La Littérature française sous le premier empire

La Littérature française sous le premier empire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 905-920).
LA
LITTERATURE FRANÇAISE
SOUS LE PREMIER EMPIRE

Tableau de la littérature française (1800-1815), par M. G. Merlet. Paris 1877.

Il est entendu, presque dans toutes nos histoires de la littérature française, ou sous-entendu, que la littérature de la période impériale ne compte pas. Aussi, quand la nécessité chronologique d’en toucher au moins quelques mots se rencontre et qu’il faut satisfaire à l’usage, on nomme quelques noms à la hâte, on caractérise avec la brièveté du dédain quelques œuvres prises comme au hasard, on rit un peu de Lebrun Pindare et beaucoup de Luce de Lancival, d’Esménard ou de Parseval-Grandmaison; d’ailleurs on acquitte à Mme de Staël, à Chateaubriand, un tribut convenu d’admiration banale, et l’on passe : tout est dit. De loin en loin pourtant une voix généreuse proteste et réclame au moins l’indulgence. N’est-on pas en effet bien sévère pour une génération déshéritée si l’on veut, mais qui n’a manqué toutefois ni d’un certain amour de l’art, ni de l’éclat que projettent sur le court espace de quinze ans d’histoire deux ou trois œuvres originales, vraiment durables, et deux ou trois noms vraiment glorieux, dignes de rester inscrits parmi les plus illustres? Sainte-Beuve n’a pas craint de dire « que les triomphes militaires de l’empire avaient trouvé plus d’une fois, au retour, des splendeurs rivales dans les arts contemporains : telle page des Martyrs, une bataille de Gros ou la Vestale de Spontini. » C’est beaucoup, et, quoiqu’il parlât ainsi dans un temps où sa parole ne pouvait être encore soupçonnée ni d’allusion politique ni de flatterie rétrospective, c’était trop. Il sera toujours difficile de prouver que les Templiers ou Ninus II soient des chefs-d’œuvre injustement ignorés, Raynouard ou Brifaut des génies méconnus, Fontanes ou même Chênedollé, comme on les appelait, les derniers des classiques. C’étaient de fort honnêtes gens, qui faisaient assez proprement des vers peu poétiques, dont les meilleurs étaient beaux comme de la belle prose, de la belle prose académique, élégante et de bon ton, mais sans muscles et sans nerfs; d’ailleurs, poésie mise à part, les uns, comme Raynouard, très savans, et les autres, comme Brifaut, très aimables: mais ce n’est pas une raison pour les écarter impitoyablement de l’histoire de la littérature française. Bien plus et c’en est une de leur faire la part plus belle et la place plus large. Il y a des naturalistes à la mode qui donneraient volontiers toutes les espèces vivantes pour une seule de ces espèces de transition, épreuve affaiblie d’un modèle ancien, ébauche confuse d’un type nouveau, qui leur offrent les moyens de combler une lacune de la généalogie des êtres et de surprendre en quelque sorte la nature sur le fait, en flagrant délit de tâtonnement et de commencement d’invention. En littérature comme en histoire naturelle, il y a des œuvres de transition. Et si la critique littéraire, telle du moins qu’on la prône aujourd’hui, se piquait d’être conséquente avec soi-même et soumettait une bonne fois la liberté de ses allures aux rigueurs de la discipline scientifique, c’est peut-être à ces œuvres de transition qu’elle devrait consacrer le meilleur de son attention. Car on n’explique pas le génie, mais on explique le talent, et l’expliquant, on montre en quoi, par où, comment le génie est inexplicable. Et n’est-ce pas précisément, puisque aussi bien il s’agit ici de la littérature de l’époque impériale, ce que Royer-Collard appelait avec force « dériver l’ignorance de sa source la plus élevée? » Les fables d’Arnault sont fort agréables, pour sentir celles de La Fontaine.

C’est dans cet esprit de critique studieuse que M. Merlet a conçu l’ouvrage dont il vient de publier le premier volume, avec ce titre général : Tableau de la littérature française, 1800-1815, et le sous-titre : Mouvement religieux, philosophique et poétique. Il n’a point affecté la prétention de réhabiliter une littérature à peu près condamnée, mais il a voulu réviser le procès sur les pièces. Il accepte le dispositif, mais il pense qu’il y a lieu de revenir sur les considérans. « Expliquer ou atténuer les rigueurs de la postérité par l’enquête des causes qui la justifient, » et par suite, sous l’apparente et uniforme pauvreté des œuvres, découvrir et noter les symptômes de la renaissance prochaine, remonter pas à pas jusqu’aux sources inconnues de ces grands courans qui traversent la littérature du siècle, marquer enfin les origines de la prose et de la poésie contemporaines, tel est le but qu’il s’est proposé.

En effet, les causes de la stérilité sont complexes : tout n’est pas dit quand on a nommé la censure impériale ou cité des passages habilement choisis de la correspondance de César. Nous ne croyons pas aisément avec l’austère Daunou « qu’il ne puisse y avoir de génie que dans une âme républicaine. » Évidemment, on ne saurait avoir la pensée de justifier ou d’excuser seulement les procédés disciplinaires de l’empire à l’égard des écrivains. Un homme, si haut qu’on le mette au-dessus des autres hommes et si bas qu’on le salue, mais un homme, s’arrogeant de penser lui seul, comme d’agir, pour tout un peuple ; une armée de subalternes, dressée comme une vieille garde et traitant la littérature comme une chiourme ; cette singulière ambition de faire naître des chefs-d’œuvre au commandement, « l’art d’écrire consacré à la destruction de la pensée et la publicité même aux ténèbres, » Chénier destitué. Chateaubriand persécuté, Mme de Staël proscrite, convenons donc qu’il n’y a ni chimère de péril social, ni prétendue nécessité de salut public qui puisse autoriser ces attentats de la force contre la pensée. Mais empressons-nous d’ajouter qu’une pension de 8,000 francs consola Chénier de sa destitution, que Chateaubriand ressemble singulièrement à un persécuté imaginaire, et que Mme de Staël a quelque part écrit ce mot curieux, trop rarement cité, « que Bonaparte était un homme que la véritable résistance apaisait, et que ceux qui ont souffert de son despotisme doivent en être accusés autant que lui-même. » Ne versons pas dans la déclamation. Quand, pour flétrir les excès de l’arbitraire impérial, on en appelle, comme font quelques-uns, à toute l’énergie d’éloquence, à toute la véhémence d’indignation dont on se sent capable, il n’est pas mauvais, et c’est rendre à chacun sa part, de se rafraîchir la mémoire de tel décret de la convention portant que « tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté serait fermé et ses directeurs arrêtés et punis selon la rigueur des lois. » On sait ce que c’était, au mois d’août 1793, que la rigueur des lois. Car enfin il ne faut pas nous donner à croire, en épaississant les ombres autour des grotesques de la révolution et faisant la pleine lumière sur les ridicules de l’empire, qu’au lendemain de la convention, sous le directoire par exemple, quelque Barras ou quelque Gohier régnant, une littérature nouvelle fût prête à naître, une littérature républicaine, que le régime consulaire ou impérial survenant aurait tout à coup desséchée dans son germe. Hélas ! vers 1795 déjà, les contemporains eux-mêmes étaient vivement frappés et si profondément humiliés de la décadence littéraire, de la décadence du théâtre surtout, que le Moniteur n’en pouvait trouver le secret que dans « une conspiration de Pitt et de Cobourg » organisée pour l’avilissement de la scène française. On rit beaucoup, et l’on a raison, d’une tragédie de l’académicien Brifaut : — c’était un Don Sanche, — qu’il fallut transporter du jour au lendemain d’Espagne en Assyrie, parce qu’il ne convenait pas à l’empereur, en ce temps-là, que des choses d’Espagne fussent mises au théâtre. Mais, en vérité, de qui se moque-t-on ici? car sans doute ce n’était pas la faute de l’empereur, ni même de la censure, si l’intrigue tragique de Brifaut était assez banale, ses caractères assez effacés, son style assez décoloré pour que ce ne lui fût qu’un jeu de métamorphoser son roi de Léon et de Castille en potentat babylonien. Là-dessus on citera Chénier : « Veut-on que l’art dramatique se soutienne? Il faut lui donner beaucoup de latitude. » Mais ce n’est pas tout pour voler que d’avoir l’espace libre ouvert devant soi, l’espace immense, et le principal est encore d’avoir des ailes.

C’est une chose assez étonnante que dans un temps comme le nôtre, où l’histoire aspire à devenir au sens propre du mot « une science, » elle continue toutefois, du milieu des conditions si nombreuses et d’un entrelacement si confus, qui toutes sont également nécessaires à l’explication des faits, d’en dégager et d’en détourner arbitrairement une seule pour l’élever à la dignité de ce qu’on appelle une cause. Il n’y a pas de causes dans la science, il n’y a que des conditions. Nous admettrons donc volontiers que les rigueurs du régime impérial aient pu contribuer pour une part à la stérilité littéraire de l’époque ; mais prétendre qu’elles en seraient la cause unique et l’explication suffisante, c’est une opinion politique, c’est une manière de purger sa bile, ce n’est pas une opinion littéraire. Une compagnie de grenadiers n’eût-elle jamais chassé de l’orangerie de Saint-Cloud cinq cents législateurs, un pape ne fùt-il jamais accouru du Vatican pour couronner dans Notre-Dame un soldat victorieux, nous osons croire qu’Esménard ne fût pas devenu un grand poète et que Luce de Lancival n’en eût pas eu la tête plus épique.

Nous louerons donc très franchement M. Merlet d’avoir ici gardé la mesure et d’avoir eu le courage, mieux encore, le bon goût, de ne pas vouloir faire avec tant d’autres sa partie dans ce concert de récriminations surannées. Il a très bien vu que d’autres causes avaient préparé la décadence, il l’a dit et il l’a montré. Qu’il nous permette seulement de lui reprocher de n’avoir pas poussé plus avant la recherche de ces autres causes, et, pour tout dire, de n’y avoir pas consacré quelques-unes de ces pages qu’il donne libéralement à l’énumération des hommes et des œuvres. « Les germes de la décadence, nous dit-il, sont visibles dès le XVIIIe siècle, jusque dans ces jolis poètes, dont le style si soigné, si méticuleux, si scrupuleusement grammatical, n’offre sans doute aucune prise à la critique, mais nous inquiète déjà par je ne sais quoi de frêle et de fugitif qui échappe à l’analyse et presque à la perception. » Voilà qui est d’une vérité spirituelle, bien dit et bien senti : pourquoi n’est-ce qu’une indication? Chemin faisant, il est vrai, s’y rattachent nombre de remarques ingénieuses et quelques-unes d’un grand prix historique. Il est curieux d’apprendre, par exemple, et bon de retenir que les oripeaux de la phraséologie mythologique : flambeaux de l’hymen et ciseaux de la Parque, fureurs de Bellone et balances de Thémis, ou encore l’hydre de la Discorde et le timon de l’état datent de cette époque. Nos romantiques jadis, et depuis eux certains critiques, ont tellement accrédité l’opinion que ces façons de parler baroques auraient été familières à tous nos écrivains, petits et grands, d’avant 1830, qu’il est utile et même nécessaire de savoir qu’ils se trompaient. L’honnête Boileau nommait un chat un chat : Molière et Regnard, Voltaire et Diderot, ont nommé par leur nom beaucoup de choses qu’ils eussent pu déguiser sans inconvénient. On peut même soutenir que, pour écrire en prose comme en vers, avec exactitude et justesse, avec force quand il le fallait, avec éclat quand on le pouvait, on n’avait pas attendu que l’auteur de Cromwell eût émancipé la langue. En fait, cette horreur comique du mot propre date au plus loin du milieu du XVIIIe siècle : elle n’est devenue qu’au commencement du XIXe un principe de l’art d’écrire. M. Merlet en cite des exemples amusans; tels vers de Lalanne appelant un chapon :

Ce froid célibataire, inhabile au plaisir,
Du luxe de la table infortuné martyr;


cette périphrase de Lebrun :

Là je triplais le cercle agile
Du chanvre envolé sous mes pas ;


lisez: je sautais à la corde, — vingt autres encore. S’il s’est abstenu de moissonner dans Delille, c’est sans doute qu’il aura craint que la récolte ne fût trop abondante. Et cependant, chose singulière, ce même Delille, si longtemps considéré comme le maître dans l’art de ne pas nommer les choses par leur nom, serait l’un des premiers qui fit scandale pour avoir appelé le haricot un haricot, et autres nouveautés, pour le temps non moins téméraires, D’où venait cette rhétorique pédantesque et guindée dont la poésie voulut bien se faire humblement l’élève, et dont la critique des Geoffroy, des Hoffmann et tant d’autres se constitua l’impitoyable et l’incorruptible gardienne? Il n’est plus guère possible aujourd’hui de le contester : abaissement des caractères, appauvrissement de la pensée, dépérissement du style, tout cela vient du XVIIIe siècle, et non pas du XVIIIe siècle finissant, du XVIIIe siècle de Marmontel ou de La Harpe, de Thomas et de Saint-Lambert; mais du XVIIIe siècle dans sa gloire, étudié dans ses plus illustres représentans. Nul siècle n’a été plus complètement dénué de poésie : dans Voltaire lui-même, combien trouvera-t-on de vers qui partent du cœur, combien de souvenirs vraiment vécus? Nul siècle n’a été plus complètement dédaigneux des grandes parties de l’art. Ce n’est pas seulement la grande phrase majestueuse du XVIIe siècle qu’on brise, et la belle période oratoire que l’on rompt en éclats, de telle sorte que tout ce que le style gagne en clarté, la pensée le perde en profondeur; mais l’art lui-même de la composition, l’art d’ordonner un ensemble, d’en balancer les parties, il semble qu’on en ait perdu le secret. Un Voltaire est inhabile aux œuvres de longue haleine. Rien qui soit écrit d’une prose plus alerte et plus propre à l’action, d’un style plus merveilleux de transparence et de facilité que le Siècle de Louis XIV; mais Gibbon a raison, — car c’est lui qui, je crois, en lit le premier la remarque, — rien qui soit plus mal lié, ni plus faiblement soutenu. Comparez cette suite de chapitres, histoire politique et militaire d’abord, anecdotes, histoire intime de la cour, histoire du gouvernement intérieur, tableau des beaux-ans, histoire des querelles religieuses, tout cela juxtaposé, comme des tableaux dans une galerie, mais non pas composé, d’ailleurs finissant par une plaisanterie d’un goût douteux sur l’œuvre des missionnaires catholiques en Chine, comme par le mot de la fin d’un journaliste, — comparez ce désordre aimable avec cette belle Histoire des variations des églises protestantes, et mesurez la distance. Montesquieu, travaillant à son Esprit des Lois, entraîné par le plaisir de la recherche, s’abandonne si complètement à la dérive de son sujet, et, dépensant à la perfection du détail tout son esprit avec tout son génie, s’oublie si complètement dans une seule partie de son œuvre, qu’un beau jour le livre de la Grandeur et Décadence des Romains se détache de l’ensemble comme un épisode disproportionné, comme un fragment d’architecture admirable, mais dont la grandeur d’exécution écraserait le reste de l’édifice. Buffon écrit un Discours sur le Style, il y vante l’utilité d’un plan, et sans doute il pense à Montesquieu; mais lui-même il apprend l’Histoire naturelle en l’écrivant. Suivez-le de 1747 à 1788 : tantôt il ajoute au monument une aile qui n’avait pas de place marquée dans le plan primitif, tantôt, avec cette longue patience qu’il appelait le génie, il va reprendre l’œuvre jusque dans ses premiers fondemens, et le voilà, dans ses Époques de la nature, refaisant ses trois premiers volumes sur un dessin nouveau. Le seul Jean-Jacques peut-être, avec son intrépidité de logicien et son souffle de déclamateur, a composé l’Emile d’ensemble et son Contrat social d’une haleine, comme on faisait au siècle précédent. Il y a plus : à mesure que le siècle approche de son terme, les Diderot, les d’Alembert ne savent déjà plus écrire que des pages. Après eux, les Rivarol et les Chamfort ne sauront plus même qu’à peine composer une page, et tout leur esprit, qui fut du plus exquis et du plus étincelant, tiendra dans un petit volume de Nouvelles à la main.

De là nécessairement l’importance extrême donnée au détail, car c’est dans le détail que chacun met sa marque. Le mal est visible dès la fin du XVIIe siècle : « Ascagne est statuaire, dit La Bruyère, Hégion fondeur, Eschine foulon et Cydias bel esprit, c’est sa profession;... il évite uniquement de donner dans le sens des autres et d’être de l’avis de quelqu’un. » C’est de Fontenelle qu’il parlait ainsi; mais lui-même, La Bruyère, incomparable, inimitable artiste de style, ne court-il pas à la recherche de l’imprévu, du piquant, du singulier dans l’expression et dans la pensée? Bientôt cette poursuite acharnée devient le labeur unique de l’écrivain. A tout prix, il faut être original; mais le moyen, si « tout est dit? » Le moyen? Il est bien connu des époques de décadence :

Dixeris egregie notum si callida verbum
Red liderit junctura, novum...


Je suis fâché que la leçon soit d’Horace, mais en effet il l’a donnée. L’invention devient purement verbale, et les règles deviennent à mesure plus étroites, parce qu’il faut accomplir le tour de force dans des conditions plus difficiles. Le Commentaire sur Corneille de Voltaire, le Cours de littérature de La Harpe, sont de curieux modèles et très instructifs de cette critique de mots devenue pour un demi-siècle, jusqu’aux Villemain et jusqu’aux Sainte-Beuve, le dernier mot de la critique. Buffon, pour louer dignement Rivarol, dira que la traduction du Dante est une « suite de créations, » et Rivarol, enchérissant encore, dira bientôt « que quatre vers ou quatre lignes de prose classent un homme presque sans retour. » Aussi ne s’agit-il plus que de rencontrer ces quatre vers ou ces quatre lignes. Un madrigal, une épigramme, un seul alexandrin :

Le trident de Neptune est le sceptre du monde,

une boutade : « M. Le Brun a eu l’honneur de passer chez M. Fréron pour lui donner quelque chose, » — je laisse au lecteur le plaisir de deviner ce que c’était que ce quelque chose, — tirent un homme de pair et le désignent bruyamment à la célébrité des salons ou à l’ornement des académies. Et si les poètes rejettent obstinément le mot propre, c’est bien moins encore par principe et par préoccupation de rester nobles que par ambition de trouver une façon singulière de redire des choses déjà dites. On déguise la pensée sous quelques oripeaux bizarres et voyans, on l’habille d’un vêtement inédit comme un Jean-Jacques s’habille en Arménien... pour forcer l’attention des oisifs de la grande ville. Ajoutez qu’en même temps la vie sociale, de plus en plus artificielle, achève de déshabituer l’homme du spectacle et du sentiment de la nature. S’il ne manquait que de loups dans les bergeries de Florian, on en prendrait encore volontiers son parti, mais il y manque de moutons, de chiens et de bergers. Et ainsi, tandis que les prosateurs, maintenant leur attention fixée sur le détail, perdent le sentiment de la ligne, les poètes, qui ne regardent plus au-delà de l’horizon des salons, perdent le sentiment de la couleur.

Ce n’est pas tout : au XVIIe siècle l’art est vraiment une religion, j’entends, — car on pourrait trouver l’expression bien moderne, — que les Corneille, les Molière, les La Fontaine, les Boileau, les Racine, s’ils ne font pas de l’art « un sacerdoce », du moins ne vivent que pour l’art. Tel d’entre eux, le « Bonhomme, » traverse la vie comme sans se douter qu’il y ait au monde autre chose que d’écrire, à la manière d’un fablier ne pour porter des fables, avec cet air d’aimable distraction, ces allures nonchalantes qui lui font pardonner tant de faiblesses. D’autres, comme par exemple Molière, ne vivent pas seulement pour leur art, ils en meurent, appartenant à la race de ceux « qui ne regardent plus l’art comme une chose qui est faite pour le monde, mais le monde, les mœurs, les hommes et la société comme des choses qui sont faites pour l’art. » Au XVIIIe siècle il n’en est plus ainsi. La scène a changé. La littérature n’est plus seulement un art : c’est une arme. Tout écrivain a calculé que son talent est une force, comme la fortune, comme la naissance, et une force dont il faut savoir se servir. Ce n’est pas tout, ou plutôt ce n’est rien que de bien faire, il faut réussir, il faut parvenir et le siècle est pressé. L’homme de lettres, émancipé de la protection du grand seigneur ou du traitant, de l’homme de cour ou de l’homme d’argent, prétend faire figure à son tour, comme eux, et comme eux tenir un personnage dans le monde. Il fait fortune, d’abord : Voltaire entend les affaires comme Pâris-Montmartel, Beaumarchais les brassera comme Pâris-Duverney. L’un et l’autre s’efforcent de prendre pied dans la politique. Voltaire négocie des alliances, et Beaumarchais renverse un parlement : de jour en jour leur influence grandit, leur importance augmente. Quand le seigneur de Ferney tient en main son brelan de rois, c’est lui qu’on courtise et qu’on caresse : ce n’est plus lui qui flatte. Un roi de Suède passant à Paris y recevra, comme un insigne honneur, la visite de Rousseau. Les façons deviennent familières jusqu’à l’inconvenance et jusqu’à la grossièreté. Diderot, « conversant entre hommes, » avec l’impératrice de Russie, dans la vivacité de la conversation, lui frappe démonstrativement sur la cuisse. La Harpe, si j’en crois une anecdote que raconte Chateaubriand, dînant chez les ministres, quand le menu ne lui convient pas, commande à voix haute une omelette philosophique. Vraiment la littérature est déjà leur moindre souci. C’est un événement politique que le Mariage de Figaro : s’il touche à la littérature, ce n’est que par occasion. En effet, jusqu’aux auteurs dramatiques, ce n’est plus seulement l’ambition de la célébrité qui les travaille et qui les consume : c’est l’ambition du pouvoir. Condorcet nous a livré naïvement leur secret : « C’est, dit-il, qu’un auteur dramatique est sous la sauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle est un amusement ou une ressource. »

Aussi, quand éclate la révolution, jettent-ils là leur plume et se précipitent-ils tous dans la politique avec une sorte de fureur aveugle comme par une porte longtemps assiégée qui céderait sous l’effort et qui livrerait enfin le passage. La veille encore, pour devenir de rien ou de peu quelque chose ou quelqu’un, il fallait passer par la littérature : il est désormais inutile d’entreprendre cette voie pacifique et trop longue. La politique les conduira plus droit et plus vite au but. Qui s’amuserait maintenant à composer des Éloge de Fénelon ou des Panégyrique de saint Louis, mais surtout à raconter les Aventures du chevalier de Faublas? En vérité, c’est bien de cela qu’il s’agit ! l’abbé Maury gesticule à la tribune de la constituante, et Louvet sera demain de la convention. Fabre d’Églantine a oublié le chemin du Théâtre-Français : le Philinte de Molière est membre du comité de la guerre et des armes : il siège aux côtés de Carnot. Les Robespierre et les Saint-Just renonceront à la morale et à la gravelure pour devenir les législateurs sanglans de la terreur. Et Barère sera leur porte-voix, Barère, « le troubadour de la guillotine, » Bertrand Barère de Vieuzac, gentilhomme gascon, qui n’a plus maintenant que faire d’écrire pour les académies de province l’Éloge de Louis XII ou le Panégyrique de Le franc de Pompignan. Combien d’autres encore! L’impulsion est donnée : le règne de la littérature est fini, c’est le règne de la politique et du politicien qui commence. La publicité du journal et de la tribune a remplacé celle du Mercure et de l’Almanach des Muses. Quelle prose ou quelle poésie résisterait à pareille épreuve? Aussi quiconque désormais aura confiance en soi, quiconque aspire à se faire au soleil la place qu’il ne tient ni du droit de la naissance ni du titre de la fortune suivra-t-il ces exemples, devenus pour l’avenir illustres. Et tous ceux qui, sur la foi de quelque vague pressentiment ou de quelque violent appétit de jouissances, se croiront promis à quelque haute destinée, s’ils ont plus d’amour du pouvoir que de chaleur d’imagination, iront demander la gloire aux œuvres de la politique, ou la moissonner sur les champs de bataille de la république et de l’empire, s’ils ont moins de froide ambition calculatrice que de chaleur de cœur. Quelle est la voix au timbre d’airain qui s’élèvera pour dominer sur le tumulte des proscriptions et des armes?

Encore si la tragédie révolutionnaire, comme un mauvais drame romantique, n’avait pas versé de l’odieux dans le ridicule. Mais, pour achever ce tableau de la fin d’un siècle, représentez-vous, au lendemain de la terreur et jusqu’aux jours du consulat, le trouble jeté dans les esprits et dans les mœurs, le désordre des idées, le renversement des fortunes, le carnaval de toutes les conditions. En bas, toute une foule d’ouvriers sans ouvrage et de rentiers sans rentes grondant la faim, — les débris du jacobinisme, — ou ces portiers dont a parlé Chateaubriand, «grands partisans de feu M. de Robespierre, et regrettant les spectacles de la place Louis XV, où l’on coupait la tête à des femmes qui avaient le cou blanc comme de la chair de poulet. » Plus haut, tout un peuple grotesque d’agioteurs et de fournisseurs de tout étage, cette société frelatée du directoire, scandaleusement enrichie, s’essayant à l’art de vivre et se flattant naïvement d’avoir ressuscité les élégances de l’ancien régime parce qu’elle s’enivre des mêmes vins que les Lauzun et les Biron. Au sommet enfin, ces directeurs, à jamais dignes de la risée de l’histoire; l’un, au matin, donnant ses audiences, habillé d’un justaucorps de satin blanc, culotte blanche, souliers blancs ornés de rosettes bleues, sur l’épaule, manteau écarlate ; ou bien encore cet autre, sous son bel habit bleu chamarré d’or, avec son sabre de vermeil, entrant dans les salons un bras passé négligemment autour de la taille de celle qu’ils appellent « la fée du Luxembourg, » vêtue.., comme on ne se déshabille pas. Personne d’ailleurs ne croit plus à rien. Quand on joue le Barbier de Séville et que l’acteur prononce les mots : « Jouissons ! car dans trois semaines nous ne serons peut-être plus, » toute une salle applaudit frénétiquement. En effet, c’est le mot de la situation.

Que si maintenant l’on considère toutes ces causes réunies et conjurées en quelque sorte, non pas seulement pour la ruine d’une littérature, mais encore pour la décadence d’un grand peuple, il semblera qu’elles suffisent et qu’elles expliquent assez bien la pauvreté littéraire du consulat et de l’empire. Il est inutile, et même il serait plaisant, s’il n’était injuste, de rendre l’empereur responsable des inspirations malheureuses de Marie-Joseph Chénier ou de Népomucène Lemercier. Je conviens qu’un trait de satire fait bien dans le discours et qu’il relève agréablement la monotonie d’une étude sur la littérature de l’époque impériale; cependant je ne croirai jamais qu’en faisant de M. de Fontanes un grand maître de l’Université, l’empereur ait fait éprouver aux lettres une perte cruelle, et je suis certain que Fontanes a trouvé qu’il y gagnait. Il y aurait lieu plutôt de s’étonner que dans les œuvres si nombreuses, mais pour la plupart si médiocres de cette période, on puisse distinguer et noter déjà tant de gages d’avenir et tant de promesses d’une renaissance prochaine. Ce serait une erreur, en effet, que de se représenter la plupart des écrivains d’alors, poètes et prosateurs, comme d’étroits, comme de serviles imitateurs du passé. Sans doute les apparences plaident contre eux. Chanter l’Enfance d’Achille, chanter Philippe-Auguste ou Charlemagne à Pavie, cela est vieux comme de chanter la Pucelle. Il semble qu’il y ait des siècles que Luce de Lancival et Parseval-Grandmaison, comme Chapelain lui-même, sont relégués dans la foule obscure de ces auteurs que tout le monde nomme et que personne n’a lus. De même au théâtre, ce sont encore, ce sont toujours des Grecs et des Romains, comme si la faveur leur était revenue de plus belle depuis que Talma les joue sous le costume antique : voici des Agamemnon et des Hector, des Tibère et des Cincinnatus, et de beaux jours leur sont encore réservés, car la Sylla de M. de Jouy sera l’un des succès littéraires de la restauration. Dans la comédie, ce sont les Andrieux, les Collin d’Harleville et les Etienne, aimables écrivains dont les noms, tout pâlis qu’ils soient, ne réveillent du moins que des souvenirs aimables, auxquels il n’a manqué pour demeurer à la scène que la force comique, et pour vivre à la lecture que d’écrire, si j’ose le dire, moins correctement.

Regardez-y cependant de plus près : ne feuilletez pas seulement, lisez leur consciencieux et spirituel historien. C’est ici le dédommagement, c’est la généreuse revanche que M. Merlet a prise de la fatigue, sinon de l’ennui, qu’il a dû lui en coûter pour les lire. Ces rhapsodes, qui rêvent de donner une épopée à la France, vont découvrir le moyen âge et venger des dédains de la littérature classique la Chanson de geste et le roman de la Table-Ronde. C’est un préfet de l’empire, infatigable versificateur, le baron Creuzé de Lesser, qui, dans les intervalles de repos que lui laissent les soucis administratifs, remettra la Chevalerie, les Amadis et les Roland en honneur. Si Lemercier débute ou du moins s’impose à la renommée par un Agamemnon, il continue par Pinto, mélange équivoque, mais amusant, dit-on, du tragique avec le comique. Dans Christophe Colomb, son audace de novateur ira jusqu’à braver les unités et jusqu’à mettre en scène l’intérieur d’un vaisseau. Ce fut en 1809 comme une première bataille d’Hernani. « Dans la bagarre qui suivit, il y eut un mort et plusieurs blessés. Pour faire représenter la pièce, il fallut la protéger par des baïonnettes. » Quatre ans plus tard le Tippo-Saïb de M. de Jouy donnera le double scandale d’un sujet tragique emprunté à des événemens presque contemporains et d’une recherche de ce que nous avons depuis appelé la « couleur locale, » d’autant plus téméraire que M. de Jouy a vu l’inde, connu Tippo-Saïb et combattu sous ses ordres. Enfin sur la scène comique, deux hommes d’esprit, qui joignent à une remarquable fécondité d’invention l’expérience consommée du métier d’acteur, Alexandre Duval et Picard, fraient la voie, l’un à la comédie historique et l’autre, non-seulement à la comédie bourgeoise, mais à la comédie de mœurs. Le Menuisier de Livonie, la Jeunesse d’Henri IV, ne paraissent pas indignes de précéder la comédie historique de Dumas ou de Scribe, Mademoiselle de Belle-Isle ou Bertrand et Raton. Si telle comédie de Picard, les Ricochets par exemple ou la Petite Ville, qui d’ailleurs se soutient encore à la scène, étaient écrites d’un style non pas plus aisé, mais plus incisif et, pour dire le mot, plus brutal, elle ne ferait pas mauvaise figure dans le répertoire contemporain. En tout cas Picard est l’un des premiers qui aient mis à la scène la satire non plus d’un ridicule ou d’un défaut, mais d’une condition, de toute une classe sociale, et c’est bien là, si nous ne nous trompons, le propre de la comédie de mœurs, le Demi-Monde, les Faux bonshommes, les Vieux garçons.

Il serait facile de multiplier les rapprochemens. Quand M. Merlet nous parle de la Panhypocrisiade de Népomucène Lemercier et qu’il nous cite parmi les pages qu’on en voudrait sauver « le dialogue de la conscience avec le connétable de Bourbon, la plainte du chêne abattu par des soldats, la dispute de Luther avec le diable, la conversation de Rabelais et de la Raison, » ou quand encore il fait défiler rapidement sous nos yeux quelques-uns des personnages de ce poème plus qu’étrange, « la Mort, Tristan l’Ermite, Tibère et saint Bernard, Attila et Copernic, Soliman et Christophe Colomb, La Trémouille et Satan, » ne pouvons-nous pas y reconnaître quelque chose de « déjà vu, » je ne sais quelle ambitieuse mais grossière ébauche, indistincte encore et confuse, de la Légende des siècles? Lebrun Pindare lui-même, cet amant superstitieux de la forme, l’un des premiers qui aient cru que les mots et leur arrangement pouvaient avoir une valeur et des beautés indépendantes de la pensée qu’ils servent à exprimer, n’est pas aussi loin de nous qu’on le croirait d’abord. Et si Lebrun et Lemercier sont les prédécesseurs naturels de Victor Hugo, voici dans l’autre camp Fontanes et Chênedollé qui peuvent passer pour des précurseurs de Lamartine. M. Merlet, qui cite beaucoup, et avec raison, car la citation motive le jugement, rappelle ici quelques jolis vers de Chênedollé :

Oh ! combien j’aime à voir par un beau soir d’été
Sur l’onde reproduit ce croissant argenté,
Ce lac aux bords rians, ces cimes élancées
Qui dans ce grand miroir se peignent renversées,
Et l’étoile au front d’or, et son éclat tremblant,
Et l’ombrage incertain du saule vacillant.


Si ce n’est pas encore Lamartine, ce n’est plus au moins Delille ni Saint-Lambert; ce n’est plus ce vers prosaïque, cette langue abstraite et décolorée de la fin du XVIIIe siècle, mais ce n’est encore ni l’abandon, ni la mélodie, ni le charme du vers de Lamartine. Les épithètes consacrées, « beau soir d’été, » — « croissant argenté, » — « bords rians, » — « cimes élancées, » y font tache, et plus d’une expression convenue, plus d’un son y choquent l’oreille désagréablement, mais l’ensemble y est, et l’accent, l’accent de cette mélancolie que le poète serait si malheureux d’échanger contre ce que le vulgaire appelle le bonheur. Tels vers, telle strophe de Fontanes appelleraient les mêmes remarques :

Ainsi quand d’une fleur nouvelle
Vers le soir l’éclat s’est flétri,
Les airs parfumés autour d’elle
Indiquent la place fidèle
Où le matin elle a fleuri.


Le rhythme est harmonieux, le vers élégant, l’expression simple, l’idée même poétique; seulement il n’y a pas de « parfums » dans la nature, il n’y a que des odeurs, et ce vers « Indiquent la place fidèle » est évidemment de la prose toute pure. Ce n’est rien, mais ce rien est tout. On dira peut-être que ces passages sont de ceux que l’on choisit tout exprès pour les citer, et que de pareilles inspirations sont rares chez Fontanes comme chez Chênedollé. Qu’importe? l’avenir est entrevu, la note est donnée, c’est tout ce que l’on demande à des poètes de transition.

Aussi bien n’était-ce pas le poète qui devait prononcer la parole magique et rompre le cercle étroit d’une tradition à laquelle on obéissait par routine plutôt que par conviction, par impuissance de s’élever contre elle plutôt que par respect. Je ne parle pas des critiques : les critiques ont été créés pour monter la garde à la porte du temple, et l’incorruptibilité du factionnaire est la première de leurs vertus. Mais évidemment Fontanes, Chênedollé, Lebrun, Lemercier, beaucoup d’autres encore, ont rêvé d’un idéal qu’il ne leur a pas été donné d’atteindre et d’une rénovation qu’ils n’ont pas eu la force d’inaugurer. C’était à la prose, c’était à Mme de Staël et à Chateaubriand que cette gloire était réservée.

Le plan que M. Merlet s’est tracé ne lui a permis, dans un premier volume, que de faire mention en passant de Mme de Staël. De Chateaubriand même, il n’a guère étudié que le Génie du christianisme, pour lequel nous le trouvons sévère. Nous n’empiéterons pas sur ses recherches et nous n’anticiperons pas sur son jugement à venir; mais nous pouvons du moins rappeler en quelques mots comment Chateaubriand et Mme de Staël ont donné la forme, la figure et la voix à ces nouveautés que d’autres, autour et au-dessous d’eux, appelaient et pressentaient comme eux, la part qu’ils ont prise à la renaissance des lettres, ce qu’ils nous ont enfin légué de vraiment durable et de vraiment fécond.

Il semble que Mme de Staël, formée à l’école du XVIIIe siècle, nous ait conservé, par ses ouvrages et par son influence, tout ce qui méritait d’être sauvé du naufrage des idées et de la littérature du XVIIIe siècle. Elle a toujours regretté ce temps « où les affaires politiques étaient entre les mains des personnes de la première classe, » où « toute la vigueur de la liberté nouvelle et toutes les grâces de la politesse ancienne se réunissaient dans les mêmes personnes, » enfin où « les plus hautes questions que l’ordre social ait jamais fait naître étaient traitées par les esprits les plus capables de les entendre et de les discuter. » Eclairée par l’expérience de la révolution, elle a très bien vu qu’en somme, au jour de l’action, les écrivains et les publicistes avaient été les dupes de l’événement qu’ils avaient appelé de leurs vœux et hâté de leurs œuvres. « Les esprits violens, dit-elle, se servent des hommes éclairés quand ils veulent triompher du pouvoir établi; mais lorsqu’il s’agit de se maintenir eux-mêmes, ils s’essaient à témoigner un mépris grossier pour la raison. » Elle a même eu le courage de tirer la conclusion et d’écrire bravement dès 1798 : « Cette révolution peut à la longue éclairer une plus grande masse d’hommes, mais pendant plusieurs années la vulgarité du langage, des manières et des opinions doit faire rétrograder à beaucoup d’égards le goût et la raison. » C’est précisément contre cette vulgarité des manières et des opinions qu’elle n’a pas cessé de lutter, travaillant surtout, autant qu’il était en elle, à reconstituer cette élite, à refaire ce public avide et curieux des choses de l’esprit qui les encourage précisément et les suscite par cela seul qu’il y prend intérêt. D’ailleurs elle a gardé du XVIIIe siècle la foi dans la raison humaine et la confiance dans le progrès. Elle nous en a transmis l’esprit de recherche, d’universelle curiosité, de prompte et généreuse sympathie. Quand on ne consulte que la chronologie toute seule, on attribue volontiers l’inspiration du livre de l’Allemagne, sinon précisément à l’influence de Chateaubriand, du moins à l’ardeur d’émulation qu’auraient éveillée chez Mme de Staël, si franchement prête à tout comprendre et tout admirer, le succès bruyant d’Atala, de René, du Génie du christianisme. C’est la diminuer injustement. Je ne vois pas que ni Chateaubriand ni les romantiques après lui se soient beaucoup souciés des littératures étrangères. Ils ont pu les vanter, ils ont pu s’en servir; toutefois ils n’ont guère emprunté de l’Angleterre, de l’Allemagne ou de l’Espagne que des couleurs pour leur palette et des motifs d’inspiration, des effets de style et des procédés de composition. Ils se sont mis, en quelque sorte, à l’abri de Shakspeare et de Byron, de Goethe ou de Schiller pour autoriser par de grands noms leur révolte contre la tradition. Au contraire, il n’y a pas d’arrière-pensée dans l’Allemagne de Mme de Staël. C’est un livre de bonne foi, s’il en fut. C’est l’œuvre surtout d’un grand esprit qui ne croit pas que ce soit compromettre son originalité que de comprendre les autres et de les trouver originaux. L’Allemagne est le dernier beau livre du XVIIIe siècle. Un autre lien rattache encore Mme de Staël au XVIIIe siècle : c’est l’esprit d’analyse et la netteté, la précision, la vivacité du style. Et par là elle est en même temps aux origines de la prose contemporaine, la prose historique et politique, agissante et militante, comme Chateaubriand est aux origines de la prose descriptive et de la poésie du XIXe siècle.

Il serait difficile de dire de Chateaubriand quelque chose qui n’en ait pas été dit vingt fois et bien dit. Peut-être cependant conviendrait-il aujourd’hui de tempérer la sévérité du jugement définitif de Sainte-Beuve. On ne refera pas son livre sur Chateaubriand et son temps, mais on en adoucira l’amertume. Car peu importent les critiques, peu importent même quelques pages vieillies, peu importe surtout la personne de Chateaubriand. On ne lui enlèvera pas l’honneur d’avoir exercé pendant trois générations d’hommes une royauté littéraire qui n’a de comparable dans notre histoire que celle du seul Voltaire. On ne lui disputera pas la gloire d’avoir été, comme disait spirituellement Théophile Gautier, « le sachem du romantisme » et d’avoir « dans le Génie du christianisme restauré la cathédrale gothique, » dans les Natchez « rouvert la grande nature fermée, » dans René « d’avoir inventé la mélancolie et la passion moderne. » Ce sont là des titres que l’histoire de la littérature française contemporaine se doit à elle-même de ne pas contester. Joignez-y cette invention de génie d’une prose nouvelle, capable de rivaliser avec la poésie non-seulement d’éclat et de couleur, mais de nombre et d’harmonie. Buffon, dit-on, n’imaginait pas de plus complet éloge des beaux vers que de les déclarer beaux comme de la belle prose. Sans doute, c’était une raillerie : depuis Chateaubriand, ce pourrait être l’expression de la vérité.

La conclusion, c’est que cette littérature de l’époque impériale ne mérite ni l’oubli ni le superbe dédain de la critique et de l’histoire. Elle vaut la peine d’être connue. Toute notre littérature contemporaine en vient, et de jour en jour, à mesure que s’éteint le bruit des vieilles querelles, nous voyons plus clairement la liaison et le rapport. Nous sommes plus près de nos pères que nous ne voudrions le croire dans notre ardeur inconsidérée d’être originaux et de ne dater que de nous-mêmes. La meilleure part de notre originalité, c’est encore celle que nous a transmise la tradition. Les qualités dont nous sommes le plus fiers et les défauts dont nous nous montrons le plus orgueilleux, c’est d’héritage que nous les tenons. Beaucoup de choses qu’elle croyait avoir découvertes, l’école de 1830 n’a fait que les retrouver ; elle a continué beaucoup de choses qu’elle se vantait d’avoir créées. Ainsi jadis les spectateurs de la révolution croyaient voir commencer sous leurs yeux une époque nouvelle de l’histoire du monde. Hommes et choses y dépassaient la mesure commune de l’histoire et de l’humanité. Cependant à mesure que l’on étudiait avec plus d’attention et de liberté scientifique le caractère de l’événement, à mesure qu’on en pénétrait mieux le sens et qu’on en regardait plus froidement les suites qui continuaient à se dérouler, on le ramenait à ses vraies proportions, on le rattachait à ses véritables origines, on y reconnaissait la conséquence nécessaire de toute notre histoire nationale, et jusque dans les géans de la convention on retrouvait des Français de tous les temps qui n’avaient plus de gigantesque et de surhumain que le piédestal sur lequel nous les avions élevés. Ils redevenaient la descendance légitime de ceux qui les avaient précédés, les ancêtres naturels de ceux qui les ont suivis, et, comme dans une seule maison, leurs haines, leurs actes, leurs espérances à tous étaient marqués au même air de famille. Tant il est vrai que dans l’histoire des peuples et des hommes il n’y a vraiment ni interruptions, ni recommencemens, et qu’à mesure que nous nous éloignons davantage du passé, nous nous en rapprochons en effet, puisque nous le comprenons mieux.


FERDINAND BRUNETIERE.