de vastes réservoirs d’eau; ils s’écoulent doucement à travers la Lombardie par de grandes rivières. Les générations successives ont si bien utilisé cette richesse spontanée, ont creusé tant de canaux, de fossés, de rigoles, que l’eau arrive partout en abondance. La pluie n’est pas nécessaire, elle est affaire de luxe. Si on estime cette richesse en chiffres, on verra que les biens-fonds lombards représentent, déduction faite des dettes hypothécaires dont ils sont grevés, un capital de 1 milliard 586 millions de francs. Si on y ajoute la somme, relativement bien faible, des capitaux employés dans le commerce et l’industrie (sans tenir compte des salaires), et qui est de 331,530,000 francs, on arrive pour la richesse capitalisée du pays à près de deux milliards de francs, et pour le capital moyen possédé par chaque individu à 860 francs. On comprend ce qu’indique ce chiffre; ce n’est pas, bien entendu, la somme au moyen de laquelle chacun vit, puisque nous n’avons pas tenu compte des salaires et gains de toute sorte ; c’est seulement le capital créé et consolidé dont chacun jouit. C’est un chiffre fort élevé et qui n’est certainement pas dépassé en France.

La propriété foncière en Lombardie est comme l’Atlas de la mythologie : elle supporte tout l’édifice social ; c’est sur elle que retombe tout le poids de l’impôt. Sous la domination autrichienne, la terre, en impôts fonciers directs, supplémentaires ou communaux, payait 36 pour 100 de sa rente. La Lombardie, qui représentait en superficie le trentième des états de l’empire et en population le quatorzième, entrait dans ses recettes pour un neuvième, soit pour une somme annuelle de 68 millions de francs. De cette somme la propriété foncière fournissait presque la moitié, tandis que dans le reste de l’empire elle payait seulement un quart du total des impôts. L’assiette de l’impôt n’a pas encore été modifiée dans la Lombardie depuis son annexion au Piémont. Une grande popularité y attend le ministère Cavour quand il rétablira sous ce rapport l’équilibre entre les différentes provinces du royaume. En Piémont par exemple, la terre ne paie guère que 15 pour 100; il est bien probable que la Lombardie, quand la propriété y sera dégrevée, paiera la même somme d’impôts sous une autre forme; mais en pareille matière la forme n’est pas indifférente : propriétaires avant tout, les Lombards se sentent particulièrement atteints par les impôts fonciers[1].

La statistique nous montre donc la Lombardie comme une terre de riche culture et de propriété très divisée. L’aspect de la contrée répond à ces données. Les campagnes sont coupées de clôtures et de canaux, richement boisées, semées de maisons. Les cultures y sont variées à l’infini, suivant les inspirations personnelles des habitans, suivant les dégradations du climat: ici des pâturages alpestres; plus loin les châtaigniers, les vignes, les oliviers, les amandiers; là les céréales du Danube, le maïs du Mississipi, le lin des Flandres, les grands mûriers de la Chine; ailleurs des prés chargés de troupeaux, plus bas de vastes et fécondes rizières. Les villages, les bourgs, les villes se pressent dans un espace étroit; tous ont un air d’aisance et de richesse. Vous rencontrez un hameau de quelques feux : une belle route ombragée, bien entretenue, y conduit. Le canal longe la route, avec un parapet de pierre, que dis-je? de marbre. Les femmes sont bien vêtues, leurs enfans robustes et joufflus. A l’entrée, à la sortie du hameau, une madone peinte par une bonne main. L’église n’est pas si simple qu’elle n’ait quelque colonne, quelque bas-relief, une ou deux fresques, quelquefois des chefs-d’œuvre de sculpture en bois. Les hommes sont beaux et vigoureux, sanguins de tempérament, durs à la fatigue. Ce sont de bons soldats, de bons laboureurs, de bons terrassiers. Pas de manufactures à l’horizon. La Lombardie ne connaît guère que l’industrie de la soie, une industrie propre, et dans quelques parties celle des fers, une industrie noble. Dans tout le pays, la richesse sort directement du sol, où les générations passées ont enfoui leurs capitaux.


II. LA VIE CIVILE.

Cette terre lombarde est si bien fertilisée par ses canaux, qu’elle n’a pas besoin d’être arrosée par la sueur de ses habitans. Aussi dans tous les rangs de la société vous trouvez une vie facile, exempte de dur labeur, sans lutte et sans effort.

Voici le fils de famille, le jeune oisif. Il est grand, robuste. Il a passé six mois à Paris et quinze jours à Londres; mais il a encore les poumons pleins de l’air salubre des champs. Il a appris peu de chose de son précepteur, c’est vrai; mais il a l’esprit juste, ouvert, gai. Il n’a guère d’initiative, mais il accepte franchement les idées courantes. Il n’a pas conspiré contre l’Autriche en 1859, mais il a émigré à Turin, et il est entré dans l’armée sarde, sans demander à être colonel. Au bout de six mois, on l’a fait sous-lieutenant. Il se lève tard, déjeune d’une orangeade et d’une brioche, passe un quart de sa journée à causer debout, devant un cale. Après dîner, il consacre deux heures à une dame à qui il fait sa cour. Vient ensuite le théâtre, puis une conversation, enfin le café, où il joue une partie de la nuit avec convenance, sans entraînement. A toute heure, il est affable, exempt de préjugés. Il donne la main à tout le monde. Il n’a pas d’ennemis; il a beaucoup d’amis. — Voici l’artiste. Celui-ci a servi sous Garibaldi en 1848; il était au siège de Rome et a reçu des coups de baïonnette dont il ne garde pas rancune aux Français. Plus tard il est allé en Crimée comme volontaire de l’armée sarde; il a fait le siège de Sébastopol, puis il l’a dessiné. En 1859, il est entré dans les chasseurs des Alpes, et il a été blessé à Varèse. Ainsi avec l’argent de quelques tableaux il a trouvé moyen de faire douze ans la guerre à ses frais. Il n’a pas de besoins, aucune ambition. Il a bon estomac et bonne humeur; mais son esprit incline au sérieux. Il pense beaucoup à l’Italie, en homme pratique, qui a connu la prison sous l’Autriche et qui s’est battu. Si l’on fouillait dans ses papiers, on y trouverait plus d’un mémoire sagement écrit sur la guerre, sur les partis italiens, voire sur les finances de son pays. — Voyez le commerçant dans son comptoir. Il est élégamment vêtu, un chapeau noir sur la tête, comme un homme de loisir qui vend du drap ou des épices entre deux tours de promenade. Nul empressement auprès de l’acheteur. Il ne vous vantera pas sa marchandise, et il semble qu’il n’ait que faire que vous l’achetiez. N’a-t-il pas son capital de 860 francs? L’artisan dans sa boutique s’occupe plus de jouer avec ses enfans que de servir ses cliens.

Dans les campagnes, la vie des paysans présente cette même douceur facile et un peu apathique. Écoutez M. Jacini : « La vie du paysan n’est pas longue à décrire. Dans les premiers mois de son enfance, il est serré dans ses langes presque jusqu’à étouffer, puis il est abandonné à la garde de quelque enfant un peu plus âgé que lui; enfin, devenu capable de se mouvoir sans aide, il se roule dans la poussière et dans la fange de faire avec ses compagnons. Vient l’âge où on l’envoie à l’école communale pendant l’hiver et où on l’initie au travail pendant l’été; on lui fait d’abord conduire au pré les oies ou les cochons, ensuite les vaches. Arrivé à vingt ans, il se trouve en face des événemens les plus graves de sa vie, la conscription et le mariage. A dire vrai, la première lui donne plus à penser que le second, parce que dans la vie humaine les craintes font plus d’impression que les plaisirs. A la campagne, toute fille est certaine de trouver un mari, comme tout jeune garçon est sûr de rencontrer une femme, alors même que la nature ne lui a pas épargné quelque défaut physique. Non qu’il y ait absolue indifférence dans les choix, loin de là : à la campagne comme à la ville, on connaît l’art de plaire; mais enfin la jeune fille à marier ne veut pas se condamner à trop attendre. Elle apporte toujours quelque dot, son lit au moins et beaucoup de bonne volonté pour travailler et pour avoir une nombreuse progéniture. Le reste de la vie du paysan n’offre plus d’autres événemens que la naissance successive de ses enfans, qui, dès l’âge le plus tendre, prennent une part active aux occupations de la famille. Quand il meurt, on pleure sur son cercueil, mais surtout on boit abondamment après la cérémonie funèbre à titre de distraction. On conserve beaucoup de respect pour la mémoire des morts. » Vous voyez comme cette vie se passe sans misère, sans fatigue, sans chagrin.

De même que la vie de chacun est facile, les rapports entre les différentes classes de la société sont aisés et bienveillans. Aucunes luttes intérieures, aucunes dissensions politiques n’ont aigri les nobles contre les bourgeois ni les bourgeois contre le peuple. La Lombardie a toujours eu des maîtres étrangers, Espagnols, Français, Allemands; la haine de l’étranger a effacé les distances. Devant le code autrichien, tous les Lombards étaient égaux ; ils étaient égaux aussi devant la police, devant la prison. Aussi l’égalité est entrée naturellement dans les mœurs. Quand les nobles, les riches ne sont pas exclusifs et ne ferment pas leurs portes, les vilains, les pauvres sont moins aiguillonnés de l’envie de parvenir. La société lombarde, dans sa marche tranquille, n’est point troublée par ces gens qui se fraient à coups de coude un chemin à travers la foule. Tout le monde avance du même pas. Évoquez le souvenir de Milan en 1760, vous y trouverez les mêmes familles qu’aujourd’hui, aux mêmes places. Les privilèges se sont évanouis sans bruit, sans résistance. La propriété s’est divisée sans secousses et sans confiscations. Le fermier est resté en bonne intelligence avec son patron, même en lui achetant un lopin de terre. Le pays s’est uni et groupé dans un même esprit d’économie domestique et de progrès agricole, si bien qu’aujourd’hui, en s’annexant au Piémont, la Lombardie trouve les lois civiles piémontaises arriérées et entachées de féodalité. Ce jeune lieutenant piémontais, fils d’un député au parlement de Turin, élevé au collège militaire d’Ivrée, nourri au milieu des idées constitutionnelles, étonne les dames lombardes par sa raideur aristocratique, et leur semble un débris du moyen âge.

Nulle part cet état de la société lombarde ne se manifeste plus clairement qu’au théâtre de la Scala à Milan. C’est le rendez-vous de la ville entière. C’est moins un théâtre qu’un casino; c’est le cœur même de la société civile. Nous assisterons donc à une représentation de la Scala. On donne, si vous le voulez bien, Matilda di Shabran, du maestro Rossini, et Cléopâtre, ballet du maestro Giorza, un Milanais; car le ballet est national à Milan, et l’on n’y connaît guère en ce genre les productions étrangères. La salle est grande, circulaire, nue, dépourvue d’ornemens. Pas de tentures épaisses pour étouffer la voix des chanteurs, pas d’anfractuosités où s’engouffrent les sons. En bas, la platea, tout unie, sans barrières; des bancs en tiennent le milieu. Tout autour, sur les côtés, derrière, un grand espace où circule la foule sans distinction de classe ni de costume. C’est la rue. On s’y promène, on y cause, on y garde son chapeau sur la tête. Un marquis y coudoie son cordonnier. On peut, il est vrai, se faire réserver quelques-uns des sièges qui occupent le milieu; mais les étrangers seuls usent de ce privilège, et leur droit au siège qu’ils ont payé est si précaire, si peu reconnu, que le premier venu s’y installe sans scrupule, s’ils le quittent un instant. La salle comprend six rangs de loges, toutes pareilles depuis le haut jusqu’en bas, toutes également en vue. Aux rangs inférieurs, les loges sont des propriétés de famille. Les dames de Milan, en grande toilette, y tiennent salon pendant toute la soirée. Dans les rangs supérieurs, les loges appartiennent à des sociétés de jeunes gens. Ce sont de petits clubs, ayant leurs domestiques, leurs tables de jeu, leurs tables de lecture. On y rit, on y boit. Enfin tout en haut, c’est le loggione, la grande loge du peuple. Le petit lustre qui éclaire assez faiblement la salle ne l’empêche ni de voir ni d’être vu.

L’intérêt de la représentation, me direz-vous, est dans ces loges où sont ces belles dames couronnées de fleurs, qui ont les yeux si noirs, les épaules si rondes, et qui, le dos tourné à la scène, se souciant peu de Mathilde, donnent tant de poignées de main à leurs visiteurs. D’accord. Si vous le voulez donc, pendant que le féroce Conradin, au milieu de l’inattention générale, se débat entre l’amour naissant et son humeur sauvage, nous jetterons un coup d’œil sur ces petits salons. Deux banquettes s’enfonçant dans la profondeur de la loge reçoivent les visiteurs, qui se succèdent rapidement, grands seigneurs et bourgeois, écrivains et militaires, artistes et hommes d’état. Le dernier arrivé s’assied à côté de la porte ; puis, quand celui qui se tenait près de la maîtresse de maison se lève et se retire, chacun avance d’un rang. L’ordre le plus inflexible préside à cette manœuvre. Pour parler à une dame un peu recherchée, il faut prendre son tour, souvent dans le corridor. Ce qui se dit dans cette loge ? La même chose sans doute que dans la loge voisine ; mais soyez sûr que la conversation ne languit pas, car les Lombards ont l’esprit rapide, la parole vive et pleine de saillies. Vous l’entendez d’ailleurs au tumulte de toutes ces voix rieuses qui couvrent le chant de l’infortuné Isidoro. Jugez comme, au milieu de ces conversations qui s’entre-croisent, l’événement du jour est colporté dans toute la salle, commenté, retourné, épilogue ! Comme une idée, un sentiment, un mot, une plaisanterie, une colère court rapidement d’étage en étage ! De cette mobilité perpétuelle de tant de gens qui parcourent le théâtre du haut en bas naît un tel échange d’impressions que le sang bat d’un même mouvement dans toute cette masse et que la salle a comme une âme.

Mais voyons de plus près les visages. Cette belle jeune femme d’une si pure élégance, qui est-elle ? Une jeune marquise qui ruine son mari et qui en est aux expédiens pour nourrir son luxe. Je vous la cite comme une exception, car les Lombards, même les plus nobles, prennent d’ordinaire le train que leurs revenus comportent. Et cette jolie brune avec qui un officier cause plus longtemps, ce semble, que l’usage ne le permet ? Elle est sage. L’officier perd son temps. Vous savez d’ailleurs qu’ici les assiduités d’un homme ne compromettent pas une femme. Le plus clair est que l’officier promène les enfans de madame et dresse les chevaux de monsieur. Il est très vrai que le lien du mariage est ici assez relâché : les femmes, non-seulement dans la haute société, mais aussi dans les classes moyennes, vivent peu avec leurs maris. Beaucoup sont séparées de fait, à l’amiable, sans procès. Toutes conservent leur vie propre. On appelle les femmes aussi souvent par leur nom de famille que par le nom de leur mari, tant l’épouse porte peu la marque de l’époux. Celles qui ont lu les théories de M. Michelet sur l’amour et le mariage n’y ont rien compris. La vie commune, la fusion des sentimens, l’éducation de la femme par l’homme, leur ont paru des extravagances. Ce n’est pas à dire que la femme lombarde, peu occupée de son mari, soit abandonnée sans défense aux séductions qui l’entourent. Une certaine délicatesse d’esprit, peut-être une certaine froideur de tempérament, la défendent.

Quoi qu’il en soit, le rideau vient de se baisser sur les amours de Mathilde et de Conradin, et il se relève pour Cléopâtre. La salle, si bruyante pendant l’opéra, devient silencieuse pour le ballet. L’école de danse de Milan est célèbre, et ses diplômes sont estimés sur toutes les scènes de l’Europe. Le public s’intéresse à ces petites danseuses qu’il a vues grandir; il les connaît, il les aime, il les encourage, il leur reproche amicalement leur paresse, il jouit de leurs progrès, et si l’une d’elles, devenue élève émérite, s’envole à Vienne ou à Paris, il la suit de ses vœux. On me demandera peut-être si elles sont sages. Le fait est qu’elles viennent au théâtre avec leur père, un vrai père, qui a une boutique sur le Corso. Quelques-unes ont épousé des comtes ou des marquis désœuvrés sous la domination autrichienne, et leur exemple, en excitant l’émulation de leurs camarades, a tourné au profit de la vertu. Beaucoup se marient avec d’honnêtes artisans, et oublient vite leur jeunesse consacrée aux arts.

La Scala nous a montré toutes les classes de la société confondues dans une vie commune. Il en est de même dans la fête nationale des Lombards, la fête des coriandoli, qui a lieu pendant les derniers jours du carnaval. Saint Ambroise, ancien évêque de Milan, qui avait goûté les joies du monde avant de s’en repentir, a concédé pour toujours à ses diocésains un carnaval supplémentaire de quatre jours, le carnavalone, de sorte qu’au moment où le carême commence pour le reste des catholiques, les Milanais ont encore devant eux quatre jours de folie. C’est l’époque des coriandoli. Les coriandoli sont de petites boulettes de terre roulées dans le plâtre, que l’on prépare par sacs en quantités énormes pour les jeter dans les rues. Une foule compacte monde le Corso; les balcons sont chargés de spectateurs; des troupes de masques circulent avec peine dans des voitures disposées en bateaux, en gondoles, en locomotives. Et en avant les coriandoli ! De tous côtés la bataille s’engage, de la rue aux balcons, des balcons aux voitures. A pleines mains, à pleins cornets, à pleines pelles, vigoureusement lancés, les projectiles volent. Les jets blancs se croisent et se heurtent. Une poussière acre obscurcit l’air. Gare à qui n’a pas le visage calfeutré, masqué, garni de lunettes! C’est une rage. En un instant, les grands bateaux, largement approvisionnés de coriandoli, ont épuisé leur charge. Il faut faire escale et renouveler les munitions sous le feu des balcons qui ne se ralentit pas. Enfin le soir vient séparer les combattans harassés et emplâtres, et pendant la nuit il faut déblayer avec une armée de charrettes les rués encombrées d’une couche épaisse de plâtre et de terre. À ce divertissement singulier toute la ville prend part avec la même ardeur. On voit rapprochées et comme confondues par la lutte les conditions les plus diverses, les gamins des faubourgs et les dames des plus grandes maisons.

La vie civile des Lombards présente en somme une parfaite égalité sociale. Cette égalité n’est point due aux efforts violens de l’esprit philosophique, mais à une heureuse fécondité du sol, qui permet à chacun de vivre facilement sans s’asservir à son voisin.


III. — LA VIE MUNICIPALE.

L’organisation municipale de la Lombardie est telle qu’a dû la faire un peuple de petits propriétaires. On trouve ici la propriété foncière toute-puissante. La constitution communale qui a régi le pays pendant longues années a été fixée par un édit du 30 décembre 1855. Après avoir fait place à des institutions nouvelles sous le vice-roi Eugène, elle fut remise en vigueur au mois de mai 1816 et confirmée par des lettres patentes du 31 décembre 1851. Le trait caractéristique de cette constitution est le convocato. Dans chaque commune, tous les propriétaires forment un conseil qui se réunit deux fois l’an pour régler les dépenses. Le possesseur de la moindre parcelle a voix délibérative à l’égal du plus grand propriétaire. Toute propriété d’ailleurs est représentée : les femmes, les mineurs n’assistent pas aux séances, mais envoient au convocato leurs délégués. On n’en exclut que les militaires, les curés et les débiteurs de la commune. Le convocato élit trois députés investis pour trois ans du pouvoir exécutif; ils administrent gratuitement les biens communaux, veillent à la récolte, à la salubrité publique, commencent l’instruction contre les délinquans, et peuvent faire arrêter un prévenu par les gendarmes, les gardes de finances et les gardes champêtres. Le convocato nomme les agens de la commune, le maître d’école, le médecin, la sage-femme, et fait exécuter tous les travaux d’utilité publique. Dans les communes qui ont plus de trois cents propriétaires, cette administration démocratique cessant d’être praticable, on nomme un conseil de trente membres; mais les deux tiers au moins des conseillers doivent être propriétaires, un tiers seulement peut être choisi parmi les industriels et les commerçans. Dans 522 communes existent les conseils élus; dans 1,587 fonctionne le convocato, cette assemblée rudimentaire où le plus petit propriétaire a le même pouvoir légal que le plus grand.

Jusqu’en 1848 existait, pour compléter ce système, une magistrature singulière et tout italienne d’origine. Les non-propriétaires élisaient un délégué qui défendait leurs intérêts dans le conseil et avait droit de veto, sauf recours à l’autorité politique.

Telle était dans son originalité nationale la commune lombarde. L’empereur François-Joseph ajouta en 1855 à cet organisme celui des congrégations provinciales, qui centralisaient le travail des communes: mais cette institution était marquée du cachet de l’étranger, empreinte d’idées allemandes : à chaque pas, des conditions de cens, partout l’ingérence de l’autorité centrale, puis, quand il s’agit de nommer les comités directeurs de ces congrégations, une distinction toute germanique et monstrueuse pour des Lombards entre les propriétaires nobles et les propriétaires non nobles. Toutefois ces importations étrangères ne gênèrent que faiblement le jeu des antiques rouages de la commune, tant il y avait de force dans leur simplicité! Le convocato est resté l’expression la plus saisissante de la vie municipale des Lombards.

Aussi ce fut un cri douloureux dans toute la province quand, au mois d’octobre 1859, le ministre Rattazzi vint toucher à cette arche sainte, et au nom de l’unité administrative apporter une nouvelle loi communale. Il le faisait en hésitant. « Votre ministre, dit-il au roi dans l’exposé des motifs de la loi, voulant laisser aux nouvelles provinces tous les élémens de leur prospérité, inclinait à y conserver les formes communales, fruit de la sagesse nationale, que la domination étrangère n’avait pas détruites. Il pensait même à ne pas faire du maintien de ces formes communales une exception, mais à introduire dans tout le royaume cette institution des convocati où le peuple concourt par voie directe au gouvernement de la commune, et qui, dans d’autres temps et dans d’autres conditions, a donné chez nous, comme chez les autres peuples, de si heureux résultats. Il n’a renoncé à cette idée qu’après avoir entendu l’avis de personnes distinguées qui, par leur autorité morale, leurs connaissances, leur expérience, sont en quelque sorte les représentans naturels des nouvelles provinces, et après avoir reconnu que ces institutions furent suspendues pendant la durée du royaume d’Italie sans que les communes aient cessé de prospérer. » C’est en effet le régime de 1808 que M. Rattazzi a remis en vigueur, avec les changemens demandés par l’esprit du temps. Le propriétaire n’est plus électeur et éligible qu’à la condition de payer un cens déterminé. De plus, son droit est étendu aux industriels, aux commerçans, aux lettrés, aux employés civils et militaires, aux citoyens décorés, aux professeurs, notaires, avocats, etc. La loi nouvelle fait acception d’une foule de questions de personne dont l’ancienne ne s’était jamais préoccupée. Nul ne peut être représenté ni donner son vote par écrit; voilà les femmes exclues. Deux frères ne peuvent faire partie du même conseil communal: un père n’y peut être avec son fils; qu’importait à l’ancienne loi, pourvu qu’ils possédassent tous deux? Ce n’est pas ici le lieu de discuter la loi du 23 octobre 1859, que le ministère Cavour doit d’ailleurs rapporter prochainement; j’ai seulement voulu montrer combien tient au cœur des Lombards ce système du convocato, qui caractérise leur vie communale, et dans lequel on trouve la physionomie particulière à un peuple de petits propriétaires.

A quel degré de prospérité cette vie municipale a porté la Lombardie, on s’en rend compte en parcourant le pays. Le magnifique réseau des routes, l’admirable système des canaux, sont l’œuvre des communes. Les administrations étrangères, il est vrai, ont favorisé ces travaux; mais qu’auraient-elles fait sans les communes? L’initiative en Lombardie part du cœur même de la nation. Et comme tous ces petits propriétaires s’entendent bien entre eux! Au milieu de la complication des canaux irrigateurs, ne croyez pas qu’ils se querellent et se disputent les eaux. L’usage supplée aux lois. Un syndic choisi par les riverains distribue les eaux, les donne à celui-ci, les retire à celui-là avec un pouvoir discrétionnaire, sans rencontrer de difficultés, sans qu’il y ait souvenance d’un procès.

Par l’initiative des communes lombardes, l’instruction primaire s’est répandue. En 1850, sur 185,604 garçons en âge d’aller aux écoles, 137,455 y allaient; sur 183,016 filles, il y en avait 119,000. Je sais fort bien que les enfans de la campagne ne vont à l’école que l’hiver, qu’entre Pâques et la Saint-Martin ils travaillent aux champs. Ils arrivent cependant à savoir lire et écrire, et la proportion qui vient d’être indiquée, plus faible que dans les pays protestans de l’Allemagne, qu’en Prusse et en Suède, est certainement plus forte qu’en France. Les municipalités lombardes firent une guerre sourde à la domination autrichienne. Celles des villes mêmes, quoique soumises à la pression directe de l’autorité centrale, protestèrent plus d’une fois contre la tyrannie de l’Autriche. Nous en citerons un exemple. Une petite émeute eut lieu à Milan au mois d’août 1849. Au moment où Venise épuisée se rendait, une courtisane de Milan, liée avec des officiers autrichiens, eut l’idée de célébrer cet événement en arborant à son balcon un drapeau jaune et noir. La foule ameutée siffla le drapeau. Des arrestations furent faites. Vingt personnes furent condamnées à la bastonnade, et parmi elles deux jeunes femmes de vingt et dix-huit ans, la première à quarante coups de verges, la seconde à trente. L’exécution eut lieu publiquement sur la place Castello, excepté pour les femmes, qui subirent leur peine privatamente, c’est-à-dire devant les délégués de la police. Ce n’est pas tout cependant : on fit payer les frais de la bastonnade à la commune de Milan; l’état en existe dans les archives[2]. Bâtonner les gens, passe encore; mais leur faire payer les bâtons! La commune paya, car il n’y avait rien à faire contre la force; mais elle saisit la première occasion qui se présenta de protester contre cette plaisanterie cruelle. Radetzky étant mort, la municipalité, invitée aux funérailles du maréchal, tira de ses cartons le reçu des 22 florins, et répondit qu’elle n’irait pas à l’enterrement de celui qui avait prescrit de si odieuses mesures. Elle tint bon, quoique le lieutenant-maréchal Burger la menaçât d’un procès de haute trahison. Or on sait que, sous l’Autriche, les procès de haute trahison menaient loin.

Ceux qui, à l’époque de la dernière guerre, ont vu à l’œuvre les municipalités de la Lombardie ont été frappés de leur énergie et de leur autorité. Partout elles avaient pris résolument les pouvoirs les plus étendus. A leur voix, les ressources du pays sortaient de terre : chevaux, voitures, fourrages, vivres, travailleurs. Quand les Autrichiens quittèrent Milan le 5 juin 1859, le municipe de cette ville devint un pouvoir politique auquel toute la Lombardie obéit d’un consentement tacite. Pendant plusieurs mois, ce fut la seule autorité du pays. Tardivement arriva un gouverneur piémontais qui n’eut jamais par lui-même une grande influence, et qui ne put que s’abriter derrière celle qu’avait acquise le municipe.

Tels sont les services qu’a rendus à la Lombardie sa forte organisation municipale. Il faut maintenant parler d’un reproche qu’on lui fait souvent. On entend dire de tous côtés que le municipalisme a son revers, que les jalousies locales infestent la Lombardie. C’est une phrase toute faite, qui court le monde, et que les livres et les causeurs se transmettent l’un à l’autre, comme ils l’ont reçue. Il faut s’expliquer. Que craint-on ? On n’a plus peur sans doute que Brescia et Crémone, Bergame et Come, descendent en champ clos comme au XVe siècle. Et si par hasard Lodi et Pavie se disputent pour le tracé d’un chemin de fer, il n’y a rien là de bien singulier, et qu’on ne voie tous les jours dans les pays les plus homogènes. Là n’est pas la question. On ne craint plus l’esprit de clocher ; c’est l’esprit provincial lombard qu’on accuse, et on assure que Lombards et Piémontais ne pourront pas s’entendre. « Tout va bien au commencement, dit-on, mais attendez quelque temps. Dans l’enthousiasme de la délivrance, les Lombards se sont donnés au Piémont ; mais les races sont incompatibles, tôt ou tard la division éclatera. Les germes de désaccord qu’on aperçoit déjà grandiront, et à la première secousse qui ébranlera l’Italie, la Lombardie tirera de son côté. » Il importe de rétablir les faits.

Pour être impartial, il faut reconnaitre que, dans les premiers temps qui suivirent son annexion au Piémont, la Lombardie se montra comme un peu étonnée. On peut citer à ce propos quelques traits de révolte de l’esprit provincial, rien de grave heureusement. On sait que la loi communale promulguée par M. Rattazzi excita un mécontentement qui ne songea pas à se dissimuler. Les administrations centrales qui fonctionnaient à Milan furent transférées à Turin, et on trouvait que le ministère allait bien vite en besogne. Les journaux humoristiques de la Lombardie, qui sont fins, représentaient les Turinois en train d’emporter à Turin le dôme de Milan. Vous voyez d’ici la caricature dessinée à la façon de Cham ; le dôme triangulaire chargé sur un truc et remorqué par une locomotive, un cantonnier immobile montrant le chemin, et un poteau sur lequel est écrit : Turin. Quand le ministère, pour répondre au reproche de centralisation excessive, envoyait la cour de cassation du royaume siéger à Milan, en souvenir sans doute de l’antique célébrité des légistes lombards, des Beccaria, des Romagnosi, les Milanais recevaient froidement ce cadeau, et trouvaient qu’on aurait pu épargner ce déplacement à la vieillesse des conseillers de cassation. «Nous les avons vus, disait le chroniqueur à la mode en rendant compte de l’inauguration de la cour, nous les avons vus dans la grande salle du palais, ces pauvres vieux qui étaient venus se faire inaugurer. On aurait dit qu’on les avait enroulés dans le velours rouge et l’hermine, comme on enguirlande de fleurs les victimes. Pauvres gens! après avoir passé tant d’années sans sortir de leur retraite, on les en arrache dans l’hiver de leur vie pour les transplanter sur une terre neuve où fleurissent encore les restes du droit germanique. Qu’il doit être dur d’apprendre à dire ciaô[3], quand on a passé soixante-dix ans d’une vie sans tache à dire toujours cereja !... Le plus gai était le comte Sclopis (venu seulement pour présider la cérémonie), parce qu’il pensait à part lui : Une fois la cérémonie faite, je m’en retourne chez moi. » Ceux qui ont inventé la prétendue antipathie de race entre les Piémontais et les Lombards n’ont pas manqué de faire ressortir la tenue que conservaient après la guerre les militaires piémontais en Lombardie, toujours boutonnés jusqu’au cou, raides, le sabre au flanc, réservés dans leurs relations. — Les populations, disaient-ils, ne cachaient pas leur préférence pour les Français, plus familiers, plus lians. — A quoi on répondait, non sans quelque raison, que si les Piémontais sont boutonnés dans leurs uniformes plus que les Français, c’est affaire de discipline, et que si on s’empressait plus autour des Français, c’est qu’ils étaient des étrangers dont la bienséance exigeait qu’on s’occupât, tandis que les Piémontais étaient des frères à qui on fait les honneurs de la maison le premier jour, puis à qui on dit : « Vous êtes chez vous, allez, venez, faites ce qu’il vous plaira. »

En 1859, la Lombardie manifesta donc quelque surprise du nouvel état de choses; mais ces légers mouvemens, au lieu de s’aggraver, comme quelques personnes l’annonçaient, ne tardèrent pas à s’éteindre. C’est dans les premiers jours que l’on vit quelques nuages; au lieu de grossir, ils se dissipèrent. Et en effet d’où serait venue, d’où viendrait aujourd’hui encore une antipathie de races? Ce n’est pas, je pense, l’eau du Tessin qui aurait la vertu de rendre les gens ennemis. Piémontais et Lombards ont la même vie, les mêmes besoins, les mêmes espérances. S’ils ne parlent pas le même dialecte, ils ont une langue commune pour se comprendre. Des régimes politiques divers les ont rendus un peu étrangers les uns aux autres; avec la cause, l’effet disparaîtra. Il disparaît déjà. Il serait puéril de croire que ce qui est bon d’un côté du Tessin est mauvais de l’autre. S’il y a dans le régime municipal qui a fait la force de la Lombardie beaucoup à prendre, le Piémont est mûr pour en profiter. S’il y a des sacrifices à faire de part et d’autre, tout le monde y souscrira, Ceux qui ont vu l’Italie du nord en 1848 et en 1849 croiront peut-être avec peine à de si beaux résultats; mais, grâce à Dieu, l’expérience sert quelquefois aux hommes. Les peuples ne sont pas toujours condamnés à recommencer les mêmes fautes et à tourner dans le même cercle d’erreurs. Les événemens de 1848 et de 1849 sont toujours présens à l’esprit des Lombards comme une terrible leçon. C’est le flambeau qui les éclaire et les maintient dans le droit chemin.

L’esprit de terroir disparaît chaque jour, ai-je dit : j’en pourrais donner plusieurs preuves; je n’en citerai qu’une, l’usage décroissant du dialecte. Les dialectes de l’Italie ne sont pas des patois populaires, ce sont de véritables langues que parlent toutes les classes de la société. L’an dernier, quand on demandait aux Lombards de renoncer à leurs dialectes, de les immoler sur l’autel de la patrie commune, ils répondaient qu’un tel sacrifice dépassait leurs forces. Les hommes se montraient encore traitables, mais de l’italien il ne fallait pas parler aux femmes. « Ce sera pour nos enfans, » disaient-elles; de fait, elles ne savaient guère l’italien; c’était une langue morte, apprise autrefois au couvent, puis oubliée. Quand on s’en servait, on se trouvait ridicule, solennel, et vite on revenait au dialecte fin, maniable : un mot se coupe en deux et une foule de terminaisons, d’intonations s’y ajoutent, qui expriment des nuances infinies, qui achèvent une pensée ou la dénaturent inopinément. Rudes, pleins de diphthongues nasales, les dialectes lombards conservent des traces de leur origine celtique; ils ont pris à peine quatre ou cinq mots à l’espagnol, peu au français. On ne pouvait renoncer à cette langue nationale. Meneghin, la marionnette milanaise, un bon vivant qui a un tricorne, une queue, des culottes courtes, le visage rose et un peu de ventre, Meneghin avait porté trop haut la perfection du dialecte. Maggi, Tomasso Grossi, Carlo Porta[4], Larghi, Balestrieri, Bossi, Zanoia, Bertani, avaient créé toute une littérature milanaise. En dépit de tous ces beaux raisonnemens, le dialecte depuis un an perd continuellement du terrain. On a vu beaucoup de gens du dehors, et on ne pouvait s’entendre avec eux qu’en italien. Dans la Lombardie même, le brescian, le bergamasque, le crémonais, le milanais, ne pouvaient se comprendre en dialecte; il fallut donc, pour s’occuper des affaires du pays, employer la langue italienne. Peu à peu elle se répand. Je sais bien que, pour devenir tout à fait usuelle, elle aura besoin de se modifier. Trop longtemps reléguée dans les livres, elle a pris l’air pédantesque. Les mots, les phrases, ont de longues queues traînantes et des ajustemens qui sentent le théâtre; mais le travail d’abréviation se fera de lui-même, on raccourcira les jupes des mots, on ôtera aux phrases quelques pompons, et il restera pour l’usage courant une langue accorte, vive et sonore.

En somme, le peuple lombard, peuple de petits propriétaires, administre avec une extrême sagesse ses affaires municipales, et quoi qu’on ait pu dire, son municipalisme est exempt de dangers. L’esprit de clocher n’existe plus; l’esprit provincial s’efface chaque jour et ne demande qu’à disparaître dans l’unité nationale, ainsi que nous le montrerons en parlant de la vie politique.


IV. — LA VIE POLITIQUE.

L’énergie et l’activité n’ont point encore paru parmi les qualités que nous avons signalées chez le peuple lombard : c’est qu’il n’en a pas besoin pour vivre de la vie matérielle; mais nous les rencontrons dès que nous abordons la vie politique. Là un fait domine, c’est l’exaltation de l’idée nationale, la foi vive dans l’unification de l’Italie : foi entière, obstinée, incapable de transaction, comme l’ont été toutes celles qui ont triomphé ! dans le culte de la patrie, les Lombards sont passionnés, et au service de cette passion ils ont un sang riche et un esprit bien doué. Il n’a fallu rien moins que leur patriotisme ardent, fébrile, entêté, pour faire avorter les essais de séduction que l’Autriche tentait dans ces dernières années.

On a pu voir que Radetzky, après la guerre de 1849, tint la Lombardie avec une main de fer; mais plus tard l’Autriche inaugura le système de la douceur. Elle envoya en Italie l’archiduc Maximilien, prince jeune, intelligent, artiste, marié à la fille d’un roi constitutionnel. Maximilien chercha à se rendre populaire : il échoua complètement, un peu parce que Vienne n’eut pas le courage d’accepter franchement ses conseils, mais surtout parce qu’il se heurta contre le patriotisme obstiné de la nation. D’un ennemi, elle ne voulait rien accepter. Les administrateurs italiens, les gens qui entraient dans la pratique des affaires n’étaient pas éloignés de se rallier à l’archiduc, de l’aider de leurs conseils; mais la masse de la nation ne voulait rien entendre, et repoussait toute concession. Après 1850, la Valteline, province très pauvre qui ne vit que du commerce de ses vins, fut frappée d’une détresse extrême parce que la vigne avait été malade pendant plusieurs années. L’archiduc l’apprit, et fit un voyage en Valteline. Aussitôt tous les habitans notables quittèrent la province, afin de ne pas se trouver en rapport avec lui. L’archiduc vint, entra chez les paysans, vit la misère. De retour à Vérone, il envoya un don considérable à une société valtelinaise qui s’était formée pour soulager les maux du pays. La société refusa le don, alléguant que la Valteline avait plus besoin de réformes que d’argent. Maximilien ouvrit alors directement une souscription. On ne lui apporta rien; mais beaucoup de gens venaient secrètement verser leur offrande dans la caisse de la société valtelinaise. Dans ces circonstances, l’archiduc fit appeler M. Jacini, déjà connu par ses travaux économiques, et le pria d’indiquer dans un mémoire les réformes administratives que demandait la Valteline. Le mémoire parut. Il contenait quelques mots polis sur les bonnes intentions de Maximilien. Pauvre M. Jacini! cette innocente transaction avec le pouvoir fit crier à la trahison. Quand la Lombardie fut délivrée des Autrichiens, M. Jacini se sentait si impopulaire, qu’il n’osa pas se présenter pour être député au parlement. Il serait encore dans la vie privée, si M. de Cavour n’était venu le chercher pour le faire ministre.

C’était cependant M. Jacini lui-même qui, mieux inspiré une autre fois, avait de sa plume sévère érigé en doctrine politique le patriotisme sentimental de ses concitoyens. « Au sentiment, dit-il dans son livre sur la propriété, au sentiment revient sans aucun doute une influence légitime et irrécusable; lui seul rend l’humanité capable des plus grandes et des plus nobles actions. N’oublions pas que certaines idées fondamentales de la politique ne sauraient être confiées à une meilleure garde. » On ne pouvait, dans un livre écrit sous la domination autrichienne, établir plus nettement la théorie du système que le peuple lombard mettait en pratique. Avant tout, pas d’Autrichiens! Évitons qu’on ne soulage nos maux, cela retarderait notre délivrance. Il n’y a qu’un mot d’ordre, et hors de là pas de salut : plus d’Autrichiens! Tel était le système que l’économiste couvrait de sa parole, et la nation le suivait d’instinct, laissant les Autrichiens dans un isolement mortel, fuyant comme une honte tout contact avec eux. Un jour, dans une rue de Milan, un officier autrichien, rencontrant un jeune Lombard, le prend par erreur pour un de ses camarades, et lui fait un signe amical; le jeune homme provoque aussitôt l’officier en duel.

Il faut noter comme un fait remarquable que, dans cette poursuite ardente de la liberté, les femmes lombardes ont joué un rôle brillant. Les Autrichiens, que nous pouvons croire en pareille matière, leur ont donné un nom dont elles sont fières. Ils les ont appelées les oies du Capitole. C’est qu’elles faisaient bonne garde autour du sentiment de l’indépendance nationale. Dans toutes les classes de la société, par des moyens différens, suivant leur position et leur caractère, les femmes se signalaient.

Celle-ci est délicate et gracieuse, si frêle qu’elle ne sort pas de sa maison; autour d’elle se groupent quelques vieux patriciens qui préfèrent son thé aux futilités du monde, et une légion de jeunes gens dont elle dispose un peu comme une mère, un peu comme un général. Sur tous, elle exerce par le charme de ses manières un ascendant irrésistible. Elle s’occupe du plus obscur comme du plus brillant, et trouve pour chacun le trait qui le touche. Elle aime tous ses amis; elle pense avec eux. L’amour de la patrie italienne est sa vie entière; elle s’use par les émotions; suivant le cours des événemens, elle brille d’un éclat fiévreux ou s’affaisse. Sa voix douce et sympathique vibre quand elle parle de l’Italie; elle a une éloquence qui va au cœur. Elle aime à voir les étrangers qui visitent la Lombardie; ils viennent chez elle, et tout de suite ils sont sous son empire; elle les fascine par son patriotisme plein de grâce. Rien de pédantesque dans son enthousiasme; les déclamations sont exclues de chez elle comme les commérages. Elle connaît la juste mesure des choses; elle sait être entraînante ou railleuse, elle rit aussi bien qu’elle raisonne. Son salon était bien connu de la police autrichienne; les mots d’ordre y arrivaient tout droit de Turin. Maintenant que sa cause a triomphé et que ses amis sont au pouvoir, elle continue à ne songer qu’à Venise ou à Rome. Qu’on ne lui parle pas du ministère et des affaires intérieures! elle ne veut pas s’en occuper. Qu’on fasse l’Italie une sous un gouvernement quelconque, et elle mourra contente. — Cette autre, vive, enjouée, avide de plaisirs, a un invincible besoin de mouvement; elle a conspiré sous les Autrichiens; elle se plaisait aux missions les plus fatigantes. Partir en voyage inopinément, la nuit, pour porter un ordre, pour recevoir un avis, c’était pour elle un jeu. Elle se multipliait; on la voyait aux théâtres, aux bals, au Corso, toujours gaie, pleine d’inspirations heureuses, se servant de l’événement du jour, quel qu’il fût, comme d’une arme contre l’ennemi de la patrie. Après la guerre, elle a joui de la victoire; elle a fait aux vainqueurs les honneurs de Milan. Elle a dansé furieusement avec des hussards et des chevau-légers. On la retrouvera dès qu’il en sera besoin, prête à se dévouer, prête à s’agiter. — Voici encore une jeune femme, élégante, spirituelle, maladive. C’est un esprit fort. Elle a tout lu, beaucoup appris; elle ne croit guère ni à Dieu, ni à la plupart des choses de ce monde, mais elle a une foi, la foi en l’Italie. Elle ne voit qu’un petit nombre d’amis, car le bruit la fatigue; le meilleur d’entre eux est un jeune homme qu’elle a formé de ses mains. Pour lui, elle s’est prodiguée; elle a mis toutes ses coquetteries, toute son âme à lui donner un esprit délié et un caractère vigoureux, à en faire un serviteur utile de la patrie italienne; puis elle l’a lancé dans la vie politique, le suivant pas à pas, applaudissant à ses audaces, l’encourageant aux sacrifices. Là est toute la vie de cette femme. Faible et épuisée, elle sert la grande cause par le bras et le cœur de son ami. C’est encore une oie du Capitole. — Il y avait à une exposition des beaux-arts, à Milan, au mois de septembre 1859, un tableau, malheureusement médiocre dans l’exécution, mais conçu d’une façon touchante. Dans une mansarde, une jeune fille assise pleure, accoudée sur une table où sont disposés, comme des restes funéraires, la capote grise et le ceinturon d’un garibaldien. Elle a les cheveux flottans; une chemise et une jupe dont elle est couverte laissent deviner ses formes vigoureuses; à l’ampleur de ses vêtemens, on comprend qu’elle est mère. Le visage exprime une douleur immense, mais calme; on y lit cette pensée : c’est moi qui l’ai envoyé à la mort, mais je l’aurais méprisé s’il n’était pas allé se battre.

Interprète poétique de ce patriotisme féminin, une jeune improvisatrice, Giannina Milli, a passé à Milan les premiers mois de l’année 1860. Mlle Milli est née dans les Abruzzes; la nature lui a fait don de soudaineté; la lecture assidue des classiques donne à ses vers la concision des grands maîtres. Mlle Milli n’a guère qu’une corde à sa lyre ; elle ne chante que les douleurs et les gloires de la patrie. Sa réputation a grandi rapidement dans les académies qu’elle a données à Milan. Elle s’avance sur la scène recueillie, inspirée; on lui indique les sujets qu’elle doit traiter; soit qu’elle chante des octaves avec un accompagnement de harpe, soit qu’elle dise des sonnets sur des rimes qu’on lui dicte, ses vers jaillissent spontanés, nerveux. Sa langue toute populaire est cependant la plus pure qu’on puisse parler; après que ses improvisations ont été recueillies par les sténographes, on essaierait en vain de les retoucher; on les dirait coulées de premier jet avec le bronze dont Dante faisait ses terzines. De fort belles pièces ont été ainsi improvisées dans les séances de Milan. Dans l’une des plus touchantes. Milan, du milieu de ses fêtes, envoie une pensée à Venise souffrante. Cette préoccupation des maux de l’Italie, de Venise surtout, est constante dans les vers de Mlle Milli. Elle y revient sans cesse comme par une pente naturelle. Si par exemple on lui jette des bouquets, elle s’écrie :

Toute cité de ma chère Italie
Où en voyageant j’ai arrêté mes pas,
Comme récompense de mes chants improvisés,
M’a donné en souvenir quelques fleurs.

Je m’en suis tressé une couronne variée
Dont je me plais à orner mon humble front ;
Mais les fleurs que j’ai eues aux rives de l’Olone,
Ici, où mon cœur bout, je veux les garder.

C’est que plus sainte et plus chérie est pour moi la terre
Qui a élevé ses fils dans une colère généreuse.
Et qui de leur sang répandu dans la sainte guerre
A fécondé les tiges de ses fleurs.

Cependant la guirlande que j’ai recueillie,
Bien que riche, ne me satisfait pas encore.
La tienne y manque, ô belle et vénérable
Niobé de l’Italie, ta fleur désirée.

Oh ! fasse le ciel qu’à l’avril nouveau
Renaisse en toi la fleur de liberté !
Content alors, ma gentille Venise,
Sera le désir qui remplit mon cœur.

Ce n’est pas seulement dans la poésie du patriotisme féminin, mais aussi dans ses démonstrations publiques, que les fleurs jouent leur rôle. On se rappelle peut-être les funérailles d’Emilio Dandolo, qui eurent lieu à Milan peu de temps avant la dernière guerre. Dandolo était un jeune patricien qui au milieu des plaisirs d’une vie élégante s’était toujours signalé par sa haine contre les Autrichiens. Presque enfant, il avait pris les armes en 1848. Plus tard il avait joué sa vie dans les conspirations. Il mourut de consomption dans les premiers jours de 1859, et on eut l’idée de faire de son enterrement une manifestation politique. Par une forte gelée, dix mille personnes suivaient le cercueil porté par les amis de Dandolo. Une foule de dames en grand deuil, coiffées du voile noir national, remplissait l’église. Il était convenu qu’on ne pousserait aucun cri ; mais, au moment où le corps sortait de l’église, une couronne de fleurs tressée aux couleurs italiennes fut posée sur le cercueil par une main inconnue, une main de femme. À cette vue, un frisson courut dans la foule. Un cri formidable sortit à la fois de toutes les poitrines : Viva l’Italia ! Il y eut dix minutes d’enivrement, puis tout rentra dans l’ordre, et l’on s’achemina en silence vers le cimetière. Le soir, les amis de Dandolo furent arrêtés ; on constata que le cercueil avait été muni à l’avance de clous destinés à retenir la couronne. — Partout et toujours nous retrouvons des fleurs. Un service anniversaire est célébré à l’église de San-Fedele à Milan en mémoire de Manin. Les Vénitiennes y envoient un énorme bouquet tricolore, et après la cérémonie funèbre les dames de Milan vont tour à tour baiser ces fleurs.

J’ai insisté longuement sur le patriotisme des femmes lombardes. Ce n’est point dans tous les pays que l’homme trouve au foyer domestique et dans le commerce des femmes une excitation à se dévouer pour la patrie. Ailleurs l’homme ne rencontre souvent dans sa maison que des leçons de prudence et d’abstention. Ici on a vu une mère, qui avait perdu deux fils dans la guerre de 1859, amener le troisième, encore bien jeune, à Garibaldi partant pour la Sicile.

Le sentiment national anime seul les arts en Lombardie. La peinture, la sculpture même, cet art essentiellement italien, bien négligées toutes deux et déchues maintenant, ne retrouvent quelque vie que pour représenter les combats de l’indépendance ou reproduire les traits des trois hommes dans lesquels s’est incarnée l’idée de l’unité italienne, le roi Victor-Emmanuel, le comte de Cavour et le général Garibaldi. La littérature dramatique, presque retombée en enfance, réduite à imiter ou à traduire les pièces françaises, fait cependant entendre quelques accens vigoureux quand elle touche la fibre nationale. On a joué cette année à Milan un beau drame sur les carbonari de 1821. Les figures de Confalonieri, de Silvio Pellico, de Maroncelli, y sont belles et émouvantes. L’action se déroule simple, sans incidens. Tout l’intérêt est dans la marche que suit le procès fait aux conspirateurs. Des mots heureux s’y rencontrent. La comtesse Confalonieri est venue dans le-cabinet du juge d’instruction pour avoir des nouvelles de son mari. Par mégarde elle s’assied sur un des sièges réservés aux accusés, « Madame, lui dit le magistrat, vous prenez le siège des accusés. — C’est, répond-elle, le plus honorable que je connaisse ici. » Ailleurs les accusés sont ensemble devant le juge. Celui-ci les interroge. Il s’adresse à Maroncelli, ancien prote d’imprimerie, qui est chargé du rôle jovial : « Etes-vous disposé, dit-il, à faire connaître vos complices? — Je les ferai connaître. (Mouvement d’indignation chez Confalonieri et Silvio Pellico.) Je les ferai connaître, mais il vous faudra de la patience. — J’en aurai, dit le magistrat. — Il vous faudra beaucoup de patience ; mes complices sont au nombre de vingt-cinq millions. »

Nous arrivons maintenant au point le plus délicat de la question. Le sentiment national a réussi à chasser les Autrichiens ; il faut aujourd’hui profiter de la victoire et affermir la liberté. Que feront les Lombards au parlement de Turin? C’est ici que les inquiétudes se manifestent. J’entends dire que les Lombards sont ingouvernables, que depuis nombre de siècles ils ont toujours appartenu à des maîtres étrangers, Français, Espagnols, Allemands, parce qu’ils n’ont jamais su montrer dans la conduite de la nation la sagesse qu’ils apportaient à leurs affaires municipales; qu’ils ont le caractère irritable, porté aux extrêmes, tourné vers tous ceux qui leur promettent un changement; qu’à peine entrés dans la chambre du nouveau royaume, ils la troublent de leurs querelles et de leur opposition. Je répète ces accusations parce que je les ai entendues; mais, pour toute réponse, je prie qu’on se reporte au tableau que j’ai tracé plus haut du peuple lombard. Par quel inexplicable vertige cette nation de petits propriétaires, menant si paisiblement une vie facile, irait-elle se jeter dans le tourbillon de la démagogie? La nation, ainsi que nous l’avons montré en peignant sa vie civile, est si unie, si compacte qu’on n’y distingue pas, à vrai dire, de partis politiques. Comment a-t-on pu s’imaginer qu’elle était en proie aux dissensions? On chercherait en vain dans toute l’Europe un peuple qui soit plus naturellement prédisposé à jouir du régime constitutionnel. Comment a-t-on pu croire qu’ils allaient du premier coup troubler le jeu des institutions piémontaises? Que ceux qui sont inquiets se rassurent donc! Le sentimentalisme politique, après avoir donné l’indépendance aux Lombards, ne gênera pas leur vie pratique. Leur grand théoricien, M. Jacini, qui avait, comme nous l’avons vu, fait appel à ce sentimentalisme avant la bataille, se hâte de lui ôter, après le triomphe, la direction des affaires. « Appelé (le sentiment) à intervenir dans les détails des choses publiques et à les régler, il ne pourra engendrer que les opinions les plus discordantes et les plus capricieuses. » Que si on accuse les Lombards d’être enclins à exagérer les doctrines sociales, voici ce que répond un de leurs publicistes les plus accrédités : « Les Lombards possèdent généralement deux facultés ou tendances très distinctes entre elles, la tendance poétique et l’esprit pratique. Chez eux, ces deux manières d’être ne se confondent pas et n’empiètent pas l’une sur l’autre. Le poète, fùt-il lyrique, est poète quand il s’agit de poétiser; mais, descendu du trépied, c’est un homme de bon sens, qui administre prosaïquement ses biens, s’il en a, qui sait faire des comptes, et qui ne dédaigne pas ce qu’il y a de positif dans les sciences et dans la vie. En parlant, le Lombard donnera cours à son imagination et préconisera les théories les plus étranges, les plus hardies. Mettez-le à l’essai, demandez-lui laquelle de ces théories il voudrait mettre en pratique : il vous demandera si vous le croyez fou, et il se montrera plus conservateur que beaucoup de prosateurs d’outre-mont. » Notez que quelques divagations, qui restent dans le domaine de l’esprit, n’offrent aucun danger en Lombardie, parce que les masses sont raisonnables; les étincelles ne sont périlleuses qu’auprès d’amas combustibles.

Qu’on en soit donc certain, les Lombards dans le parlement italien seront conservateurs. Leurs députés seront les représentans naturels de la propriété, de la petite propriété, qui fait le fond de la nation. Cela mis hors de doute pour l’avenir, voyons ce qui s’est passé lorsque, dans les premiers jours de 1860, peu de temps encore après la guerre, les Lombards eurent à nommer leurs premiers députés. Quels sont les hommes que ces collèges de petits propriétaires ont élus? Ce sont des avocats et des gens de lettres. Et de fait qui pouvait-on choisir? Voilà une nation qui depuis près de cinquante ans était gouvernée par des Allemands; les hommes intelligens s’étaient tenus avec soin dans la vie privée. On ne se connaissait pas, on ne savait pas de quoi chacun était capable. Quelques-uns avaient pu donner des preuves de talent en se compromettant avec l’administration autrichienne; ceux-là, les électeurs les repoussèrent en masse. Quoi de plus naturel au lendemain d’un triomphe mal affermi? Plus tard seulement on jettera le voile sur le passé[5]. Ainsi d’une part les gens qui avaient frayé avec l’Autriche étaient écartés par l’opinion, de l’autre ceux qui avaient joué un rôle dans la révolution avortée de 1848 étaient déconsidérés. Les électeurs n’avaient donc plus qu’à choisir entre des hommes tout à fait nouveaux; peut-on s’étonner qu’ils aient pris ceux qui savaient parler, ceux dont le nom du moins était arrivé à leurs oreilles ?

Il faut s’entendre aussi sur ce titre d’avocats, d’hommes de lettres. Toujours dominés par des étrangers, les Lombards ont trouvé dans l’étude des lois une sorte de défense contre leurs maîtres, une espèce de palladium de leurs libertés. Les légistes lombards ont été une des gloires de l’Italie et du monde. Que dirai-je des lettres? Elles n’ont pas été seulement la consolation d’un peuple opprimé, elles ont été l’instrument de sa résistance. De littérature futile, on en a peu connu en Lombardie; celle qu’on a connue surtout, c’est la littérature militante, qui menait à l’exil, à la prison ou au gibet. Tout homme de lettres était doublé d’un homme politique. Bien plus, tout homme qui tenait une plume était prêt à prendre un fusil : sur mille volontaires lombards qui sont partis pour la Sicile avec Garibaldi, cinq cents étaient des gens de lettres.

Ces élections de 1860 ont été belles à voir. Les électeurs y apportaient une grande foi, un grand recueillement. Des cercles électoraux préparaient les listes de candidats dans des séances sérieuses, animées sans tumulte. Il fallait à tout prix éclairer le public sur les personnes de ces hommes inconnus; mais les personnalités se discutaient avec courtoisie. Quant aux candidats, ne croyez pas qu’ils se présentassent en foule. Une modestie honorable écartait beaucoup de gens. Il fallait que les cercles prissent l’initiative de certaines candidatures. Tel avocat, tel homme d’affaires, attaché à sa province par une profession dont vivait sa famille, hésitait à abandonner son gagne-pain. Les uns se résolvaient noblement à ce sacrifice dès qu’on leur persuadait que leur travail serait utile au parlement. Les autres, après de pénibles alternatives, cédaient à la voix du devoir domestique; le spectacle de leur lutte intérieure et de leur renonciation n’était pas le moins touchant; on sentait si bien que les uns comme les autres, élevés par les circonstances au-dessus des calculs de l’ambition, n’obéissaient qu’au cri de leur conscience!

Sans doute, pour un esprit railleur, cette aimable inexpérience politique donnait prise aux plaisanteries. A côté du désintéressement, on voyait quelquefois le zèle enfantin et maladroit, u Le besoin d’un parlement est si violent chez quelques-uns, disait le journal la Perseveranza, que, s’en trouvant exclus, ils se rejettent sur le conseil communal pour ne pas tomber malades. Devant cette ardeur, la pauvre junte municipale[6] a beau dire : Vous m’avez élue hier vous-même: bientôt mon mandat expire, et je m’en vais. Peu importe. La junte est un pouvoir, donc il faut s’en défier, et il est nécessaire qu’il y ait une opposition... Et puis les commissions sont le terrain où se mesurent les passions politiques; s’agit-il de la pension d’un allumeur de réverbères ou du tracé d’une rue, soudain les groupes politiques se forment et se disputent pour élire les représentans de l’alliance française ou les adversaires de la cession de Nice... On a bien vu d’ailleurs que la chose était sérieuse, quand, dès la première séance, un orateur n’a demandé rien moins que des sténographes. » Certes, en arrivant au parlement, quelques députés éprouvaient le besoin de se faire entendre : il y avait là quelques enfans terribles, qui n’avaient de cesse qu’ils n’eussent attaqué le ministère; mais personne ne s’est jamais alarmé sérieusement de leur fougue juvénile. Le comte de Cavour, qui est dans la chambre de Turin comme un père au milieu de sa famille, sourit volontiers aux emportemens de ces jeunes éloquences. Un de ces nouveau-venus, dans un discours virulent à propos du traité de cession de Nice et de la Savoie, lançait les foudres de son indignation contre le ministre des affaires étrangères. « L’honorable président du conseil des ministres, lui disait-il en l’accablant de son geste, s’étonne de l’âcreté de mes paroles! » L’honorable président du conseil des ministres parcourait son journal et ne s’étonnait de rien; mais à cette apostrophe, ne voulant pas faire manquer l’effet oratoire du jeune député, il jeta son journal et prit l’air qui convient à un ministre attaqué. — En somme, je ne sais où l’on irait chercher le courage de blâmer quelques enfantillages de tribune. Il y a tant de charme à voir les députés lombards jouir honnêtement de leur liberté nouvelle ! Ils le font pour la plupart avec tant de réserve et de bon goût! Ils ont tant d’ardeur au travail! Ils sont si détachés de tout égoïsme!

Dans le groupe des députés lombards, quelques figures se détachent. — Carlo Cattaneo est regardé comme le philosophe le plus éminent de l’Italie. C’est une tête pleine d’idées. Il a pris une part active à l’insurrection de 1848 et s’est battu bravement dans les rues de Milan. Depuis lors il professait la philosophie en Suisse, dans le canton italien du Tessin. La jeunesse de ce canton l’adore et croit à sa parole. A la tribune, il est châtié dans son langage, original dans sa conception. La plume à la main, c’est un écrivain rapide, agressif, souvent amer; sa phrase est alerte, incisive, coupée d’alinéas. Il a une idée par jour! Il dirige une revue politique savante et laborieuse, le Politecnico. Cattaneo s’est trouvé appelé au parlement par la supériorité de son talent; mais sa candidature fut vivement discutée. Seul depuis longtemps il représentait le système fédéraliste, qui voudrait diviser l’Italie en une infinité de communes indépendantes, réunies politiquement par un lien léger. A-t-il renoncé à cette utopie, et s’est-il franchement rallié à la monarchie constitutionnelle? C’est ce qu’on n’a pu savoir encore bien clairement. — Carlo Tenca a rédigé le Creposcolo, recueil littéraire qui fit à l’Autriche une opposition digne et persistante. Il est modeste et grave, d’une apparence un peu maladive, avec une voix lente et nette et un regard admirablement brillant; étranger à toute intrigue, simple et droit, il est le type le plus élevé de ces hommes nouveaux que la Lombardie envoie aux affaires. On l’a fait député malgré lui. On parle de le faire ministre. — Cesare Cantù, publiciste élégant, facile, abondant, a écrit une histoire universelle où une érudition immense se cache sous une forme attrayante. Comme homme politique, il est de ceux qui se compromirent à certains molïiens avec l’Autriche et se rapprochèrent de l’archiduc Maximilien. On a fait beaucoup de bruit du projet conçu autrefois par M. Cantù d’ériger l’état lombard-vénitien en royaume séparé sous le sceptre du jeune archiduc. Actif, remuant, aimant à braver l’opinion, Cesare Cantù n’est entré au parlement qu’à la suite d’une lutte acharnée. — S’il y a peu de noms encore que nous puissions citer, la députation lombarde se présente en masse comme un bataillon d’hommes zélés, laborieux, désintéressés. Ils apportent aux affaires cette fraîcheur de sentimens propre aux gens qui débutent, ce dévouement au devoir qui n’a encore été ébranlé par aucun mécompte, cette droiture qui non-seulement méprise, mais qui ignore les bassesses et les voies tortueuses.


Je crois avoir prouvé que la Lombardie est un pays de riche culture et de petite propriété. La facilité avec laquelle chacun vit, l’aisance des rapports entre les classes de la société, l’absence de partis politiques et de dynasties déchues, la haine universelle contre les maîtres étrangers rendent la nation unie et compacte. Ces petits propriétaires serrés les uns contre les autres ont de longue date appris à gérer avec sagesse leurs affaires municipales. On n’a pas à redouter d’ailleurs les excès de l’esprit de municipalisme; au contraire la Lombardie aspire sincèrement à se fondre dans l’unité italienne. Le peuple lombard, d’ordinaire ami de l’ordre, déploie de l’énergie et de la passion quand le drapeau tricolore est en cause. Pour l’indépendance italienne, il oublie volontiers les conseils de la prudence; mais il s’en souvient quand il s’agit du gouvernement du pays. Neuf encore et inexpérimenté dans l’administration politique, il y fait cependant ses premiers pas avec dignité. Tel est le peuple qui paraît destiné à être comme le ciment du nouvel édifice italien ; car si, par sa situation géographique, il touche aux diverses provinces de l’Italie supérieure, il tient aussi à toutes par quelque côté de son caractère : comme les Piémontais, il a de l’économie, de la patience, des soldats forts et disciplinés; il a, comme les Toscans, l’esprit facile et ouvert aux arts; des Romagnols, il a parfois la fougue; enfin, par une longue communauté d’infortune, il a appris à plaindre et à aimer Venise.


EDGAR SAVENEY.

  1. Le mode de perception aggravait encore les charges de l’impôt sous la domination autrichienne. L’impôt était affermé à des receveurs. Cette perception ne coûtait que 2 1/2 pour 100 à l’état, mais elle était fort onéreuse pour les contribuables. On pouvait payer l’impôt jusqu’au dernier jour du mois au coucher du soleil, ou bien jusqu’au 5 du mois suivant en ajoutant 5 pour 100, ou encore jusqu’au 10 en ajoutant 10 pour 100. Ce terme passé, le fermier-receveur, pour se couvrir, faisait saisir et vendre aux enchères une parcelle de terrain. Ces ventes étaient peu productives à cause de la honte qu’éprouvaient les habitans d’acheter les dépouilles les uns des autres en face d’une autorité détestée.
  2. « Note des dépenses faites par suite de la peine de la bastonnade appliquée aux personnes civiles arrêtées le 23 août 1849, dépenses qui doivent être acquittées par la commune de Milan : frais des pansemens prescrits par le médecin suivant le compte n° 1 ci-annexé, 2 florins et 16 kreutzers; — vinaigre et glace employés pour les blessés suivant le compte annexé n° 2, 3 florins 1 kreutzer et un cinquième; — payé aux six soldats qui ont servi d’infirmiers pour les personnes civiles bâtonnées, 4 florins; — pour soixante bâtons employés à l’usage susdit, à 8 kreutzers l’un, 8 florins; — item quarante bâtons pour coups appliqués à des personnes civiles le 15, le 17 et le 23 juillet, et dépenses à ce relatives, 5 florins et 20 kreutzers : soit en tout 22 florins, dont quittance, etc.
  3. Ciaô est le terme dont les Milanais se servent pour se dire bonjour familièrement ; cereja est le terme employé à Turin au même usage.
  4. En parlant des dialectes, il est indispensable de signaler à des lecteurs français le nom de Carlo Porta, poète milanais très populaire. Il a de belles pièces, mais il est généralement graveleux, ordurier même. Le mérite de ses vers d’ailleurs, comme il arrive d’ordinaire pour les poésies patoises, est surtout dans la forme. Le fond est vulgaire. Si on traduit, il ne reste rien. C’est comme un fruit de goût peu relevé, recouvert d’un duvet léger qui tombe dès qu’on le touche. Porta vécut de 1776 à 1821. Il fut toute sa vie employé dans les administrations publiques et mourut caissier-général du monte (caisse centrale du trésor). Poète national, Porta persifle les étrangers. Les Disgrâces de Jean Bougée, sa pièce la plus connue, sont une fine protestation contre la domination étrangère. Il n’aime pas les Français. Quelque part un Français vante son pays en hâbleur : « Retournez-y donc, lui dit Porta, puisqu’on y est si bien. » Ailleurs il compare le soldat descendu en Lombardie à un âne qui, habitué à faire maigre chère, trouve tout à coup de bon foin, et qui cabriole à se donner des ruades sur le dos.
  5. Déjà même l’oubli commence. Pendant les dernières élections, un petit journal, le Pungolo, exhuma une adresse de félicitations présentée à l’archiduc en 1853, dans une année signalée par une violente émeute à Milan. Plusieurs des signataires de cette adresse se présentaient comme candidats aux élections de 1860. On les rejeta; mais d’une voix unanime la presse lombarde blâma les délations du Pungolo. Celui-ci avec bon goût reconnut ses torts et proclama une amnistie.
  6. La junte municipale est une sorte de pouvoir exécutif composé de dix membres, pris et renouvelé chaque année dans le sein du conseil communal. Elle ne fonctionne que dans les grandes villes.