La Littérature nouvelle - Des caractères du nouveau roman

La Littérature nouvelle - Des caractères du nouveau roman
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 998-1021).
LA
LITTERATURE NOUVELLE

DES CARACTERES DU NOUVEAU ROMAN.

I. Pierrot et Caïn, par M. Henri Rivière. — II. Contes fantastiques, par Erckmann-Chatrian.

Je ne voudrais pas me faire accuser de pessimisme, et laisser croire que je suis aveugle aux qualités qui recommandent l’époque actuelle. Elle n’est pas plus déshéritée que les époques antérieures, et si l’on comptait bien, on trouverait qu’elle présente, — en menue monnaie il est vrai, — une somme de talent égale à celle de ses devancières. L’imagination n’est pas éteinte, ni le don de sentir paralysé chez nos jeunes contemporains. Nous comprenons certainement plus de choses que n’en comprenaient nos pères, nous sentons plus finement peut-être qu’ils ne sentaient, et on peut dire hardiment qu’il y a plus d’idées en France aujourd’hui qu’il n’y en a jamais eu. Les nouvelles générations contemporaines sont peut-être les plus curieuses, les plus ardentes à pénétrer et à connaître, même les plus âpres au vrai, qui aient vécu, et leur curiosité ne court pas risque de s’égarer comme celle de leurs prédécesseurs, tant elle est bien munie d’instrumens précis et de méthodes certaines. La sympathie intellectuelle s’est singulièrement élargie, et il n’y a plus aujourd’hui d’idée qui ait à craindre la barbare inhospitalité des âges précédens. Le même individu qui autrefois logeait et nourrissait à grand-peine une ou deux idées au foyer de son esprit en possède aujourd’hui un nombre infini de toute forme et de tout genre : politiques, littéraires, religieuses, philosophiques. Aux idées nées et nourries sur le sol national viennent se joindre toutes leurs sœurs étrangères ; elles affluent d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, sûres de trouver parmi nous un accueil sympathique, si elles ont seulement un atome d’originalité qui les recommande à notre attention, ou la plus légère nuance de beauté qui les recommande à notre amour. Le monde moral est fermé à un moins grand nombre d’hommes qu’autrefois : ce n’est pas que les portes en soient déjà toutes grandes ouvertes pour les foules, mais elles sont plus souvent entre-bâillées, et plus d’un a pu se glisser ainsi furtivement en visiteur et contempler de ses propres yeux ce qu’il ne lui était donné autrefois de connaître que par les récits plus ou moins exacts ou intéressés des grandes intelligences qui habitaient seules ce monde merveilleux. Les mêmes hommes qui autrefois ne connaissaient qu’une seule province du monde moral (les élus même de l’intelligence n’en connaissaient bien souvent qu’une seule) en connaissent aujourd’hui presque toutes les régions, et ceux qui n’auraient eu en partage que des reflets et des images d’idées, qui n’auraient été admis à contempler la vérité qu’à travers les verres colorés de leurs préjugés et de leurs ignorances, ont pu la contempler en elle-même et en faire leur propriété. Ce sont là certes de grands avantages à porter à l’actif de notre temps ; mais cette médaille a son revers. Les idées, en se multipliant, ont perdu une grande partie de leur puissance. Autrefois elles étaient les épouses légitimes de l’esprit qui les recevait et les adoptait ; aujourd’hui elles ne sont plus que des visiteuses et des hôtes de passage. Depuis que nous avons plus de sympathie pour un plus grand nombre d’idées, nous avons plus de peine à fixer notre choix et à dévouer notre amour à quelques-unes d’entre elles. Nous n’avons plus avec elles que des rapports de sociabilité ou de caprice qui nous donnent un plaisir d’un instant ou nous laissent sceptiques et défians ; nous perdons sans regret celles que nous avons aimées, et même nous revoyons sans plaisir celles qui nous ont charmés autrefois. Le catalogue de don Juan est devenu une vérité dans le monde moral, tre mille e tre ; bienheureux sommes-nous quand nous ne sommes pas atteints par le même châtiment qui atteignit le séducteur, et quand la statue du commandeur, apparaissant sous la forme du glacial scepticisme, ne vient pas nous prendre par la main pour nous conduire aux abîmes du dégoût, du désespoir et du néant ! Voilà le prix dont nous payons cette facilité d’intelligence, cette sympathie morale et cette multiplicité d’idées dont nous pouvons être fiers à bon droit.

Si nous avons beaucoup acquis, nous avons donc, en revanche, beaucoup perdu. Il y a des sphères entières de l’activité humaine où cette balance de profits et de pertes est tout à fait inégale et penche décidément du côté des pertes. Certaines activités de l’esprit humain peuvent gagner à cette facilité d’intelligence, mais l’art y perd. La nouvelle génération compte d’habiles et pénétrans critiques, des chercheurs de vérités ingénieux, des dilettanti d’une finesse inouïe et d’un bon goût qu’on n’avait jamais connu auparavant en France, où le bon goût a toujours eu cependant ses droits de cité, c’est-à-dire d’un bon goût à la fois subtil, large et sûr, capable de sentir les beautés simples des poèmes barbares et les délicatesses les plus compliquées des littératures civilisées ; mais elle n’a ni un grand romancier, ni un grand écrivain dramatique, ni un véritable poète. L’esprit d’invention, qui est encore très vif, semble se réserver tout entier pour les sciences et l’exploration du monde physique. Notre littérature d’imagination depuis dix ans est peut-être une des plus pauvres que la France ait encore connues, et fait douloureusement contraste avec celle de la génération qui nous a précédés, et qui, encore aujourd’hui, soutient le mieux dans cet ordre de productions l’honneur du génie français. Aujourd’hui comme sous la restauration et sous le gouvernement de 1830, MM. de Lamartine et Victor Hugo sont les plus grands poètes de la France ; aujourd’hui comme il y a vingt ans, Mme Sand est le plus grand romancier français. Prenez les œuvres les plus remarquables de la littérature d’imagination pendant ces dernières années, et vous verrez qu’à très peu d’exceptions près, elles sont toutes signées de noms appartenant à une autre génération que celle qui s’élève. L’imagination des jeunes contemporains a une tournure analytique, critique ; elle manque d’intensité et de cette puissance de concentration qui fait seule les grands artistes. Elle est trop nerveuse, trop impressionnable, trop susceptible pour être féconde. Cette imagination qui vibre au moindre souffle, en laquelle les sensations les plus fugitives trouvent un écho, ne peut cependant parvenir à tirer une mélodie de tous ces souffles errans, ni une conception poétique harmonieusement ordonnée de toutes ces sensations accumulées. Elle est passive et résonne passivement sous le coup des émotions qui la frappent ; elle rend exactement la note de l’émotion qu’elle a ressentie, mais elle n’est pas maîtresse de sa propre musique, et ne sait ni lui commander ni la régler. Nos sensations sont trop rapides, trop vives, trop fréquemment renouvelées, pour avoir le temps de se transformer en passions et de s’emparer puissamment de notre cœur ; elles sont trop contradictoires pour ne pas se détruire les unes par les autres, et se déposséder en se succédant. Nos idées sont trop multipliées pour laisser d’elles autre chose qu’une empreinte légère sur l’âme. Nous comprenons tout à la condition de ne rien créer ; voilà notre faiblesse et notre infirmité. Notre fébrilité d’imagination n’est pas favorable à l’éclosion des œuvres de l’art, qui procède beaucoup comme la nature, par la lenteur, le loisir, par la concentration de toutes les forces et de toutes les énergies de l’être sur un germe qu’il s’agit d’échauffer et de faire épanouir. Une graine est jetée dans la solitude, et aussitôt toutes les forces naturelles voisines se réunissent et se concentrent sur cet atome infinitésimal ; les lourdes pluies l’enfoncent dans le sol, la terre l’échauffe de sa chaleur et le nourrit de ses sucs, la neige et les herbes le protègent contre le froid, et enfin un chêne ou un hêtre sort un jour de cet atome égaré. Le même phénomène se passe chez l’artiste ou le poète : toutes les forces morales et physiques, sensations, idées, sentimens, se réunissent en lui pour aider à l’épanouissement des germes de beauté qu’il a reçus, toutes sont subordonnées à ce rôle ; mais si au lieu de se concentrer pour concourir à cette œuvre d’incubation et de gestation morales, elles se succèdent isolément, elles n’engendrent pas la beauté, et passent sur l’âme en la laissant heureuse de voluptés divines, mais stériles. L’âme ainsi touchée aura vécu et compris la vie, elle ne l’aura pas créée. Et voilà pourquoi, dans des conditions en apparence plus favorables que celles qu’ont jamais connues nos devanciers, avec notre susceptibilité d’imagination, notre multiplicité d’idées, notre puissance passive de sentir, nous ne créons pas : il nous manque la force de concentration, la passion dominante qui fond au foyer de son ardeur tous les élémens apportés dans l’âme, et qui les fait tous concourir à l’accomplissement de son œuvre. C’est ainsi que de nos qualités mêmes naissent nos misères, et que de notre richesse d’idées naît notre indigence littéraire.

Ce n’est pas la seule cause de notre décadence ; il y en a une plus générale, plus fatale encore, et qu’on ne peut reprocher à aucun de nos contemporains : c’est l’atmosphère morale que nous traversons forcément, bon gré, mal gré, et à laquelle il faut nous résigner, absolument comme on se résigne à une année pluvieuse ou à un été trop orageux. Il n’est pas toujours juste de reprocher aux auteurs contemporains la décadence littéraire qui frappe tous les yeux ; ils pourraient souvent répondre qu’il serait beaucoup plus sensé d’adresser à la Providence les plaintes et les reproches dont on les accable, car enfin ils ne sont coupables, à prendre les choses au pire, que d’être de mauvais ou de médiocres auteurs ; mais ce n’est pas leur faute si notre époque manque d’hommes de génie. Si nous n’avons ni un Corneille ni un Molière, il ne faut pas s’en prendre à tel dramaturge et à tel vaudevilliste ; vraiment ils n’y peuvent rien. Cependant on crie à la décadence dès qu’on prononce leur nom, comme s’ils étaient coupables de l’avoir créée. Cette puissante manière de raisonner rappelle tout à fait l’aimable logique des populations du moyen âge : « Puisque la croisade est manquée et que nous ne pouvons combattre les infidèles, égorgeons tous les Juifs ; puisque la disette nous décime, égorgeons tous les sorciers ! » Il en est à peu près de même des cris d’anathème que nous poussons contre de pauvres gens qui sont aussi innocens que les Juifs du moyen âge des crimes dont on les accuse. Il y a d’ailleurs je ne sais quoi de superstitieux dans cette logique qui nous porte à attribuer à des agens personnels la responsabilité de phénomènes qui sont dus à des causes naturelles, indépendantes de toute volonté individuelle. La stérilité littéraire existe, c’est un fait trop certain ; mais on cesserait d’en faire peser la responsabilité sur les écrivains contemporains, si l’on avait bien voulu réfléchir à ce fait : que la littérature d’imagination est une fleur extrêmement rare, et qui s’épanouit à des intervalles très irréguliers. Il ne faudrait pas en effet que notre affliction nous portât à croire que notre époque est une exception à une loi générale ; elle partage au contraire le sort commun à presque toutes les époques. Ce sont les périodes littéraires brillantes qui sont l’exception, et les périodes littéraires médiocres qui sont la loi générale et ordinaire. Dans le monde de l’esprit comme dans le monde social, l’opulence n’est que transitoire et exceptionnelle ; la médiocrité est la condition permanente et universelle. Une des plus grandes erreurs que l’on puisse commettre, c’est de considérer la littérature, et spécialement la littérature d’imagination, comme existant par elle-même, comme possédant en elle-même son principe de vie, comme maîtresse de précipiter ou de ralentir à son gré le cours de son existence, de choisir ses sujets, ses thèmes favoris d’inspiration, ainsi qu’un homme choisit ses amis, ses habits, ses logemens. Il n’y a rien de plus faux. La littérature d’imagination n’existe pas par elle-même et n’est pas maîtresse de ses destinées, elle n’a pas en un mot une personnalité tranchée, comme la religion, la politique, la philosophie, la science, qui existent par elles-mêmes et ont en elles-mêmes leur principe et leur but. Elle n’est qu’un produit, un résultat, un composé. Elle est formée par le concours de toutes les énergies humaines, et révèle, selon la forme qu’elle a revêtue, soit l’harmonie existant entre ces énergies, soit leurs désaccords et leur hostilité, soit encore la prédominance de l’une de ces énergies sur toutes les autres ; mais si l’on suppose que ces énergies se retirent d’elle, elle cessera d’exister, ou traînera une existence stérile, parce qu’elle aura perdu sa raison d’être. Que peut être en effet une littérature lorsqu’elle a perdu les secours que lui donnaient la religion, la politique ou la philosophie, qui peuvent exister sans elle, mais dont elle ne saurait se passer ?

Il faut donc, pour qu’une grande littérature d’imagination se produise, un concours de circonstances qui se rencontre assez rarement ; il faut par exemple que les forces de la vie aient été soulevées chez un peuple, et que l’âme de toute une génération ait tressailli jusque dans ses profondeurs, sous le coup de quelque grande doctrine ou de quelque grande émotion. Alors l’âme, élevée pour ainsi dire hors d’elle-même par cette commotion anomale qu’elle est provoquée à raconter, trouve des accens extraordinaires, car elle est dans une condition que l’on peut appeler musicale, et la poésie devient en conséquence le langage naturel de la condition d’existence qu’elle subit ; tout autre langage serait excentrique et contraire à la nature. D’autres fois cette littérature est l’expression et le résumé de toute la civilisation d’un long passé, et non plus, comme dans le cas précédent, le cri mélodieux d’une génération particulière ou l’expression d’une certaine période de la vie nationale. Pareille à la fleur légendaire qui ne s’épanouit que tous les siècles, on voit cette plante éblouissante sortir du sol lorsque les énergies silencieusement actives d’innombrables générations ont accompli leur sourd labeur. Mille agens ont travaillé à sa formation, mille élémens sont entrés dans sa composition, et cependant nul œil n’a rien surpris de ce travail latent. Voici les deux cas dans lesquels les littératures d’imagination peuvent se produire ; mais, dans l’un et l’autre cas, leur existence est toujours aussi courte qu’elle est brillante. Dans le premier cas, elles ne survivent pas aux passions qui leur ont donné naissance, et s’éteignent presque en même temps que les générations dont elles ont exprimé la vie ; dans le second, elles passent comme passent toutes les choses qui, devant leur existence à une combinaison d’élémens divers et contraires, sont réductibles par la mort à ces élémens. Comptez combien sont rares chez les divers peuples les époques qui ont eu une littérature d’imagination, et combien rapide a été la vie de cette littérature ! L’Espagne de Philippe II à la mort de Philippe III, l’Angleterre pendant le règne d’Elisabeth, la France sous Louis XIV ont eu des littératures d’imagination. En dehors de ces époques privilégiées, il peut y avoir des individualités brillantes et même des talens de premier ordre ; mais il n’y a plus de ces ensembles majestueux qui imposent l’admiration : il y a des mélodies isolées, mais il n’y a plus de symphonie générale. Or nous ne sommes dans aucune de ces deux conditions. La littérature ne peut exprimer notre existence passée, car nous n’avons pas vécu, et nous sommes à peine nés d’hier. La France est un vieux pays, mais la société française moderne est très jeune ; elle date de soixante-dix ans à peine. Quand nos enfans auront marché sur nos traces pendant un assez grand nombre de siècles, quand ils auront accumulé, dans le cours du temps, assez de crimes et d’actes d’héroïsme, assez de lâchetés et de vertus, quand ils auront versé des larmes par torrens et arrosé la terre d’une assez grande abondance de sang, alors cette fleur si rare naîtra de tous ces sucs nourriciers, et l’on verra paraître un cortége de rapsodes qui raconteront quelle fut la colère d’un Achille qui n’est pas encore né, ou de quelles terreurs fut saisi un Macbeth qui nous est inconnu, lorsqu’il vit apparaître en face de lui l’ombre de sa victime. Et d’autre part, si nous assistons à de grands événemens, ces événemens n’ont pas le privilège d’imprimer à notre âme l’ébranlement qui pourrait la faire vibrer. Blasés que nous sommes par l’habitude des ruines, nous voyons d’un œil sec s’écrouler les pouvoirs antiques qui ont abrité tant de générations. Nous sommes loin déjà du jour où le premier coup fut porté à l’édifice du passé ; alors, dans la douleur de la première surprise et du premier déchirement, l’âme humaine laissa échapper un concert mélancolique de plaintes et de sanglots vraiment digne des ruines qu’elle célébrait et des combats qui se livraient en elle-même. Le monde entier a entendu ce concert des voix gémissantes de Werther, de René et de Childe-Harold. C’est la dernière fois que l’âme humaine ait éprouvé une grande secousse, et c’est la dernière fois aussi que la grande poésie ait élevé sa voix et qu’on ait eu une littérature d’imagination digne de ce nom.

Nous ne sommes donc pas de ceux qui croient à la résurrection prochaine de la littérature d’imagination, et qui se figurent qu’ils la ressusciteront en criant contre la décadence, comme les nègres s’imaginent, pendant les éclipses, qu’ils feront fuir le monstre qui vient manger la lune par des bruits de tam-tam et de cymbales. Nous croyons à la décadence et nous la constatons avec regret ; mais nous n’attribuons à nos cris aucun pouvoir magique. Nous savons d’avance ce qu’il nous sera donné de découvrir du haut de notre tour d’observation : quelques fantasias brillantes d’un cavalier aventureux, l’arrivée d’un voyageur intéressant, abondant en souvenirs curieux, la halte pittoresque d’une troupe de zingari ; mais, moins heureux que le veilleur du poète grec, il ne nous sera probablement pas donné de signaler le retour des rois qui auront pris Ilion. Nous pourrons voir apparaître des individualités isolées, mais aucun de ces cortéges imposans comme en voient défiler les époques privilégiées. Nous croyons donc à une sorte de fatalité naturelle et nécessaire, et nous sommes en conséquence fort porté à l’indulgence pour nos contemporains, que nous ne songeons pas à accuser d’une décadence à laquelle ils ne peuvent remédier.

Qui voudrait croire cependant au premier abord à notre disette littéraire en voyant l’abondante pâture que les imprimeries parisiennes fournissent chaque jour à l’esprit public ? Ce ne sont pas les livres qui manquent ; ce qui nous manque, ce sont les livres que nous puissions distinguer et sur lesquels nous puissions appeler l’attention de nos lecteurs, ce sont les occasions de sympathie et de justice. Au milieu de cette abondance de livres, nous sommes comme un promeneur au milieu d’une foule compacte, entouré de visages insignifians et de physionomies ingrates ; c’est à peine si de loin en loin nous surprenons une physionomie que nous puissions désigner à notre voisin, et qui se recommande par quelque expression originale. Et encore ne sommes-nous pas bien sûr que notre voisin comprenne toujours l’appel que nous faisons à sa curiosité, et qu’il soit d’accord avec nous sur l’intérêt que nous inspire telle ou telle physionomie, tant les traits sont d’ordinaire peu accusés, tant l’originalité est peu saisissante ! Nous avons toujours peur qu’il ne nous réponde grossièrement : « Vous moquez-vous de moi ? et en quoi ce visage mérite-t-il d’attirer mon attention ? » Ou bien : « Pensez-vous que j’aie un goût si prononcé pour l’entomologie littéraire que je puisse perdre mon temps à l’étude d’infusoires microscopiques, qu’on ne peut surprendre à l’œil nu ? Attendez au moins que vos protégés se soient élevés d’un degré dans l’échelle des êtres, et qu’ils soient promus à la dignité de zoophytes ; alors je consentirai à m’occuper d’eux, et je pourrai peut-être prendre plaisir à contempler un instant leurs formes excentriques et leurs couleurs chatoyantes. » Bien souvent le critique n’aurait rien à répondre à de tels discours, et voilà pourquoi nous nous hasardons si rarement à faire descendre le lecteur dans ces régions obscures, où la vie n’est pas apparente ; nous gardons pour nous seuls les fatigues de ces voyages d’exploration, et nous ne lui rapportons que les madrépores et les coquillages, qu’il peut prendre plaisir à regarder sans le secours du microscope.

La littérature romanesque est, de toutes les branches de la littérature de notre temps, celle dont la production est la plus abondante, et c’est peut-être celle où afflue encore tout ce qui reste chez nous de sève vraiment créatrice. Le roman, nous l’avons dit bien des fois déjà, est la forme littéraire la mieux appropriée à la peinture de nos mœurs ; nous ne saurions donc nous étonner et de la faveur dont il jouit et de la fécondité dont il fait preuve. Et cependant nous ne pouvons nous empêcher de nous poser cette question : Pourquoi une telle abondance, et à quoi bon tant de romans ? Voici cinquante volumes qui se sont accumulés sur notre table de travail depuis six mois, et ce chiffre est certainement bien loin d’être le chiffre exact de la production romanesque française pendant ce court laps de temps ! Il est impossible qu’entre le mois d’octobre 1860 et le mois d’avril 1861, il se soit rencontré cinquante personnes qui aient éprouvé un besoin irrésistible d’exprimer leur pensée sous la forme du roman, ou qui n’eussent pu s’accommoder d’aucun autre genre littéraire. Il serait déjà fort extraordinaire de rencontrer en six mois cinquante personnes qui eussent réellement quelque chose d’intéressant et de nouveau à dire sous quelque forme que ce soit ; mais qu’il y ait eu cinquante personnes qui toutes aient eu quelque chose à dire précisément sous cette forme, voilà qui est beaucoup plus extraordinaire encore. Si ces cinquante personnes ont choisi le roman, parce qu’elles ont senti qu’il y avait une corrélation intime et nécessaire entre leur expérience et cette forme de littérature, alors il faut admettre qu’autant de romanciers nous sont nés, car on est romancier comme on est poète ou dramaturge, non par choix arbitraire, mais par fatalité de caractère, de nature, d’âme et d’expérience. Un esprit incomplet, mais plein d’éclairs, Coleridge, remarquait après Goethe qu’il y avait dans l’âme des pensées et des sentimens qui naissaient rhythmiquement, dont la musique était l’expression naturelle, qui étaient condamnés à s’exprimer sous cette forme ou à ne pas s’exprimer du tout. Ces sentimens et ces pensées n’étaient pas poétiques et musicaux parce que le poète les avait rendus tels ; ils étaient par essence musique et poésie, comme l’air est sonore et comme l’eau est liquide. Il en est de même non-seulement de toutes nos pensées et de tous nos sentimens, mais encore de toutes nos observations et de toutes nos expériences. Quelques-unes se présentent sous une forme philosophique et didactique, ce sont celles qui sont tout à fait désintéressées, et où notre âme n’est que spectatrice ; d’autres se présentent sous une forme romanesque, ce sont celles où notre être s’est trouvé engagé, où il s’est mêlé à la réalité extérieure ; d’autres enfin affectent une allure de dilettantisme et de flânerie voluptueuse. Il est impossible que des expériences de nature si variée s’accommodent toutes également bien d’une seule et même forme littéraire. Pourquoi donc alors, je le demande encore, tant d’écrivains semblent-ils se donner le mot pour choisir cette forme de préférence à toute autre ? Hélas ! ce n’est pas même chez eux, je le crains, un choix arbitraire, né d’une fausse délibération, c’est une affaire de mode et d’imitation.

Il y a toujours en France un genre littéraire qui est plus en faveur à une époque donnée que tous les autres, qui s’attribue tyranniquement la primauté, et qui dit volontiers ce que l’église dit d’elle-même : « Hors de moi, point de salut ! » Alors il se produit un fait bizarre : tous ceux qui aspirent à la gloire littéraire se croient tenus de sacrifier à cette idole, sans se demander si l’idole représente bien un véritable dieu, si le talent et la nature de leur esprit les entraînent vers elle, et en un mot s’ils ont foi en elle. Ne pas sacrifier à cette idole, ce serait se proclamer indigne et se déclarer damné de gaieté de cœur, c’est-à-dire reconnaître qu’on n’appartient pas aux élus de l’intelligence, car avec l’avènement de telle ou telle forme littéraire arrive l’opinion qu’elle est la seule et vraie forme de littérature, et qu’en dehors d’elle il n’y a que des hommes sans génie, — pour tout dire, des impuissans. Jadis le sonnet régna, et pendant toute la durée de son règne, nul ne fut réputé bel esprit, s’il n’avait fait preuve de mauvais goût et de futilité en sacrifiant à cette forme difficile et un peu bizarre de poésie. Avoir fait un sonnet était un brevet de génie, et tous naturellement s’efforçaient d’obtenir ce brevet. À ce propos, remarquez combien l’esprit humain, surtout l’esprit humain français, a de ressources pour obéir à un mot d’ordre donné, de souplesse et d’aptitude pour l’imitation : tout devint facilement matière à sonnet, dès qu’il fut une fois admis que le sonnet était par excellence le genre préféré des beaux esprits. On mit en sonnets les pensées didactiques et sévères qui auraient demandé à être exposées sous la forme de l’épître, les sentimens expansifs qui auraient demandé à se dérouler dans le désordre de l’ode ou dans les flots de l’élégie : un fait d’histoire naturelle, un compliment à un général vainqueur, un placet à un souverain, une anecdote. Benserade ne faisait qu’exprimer sous une forme exagérée la folie passagère de ses contemporains, lorsqu’il se proposait de mettre en sonnets l’histoire de France tout entière. Plus tard, lorsque le sonnet eut succombé avec Oronte sous les boutades d’Alceste, la faveur se porta sur la tragédie, mise en honneur par deux hommes de génie, et pendant un siècle et demi le fléau tragique sévit sans discontinuer un seul jour. C’est à peine si les horreurs réelles de cette grande tragédie historique appelée révolution française parurent l’arrêter un instant ; il recommença une nouvelle carrière dès que les esprits eurent quelque liberté, et nul ne sait combien de temps il eût sévi, s’il n’eût été enfin emporté par l’orage providentiel du romantisme, vers l’an 1829. Les générations s’étaient succédé en se transmettant la crainte religieuse de ce fléau et les formules par lesquelles on célébrait son culte, sans qu’une seule voix se fût élevée pour protester[1]. Il était admis qu’on n’était pas un écrivain sérieux si on n’avait pas fait une tragédie, c’était le genre qui donnait le renom et la gloire. Vainement vous appeliez-vous Lesage et aviez-vous fait Gil Blas ; vous étiez regardé comme un écrivain d’un ordre inférieur, fait pour la classe moyenne des lettrés. Vous vous étiez condamné vous-même, exclu vous-même des hautes castes littéraires par le choix du genre bas et trivial appelé roman. Vous étiez jugé non sur le talent que vous aviez montré, non sur les trésors d’expérience et de sagesse que vous aviez dépensés, mais sur le genre que vous aviez choisi, sur l’étiquette et l’étoffe du sac où vous aviez présenté vos trésors. Vous vous appeliez Prévost, et vous pouviez vous vanter d’avoir écrit une histoire éternelle comme le cœur humain : vous étiez placé bien au-dessous de l’auteur de quelque Manlius ou de quelque Catilina, œuvres pompeuses comme le faux et ennuyeuses comme le radotage. De nos jours, la mode a changé encore une fois, et le roman, mis en honneur et élevé par quelques écrivains à des hauteurs qu’il n’avait jamais connues, a remplacé la tragédie, comme autrefois la tragédie avait remplacé le sonnet. Chacun fait aujourd’hui son roman, comme au siècle dernier chacun faisait sa tragédie, non parce qu’il a quelque chose d’intéressant et de particulier à dire sous cette forme, quelque chose qu’il lui serait impossible de dire autrement, mais parce qu’il est en quelque sorte admis qu’un roman est un brevet de talent qui donne droit à tous les honneurs de la popularité. Voilà, soyez-en sûrs, la raison véritable de cette abondance de récits romanesques qui nous encombrent. Que la vogue change, que la faveur se porte sur un autre genre, et les romans deviendront aussi rares que sont devenues rares les tragédies. Et la vogue changera, soyez-en persuadés. Sur quel genre se portera-t-elle ? On ne sait, peut-être sur la critique ethnographique. D’ici à quelques années, nul ne sera plus un homme de talent à moins d’avoir signé une dissertation plus ou moins oiseuse sur les Aryas et les Sémites. On peut remarquer déjà bien des signes avant-coureurs de cette révolution prochaine, dont M. Renan sera l’auteur innocent, comme George Sand et Balzac ont été les auteurs de la révolution qui a inauguré le règne du roman, et Corneille et Racine de la révolution qui a inauguré le règne de la tragédie.

À notre avis, cette vogue est désastreuse pour le goût public, plus désastreuse peut-être que ne le fut jamais le règne de la tragédie. Certes nous avons prouvé plus d’une fois ici même que nous n’avons pour la hiérarchie des genres aucun respect superstitieux. Nous croyons et nous ne nous sommes jamais lassé de soutenir que les écrivains doivent être classés, non d’après le genre qu’ils ont adopté, mais d’après le degré d’excellence des œuvres qu’ils ont produites, à quelque genre que ces œuvres appartiennent. Nous préférerons toujours une batterie de cuisine peinte avec la perfection hollandaise à un médiocre tableau de sainteté. Il n’y a pas à hésiter entre une œuvre parfaite appartenant à un genre réputé trivial et une œuvre défectueuse appartenant à un genre réputé noble ; celui qui aura signé la première de ces œuvres sera un grand artiste, celui qui aura signé la seconde ne sera qu’un esprit stérile. Il nous faut cependant faire une réserve. Une batterie de cuisine n’est supérieure à une figure de saint qu’autant qu’elle l’emporte en perfection ; mais si les deux peintures sont aussi médiocres l’une que l’autre, il conviendra de donner la préférence à celle qui appartient au genre le plus élevé. Un bon roman est supérieur assurément à une mauvaise tragédie, mais entre un mauvais roman et une mauvaise tragédie nous n’hésiterons jamais. Un mauvais roman n’est qu’une platitude basse et souvent pernicieuse. Une mauvaise tragédie est au moins une platitude emphatique, visant à la grandeur et à l’éclat ; elle a ce mérite relatif de forcer ceux qui la composent à se guinder, à se tourmenter, à faire effort pour s’élever : aussi peut-on dire que la tragédie est une bonne école de tenue morale. La composition d’une tragédie est un exercice de gymnastique intellectuelle plus sain que le roman, et c’est pourquoi nous regrettons quelquefois, en voyant les ravages opérés par le genre à la mode, le temps où le public croyait aux Guèbres et aux Atrides.

Cependant, tant qu’il y aura une littérature d’imagination telle quelle, notre devoir est de la surveiller et d’en tirer à notre profit personnel et au profit du lecteur le meilleur parti possible. Eh bien ! la tâche n’est pas aussi facile qu’on le croirait. Le triage, si l’on veut conduire cette opération avec justice, offre des difficultés presque insurmontables. En effet, presque toutes les productions romanesques qui se succèdent depuis quelques années offrent à peu près également les mêmes défauts et les mêmes qualités ; aucune ne tranche sur les autres par un caractère marqué, et c’est à peine si on ose choisir entre elles. Comme il n’y a pas de raisons décisives de parler de celle-ci plutôt que de celle-là, le critique se trouve placé dans cette alternative embarrassante de parler de toutes ou de ne parler d’aucune. Les œuvres secondaires ou même médiocres de notre époque se distinguent des œuvres secondaires et médiocres des époques précédentes par un genre de mérite qui rend l’injustice très difficile à leur égard ; elles sont défendues contre leur médiocrité par des qualités sérieuses qui font hésiter le jugement. Dénuées de beauté, de puissance et souvent même de charme, elles ne sont pas dénuées d’intérêt et de vérité, en sorte que si on a laissé fléchir en soi cette sévérité critique qui demande avant tout aux œuvres d’art d’être les expressions les plus larges possibles de la beauté et de la vie, on se sent touché de compassion devant ces créations incomplètes qui n’embrassent aucun ordre de pensées et de sentimens dans leur ensemble, mais qui présentent des observations de détail avec une vérité souvent saisissante. Ce qui manque avant tout à nos jeunes écrivains d’imagination, c’est, ainsi que nous l’avons dit, la faculté qui fait seule les grands artistes, la concentration, l’intensité, et, pourquoi ne pas hasarder ce mot pédantesque ? la faculté synthétique. Ils ne savent pas voir largement et féconder par la réflexion ce qu’ils ont réussi à voir. On dirait que la plupart d’entre eux, et cette supposition n’est souvent que trop près de la vérité, n’ont aucune idée générale de la vie, et que leur esprit, comme un œil malade qui ne peut embrasser un paysage dans son ensemble, ne peut voir le monde que successivement et détail par détail. Néanmoins ils ne manquent ni de finesse d’analyse ni d’exactitude. Quand leur attention se fixe sur un objet, quel qu’il soit, même le plus infime, ils le voient bien et le décrivent avec précision ; mais cet objet leur a fait perdre complètement de vue les autres objets environnans, si bien que, séparé de son milieu ambiant, il apparaît inerte, décoloré, éteint ; l’isolement lui fait perdre la plus grande partie de sa grâce et de son charme, et même lui enlève sa raison d’être. Il était vrai tant qu’il n’était pas séparé de son milieu naturel ; isolé, on ne le comprend plus qu’avec difficulté, et il faut un certain effort de réflexion pour ne pas le déclarer faux. Il était vivant tout à l’heure, lorsque l’auteur a fixé sur lui son attention, et voilà que maintenant il est terne comme une bruyère arrachée du sol ou morne comme un oiseau enfermé sous la cloche de la machine pneumatique. Le critique, devant de telles productions, se sent donc fort embarrassé : comment parler avec éloges d’un livre qui n’a pour tout mérite que de contenir un seul et unique détail de l’existence, un détail souvent infime, et qui n’aurait toute sa valeur que dans une large peinture qui le remettrait à son rang naturel, et fixerait sa place dans l’ordre de faits auquel il appartient ? Et d’un autre côté cependant la précision, l’exactitude avec lesquelles ce détail est présenté le font souvent hésiter.

Notre nouvelle littérature romanesque est à la fois empirique et expérimentale, et par ces deux épithètes nous résumons à la fois ses défauts et ses qualités. Elle est empirique, car ses productions ne relèvent d’aucun principe supérieur et tenu pour certain, d’aucune donnée générale, d’aucun système, d’aucune foi sociale. Elle marche au hasard, sans but fixé d’avance, sans itinéraire, et ses découvertes sont filles de l’occasion et de l’imprévu. Le vaste champ de la vie semble ne plus exciter sa curiosité. Comme un promeneur qui parcourt pour la centième fois une campagne trop connue, et dont l’œil, que ne peuvent plus satisfaire des beautés trop longtemps contemplées, se fixe avec complaisance sur un trou de taupe creusé de la veille, sur une fourmilière de formation récente, cette littérature s’arrête devant mille particularités qui n’ont aucune importance, par elles-mêmes, mais qui ont au moins le charme de la nouveauté. Elle est expérimentale par les mêmes raisons qui la font empirique. N’ayant de parti-pris sur rien, ni de conception première, nos jeunes romanciers attachent sur les détails qui les frappent une attention qu’ils ne leur auraient jamais accordée, s’ils étaient dirigés par un principe moral ou un parti-pris décidé sur la vie. Grâce à cette absence de grande préoccupation morale, philosophique ou religieuse, chaque fait, quelle qu’en soit la valeur, est étudié d’une manière plus désintéressée, avec une froide curiosité, en lui-même et pour lui-même. Un jeune écrivain qui vient de débuter dans les lettres par un roman que distinguent des qualités plus sérieuses qu’on n’en rencontre d’ordinaire dans les œuvres de début a posé la question assez nettement dans une préface qui serait excellente, si elle était réduite de moitié et émondée de certaines confidences malencontreuses. « Ce qu’il nous faut, dit-il, c’est la vérité, mais la vérité neuve et profonde. C’est l’étude intime et réelle de l’âme humaine et de la vie humaine. Ce n’est plus la passion ni l’émotion, c’est l’analyse de la passion et de l’émotion. Voilà ce que réclame notre insatiable avidité de connaître et de savoir. » C’est là en effet le but qu’il faudrait atteindre, et que cherche notre littérature nouvelle lorsqu’elle est moins empirique qu’expérimentale : malheureusement l’empirisme domine ; ils sont rares, les jeunes romanciers qui se rendent un compte exact de ce qu’ils cherchent, dont les analyses et les expériences sont autre chose que des tâtonnemens obscurs, et qui sont guidés par d’autres méthodes que le hasard.

Quoi qu’il en soit, ce qui domine dans notre littérature d’imagination comme dans la critique moderne, comme dans la science et l’histoire, c’est l’amour du fait, de la réalité, de l’expérience. Ainsi, en y regardant bien, on voit que toutes les facultés de l’esprit se répondent les unes aux autres dans une époque donnée, et que toutes les aptitudes contraires en apparence d’une même génération s’accordent pour chercher le même but. Une idée s’est emparée puissamment du cerveau des générations nouvelles : c’est que tous les systèmes sont faux, parce qu’ils sont arbitraires, et qu’ils ont enseigné désormais à l’humanité tout ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Nous ne devons attendre la vérité d’aucun d’eux, car ils ne nous donneront jamais dans le présent et dans l’avenir que ce qu’ils nous ont donné dans le passé, c’est-à-dire la part de vérité qui est entrée en eux et qui en fait pour ainsi dire la substance. Le seul moyen que nous ayons désormais de connaître la vérité, c’est de la chercher dans les choses elles-mêmes, de soumettre les choses à l’analyse pour connaître les élémens dont elles sont formées. Nous devons procéder scientifiquement dans le monde moral comme dans le monde physique, et bannir les conceptions arbitraires construites à priori par les fantaisies de notre esprit, comme le grand Bacon chassa au xvie siècle de la science les idoles de la caverne et les idoles du Forum. Longtemps on a pris dans les sciences les mots pour les choses ; il faudrait savoir si nous n’obéissons pas à la même erreur dans le monde moral, si les querelles scolastiques ne continuent pas parmi nous sous d’autres noms. Au lieu de faire découler la réalité de nos conceptions à priori, il serait plus sage peut-être, de faire découler nos conceptions de la réalité. Ayons donc une logique expérimentale, remplaçons notre métaphysique par une physique de l’esprit, notre morale par une chimie analytique. Je ne juge pas ces prétentions de notre génération nouvelle, je me contente de les exposer. Le roman contemporain, quelque indigent qu’il soit, donne, comme il le peut, sa note dans ce concert dont la critique moderne est le chef d’orchestre. Lui aussi, il cherche à sa manière à ne relever que de l’expérience ; il exclut les données purement imaginatives comme étant arbitraires ; il proscrit la passion comme exagérant les objets et les représentant sous de fausses couleurs ; il ne veut amener l’émotion que par l’accumulation minutieuse des détails et des faits. Aussi a-t-il, en dépit de ses allures frivoles, je ne sais quel caractère scientifique. On dirait souvent les notes d’un élève en chirurgie ou le compte-rendu d’un cours de clinique ; d’autres fois il ressemble à une expérience chimique manquée, à un tâtonnement de laboratoire. Un art nouveau sortira-t-ii jamais de ces tâtonnemens ? Sans doute l’expérience ne sera pas perdue, mais je doute parfois qu’elle profite à l’art et à la littérature. Nous arriverons-à mieux connaître la réalité, mais arriverons-nous à mieux la sentir que nos devanciers ? L’important dans les arts n’est pas de comprendre scientifiquement la réalité, de compter les élémens dont elle se compose ; l’important, c’est de la sentir poétiquement. Le poète et le romancier ne doivent pas et ne peuvent pas connaître la réalité de la même manière que le critique ou le moraliste, et ne peuvent se servir des mêmes instrumens. L’analyse, le scalpel, le microscope, sont les instrumens du critique, dont le but n’est pas de créer la beauté et la vie, mais d’en surprendre les secrets ; la passion, l’amour, l’intuition, sont les moyens par lesquels le poète et le romancier, dont le but est de créer la beauté, peuvent saisir et pénétrer la réalité sans la flétrir ni la dissoudre. Avec les méthodes qu’ont adoptées nos jeunes écrivains, ils pourront nous donner une réalité physiologique, chimique, mais non pas une réalité poétique et vivante, la seule dont l’artiste ait raison de se préoccuper.

La réalité est une grande chose en poésie et en littérature, la plus grande peut-être, et la manière dont elle doit être sentie, saisie et reproduite, est certainement la première des préoccupations de tout véritable artiste. C’est une question trop importante pour être traitée incidemment ; bornons-nous à noter en passant ce détail, qui pourra servir à quiconque voudra faire un traité ex professo sur la matière. Il y a chez nos jeunes contemporains une préoccupation de la réalité plus grande que chez leurs devanciers ; mais cette préoccupation, excellente en elle-même, les égare et leur fait choisir les méthodes opposées à celles dont l’artiste doit se servir : elle dégénère en manie d’exactitude, et arrive froidement à enfanter une réalité morte, comme celle de la table de dissection ou du laboratoire de chimie, tandis que la réalité devrait être vivante et poétique comme la plante qui s’ouvre au soleil ou l’être humain saisi par la passion. Nos jeunes contemporains sont très curieux de la réalité, ils ne l’aiment pas assez ; si leur curiosité était mélangée d’un peu d’amour, leurs œuvres n’y perdraient rien en exactitude, et elles y gagneraient en poésie et en beauté.

Je voudrais vérifier quelques-unes des observations précédentes par des exemples choisis parmi les productions les plus récentes de la littérature contemporaine, et je voudrais en même temps que ces exemples eussent assez d’intérêt et de mérite littéraire pour que le lecteur pût faire connaissance avec eux, s’il lui en prend envie. Après quelque hésitation, je me suis décidé pour les romans qui reposent sur des données excentriques, et qui rentrent dans le domaine du genre fantastique. Ce sont les meilleurs que j’aie pu rencontrer dans mes dernières lectures, ceux aussi qui me permettront de vérifier le plus aisément mes observations. Le roman fantastique est un genre dans lequel la réalité joue un rôle considérable, où elle joue même le seul rôle, quoiqu’il ait en apparence des prétentions toutes contraires. Hoffmann, le maître du genre, était un réaliste dans la bonne et juste acception du mot, et le dernier poète qui ait manié le fantastique en maître, l’Américain Edgar Poë, est un pur matérialiste, en dépit de ses affectations métaphysiques et de son jargon sentimental.

Tous les élémens dont se compose le genre fantastique sont matériels, corporels, physiques ; il n’y en a pas un, pris isolément, qui soit spirituel et moral. Les impressions fantastiques naissent de la tyrannie du corps et des agens matériels sur l’âme, de la coïncidence de certaines circonstances extérieures que l’imagination n’a pas coutume d’associer ; mais chacune de ces circonstances est naturelle et chacun de ces agens peut être décrit scientifiquement. Le même spectacle qui nous paraît mystérieux parce qu’il nous surprend à l’improviste nous laisserait froids et nous paraîtrait le plus naturel du monde, si nous avions vu jour par jour ces circonstances, ces agens se produire isolément d’abord, puis se rapprocher, s’appeler et se combiner enfin. Tous ces élémens, comme on le voit, sont parfaitement réels, ils n’ont par eux-mêmes aucune poésie mystérieuse, et cependant, réunis et associés, ils prennent une âme magique, qui exerce sur nous un pouvoir occulte. Ceci étant posé, nous pouvons facilement établir la différence qui sépare dans le cas présent la réalité scientifique de la réalité poétique et vivante, et décider laquelle des deux l’artiste doit choisir. Cette réalité est-elle dans chacun de ces élémens pris isolément, ou bien dans l’âme qui naît de leur association ? C’est l’âme des choses que l’artiste devra saisir, s’il veut en exprimer la réalité poétique. Cette âme, il la détruira infailliblement, si, par un amour méritoire, mais mal inspiré, du vrai, il veut se rendre exactement compte de chacun des détails et de chacune des circonstances qui ont contribué à sa formation.

Je pense, en écrivant ces lignes, à deux petites nouvelles intitulées Pierrot et Caïn, composant un même volume, qui, parmi les livres signés d’un nouveau nom, est assurément un des plus remarquables qui aient paru dans ces dernières années. Ces deux récits appartiennent au genre fantastique, et sont pris néanmoins dans la réalité la plus crue et la plus étroite. En les écrivant, l’auteur, M. Henri Rivière, s’est proposé le double but d’être à la fois émouvant comme le mystère et vrai comme la science la plus stricte. Il a réussi jusqu’à un certain point, et le sujet de Pierrot en particulier a été traité avec une vigueur et une fermeté froide qui sont remarquables. Cependant il a composé plutôt deux mémoires physiologiques sur la folie et les effets physiques du remords que deux contes fantastiques. Il règne dans ces nouvelles, surtout dans la première, une terreur réelle, et pourtant l’impression qu’éprouve le lecteur est une impression pénible plutôt qu’une impression d’effroi. Le mystère n’existe nulle part, et la curiosité qu’éveille le récit n’est pas cette poétique curiosité de surprise et d’étonnement qui saisit l’imagination par l’attrait de l’inconnu, mais cette curiosité froide, attentive, progressivement satisfaite, qu’éprouve l’esprit à voir se dérouler un enchaînement de conséquences scientifiquement prévues, dont on connaît avec précision les causes premières. Chaque circonstance nous est expliquée à mesure qu’elle se présente, chaque secret de l’âme élucidé ; l’auteur nous fait compter anneau par anneau toute la chaîne des faits. Le récit contient à peu près la même poésie que contiendrait le rapport d’un médecin ou d’un juge d’instruction qui seraient doués de certaines facultés d’artiste. L’intérêt poétique de l’œuvre est absorbé par l’intérêt scientifique qu’elle éveille.

La donnée du conte est très dramatique. Un jeune officier de marine, Servieux, s’est retiré à la campagne, afin d’y étudier dans la solitude et la retraite le type funambulesque de Pierrot, pour lequel il s’est senti naître à l’improviste une sorte d’affection morbide et dépravée. Un soir qu’il assistait à une représentation des Funambules, il lui a semblé qu’on n’avait pas compris jusqu’à lui le type de Pierrot, et il a trouvé une explication nouvelle, pleine de profondeur immorale, de ce personnage perfide, malicieux et discret. Pierrot, s’est-il dit, est la personnification du génie du mal : il fait le mal non par intérêt, par cupidité, par conviction, mais pour le mal lui-même, et sans poursuivre d’autre but. Ce n’est pas même par choix et dépravation du libre arbitre qu’il fait le mal ; il est condamné à le faire par fatalité d’âme, de nature, de tempérament. Aussi est-il franchement inhumain et loyalement pervers. Priez-le de vous tendre la main, il vous refusera avec sincérité ; implorez sa compassion, il vous répondra avec véracité qu’il ne peut vous accorder ce qui lui manque. Avez-vous remarqué que le masque de ce personnage comique est sérieux, austère ? Pierrot ne rit jamais. Il est triste et mélancolique, parce qu’il connaît le secret de la destinée qui pèse sur lui, et que, le voulût-il, il ne pourrait pas échapper à l’instinct du meurtre pour lequel il a été créé. La tristesse de Pierrot, c’est l’austère et grande tristesse du Satan de Milton, et peut-être, dans quelques rares momens, cette mélancolie de l’être déchu qui se fond en compassion sur lui-même, mélancolie que Klopstock a symbolisée dans le personnage d’Abaddona. Peu à peu cette conception d’une esthétique dépravée arrive à l’obséder tellement qu’elle devient une idée fixe, et qu’il lui prend le désir irrésistible d’incarner en lui le type de Pierrot. Il entre avec une ardeur si sérieuse et une telle intensité de volonté dans ce rôle, que cette incarnation d’un personnage imaginaire finit par le déposséder de son moi, et qu’il devient lui-même le Pierrot qu’il a rêvé, c’est-à-dire le génie du mal. Lorsqu’il se voit glisser sur cette pente, il essaie de se retenir à quelque chose d’humain, et fait effort pour aimer une pauvre fille, funambule de carrefour, qu’il a ramassée un jour qu’elle pleurait à la porte de sa baraque, et qu’il emmène dans sa maison de campagne pour se faciliter les répétitions du rôle qu’il s’est mis en tête de créer. Cette fille, qu’il fascine d’abord par l’effroi, se détourne bientôt de lui avec aversion, et se prend d’amour pour un pauvre comédien qui n’a point de notions d’esthétique transcendante aussi lugubres, et dont la vulgarité répond à sa vulgarité. Un soir, sur les planches des Funambules, où Servieux s’est engagé pour complaire à sa maîtresse et où il obtient les plus grands succès, Pierrot coupe le cou à son rival. L’incarnation du génie du mal est complète, et la représentation figurée d’une idée incorporelle est devenue une cruelle réalité. Certes voilà une donnée saisissante, qui est aussi loin que possible de la réalité ordinaire, et cependant le récit ne donne aucune impression fantastique, tant l’auteur a détruit d’avance, par ses explications claires et méthodiques, chacune des surprises qu’il pouvait nous causer. L’idée fixe de Servieux ne nous surprend pas du tout, car il a eu soin de nous dire qu’il avait été fou par suite de deux accidens épouvantables qui lui étaient arrivés dans sa carrière de marin. Un maître dans l’art du fantastique se serait bien gardé de nous initier minutieusement aux détails de la vie antérieure de son personnage, et j’imagine qu’un Hoffmann par exemple, après quelques mots sur la tournure d’esprit bizarre de son héros, aurait débuté par la représentation des Funambules où cette idée fixe fait pour la première fois son apparition, et puis qu’il aurait laissé les conséquences se dérouler sous l’œil du lecteur, d’autant plus incertain sur les destinées de cette idée qu’il n’en connaîtrait pas l’origine ; mais dans le récit de M. Rivière nous savons d’où vient cette idée, et par conséquent nous savons où elle va. Ajoutez que tant d’exactitude scientifique détruit non-seulement la poésie du récit, mais sa moralité. Si nous ne connaissions pas la folie de Servieux, nous pourrions tirer du récit de M. Rivière une moralité philosophique vraiment élevée. Il nous avertirait du danger des idées fixes, il nous enseignerait que nous devons nous tenir en garde contre les obsessions intellectuelles, et n’admettre aucune idée dans notre âme sans l’avoir soigneusement interrogée et lui avoir demandé son signalement. Avec la folie de Servieux disparaît sa responsabilité, et avec sa responsabilité la moralité de son histoire. Son idée fixe perd toute sa valeur poétique, car elle n’est plus une cause, elle n’est qu’un résultat particulier d’une cause plus générale. Ce n’est plus elle, c’est la folie qui est le ressort principal du récit.

Je recommande Pierrot, non pas à tous les lecteurs indifféremment, mais à ceux dont l’imagination est assez émoussée pour demander le nouveau avant toute autre chose. S’il se trouvait cependant certaines personnes moins altérées de la soif du nouveau, qui eussent la curiosité de lire ce conte, nous croyons de notre devoir de les avertir de la sensation particulière que cette lecture leur donnera. Ce sera quelque chose de comparable à la sensation que fait éprouver une lame de canif entrant dans les chairs vives. J’ai lu, je ne sais où, que certains jeunes seigneurs russes, blasés par la satiété des plaisirs, n’avaient pas reculé devant ce moyen cruel de se procurer une sensation nouvelle ; mais de semblables plaisirs n’étant pas du goût de tout le monde, et quelques-uns même pensant qu’ils sont immoraux, nous ne pouvons pas accepter la responsabilité des reproches que certains lecteurs seraient en droit de nous adresser, si nous ne les avertissions d’avance. Déplaisante ou non, cette histoire de Pierrot se recommande par des qualités notables de puissance, d’exactitude et de vérité, par cette espèce particulière de force imaginative que les Anglais appellent power. Il est donc de notre devoir de signaler Pierrot à l’attention du public, bien que nous sachions que cette œuvre ne sera pas goûtée par tout le monde. Caïn est une œuvre fort inférieure à Pierrot, quoique la donnée en soit plus élevée, plus humaine, moins physiologique. C’est l’histoire des remords causés par un de ces assassinats assez fréquens dans notre xixe siècle, et qu’on peut appeler, en empruntant le langage du confiteor, l’assassinat par omission. Un jeune officier de marine a vu son ami tomber dans un gouffre ; il n’avait qu’à étendre la main pour le sauver, et il l’a laissé périr, parce que la mort de son ami lui assurait le commandement de la frégate sur laquelle il servait. De quoi est-il coupable après tout ? Il n’a pas assassiné son ami, il l’a laissé périr ; sentez-vous la nuance, enfans du XIXe siècle ? Mais le châtiment ne se fait pas attendre et se présente sous la forme de l’hallucination. L’erreur de l’écrivain est d’avoir traité physiologiquement une donnée morale, et d’avoir fait porter au corps le châtiment de l’âme. Ce châtiment est à la fois trop grossier et trop léger ; l’hallucination et la paralysie amenées par les longues terreurs de l’âme ne sont pas une expiation suffisante, j’ajouterai qu’elles ne sont pas une expiation vraie des crimes des âmes nobles et bien douées. La souffrance a des moyens plus subtils et plus sûrs de s’insinuer dans de telles âmes ; le châtiment ne se présente pas à heure fixe sous la forme grossière et banale de l’hallucination, en les laissant librement vaquer à leurs affaires le reste du temps : il désenchante la vie tout entière et empoisonne toutes les heures du jour. L’expiation incessante dont parle la Bible, le feu qui ne s’éteint pas, le ver qui ne meurt pas, est le seul châtiment digne des criminels d’élite que la nature n’avait pas voués au mal. M. Rivière fait parcourir à son assassin une brillante carrière ; il le montre comblé des prospérités de la fortune. C’est le contraire qu’il fallait montrer, car c’est le contraire qui est vrai. Le crime n’eût-il été qu’à l’état de projet, n’eût-il passé sur l’âme que comme une ombre vague, il étendra sa malédiction sur l’existence entière et la vouera au malheur et à l’insuccès. Que M. Rivière lise une petite nouvelle d’Hawthorne intitulée Roger Malvin’s Burial, il verra la supériorité avec laquelle l’auteur américain a traité cette même donnée morale du remords. Dans cette nouvelle, il n’y a rien de physiologique, tout se passe dans l’âme et découle de l’âme, et cependant comme les effets du remords y sont bien mieux saisis et mieux rendus que dans la nouvelle de M. Rivière !

L’exactitude et le désir d’une précision scientifique détruisent chez M. Rivière la terreur fantastique et ce que nous appelons la réalité poétique. Nous adresserons un reproche analogue à M. Erckmann-Chatrian, auteur de contes fantastiques qui ont eu dans ces dernières années un succès qu’ils méritaient en partie. L’auteur (M. Erckmann-Chatrian est-il un seul et même personnage, ou est-il une individualité en deux personnes ?) a étudié très sérieusement le genre littéraire qu’il a adopté. On voit qu’il connaît tous les élémens qui entrent dans la composition du fantastique, toutes les combinaisons sous lesquelles il aime à se produire, tous les procédés de prestidigitation par lesquels on l’obtient. M. Erckmann-Chatrian possède de science certaine toutes les parties de son art ; il en comprend la philosophie et l’esthétique, et il en a la science de main, ce qu’en langage de peintre on appelle le métier. Malheureusement cette connaissance, trop exacte et trop technique, détruit chez le lecteur l’effet fantastique de ses contes. Même dans les plus terribles, la terreur n’est jamais bien forte, parce que le lecteur se rend un compte trop exact des dispositions morales des personnages, et que l’auteur nous prémunit lui-même contre les illusions que nous pourrions éprouver par sa préoccupation de rester étroitement fidèle au genre qu’il a choisi. Il sépare trop son sujet, quel qu’il soit, du milieu ordinaire de la vie, il le circonscrit trop strictement et le fait trop sortir de la nature générale. On croirait voir un sorcier traçant autour de nous à la craie blanche le cercle magique dans lequel il veut nous enfermer. Or le cercle magique n’aura tout son pouvoir sur nous qu’à la condition que nous ne le verrons pas tracer ; dans le cas contraire, nous refuserons d’y entrer, et nous nous arrêterons sur le bord, assistant en curieux au spectacle magique auquel nous devions être mêlés. Tel est l’écueil contre lequel a donné M. Erckmann-Chatrian. Il a voulu trop fortement ou plutôt trop étroitement la vérité fantastique, la vérité propre à un genre particulier de littérature. L’effet poétique est détruit par cette vérité trop spéciale ; nous savons trop que le terrain sur lequel nous marchons est un terrain à part. Aussi ses récits sont-ils plutôt des analyses psychologiques et une esthétique dramatisée du genre fantastique que des contes fantastiques véritables. On voit comment les facultés fonctionnent, lorsque l’âme est placée dans certaines conditions, plutôt que le résultat même de ces fonctions, ce qui poétiquement était l’essentiel.

Nous avons surtout dans ces contes la matière et la substance du fantastique, matière non pas inerte, mais à l’état de fusion, d’essais, d’expériences poétiques. Quelques-unes de ces expériences sont très curieuses ; ce ne sont pourtant que des expériences. En général ces contes sont plutôt remarquables par la pensée que par l’exécution ; l’exécution est adroite, ingénieuse souvent, mais elle manque de puissance. M. Erckmann-Chatrian ne manque pas d’idées, il en a, et de jolies ; mais il semble ignorer l’art de les développer. Qu’il n’entende pas nos paroles dans un mauvais sens et qu’il ne croie pas que nous reprochions à ses contes leur peu d’étendue ; le développement d’une idée ne tient pas au nombre de pages qu’il occupe. Les récits de M. Mérimée ne sont pas plus longs d’ordinaire que la plupart des contes de M. Erckmann-Chatrian, et cependant les idées qu’ils contiennent sont entièrement développées, et laissent la curiosité du lecteur complètement satisfaite. Après avoir lu un conte de M. Chatrian, au contraire, on aurait envie de dire à l’auteur : « Eh bien, et après ? Est-ce que nous allons en rester là ? » ou encore : « Votre idée est jolie, il ne vous reste plus qu’à faire le conte. » Quel beau sujet de récit à la Mérimée, par exemple, que le conte intitulé le Tisserand de la Steinbach ! Un jeune chasseur aperçoit du haut d’une montagne une troupe de bohémiens qui se sont arrêtés dans la vallée pour prendre leur repas du soir. Une pensée diabolique lui traverse l’esprit. Une pierre qui tomberait au milieu de cette bande y causerait un bel émoi, dit-il. Et, ce disant, il balance du bout de son pied un énorme quartier de roche. La pierre obéit à sa pensée, roule et va tuer une vieille femme pittoresquement accroupie près d’un chaudron. Depuis ce temps, le chasseur n’a plus quitté la vallée, et en expiation de son crime il a renoncé aux lieux hauts qu’il aimait autrefois. L’idée de ce conte est si bien choisie, si peu commune, si intéressante par elle-même, qu’elle sauve le récit sans le secours de l’exécution, qui est très défectueuse, et enlève l’émotion par sa seule puissance. La lunette d’Hans Schnapps et l’Oreille de la chouette contiennent aussi deux idées originales. Hans Schnapps est un digne apothicaire qui a inventé une lorgnette merveilleuse, laquelle est en même temps une seringue, par laquelle il nettoie les cerveaux des imbéciles de leurs sécrétions malsaines. Vous vous appliquez cette lorgnette au coin de l’œil, et crac vous recevez un clystère philosophique, mystique, poétique, une décoction de Shakspeare, de Descartes ou de Platon, selon la nature de votre indisposition mentale et l’affection particulière qui tourmente votre cerveau. C’est encore un inventeur très amusant et très ingénieux que ce bonhomme, qui a fabriqué un cornet micro-acoustique au moyen duquel on perçoit les bruits de l’infiniment petit et les mélodies des atomes, et qui s’est retiré dans une caverne pour faire ses expériences sur la sonorité du monde souterrain. Si nous passions en revue les contes de M. Chatrian, nous trouverions dans presque tous des idées aussi ingénieuses que celles que nous venons d’indiquer, et quelques-unes même vraiment profondes. Telle est par exemple l’idée qui fait le fond d’un récit assez médiocre intitulé : Une nuit dans les bois, où l’auteur a décrit les sensations d’un vieil antiquaire obligé de passer la nuit auprès d’une ruine historique qui avait fait bien souvent l’objet de ses préoccupations. Malgré toute sa patience et ses recherches minutieuses, il n’avait jamais pu résoudre certaines énigmes, et voici que lorsque le soleil se lève après une nuit de délire et de violentes sensations, les mystères du passé sont résolus. Qu’est-ce à dire, sinon que rien ne remplace pour l’homme le sentiment et l’expérience de la vie, et que l’érudition elle-même, qui semble avant tout une œuvre de patience et de labeur, n’est vraiment féconde que lorsqu’elle a traversé les régions de la poésie et des émotions poétiques.

Comme on peut le voir par les exemples que nous avons cités, les contes de M. Erckmann-Chatrian reposent presque tous sur des données psychologiques. On en tirerait facilement une esthétique complète ; ils sont reliés les uns aux autres, quel qu’en soit le sujet, par le lien d’une même philosophie. Il y a tout un système au fond des contes de M. Chatrian, le système bien connu au dernier siècle sous le nom de philosophie des sensations, renouvelé selon les méthodes de l’école allemande. C’est cette même philosophie, longtemps tenue pour vulgaire, flétrie même de quolibets odieux et déclarée incapable d’enfanter rien de beau et de grand, le sensualisme pour l’appeler de son nom, que nous avons vue de nos jours s’élever à des hauteurs que peu de philosophies ont atteintes, et se déployer dans l’art, dans la critique, dans l’explication de la nature avec une vigueur et un éclat peu communs. Les victoires remportées par cette philosophie des sensations portent avec elles leur enseignement, et pourront enseigner la modestie à plus d’une philosophie rivale. La morale de cette leçon sera sans doute que, dans la république des esprits comme dans le monde, il ne faut mépriser personne, puisque le plus dédaigné des systèmes, le plus honni, le plus conspué, s’est montré à un jour donné capable de prodiges, et a conquis ses titres de noblesse sur le champ de bataille de la vérité ; il a conquis ses titres de noblesse, nous insistons à dessein sur ce mot, parce qu’il a eu les deux qualités qui confèrent la noblesse, l’amour et l’admiration. Lui qu’on condamnait depuis sa naissance à la bassesse, à la vulgarité, au monde des sens, il a fait effort pour comprendre, et il s’est mis au niveau de tout ce qu’il y a de grand et de noble mieux que bien des philosophies de meilleur renom. Il est entré avec une admiration respectueuse dans l’intelligence de la religion, de la poésie, de l’art, et il a trouvé pour rendre ses émotions des accens pleins de grandeur. M. Erckmann-Chatrian appartient à cette philosophie des sensations, et si l’on voulait marquer la nuance de la jeune école à laquelle il se rattache, je crois qu’il faudrait indiquer surtout celle qui est représentée par M. Taine. Les Contes fantastiques et les Contes de la Montagne vous donneront sous une forme dramatisée, si vous savez les lire, les principaux chapitres de cette esthétique. Les Trois Âmes vous expliqueront la psychologie sur laquelle repose toute cette théorie matérialiste de l’art ; l’Œil invisible, la force de fascination de l’exemple et la puissance de l’instinct d’imitation ; le Requiem du Corbeau, l’exaltation de génie à laquelle peut amener une obsession ridicule, et l’origine humble et souvent misérable des grandes œuvres d’art ; l’Esquisse mystérieuse, la clairvoyance et la vivacité d’intuition que créent chez l’artiste ses préoccupations personnelles ; le Violon du Pendu, la force d’inspiration qui est contenue dans le malheur et les situations désespérées, etc. Cette esthétique, excellente et vraie dans quelques-unes de ses parties, fait cependant une part beaucoup trop large aux sensations, et ne tient pas assez compte des forces morales. Avec cette esthétique, on peut expliquer bien des œuvres et bien des hommes, même des plus grands, un Byron par exemple ; mais il en est qu’on n’expliquera jamais, ou qu’on n’expliquera qu’imparfaitement, un Shakspeare, un Corneille, un Goethe.

Encore un mot. J’ai reproché à M. Erckmann-Chatrian de ne pas développer ses idées ; mais je ne sais vraiment s’il fera bien d’entendre mon reproche. Il ne réussit que dans les esquisses courtes et rapides, les longs récits semblent lui être interdits, si j’en juge par un conte d’une étendue considérable, Hugues le Loup, qui remplit presque à lui seul le volume des Contes de la Montagne. On dirait une de ces fragiles œuvres de verre, qui s’est brisée en mille fragmens, et en fragmens si petits qu’on ne peut parvenir, même en les réunissant et en les combinant de toutes les façons, à reconstruire la forme de l’objet primitif. C’est un récit composé de détails qui ne se rejoignent pas et ne se répondent pas les uns aux autres, et que l’auteur combine avec une volonté vague et une main incertaine, comme s’il n’était pas bien sûr de son intention. Dans ce récit, la pensée de M. Chatrian est demeurée aussi ténébreuse que ces obscurités de la nature et ces affections héréditaires qu’il a voulu nous expliquer. Je ferai toutefois une exception pour la première œuvre de l’auteur, qui est aussi la plus étendue, l’Illustre docteur Mattheus. L’idée en est nette, le plan assez bien conçu ; mais l’exécution du récit est bien inférieure à ce qu’elle pouvait être. Tombant dans l’esprit d’un homme de génie, cette idée pouvait contenir le germe d’une grande conception poétique, comme le Don Quichotte. C’est le Don Quichotte du xixe siècle en effet que ce type de l’idéaliste allemand, qui part un beau jour pour réformer la science et prêcher aux hommes la vérité, et qui revient après avoir couru mille périls et sans avoir eu l’occasion de se faire écouter de personne. Les germes de grandes conceptions ne manquent pas dans notre temps, et ce récit en est un exemple ; mais ils se perdent ou avortent faute d’hommes de génie qui les recueillent et les fassent éclore.

Notre moisson est terminée ; elle est maigre, direz-vous, et pourtant c’est tout ce que nous avons pu butiner à travers une vingtaine de volumes ; c’est tout ce que nous avons cru digne d’être présenté au lecteur et recommandé à son attention, car ces œuvres sont à peu près les seules qui offrent sous une forme acceptable et d’une manière saillante les qualités et les défauts épars dans toutes les autres, et dans lesquelles résonne d’une manière distincte cette note d’exactitude réaliste qui n’est ailleurs qu’à l’état de vague murmure et de sourd bruissement.

Émile Montégut.


  1. Il faut noter cependant quelques tentatives isolées, celles de Diderot et de l’excentrique Mercier par exemple ; mais Diderot fut heureux d’avoir pour le protéger sa qualité d’encyclopédiste et de philosophe, et Mercier fut heureux également d’être garanti par sa réputation d’excentrique. Un homme de génie qui aurait eu leur audace sans avoir les antécédens philosophiques de Diderot ou la notoriété excentrique de Mercier aurait été infailliblement écrasé.