La Littérature française de 1830 à 1848

La Littérature française de 1830 à 1848
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 537-565).
LA


LITTERATURE FRANÇAISE


DE 1830 A 1848.





Histoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet,
par M. A. Nettement, 2 vol. in-8o.





Raconter l’histoire littéraire de son temps n’est pas pour l’écrivain ami de la vérité une tâche moins délicate que le récit des événemens politiques dont il a été le témoin, car les passions suscitées par les idées sont parfois aussi vives que les passions suscitées par les faits. Pour demeurer toujours impartial, il faut, avant de prendre la plume, soumettre ses souvenirs au contrôle le plus sévère, et trop souvent on s’abuse sur la sincérité de l’épreuve. Il est bien difficile en effet de condamner les principes qu’on a défendus pendant vingt ans, lors même que ces principes n’ont pas triomphé, et si la victoire s’est rangée de leur côté, il est assez malaisé de juger sans orgueil la cause vaincue. Avoir vu par ses yeux ce qu’on se propose de raconter est à coup sûr un immense avantage; mais la vivacité même des souvenirs n’est pas sans danger. La connaissance des hommes dont les œuvres sont soumises à notre examen, si utile pour l’intelligence de leurs intentions, donne parfois à nos paroles un accent de raillerie dont les générations futures n’auront pas le secret. M. Alfred Nettement, en écrivant ce qu’il appelle lHistoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet, ne paraît pas même avoir entrevu les dangers que je signale. On dirait qu’il a fermé les yeux pour ne pas apercevoir les difficultés de sa tâche. Il s’est mis à l’œuvre sans défiance de lui-même, sans hésitation, comme s’il s’agissait de recueillir ses souvenirs pour les transmettre à un ami. Il n’y a pas une page de ce livre qui porte l’empreinte de la réflexion. L’auteur ne semble pas même comprendre que l’improvisation n’est pas de mise dans un pareil sujet. À quoi bon condenser sa pensée ? N’est-il pas sûr d’intéresser en disant ce qu’il sait, plus souvent encore ce qu’il croit savoir ? Il commet parfois d’étranges bévues sur les hommes et sur les choses, il lui arrive de confondre les noms ; mais de pareilles étourderies, qui blessent à bon droit les vrais amis de la littérature, ne sont que des peccadilles sans importance pour les lecteurs d’un certain parti. Pourvu qu’il défende en toute occasion, à tout propos, la monarchie traditionnelle et la foi catholique, cette classe de lecteurs indulgens lui pardonne sans hésiter les plus étranges méprises. Qu’il attribue la découverte d’une planète à M. Du Verrier, peu leur importe : il attribuerait à M. Leverrier la comédie de Michel Perrin, qu’ils ne songeraient pas même à s’étonner de son ignorance. Qu’il prenne M. Jules Coignet, le paysagiste, pour M. Léon Cogniet, peintre d’histoire, et le place d’emblée à côté de M. Paul Delaroche, c’est une erreur dont il n’a pas à rougir, car, tout en se trompant, il demeure fidèle à ses convictions politiques et religieuses. Qu’il parle de peinture ou d’astronomie, il trouve moyen d’invoquer le trône de saint Louis ou la chaire de saint Pierre, et cela suffit pour amnistier toutes ses bévues.

Que devient cependant l’histoire littéraire de la France sous le gouvernement de juillet ? Bien habile serait vraiment celui qui réussirait à saisir l’enchaînement des idées de l’auteur à travers ces perpétuelles déclamations. Quel-plan s’est-il proposé ? quel programme s’est-il tracé ? Je ne me charge pas de le deviner. Malgré la division de l’ouvrage en quatorze livres, malgré les titres spéciaux attachés à chacun de ces livres, malgré les prolégomènes sur l’état du monde intellectuel en juillet 1830, malgré la conclusion qui prétend résumer les doctrines exposées dans cette histoire, je dois dire que ce livre n’apprendra rien à ceux qui ne connaissent pas le mouvement littéraire de la France de 1830 à 1848, et ne sera pas lu sans étonnement et sans dépit par ceux qui le connaissent. Il ne faut donc pas laisser passer un pareil livre sans redresser les idées fausses qu’il pourrait accréditer en France et en Europe. La génération nouvelle qui grandit sous nos yeux, en acceptant comme vraies les affirmations de M. Nettement, entasserait dans sa mémoire des trésors d’ignorance dont elle aurait grand’peine à se débarrasser, et l’Europe prendrait volontiers pour une agitation stérile le travail intellectuel accompli chez nous dans l’espace de dix-huit années. C’est aux écrivains qui ont pris part à la lutte, qui ont été mêlés activement à la discussion suscitée par ce travail, qu’il appartient de rétablir la vérité et de montrer ce que l’esprit français a voulu et tenté de 1830 à 1848, ce qu’il a réalisé, ce qu’il a légué aux générations futures en œuvres et en leçons. Ici, je le sens bien et je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle, je me trouve placé en face du danger que je signalais tout à l’heure ; mais grâce à Dieu, malgré mon profond respect pour toutes les convictions politiques ou religieuses que je crois sincères, je suis habitué à juger la littérature d’après des principes purement littéraires, et cette habitude simplifie singulièrement ma tâche, en circonscrivant le champ de mes investigations. Or le trône de saint Louis et la chaire de saint Pierre n’ont rien à démêler avec les questions de goût. Juger l’art au point de vue catholique ou monarchique, c’est vouloir se tromper de gaieté de cœur.

Pour étudier avec profit le mouvement littéraire de la France de 1830 à 1848, 51 ne suffit pas de l’envisager sous un triple aspect : sous l’aspect historique, sous l’aspect philosophique, sous l’aspect poétique. Bien que ces trois formes de la pensée résument la pensée tout entière, ce triple examen doit demeurer stérile si l’écrivain qui entreprend cette tâche n’aime pas d’un amour sincère l’histoire, la philosophie et la poésie. Or M. Nettement nous paraît précisément placé dans cette fâcheuse condition. Je ne crois pas le calomnier en affirmant qu’il n’aime ni l’histoire, ni la philosophie, ni la poésie, et les motifs de sa répugnance ne sont pas difficiles à comprendre. Étant donné sa profession de foi, qu’il reproduit presque à chaque page, il ne peut accepter ni l’étude impartiale des faits, ni la recherche des idées premières, ni le libre développement de l’imagination. L’étude impartiale des faits ébranle trop souvent la vénération qu’il voudrait assurer sans retour à la monarchie traditionnelle. La recherche des idées premières offre à sa foi le même danger, peut-être même un danger plus terrible, puisqu’elle remet en question toutes les croyances. Quant à la poésie, dès qu’elle se développe librement, elle doit lui déplaire, puisqu’elle se propose la peinture des passions. Je ne veux pas accuser M. Nettement de mauvaise foi, j’accepte volontiers comme sincères tous les reproches qu’il adresse à la littérature de son temps ; mais je crois avoir le droit de lui dire que sa profession de foi devait lui interdire la tâche qu’il vient d’accomplir. Ses doctrines concluent à l’immobilité. Il est donc parfaitement logique en plaidant pour l’immobilité. Il se rendrait coupable d’inconséquence en plaidant pour le mouvement ; sa faute n’est pas d’avoir écrit ce qu’il a écrit, car il ne pouvait pas écrire autre chose, mais bien de n’avoir pas compris que ses doctrines le condamnaient à une perpétuelle négation et lui prescrivaient le silence. En parlant au nom de la légitimité, il était obligé de récuser la discussion historique; en parlant au nom de l’église catholique, il n’était pas amené par une pente moins impérieuse à récuser la discussion philosophique; l’imagination, qui nous retrace les joies et les souffrances des passions, heurtait cruellement toutes ses affections religieuses. S’abstenir était le seul rôle qui pût lui convenir. S’il eût été entouré d’amis clairvoyans, il n’aurait pas entrepris de juger l’histoire, la philosophie et la poésie de son temps au nom de la foi catholique et de la monarchie traditionnelle.

Ce n’est pas que l’histoire, la philosophie et la poésie soient ennemies de la religion et de la monarchie : la discussion impartiale des faits accomplis ne conduit pas nécessairement à nier les services rendus à la France par la royauté; mais elle ramène ces services à leur juste valeur, et ne prend pas l’engouement pour l’expression de la vérité. La philosophie ne se pose pas en adversaire de la religion, car elle considère l’idée de Dieu comme un des fruits naturels de la réflexion. Bossuet et Fénelon, qui sont demeurés cartésiens jusqu’à la fin de leur vie, avaient pour la philosophie plus d’indulgence et de sympathie que M. Nettement : ils savaient que, loin de saper la foi, elle peut lui venir en aide. Que la raison, livrée à ses seules forces, privée du secours de la révélation, arrive à pénétrer la nature et les attributs de la Divinité, est-ce un danger pour l’église? M. Nettement peut consulter à cet égard les plus savans évêques, et il saura ce qu’il doit en penser. La foi catholique proscrit-elle la poésie? M. Nettement me répondra sans doute par l’affirmative, et je reconnais en effet que la foi catholique, telle qu’il la comprend, lui donne le droit de se montrer pour les poètes aussi sévère que Platon. Je me permettrai pourtant de lui rappeler les noms de Léon X et de Jules II, qui ont encouragé libéralement l’expansion de la fantaisie.

Ainsi M. Nettement se trouve placé dans cette étrange condition : au nom de la monarchie traditionnelle et de la foi catholique, il condamne résolument l’histoire, la philosophie, la poésie. Et cependant les rois qui ont pris au sérieux leurs devoirs n’ont rien à redouter de l’histoire; la morale de l’Évangile n’a rien à redouter de la philosophie; le sentiment religieux trouve dans la poésie un puissant auxiliaire : la Messiade de Klopstock et les Méditations de Lamartine ne sont pas un encens moins pur que les psaumes du roi-prophète; mais toutes les causes comptent parmi leurs défenseurs des esprits clairvoyans et des esprits aveugles, — et par malheur M. Nettement n’est pas au nombre des esprits clairvoyans. Il compromet maladroitement les principes politiques et religieux qu’il croit servir. S’il m’était permis d’employer une comparaison vulgaire, je le rangerais volontiers dans la classe des enfans terribles. Proclamer à tous propos la nécessité de l’immobilité, les périls du mouvement, est une étrange manière d’affermir la foi monarchique et la foi catholique : c’est un aveu qui ressemble à une trahison.

Les travaux historiques accomplis de 1830 à 1848 se personnifient dans trois écrivains, MM. Augustin Thierry, Jules Michelet et Adolphe Thiers. M. Mignet a publié sur la succession d’Espagne un mémoire plein d’érudition et de lucidité, vrai modèle du genre; mais tant qu’il n’aura pas donné son travail, promis depuis vingt-cinq ans, sur la réforme, la ligue et le règne de Henri IV, nous serons forcés de chercher l’expression la plus complète de sa pensée dans son tableau de la révolution française publié sous la restauration.

Bien que l’ouvrage le plus considérable de M. Augustin Thierry remonte à l’année 1825, cet historien éminent, qui se rattache aux grandes écoles de l’antiquité par l’alliance heureuse de la science et de l’art, a joué dans le mouvement littéraire de notre pays, sous le règne de Louis-Philippe, un rôle que personne ne peut oublier. Ses Lettres sur l’Histoire de France, ses Récits mérovingiens, son Essai sur la formation et les développement du Tiers-État sont des monumens qui n’ont rien à redouter des investigations futures. C’est dans les Lettres sur l’Histoire de France qu’il faut chercher les premiers vagissemens de la liberté municipale. Toute la seconde moitié de ce recueil peut être considérée comme un modèle de narration. Il semble que l’illustre écrivain ait pris à tâche de montrer aux poètes de notre temps que les in-folios de dom Bouquet renferment les matériaux d’un autre Ivanhoe. Les luttes courageuses de la commune de Laon seront pour les futurs historiens de notre pays un éternel sujet d’étude et d’émulation. La première moitié de ce livre, consacrée à l’examen critique des historiens de la France, se distingue par une rare sagacité, et je pourrais ajouter par une rare modération, car il faut se contenir pour ne pas éclater de rire ou ne pas s’emporter envoyant les premiers annalistes de notre pays chercher dans Clovis ou dans Charlemagne l’image de François Ier ou de Louis XIV. On a beaucoup reproché à M. Thierry d’avoir substitué aux noms consacrés depuis longtemps pour la première race les appellations germaniques. Pour ma part, je suis très loin de m’associer à ce reproche : la seule manière de rétablir dans son vrai jour la race mérovingienne était de lui restituer sa physionomie purement germanique, et comme les impressions reçues par les sens jouent un rôle immense dans le développement et dans la durée de nos idées, je ne crois pas que l’auteur des Lettres sur l’Histoire de France pût se dispenser de rendre aux noms de nos premiers rois l’orthographe qui leur appartient. Pourtant j’accorderai volontiers qu’il a quelquefois dépassé le but en proposant à notre curiosité des aspirations qui défient tous les efforts de notre langue. Qu’il ait pour lui l’autorité des frères Grimm, il ne m’appartient pas de le nier; mais je doute qu’une bouche française arrive jamais à prononcer Hlodwig. Pour établir l’origine germanique de la première race, il suffisait peut-être de substituer Ludwig à Louis, Hilpérik à Chilpéric, Siegbert à Sigebert; en un mot, il eût été plus sage de n’offrir aux érudits et aux gens du monde que des noms faciles à prononcer. Toutefois, malgré son exagération, la réforme tentée par M. Augustin Thierry a porté coup, et personne aujourd’hui ne songe plus à confondre la physionomie de la première race avec celle des Valois et des Bourbons, comme l’ont fait tant d’historiens applaudis dans leur temps.

Les Redits des temps mérovingiens sont le complément naturel des Lettres sur l’Histoire de France. Ne croyant pas pouvoir recommencer pour la France ce qu’il avait si glorieusement accompli pour l’Angleterre, il a voulu du moins enseigner à la génération nouvelle l’art de débrouiller les premiers monumens de notre histoire. Quel que soit le charme de ces Récits, je ne chercherai pas à déguiser mon regret. J’aurais aimé à voir M. Augustin Thierry nous retracer le développement politique et social de notre pays, de 481 à 752, depuis l’avènement de Clovis jusqu’à la chute de la race mérovingienne : un tel tableau n’eût peut-être pas dépassé la limite de ses forces. Au lieu de cette histoire générale, il s’est contenté de nous donner quelques épisodes de ces temps qui passaient volontiers pour indéchiffrables avant qu’il n’eût pris la peine de les éclairer. S’il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, il a pourtant métamorphosé complètement cette première partie de notre histoire. Il a tiré de Grégoire de Tours un parti excellent, je pourrais dire un parti vraiment inattendu, car, malgré les efforts de dom Ruinart pour éclaircir les récits de l’évêque de Tours, bien des événemens demeuraient confus. M. Augustin Thierry, en appelant à son aide la philologie et la géographie, en distinguant avec soin les personnages gaulois ou gallo-romains des personnages purement germains, a trouvé moyen de restituer à ces temps éloignés la physionomie qui leur appartient. Je ne veux pas discuter trop sévèrement les citations qu’il place au bas des pages, et qui ne s’accordent pas toujours d’une manière littérale avec le texte de son récit; de telles inexactitudes ne peuvent être prises pour des erreurs, et n’altèrent pas d’ailleurs la vérité générale du récit. À cette heure, les épisodes de l’histoire mérovingienne racontés par M. Augustin Thierry sont à coup sûr les plus belles pages, les plus savantes, les plus fidèles que cette période ait inspirées. C’en est assez pour désarmer les érudits chagrins qui voudraient contester l’exactitude de quelques détails.

Les Considérations sur l’Histoire de France, qui précèdent les Récits mérovingiens, nous offrent l’exposé complet et précis de tous les systèmes imaginés pour expliquer les origines de notre monarchie. Il est impossible de lire sans étonnement ce récit des aberrations de l’intelligence française. M. Thierry, qui sait par expérience ce que coûte la conquête de la vérité, apprécie sans colère et sans amertume les travaux de ses devanciers. Il juge avec une sincérité parfaite les étranges imaginations de l’abbé Dubos et de Boulainvilliers. Il proclame avec raison, comme le point de départ de la vraie science, les investigations laborieuses de Valois, qui n’a eu que le tort d’écrire sous le nom de Valesius. Pour les érudits, ce n’est pas une objection; mais pour les gens du monde c’est un grave inconvénient, et sans les révélations de M. Thierry, Valesuis courait grand risque de demeurer éternellement ignoré de cette foule d’esprits très prompts, très agiles, qui ne demandent pas mieux que de s’instruire, pourvu que l’on se borne à leur parler la langue de leur pays. Je considère cette introduction aux Récits mérovingiens comme un des plus savans traités qui existent sur la matière, et je ne parle pas seulement en mon nom, mais au nom de tous les hommes compétens qui, par leurs études spéciales, ont conquis une légitime autorité. Aujourd’hui, au milieu des documens qui se multiplient chaque jour, nous avons peine à comprendre toutes les fables imaginées pour la formation et le développement de la nation française. Il semble que le plus court chemin pour arriver à la vérité était celui qui devait se présenter le premier; mais ceux qui ont étudié l’histoire des sciences savent depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la valeur de cette croyance. L’astronomie, la physique, la chimie, sont là pour démontrer qu’avant de recourir à l’investigation directe de la vérité, l’esprit humain s’est consumé en efforts impuissans, en folles rêveries. La science historique a subi le sort commun de toutes les sciences.

L’Essai sur la formation et les développement du Tiers-État a modifié sans doute sur quelques points particuliers les premières doctrines de l’auteur. Cependant il est impossible de ne pas voir dans ce dernier livre l’application et la confirmation des idées émises dans les Lettres sur l’Histoire de France. Que des faits nouveaux aient rendu M. Thierry plus indulgent pour la puissance royale, je ne veux pas le nier; mais ces faits nouveaux n’ont pas dépravé ses instincts démocratiques, et malgré son indulgence pour la puissance royale, il n’a vu dans la série des événemens accomplis que l’éducation de la liberté politique sous la tutelle des franchises municipales. Il n’a pas menti à son passé. Si le spectacle des événemens contemporains a jeté quelque trouble dans ses convictions, l’autorité de la science, qu’il ne méconnaîtra jamais, a suffi pour les raffermir. La postérité pensera de lui ce que nous pensons nous-mêmes, ce que nous pouvons affirmer, sans nous exposer au reproche de présomption : il a fait dans la science historique une large trouée par laquelle passeront tous les historiens vraiment dignes de ce nom. Si la force lui a manqué pour reconstruire l’édifice entier de notre histoire, il a du moins posé les fondemens de cet édifice, et cette gloire suffit à son nom.

M. Jules Michelet occupe dans la science historique une place à part. Aussi érudit, aussi laborieux que M. Thierry, il ne possède pas sa netteté de vue. Après avoir appliqué à l’histoire romaine le système de Vico, il a cherché dans l’histoire de France l’occasion de soumettre à une nouvelle épreuve ce système ingénieux, mais désespérant, que l’expérience réprouve, et qui, s’il était vrai, équivaudrait à la négation du progrès. Plus d’une fois, M. Michelet, emporté par l’évidence, a déserté la cause de son maître; mais il a puisé, dans son commerce familier avec le philosophe napolitain, une prédilection fâcheuse pour le symbolisme, et cette prédilection l’a trop souvent égaré. Je ne veux pas contester tout ce qu’il y a de nouveau, de légitime, dans son interprétation du moyen âge : cependant je crois que tous les bons esprits, tous les esprits sains, verront dans l’Histoire de France de M. Michelet une lecture dangereuse. Dans ce livre en effet, la légende côtoie si souvent les récits authentiques, les traditions populaires, les chants de la veillée usurpent si souvent l’autorité de l’histoire, que le lecteur le plus attentif a grand’peine à démêler la vérité. Si mon affirmation avait besoin de preuves, je me contenterais de citer le règne de Charles VI. A coup sûr, l’érudition ne manque pas dans ce récit; mais quel emploi l’auteur en a-t-il fait? Soyons de bonne foi, parlons sans amertume et sans faiblesse, ne nous laissons pas égarer par l’éclat du talent, par le charme de l’imagination : le règne de Charles VI, dans le livre de M. Michelet, est tout simplement une lecture qui donne le vertige. Les esprits les plus vigoureux craignent, en fermant le volume, de partager l’aliénation du malheureux monarque. Il y a telle fête racontée par M. Michelet qui remplace la pensée par des visions à l’égal de l’opium et du haschisch. Est-ce là l’émotion que doit se proposer l’historien? Pour ma part, je ne le crois pas.

Le récit de la révolution française a été pour M. Michelet une épreuve plus périlleuse encore que le moyen âge de la France. Animé d’intentions généreuses, mettant avec raison le droit au-dessus du succès, il n’a pas toujours su garder l’impartialité qui convient à l’historien. Dans son désir, très naturel, d’éclairer l’origine des événemens, il a plus d’une fois appelé le roman à son aide. Les femmes ont pu lui en savoir bon gré, mais les hommes studieux ont accueilli avec dépit cet étrange abus de l’imagination. Quand l’auteur, imitant les sauvages qui veulent deviner la marche de leur ennemi, applique son oreille au sol du Champ-de-Mars pour entendre la grande voix de la révolution, qui de nous peut s’empêcher de sourire ? Quand il compare la captivité, le procès et le supplice de Louis XVI à la passion du Christ, qui de nous ne prévoit que ce parallèle, dont la chaire catholique pourrait seule s’emparer, doit le conduire à fausser l’histoire? Une fois en effet que l’Évangile devient le guide et le modèle du récit, il est impossible que ce souvenir n’entraîne pas l’auteur à d’étranges puérilités.

Cependant, malgré ces reproches, que je crois mérités, M. Michelet laissera une trace profonde dans l’histoire de notre littérature. S’il a égaré un trop grand nombre d’esprits, il n’est pas moins vrai qu’il a propagé, qu’il a popularisé le goût de l’histoire. En appliquant au récit des événemens politiques le style de Notre-Dame de Paris, il a commis sans doute une lourde bévue; mais cette bévue même a été pour ses livres un puissant auxiliaire, et bien des intelligences, qui seraient demeurées inactives en face de la vérité nue, se sont émues à la voix d’un historien qui tient à la fois du poète et de l’hiérophante.

M. Thiers se sépare nettement de M. Thierry et de M. Michelet par la nature de son esprit. Il ne possède ni les instincts épiques du premier, ni les prédilections symbolistes du second. Le passé lointain le préoccupe médiocrement, il se passionne plus volontiers pour les événemens d’hier et d’aujourd’hui; mais sur hier et sur aujourd’hui il veut savoir tout ce que savent les hommes de son temps, tout ce que la postérité saura. C’est une intelligence curieuse, avide de renseignemens, qui épuise sans se lasser toutes les sources d’information, qui ne recule devant aucune lecture, si fastidieuse qu’elle soit, pourvu qu’elle espère en tirer profit. Finances, diplomatie, stratégie, rien ne le décourage, rien ne le rebute. C’est là sans doute un immense avantage pour l’historien, car il possède une merveilleuse aptitude pour tous les genres d’investigation, il comprend sans effort tout ce qu’il aborde, et, privilège plus rare encore, il expose avec une lucidité parfaite tout ce qu’il vient d’apprendre. Il est doué d’une singulière puissance d’assimilation, et parle des choses qu’il vient d’étudier comme des choses qu’il saurait depuis longtemps. Les souvenirs, qui, chez la plupart des esprits, ont besoin d’une certaine durée pour s’éclaircir et se préciser, sont chez lui aussi nets le lendemain même de l’information qu’au bout de quelques années. Il abuse parfois de ce don merveilleux pour inonder son lecteur d’une lumière surabondante. Il ne se renferme pas toujours dans les limites de l’histoire. Au lieu de se contenter de raconter les batailles gagnées ou perdues par la France, il se laisse aller au plaisir de discuter les batailles qui pouvaient se livrer; il se souvient trop de ses conversations avec le général Jomini. C’est une belle chose sans doute que de savoir si l’armée autrichienne pouvait être prise en flanc, en écharpe ou à revers; mais tous les lecteurs qui ne sont pas voués à la profession militaire se contenteraient du simple récit de la bataille livrée. Les détails dans lesquels se complaît M. Thiers, très intéressans pour les élèves de Saint-Cyr, de Metz ou de l’école d’état-major, ne laissent souvent dans la mémoire de la foule qu’une trace confuse. Le récit de la bataille de Hohenlinden justifie pleinement ce que j’avance. Et cette profusion de savoir ne se présente pas seulement dans les actions militaires, elle se rencontre au même degré dans les transactions diplomatiques et dans l’exposé des mesures administratives. M. Thiers, qui connaît à fond tous les sujets dont il nous entretient, discute les négociations comme les batailles. En traitant de la confédération germanique, il compose une monographie savante, au dire des hommes compétens, et ne paraît pas s’apercevoir que le récit reste suspendu. Je pourrais adresser le même reproche au livre consacré à l’expédition de Boulogne. C’est un expose très complet, sans aucun doute, des moyens accumulés par Napoléon pour terrasser l’Angleterre; mais chacun conviendra qu’il était possible de restreindre cet exposé dans des limites plus étroites.

Toutefois il faut reconnaître que l’Histoire du Consulat et de l’Empire, bien qu’elle s’écarte parfois des conditions du genre purement historique, est un livre que les générations futures consulteront toujours avec profit. Il est permis de croire que l’auteur, en raison de sa position exceptionnelle et de l’infatigable curiosité de son esprit, n’a négligé, n’a omis aucune source d’informations. Je regrette seulement que dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire, comme dans l’Histoire de la Révolution française, il ait trop souvent confondu le triomphe de la force avec le triomphe du droit. L’auteur se laisse trop facilement éblouir par l’éclat du génie, et condamne trop légèrement les causes vaincues. Pour lui, le juste est ce qui réussit; la cause qui succombe est la cause de l’erreur. Ce n’est pas ainsi que Tacite comprenait sa tâche, et la postérité se rangera du côté de Tacite.

Ce qui caractérise le mouvement philosophique de la France de 1830 à 1848, c’est un amour ardent de l’indépendance dont le développement de la raison ne saurait se passer. M. Cousin se taisait, mais il avait imprimé aux études philosophiques une impulsion puissante, et le souvenir de ses leçons éloquentes animait les jeunes élèves de l’École normale, qui allaient semer sa parole dans toutes les parties de la France. Il ne m’appartient pas de raconter tout ce que la science a gagné en précision, en évidence, en autorité, pendant ces dix-huit années. Je laisse à des écrivains plus compétens le soin de montrer, preuves en main, tout ce qu’il y a de généreux et d’élevé dans les travaux accomplis pendant cette période, sans autre préoccupation que la vérité. Pour moi, je dois me contenter d’une tâche plus modeste et moins difficile. Il me suffira de résumer sous une forme générale les vœux et les espérances de la philosophie sous le gouvernement de juillet. Or, si je ne me trompe, ses vœux et ses espérances n’allaient pas à moins qu’à constituer la science de l’homme moral aussi solidement que la science de l’homme physique : elle voulait mettre la psychologie sur la même ligne que la physiologie dans le domaine scientifique. La pensée que je rappelle ici a trouvé dans Théodore Jouffroy un éloquent interprète. Parmi ceux qui prennent à cœur les progrès et l’autorité de la philosophie, il n’y en a pas un qui ait oublié l’admirable préface placée en tête des Esquisses de Philosophie morale de Dugald Stewart. C’est là que Théodore Jouffroy a déposé le secret de son ambition et de ses espérances; c’est là qu’il a exprimé dans une langue harmonieuse et précise comment il comprenait, comment il voulait agrandir la science à laquelle il avait voué sa vie. Doué d’une rare sagacité, d’une infatigable persévérance dans l’observation, il n’a pas eu de peine à démontrer que l’étude des phénomènes intellectuels, si décriée par les hommes dont toute l’attention se concentre sur le monde extérieur, est aussi précise, aussi certaine que l’étude des phénomènes de la circulation et de la respiration. Théodore Jouffroy peut être à bon droit considéré comme le représentant le plus original de la philosophie pendant cette période de dix-huit ans. Le vœu qu’il avait exprimé, il a tenté de le réaliser, et si la mort n’eût interrompu ses travaux, il est probable qu’il eût élevé un monument philosophique d’une haute importance. Cependant, malgré la brièveté de sa vie, il occupe dans l’histoire de la philosophie une place considérable, et que personne ne saurait lui contester. Le chef de l’école écossaise, Reid, dont il a traduit toutes les œuvres avec une élégante fidélité, ne le surpasse pas en précision. Le cours de droit naturel professé à la Sorbonne restera comme un modèle achevé d’exposition et de discussion. Dans cette narration savante, tous les systèmes de morale sont expliqués et appréciés avec une rare pénétration. C’est un livre précieux qu’on ne pourra se dispenser de consulter. Quiconque voudra savoir quelles erreurs l’esprit humain a dû traverser avant d’apercevoir la vérité morale, avant de se former une idée complète du juste et de l’injuste, du devoir et du droit, devra interroger avec un soin scrupuleux les travaux de Jouffroy sur ce sujet, tout à la fois si intéressant et si affligeant.

Le parti clérical a fait grand bruit de quelques pages où cet esprit éminent raconte sa tristesse après la perte de ses premières croyances. Pour réduire à leur juste valeur les conséquences que les théologiens ont voulu tirer de ces aveux, il suffit de rappeler deux chapitres de Jouffroy dont les théologiens ne parlent pas, — la Sorbonne et les Philosophes, Comment les dogmes finissent. Jouffroy, ne trouvant pas dans les croyances traditionnelles de sa famille la certitude et l’évidence dont son esprit ne pouvait se passer, avait suivi résolument l’exemple de Descartes, et proclamé son ignorance absolue comme le premier degré de son initiation à la science. Ce n’est pas là, quoi que puissent dire les disciples du père l’erroné, désespérer de la philosophie, mais tout au contraire manifester pour le libre développement de la raison une prédilection ardente que la douleur la plus vive ne saurait étouffer. D’ailleurs tous ceux qui ont connu Jouffroy, tous ceux qui ont pu l’entendre ou le voir, tous ceux qui ont suivi ses leçons, ou qui ont écouté ses causeries familières, savent très bien que chez lui le poète ne tenait pas moins de place que le philosophe. Il n’est donc pas étonnant qu’en racontant la perte de ses croyances, il ait donné à sa pensée une forme attendrissante; mais il acceptait résolument la détresse de son intelligence, dans l’espérance d’acquérir par le travail et la réflexion des croyances plus solides et plus durables. Il ne voulait pas croire pour se dispenser de savoir, il voulait savoir pour croire. Qui de nous oserait le blâmer? S’il ne se rencontrait pas de temps en temps des esprits de cette trempe, la science ne tarderait pas à dépérir, la lumière de la vérité s’obscurcirait de jour en jour, et la paresse, amoureuse des ténèbres, imposerait bientôt silence à toutes les voix généreuses. C’est pourquoi je n’hésite pas à proclamer Théodore Jouffroy le représentant le plus éloquent et le plus original de la philosophie sous le gouvernement de juillet. C’est de lui surtout qu’on a pu dire avec justesse que les abeilles du mont Hymète s’étaient posées sur ses lèvres pendant son sommeil, car il n’oubliait jamais d’appeler l’imagination au secours de sa pensée. Sa parole était celle d’un poète dans la discussion des problèmes les plus ardus. Il empruntait à l’histoire, au spectacle de la nature, des comparaisons tantôt vives, tantôt ingénieuses, qui animaient son discours et faisaient de son enseignement quelque chose de particulier, tout à la fois émouvant et profitable. A cet égard, je ne crains pas d’être démenti par les auditeurs de Théodore Jouffroy.

Il serait inutile de rappeler ici les noms de tous ceux qui ont se condé le mouvement commencé par M. Cousin et continué par son ancien camarade de l’École normale. Ce qu’il importe de signaler, c’est le double aspect sous lequel peut et doit être envisagée la philosophie fondée en France sous la restauration, et devenue, sous le gouvernement de juillet, la nourriture intellectuelle de la jeunesse. Il y a dans cette philosophie un côté excellent que tous les bons esprits doivent glorifier à l’envi, le côté spiritualiste. A coup sûr, de toutes les évolutions de la pensée humaine, le spiritualisme est celle qui développe le plus sûrement la notion du droit. Depuis Platon jusqu’à Descartes, il n’y a pas une pensée généreuse que le spiritualisme ne puisse revendiquer comme sienne. A proprement parler, le spiritualisme est une protestation permanente contre toute injustice, en quelque lieu, en quelque temps qu’elle s’accomplisse. Le sensualisme et le scepticisme conduisent trop facilement aux doctrines les plus égoïstes. Quant au mysticisme, livré tout entier aux conseils d’un monde supérieur, il aboutit presque toujours à l’indifférence. Le spiritualisme est la seule théorie qui soutienne et encourage l’activité humaine, qui enseigne et démontre la nécessité, la légitimité du progrès, qui déclare incomplet tout homme dépourvu de volonté, c’est-à-dire, en d’autres termes, inhabile à comprendre la liberté. Envisagée sous ce rapport, la philosophie française fondée par MM. Royer-Collard, Cousin et Jouffroy ne mériterait que des éloges. C’est à l’Ecosse, c’est à Reid, à Stewart que revient l’honneur de cette heureuse réaction contre les doctrines d’Helvétius et de Condillac; mais ce n’est pas, hélas ! le seul aspect sous lequel nous devions envisager la philosophie française de notre temps. L’Allemagne, qui a rendu à l’histoire de la philosophie des services si éclatans et si nombreux, en est venue à justifier le passé tout entier. A force de chercher la raison des choses, dans son désir de tout expliquer, elle a donné raison à toutes les causes victorieuses, et les chaires de philosophie dans notre pays se sont associées à l’égarement de l’Allemagne. La légitimité absolue du fait accompli, quel qu’il fût, est devenue la monnaie courante de l’enseignement. Pour tous les bons esprits, il est hors de doute qu’une telle conclusion répugne à la nature intime du spiritualisme, et pourtant cette contradiction est un des élémens de la philosophie nouvelle. Il appartient à la génération assise aujourd’hui sur les bancs de nos collèges de la dégager de cet élément impur, et de lui restituer toute sa grandeur et toute son autorité. Non, il n’est pas vrai que dans le passé tout soit juste et légitime. La conscience du genre humain, à tous les momens de l’histoire, proteste hautement contre une doctrine si affligeante. Tous les cœurs généreux, tous les esprits élevés, à quelque pays, à quelque temps qu’ils appartiennent, s’inscrivent contre cette amnistie offerte à l’injustice consommée et promise à l’injustice future. Il faut donc faire deux parts dans la philosophie française de notre temps : la part du spiritualisme pur, et la part du spiritualisme perverti par une fausse interprétation de l’histoire. Sans doute tous les événemens accomplis ont leur raison d’être, autrement ils ne seraient pas; mais entre le fait, si bien expliqué qu’il soit, et le droit, dont l’image est gravée au fond de notre intelligence, il y a un intervalle immense que nul sophisme ne saurait combler : c’est là une vérité que la génération nouvelle ne doit pas oublier.

Cependant, malgré le reproche que je lui adresse et que je crois très mérité, la philosophie française de notre temps a rendu à l’intelligence humaine un éclatant service, en réduisant Helvétius et Condillac à leur juste valeur. Quant au danger qu’elle présente et que je viens de signaler, il a cela de particulier que la doctrine dont il fait partie nous offre le moyen de le prévenir ou de le combattre. Tout homme en effet qui comprend la vraie signification du spiritualisme n’hésite pas à placer le droit au-dessus du fait. Dans la philosophie de l’histoire, c’est-à-dire dans l’appréciation des événemens accomplis, il porte les convictions inébranlables du spiritualisme, et ne recule pas devant la victoire la plus éclatante. Il se range du côté de Herder, et se prononce hardiment contre Hegel. Ainsi la philosophie de notre temps, qui, après avoir relevé tant de courages par la réfutation du sensualisme, a légitimé tant de lâchetés par une déplorable interprétation de l’histoire, renferme en elle-même de quoi prémunir ceux qu’elle pourrait égarer : c’est assez pour assurer à notre temps une place éminente dans l’histoire de la philosophie. Le bienfait se place à côté du péril.

Nous sommes à peine séparés par quelques années du mouvement poétique de notre pays sous le gouvernement de juillet, et pourtant il nous semble que nous pouvons le juger comme s’il s’agissait d’un siècle éloigné. Depuis sept ans en effet, la plupart des voix qui parlaient si haut et qui occupaient la renommée de 1830 à 1848 sont devenues muettes. On dirait que les esprits éminens dont la foule se plaisait à répéter les noms se sont réfugiés dans le silence pour pressentir la postérité. A Dieu ne plaise que je désespère de mon temps et que je condamne le présent au nom du passé ! Cependant tout homme sincère est forcé d’avouer que les œuvres poétiques de la France, dans les sept dernières années, ne sauraient se comparer aux œuvres créées pendant la période dont je m’occupe. L’avenir, un avenir prochain peut-être, se chargera de réhabiliter la période nouvelle où nous sommes entrés. En attendant cette heure fortunée, rendons pleine justice à la génération dont les cheveux commencent à blanchir.

De toutes les formes de la pensée poétique, la forme lyrique est à mon avis celle qui, sous la monarchie de juillet, s’est le plus approchée de la perfection. Je n’ignore pas les taches qu’on peut signaler dans beaucoup d’œuvres applaudies qui ont conquis et gardent encore une sympathie glorieuse; mais, je le dis avec une sincère conviction, il y a dans ces œuvres, quelques reproches qu’elles puissent d’ailleurs mériter, un amour profond de la beauté, que je ne retrouve pas ou que je rencontre bien rarement dans les œuvres du temps présent. Ce rêve ardent et passionné qui s’appelle la gloire jouait alors un grand rôle dans la poésie lyrique. Aujourd’hui l’amour de l’excentricité est à peu près le seul sentiment qu’on puisse apercevoir dans les œuvres nouvelles. Étonner, étonner à tout prix, telle est la devise des jeunes poètes qui se servent encore de la forme lyrique. Émouvoir, «attendrir, éveiller des passions généreuses, susciter de grandes pensées, chimère et folie, bonnes tout au plus à distraire les vieillards !

Trois ans après la chute et l’exil des Bourbons, Béranger publiait ses dernières chansons, qui, pour la richesse des images, la précision du style, n’ont rien à envier aux premières inspirations de ce maître illustre, et qui les dominent par la grandeur de la pensée, par la sérénité, par la prévoyance. Jamais vie de poète ne fut close plus dignement, et le silence même qu’il a gardé depuis vingt-deux ans est une preuve de sagacité dont nous devons lui tenir compte. Il a senti que son rôle était fini, et il jouit en paix de sa légitime renommée.

Lamartine, qui avait pris une place à part dans notre poésie par les Méditations et les Harmonies, a créé dans Jocelyn une sorte d’épopée intime dont le souvenir ne s’effacera pas. J’entends dire que cet admirable poème est pour l’auteur le premier signe de décadence; c’est un arrêt que je n’accepte pas. Que Jocelyn manque de composition, je l’accorderai volontiers, j’aurais mauvaise grâce à le contester; mais le poète a prévu le reproche et l’a réfuté d’avance en nous donnant Jocelyn pour le journal d’un curé de campagne. Qu’il y ait dans ce touchant récit plus d’un incident que le roman peut revendiquer à bon droit et que la poésie pure doit dédaigner, c’est une vérité familière à tous les bons esprits. Pourtant Jocelyn gardera longtemps une place glorieuse dans l’histoire de l’imagination française. Il y a dans le journal du jeune prêtre une candeur, une sincérité, une tendresse qui émeuvent tous les cœurs, et qui réduisent à néant toutes les arguties de l’école. Je n’hésite pas à classer ce récit dans le domaine de la poésie lyrique, et le lecteur ne s’en étonnera pas : les pages où le récit se développe ont moins d’importance que celles où Jocelyn, en face de la nature, en face de Dieu qui lit dans son cœur et qui le juge, s’abandonne librement à l’expansion de sa pensée. Victor Hugo, dont le nom avait si rapidement grandi sous la restauration, mais dont les Orientales avaient montré l’alliance malheureuse d’une habileté consommée et d’une pensée presque insaisissable, tant elle tenait peu de place dans les vers du poète, a répondu victorieusement à ce reproche, hélas! trop mérité, par les Feuilles d’automne. De tous les recueils lyriques de Victor Hugo, les Feuilles d’automne sont probablement le seul qui restera, car c’est le seul où se rencontre une sensibilité vraie, le seul où se révèlent des pensées sérieuses. Malgré la prolixité de quelques pièces, c’est, à tout prendre, un livre qui plaira toujours aux âmes délicates, et qui assure à l’auteur les suffrages de la postérité. Pour le juger avec équité, pour parler de lui sans dépit et sans amertume, il faut oublier les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, et surtout les Rayons et les Ombres, où nous retrouvons toute la puérilité des Orientales, avec moins de splendeur dans les images, moins de limpidité dans le style. Dans l’ordre lyrique, les Feuilles d’automne sont le chef-d’œuvre de Victor Hugo. C’est donc aux Feuilles d’automne qu’il faut demander la mesure et la portée de son talent. Espérons que les Contemplations se placeront à côté des Feuilles d’automne et ne réveilleront pas le souvenir des Orientales.

Après Lamartine et Victor Hugo, le nom d’Alfred de Vigny est celui qui se présente le premier, et j’ai lieu d’espérer que les générations futures ne lui contesteront pas cette glorieuse parenté. Par la délicatesse de son talent, par la pureté du langage, par le nombre et la variété des pensées qu’il suscite, et qui font de ses vers une nourriture savoureuse, il se rattache aux plus beaux temps de notre poésie. Il a trié d’une main sûre les premiers essais de sa jeunesse, et s’est bien gardé de réunir sans distinction tout ce qu’il avait écrit pendant son adolescence. Le public lui a su bon gré de ses scrupules, et les poèmes d’Alfred de Vigny sont aujourd’hui consultés, étudiés, comme des œuvres d’un goût achevé. Éloa, Dolorida, Moïse, sont et demeurent des modèles de grandeur, de passion, de mélancolie, et n’ont rien à redouter des caprices de la mode.

Si l’on jugeait Sainte-Beuve d’après le seul recueil qu’il ait publié sous la monarchie de juillet, on serait injuste envers lui. Il y a en effet dans les Pensées d’août tant de pages obscures, tant de pensées impénétrables pour la foule, qu’on a quelque peine à reconnaître l’auteur des Consolations. C’est à ce dernier livre qu’il faut demander ce que vaut Sainte-Beuve dans l’ordre lyrique. Toute autre manière de l’apprécier nous entraînerait hors de la vérité. Les Iambes d’Auguste Barbier marquent dans la satire française une transformation, ou, si l’on veut, un rajeunissement dont le souvenir ne s’effacera pas. Quelques fragmens d’André Chénier avaient donné le ton au poète nouveau ; mais cette parenté n’exclut pas l’originalité. La Popularité, la Curée, l’Idole, méritent l’attention et la sympathie de tous les esprits élevés par la grandeur des pensées, par la noblesse du but que le poète se propose, et par le maniement des images. L’analogie, dont les grands maîtres de l’antiquité tenaient compte avec une vigilance si assidue, a trouvé dans Auguste Barbier un fervent et fidèle adorateur, et, parle seul respect de l’analogie, il a conquis sur la foule une autorité, une puissance d’action que les intentions les plus généreuses n’auraient jamais réussi à lui assurer. Ce n’est pas d’ailleurs la source unique de sa renommée. Il ne se contente pas de manier les images en artiste consommé : quand il s’agit de frapper un grand coup, il ne recule pas devant le mot propre, devant ce que les rhéteurs appellent l’expression crue, et comme il sait préparer, comme il sait justifier cette hardiesse, il est très rare qu’il ne réussisse pas à émouvoir d’un mot plus profondément que ne ferait un poète amoureux de la périphrase. Le Pianto et Lazare nous ont montré le talent d’Auguste Barbier sous un aspect que les lombes ne permettaient pas de pressentir. Sous le ciel de l’Italie, dans la solitude du Campo-Vaccino, sur les dalles brûlantes de la Mergellina, dans le cimetière de Pisé, animé par le pinceau de Giotto, de Benozzo Gozzoli et d’Orcagna, dans les lagunes de Venise, il a trouvé des pensées que l’antiquité ne désavouerait pas, et qui attestent chez lui l’étude des grands modèles, sans que son originalité se démente un seul instant. Quant au poème de Lazare, si parfois la méditation philosophique y prend la place de l’émotion poétique, c’est cependant une plainte éloquente sur les misères de notre civilisation, sur l’envahissement de la nature par l’industrie. Il me suffira de rappeler les pages consacrées aux collines de la verte Érin et le Minotaure pour montrer que l’auteur des Iambes a conservé toute l’élégance et toute la vigueur de son talent.

Tandis que toutes les voix répétaient à l’envi l’Idole et la Curée, un poète nouveau, d’une nature toute diverse, offrait à la foule étonnée ses premiers chants. L’auteur de Marie débutait presque en même temps que l’auteur des Iambes. Je n’ai pas à caractériser ce touchant recueil d’élégies, qui est demeuré gravé dans toutes les mémoires ; mais je me plais à rapprocher les noms de Brizeux et de Barbier, parce qu’ils représentent deux pensées également sincères, également loyales, et que la sincérité est pour une bonne part dans leur popularité. Chacun sent, en les écoutant, que leurs paroles sont dictées par une émotion vraie, et ne sont pas un jeu d’esprit. Avant de les admirer, on les aime, et c’est le cœur, bien plus que l’esprit, qui plaide et gagne leur cause.

Cette liste, déjà si glorieuse, serait incomplète, si j’oubliais le nom d’Alfred de Musset. Les Contes d’Espagne et d’Italie nous avaient révélé une imagination ardente, un esprit ingénieux et hardi. La franchise de son allure, son langage cavalier, effarouchaient la pruderie et déroutaient toutes les théories : c’en était assez pour mettre le jeune poète à la mode, c’était trop peu pour fonder sa renommée. L’imitation de Régnier tenait d’ailleurs trop de place dans Don Paêz pour ne pas laisser quelques doutes sur l’originalité de l’auteur; aussi n’a-t-il pas tardé à se dégager du souvenir de Macette. Si j’avais à désigner dans le recueil de ses œuvres les pièces que je préfère, et qui marquent à mes yeux le rang qui lui appartient, je n’hésite rais pas à nommer Namouna et les quatre Nuits, où s’est épanchée son âme tout entière. Dans Namouna, à côté d’une fine raillerie, nous trouvons des strophes éloquentes sur Lovelace et Don Juan. Dans les Nuits, nous entendons le bruit des sanglots qui s’échappent de la poitrine du poète; ce n’est pas une œuvre conçue à loisir, ciselée avec patience, c’est un cri déchirant arraché par la douleur. Aussi, pour moi, ces pages éplorées sont les plus belles qu’Alfred de Musset ait jamais écrites.

Dans le domaine du roman, la France, de 1830 à 1848, a produit des œuvres dignes d’une sérieuse attention. Aujourd’hui que nous sommes séparés des émotions de la lutte par un long espace de temps, nous éprouvons un profond étonnement en nous rappelant tout ce qui a été dit sur ces livres signés de noms éclatans, et qui n’ont plus, pour nous intéresser, que leur propre valeur. Si je ne craignais pas d’être classé parmi les panégyristes du temps jadis, je dirais que c’était le bon temps. À cette époque, la publication d’un roman conçu par un esprit puissant était un véritable événement. On se passionnait, on se querellait pour la destinée des personnages; on ne riait pas des lettres adressées à Richardson pour sauver Clarisse. C’était là le beau côté de l’ardeur littéraire; mais cette ardeur même condamnait le goût public à de singulières méprises. Notre-Dame de Paris parut en mai 1831, et ce roman, dont je n’entends pas contester le mérite, fut salué comme l’aurore d’une véritable régénération. Aux yeux des disciples fervens, c’était quelque chose de mieux qu’Ivanhoe. Depuis vingt-quatre ans, l’opinion publique s’est quelque peu modifiée à l’endroit de Notre-Dame de Paris. Les bons esprits rendent pleine justice au talent descriptif de l’auteur; mais ils reconnaissent en même temps que dans cette œuvre populaire, et dont la popularité s’explique facilement, il y a bien des parties fausses, bien des chapitres désavoués par le bon sens et par l’histoire. L’amour de la Sachette pour sa fille est plutôt l’amour d’une lionne pour son lionceau que l’amour d’une femme pour son enfant. Et s’il faut résumer d’un mot le sentiment des âmes délicates, je dirai que dans cette œuvre, dont la conception et l’exécution révèlent certainement une imagination puissante, la pierre tient trop de place et l’homme trop peu. C’est à ces termes que se réduit la critique fondamentale de Notre-Dame de Paris. Quel que soit le talent de l’auteur, quelle que soit la richesse de sa fantaisie, il ne peut se dérober à ce reproche. Esmeralda et Phœbus, Gringoire, Claude Frollo et Quasimodo en face des tours de Notre-Dame n’ont guère plus d’importance qu’un lézard se jouant au soleil sur le mur d’un jardin. C’est comprendre bien malheureusement la gloire littéraire de la France que de comparer Notre-Dame de Paris à Ivanhoe. Dans le roman du conteur écossais, le côté humain tient à bon droit la première place. Le roi Jean, Richard Cœur-de-Lion, le prieur Jocelyn, Brian de Bois-Guilbert, Isaac et Rebecca, Cedric et lady Rowena, sont vrais dans le sens éternel du mot avant d’être vrais dans le sens historique. Or, je le demande à tous les hommes de bonne foi, qui oserait en dire autant des personnages de Notre-Dame de Paris? Il faut donc, pour demeurer dans la vérité, ne voir dans cette œuvre que l’effort d’un génie vigoureux, mais d’un génie égaré, qui ne cherche dans le monde entier que la couleur et la forme, et oublie l’âme humaine, sans laquelle toute forme et toute couleur demeurent dépourvues de valeur poétique. Il peut sembler présomptueux de donner son opinion pour celle des générations futures, et pourtant je ne crains pas d’affirmer que Notre-Dame de Paris ne sera pas acceptée dans cinquante ans comme une œuvre humaine. C’est le dernier mot de la poésie réduite aux éléments du monde visible, ce n’est pas une conception qui relève de l’histoire et de la philosophie. Notre-Dame de Paris restera dans notre histoire littéraire comme une date importante, le souvenir du bruit qui s’est fait autour de ce roman ne s’éteindra pas; mais tous ceux qui préfèrent la vérité à la splendeur, l’homme à la pierre, continueront de placer Notre-Dame de Paris au-dessous d’Ivanhoe.

Colomba, publiée neuf ans après Notre-Dame de Paris, offre un contraste frappant avec l’œuvre de Victor Hugo. Dans Colomba, en effet, l’homme tient la première place, et c’est là ce qui établit la supériorité poétique de Colomba sur Notre-Dame de Paris. Sobriété d’incidens, sobriété de style, analyse profonde des caractères, tout se réunit pour démontrer que le roman de Mérimée gardera longtemps la place qui lui est dès à présent assignée. Dans Colomba, le paysage n’occupe jamais le rang qui appartient au développement des sentimens humains. Il ne s’est pas fait autour de ce livre autant de bruit qu’autour de Notre-Dame de Paris; aucune question n’a été posée à propos de cet admirable récit, qui a fait son chemin dans le monde, comme les fables de La Fontaine, comme les comédies de Molière, par la seule puissance de la vérité. Les esprits délicats l’ont savouré comme une nourriture exquise, et la foule s’est rangée à leur avis, sans savoir que l’auteur de Colomba se rattachait directement, par une incontestable filiation, à cette glorieuse famille de poètes qui nous a donné l’Œdipe-roi, le Roi Lear et Cinna. Il n’y a aujourd’hui aucun mérite à mesurer l’intervalle immense qui sépare Colomba de Notre-Dame de Paris : il y a quinze ans, cette distinction, qui nous paraît si naturelle, si nécessaire, si impérieuse, passait pour un paradoxe. Les admirateurs de Mérimée étaient accusés d’engouement pour les récits écourtés. Colomba n’était qu’une nouvelle, adroitement conçue, simplement écrite; ce n’était pas une composition assez vaste pour soutenir la comparaison avec Notre-Dame de Paris. Quinze ans ont suffi pour ramener la question à des termes équitables; personne ne s’étonne plus aujourd’hui d’une telle comparaison; ce qui nous surprendrait à bon droit, ce serait de voir contester la supériorité de Colomba. Quant à ceux qui ont prévu, il y a quinze ans, le sentiment public d’aujourd’hui, ils peuvent sans présomption s’applaudir de leur sagacité. Il n’est pas facile en effet de devancer l’opinion de son temps. On a beau vivre dans le commerce familier des plus grands modèles, des œuvres les plus pures: il faut une singulière puissance d’isolement pour réagir contre l’atmosphère intellectuelle que l’on respire. Si l’on avoue hautement ses répugnances et ses prédilections, on est souvent accusé d’orgueil; on entend dire autour de soi qu’on repousse l’avis commun pour le seul plaisir de se singulariser. Qu’on ait la patience d’attendre sans fléchir pendant quelques années, qu’on demeure ferme dans son avis, et le temps se charge de réduire le paradoxe à l’état de monnaie courante. C’est là précisément ce qui est arrivé pour Colomba. Ceux qui ont pressenti la destinée de Colomba ne sont plus que les parrains de l’opinion commune.

Après Victor Hugo et Mérimée, le nom qui se présente le premier est celui d’Alfred de Vigny. Stello occupe et gardera dans le domaine du roman une place considérable. Il est permis de ne pas accepter sans réserve tous les principes développés par l’auteur dans les trois récits dont se compose la première consultation du docteur noir; il est impassible de contester la grâce, l’élégance et la grandeur de ces trois récits. Si l’histoire n’est pas d’accord avec l’auteur sur la destinée de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier, si elle démontre par des preuves surabondantes que leur mort prématurée doit s’expliquer autrement que par leur qualité de poète, il faut reconnaître qu’Alfred de Vigny a déployé dans la défense du paradoxe qu’il avait embrassé toutes les ressources d’un écrivain consommé. La thèse qu’il a soutenue est réfutée victorieusement par des documens authentiques. Tous ceux qui connaissent le passé, et le passé dont je parle n’est pas loin de nous, savent que Gilbert et Chatterton ne sont pas morts victimes de la poésie, mais victimes de l’orgueil. Chatterton, que l’auteur se plaît à représenter comme un martyr de la pensée, a servi et trahi plusieurs causes, et l’éclat de son talent ne justifie pas son apostasie. Ses plus fervens admirateurs, tout en déplorant sa fin cruelle, n’oseraient prendre en main la défense de son caractère. Quant à André Chénier, dont tous les cœurs généreux vénèrent la mémoire, il a succombé, comme tant d’autres, pendant l’orage révolutionnaire, parce que la cause qu’il défendait était la cause vaincue. Ce n’est pas son génie qui l’a envoyé à l’échafaud : la plus haute éloquence ne suffit plus aujourd’hui à soutenir une telle assertion. Cependant je me plais à reconnaître que l’auteur de Stello a su revêtir d’un charme inexprimable sa triple méprise. Il se trompe et il nous trompe en nous parlant de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier, mais il trouve, pour contredire l’histoire, des argumens ingénieux, et l’élégance incomparable de son langage demande grâce pour l’infidélité de ses souvenirs.

Sainte-Beuve, dans son roman de Volupté, a retrouvé toute l’élévation, toute la finesse d’analyse qui nous avait charmés dans les Consolations. On peut blâmer la trame du récit, et même, s’il faut dire toute notre pensée, ce livre, d’ailleurs si digne d’étude, ne satisfait pas aux conditions élémentaires du roman : la narration proprement dite est trop souvent interrompue par des digressions; mais le personnage d’Amaury restera comme le type de l’ambition et de la défaillance, Mme de Couaën comme le modèle de la grandeur. Les pages obscures qui se rencontrent dans ce livre n’attiédiront pas la sympathie qu’il a excitée chez les esprits éclairés. Quoi qu’on puisse penser de ces pages, qui ont souvent un caractère maladif, il faudra toujours se souvenir de Volupté comme d’Obermann, et consulter le roman de Sainte-Beuve en même temps que le roman de Senancourt, pour connaître avec précision les plaies morales de notre temps.

Je ne veux pas essayer de suivre George Sand dans toutes les transformations de son talent. La popularité de ses œuvres me dispense d’une pareille tâche. Il me suffit de rappeler qu’il a porté dans toutes ses tentatives une vivacité, une ardeur d’imagination, que ses adversaires mêmes ne songent pas à contester. Je n’approuve pas, je n’admire pas sans réserve tout ce qu’il a écrit, il y a dans ses livres plus d’une page que je voudrais effacer; mais Valentine et André, Mauprat et la Mare au Diable, suffiraient pour assurer la durée de son nom. Que l’auteur de ces admirables récits ait trop souvent pris le paradoxe pour la vérité, qu’il se soit laissé entraîner à des déclamations que l’éloquence ne justifie pas, je n’essaierai pas de le nier; mais ce reproche, qui d’ailleurs ne s’applique pas aux livres que je viens de nommer, ne saurait altérer aux yeux des juges compétens l’immense valeur de ce talent privilégié. Valentine et Bénédict, Geneviève, Henriette et André sont des personnages dont chacun de nous peut apprécier les mérites. Devant de telles créations, toutes les querelles d’école se taisent; la discussion serait oiseuse, l’admiration est un devoir. Quoique dans la plupart des livres de George Sand les hommes n’aient pas le beau rôle, ils ne lui ont pas gardé rancune et lui pardonnent volontiers de réunir dans la femme toutes les perfections. C’est un caprice dont la poésie peut très bien s’accommoder. L’auteur de Valentine et de la Mare au Diable possède une imagination merveilleuse et sait animer tout ce qu’il touche. Toutes les fois qu’il se contente de raconter, il est sûr de nous intéresser, de nous émouvoir, de nous charmer. Son talent ne s’obscurcit que lorsqu’il essaie de soutenir une thèse. Dès qu’il s’aventure sur le terrain de la philosophie, son style, d’ordinaire si limpide et si rapide, devient terne et languissant. Comme il essaie de deviner ce que l’étude peut seule enseigner, il tâtonne et trébuche plus d’une fois. En pareil cas, l’extrême justice toucherait à l’iniquité. A quoi bon juger les romans de George Sand comme le Contrat social et l’Esprit des Lois? La philosophie n’est pas le domaine de cet esprit ingénieux, de cette imagination hardie. Maître absolu dans le domaine de l’émotion, l’auteur de Valentine n’a rien à gagner dès qu’il franchit les limites de son royaume, et nous aurions mauvaise grâce à le chicaner sur l’indécision ou la confusion des idées qu’il veut défendre. Il a conquis depuis longtemps un titre glorieux et que personne ne songe à lui disputer, celui de conteur excellent. Il a trop de bon sens pour que son ambition ne soit pas satisfaite. Raisonneurs qui veulent conter, conteurs qui veulent raisonner se fourvoient trop facilement. Que chacun reste dans son rôle et développe les facultés qu’il a reçues sans rêver une tâche au-dessus de ses forces : c’est le plus sûr moyen d’éviter les désappointemens.

Je reconnais volontiers qu’on a fort exagéré le talent de Balzac. Je ne puis me rappeler sans sourire que des panégyristes de bonne foi ont placé la Comédie humaine à côté de la Divine Comédie, quelques-uns même au-dessus. Il ne faut pourtant pas que ces folles apothéoses feraient nos yeux au mérite de ce conteur ingénieux, de cet observateur persévérant, qui a laissé sur les mœurs de notre temps des études pleines de vérité. Parmi ses livres si nombreux, beaucoup seront justement oubliés; mais Eugénie Grandet et la Recherche de l’Absolu suffisent pour assurer sa renommée. Ces deux récits, d’un intérêt si puissant, si simplement inventés, suffisent pour lui concilier les suffrages des juges les plus sévères. Quant aux derniers ouvrages de Balzac, je suis loin de partager l’enthousiasme qu’ils ont excité. Les Parens pauvres, utiles peut-être à consulter comme renseignement, ne sont pas une œuvre d’art dans l’acception la plus élevée du mot. Il y a dans cette étude une accumulation de fange qui soulève le cœur de dégoût. C’est là d’ailleurs un défaut commun au plus grand nombre de ses livres. Il observe avec une attention persévérante, il voit bien et se souvient; mais il a pour les vices des yeux de lynx et pour le bien des yeux de taupe. Quand on a passé quelques jours avec lui, on finit par prendre l’humanité tout entière en mépris, on ne va nulle part sans mettre la main sur sa bourse, on regarde avec défiance les femmes les plus jeunes, dont le sourire ingénu, le regard limpide ne devraient inspirer que la sympathie. Il faut quelques semaines pour réagir contre cette maligne jettatura. Ce qui a manqué à Balzac, c’est la connaissance de notre langue, l’intelligence des procédés du style. A cet égard, du reste, il se rendait justice. S’il avait de son talent d’observateur et d’inventeur une idée que les louanges les plus enthousiastes ne pouvaient dépasser, il savait très bien qu’il ignorait les lois de la langue et les secrets du style; il disait naïvement qu’il n’avait pas eu le temps de les étudier.

Dans un récit de longue haleine, la Confession d’un Enfant du siècle, Alfred de Musset n’a pas réalisé toutes les espérances de ses admirateurs; mais dans un cadre plus étroit, dans Frédéric et Bernerette, dans le Fils du Titien, dans les Deux Maîtresses, il a montré une grande finesse d’analyse, une élégance de narration qui ont marqué sa place parmi les premiers écrivains de notre langue. C’est un conteur charmant, dont toutes les pages se recommandent par des qualités de premier ordre. Le choix des images, la sobriété des détails font de ses nouvelles de véritables bijoux.

Marianna et Mademoiselle de La Seiglière assignent à Jules Sandeau un rang éminent dans la famille des romanciers. Il y a dans ces deux livres une connaissance profonde des passions et en même temps un talent singulier pour la peinture du paysage. Simplicité de conception, exécution délicate et savante, l’auteur n’a rien négligé pour exciter et enchaîner l’attention. Par l’élévation des pensées, par la vérité des sentimens qu’il nous retrace, il a conquis dans notre littérature une place à part. Sévère pour lui-même, il n’a jamais gaspillé ses facultés, et c’est un éloge mérité par un trop petit nombre d’écrivains.

N’oublions pas la Chartreuse de Parme, récit énergique, marqué au coin de la vérité, où Henri Beyle a donné la mesure complète de son talent, ni le conteur ingénieux qui vient de mourir, Gérard de Nerval. Le souvenir de Sylvie est encore trop récent pour qu’il soit besoin de le raviver.

Après avoir rappelé les efforts souvent heureux de Charles de Bernard et de Mme Reybaud, qui ont montré dans la Femme de quarante ans et dans Misé Brun un véritable talent de narration, il me reste, pour épuiser la liste des romanciers, à parler de trois hommes qui avaient reçu du ciel des dons précieux, mais qui les ont prodigués, oubliant l’art pour l’industrie : le lecteur a déjà nommé Frédéric Soulié, Eugène Sue et Alexandre Dumas. Oui, sans doute, chacun de ces trois écrivains possède un secret que personne ne peut lui contester, le secret d’intéresser, de nouer fortement une fable, de multiplier les incidens, d’animer les personnages; mais qui oserait soutenir qu’ils n’ont pas abusé de leur puissance? A coup sûr, les Mémoires du Diable ne sont pas l’œuvre d’un esprit vulgaire. Il y a dans l’enchevêtrement des épisodes, dans la rapidité du dialogue, quelque chose qui n’appartient pas au premier venu; mais c’est un livre conçu à la hâte, écrit au pas de course, et qui renferme bien des pages inutiles. L’auteur le savait bien, et ne s’estimait pas au-dessus de sa valeur. Le besoin, l’habitude de produire sans relâche, lui interdisaient les travaux qui demandent du temps et de la réflexion.

Les Mystères de Paris et le Juif errant, qui ont tenu en haleine pendant quelques mois la curiosité parisienne, attestent chez l’auteur une rare aptitude pour l’observation, mais en même temps une propension marquée pour les procédés les plus vulgaires de composition. Dans ces deux livres, dont quelques chapitres se recommandent par la vigueur du pinceau, les épisodes se suivent sans jamais être engendrés l’un par l’autre; ils ne portent jamais le caractère de la nécessité, ce qui est un grave défaut pour tous les esprits sensés. Ici d’ailleurs, comme dans les Parens pauvres, nous retrouvons un amour immodéré de la fange. Malgré l’avis de Nicolas Boileau, je ne pense pas que l’art puisse tout ennoblir. Balzac et Eugène Sue ont pris trop à la lettre l’arrêt prononcé par le législateur de notre poésie. Il y a des choses hideuses qu’il faut laisser dans le domaine de la réalité, et qui ne valent pas la peine d’être imitées, car le talent le plus vigoureux ne réussit pas à leur donner droit de cité dans le domaine de l’art.

Monte-Cristo et les Mousquetaires, qui ont enchanté tous les oisifs de notre temps, et qui révèlent à coup sûr une merveilleuse puissance d’invention, méritent à peu près les mêmes reproches que les Mystères de Paris et le Juif errant. Ils blessent en effet les esprits délicats par l’emploi de procédés vulgaires. Ils amusent, et c’est un grand point sans doute, mais il reste à savoir comment l’auteur s’y prend pour nous amuser. Or il faut bien avouer qu’il ne se montre pas difficile sur le choix des moyens : tout incident, neuf ou vieux, lui est bon, pourvu qu’il prolonge le récit. Ces deux livres, si vantés, si populaires, sont une lanterne magique plutôt qu’une narration sérieuse. L’auteur traite ses lecteurs comme de grands enfans, et le succès lui a donné raison; mais il est permis à ceux qui vivent dans le commerce des écrivains d’une autre famille de se montrer plus sévères : la popularité de Monte-Cristo et des Mousquetaires ne doit pas les désarmer. Dire qu’Alexandre Dumas amuse la foule, c’est lui rendre justice; ajouter qu’il se joue de toutes les lois littéraires, c’est rendre hommage à la vérité.

Chose singulière au premier aspect, et qui ne surprendra pas les esprits clairvoyans : de toutes les formes littéraires inaugurées sous le gouvernement de juillet, la forme dramatique est celle qui a le plus vieilli, et c’était pourtant celle qui se donnait comme la plus nouvelle. Les poètes lyriques n’affichaient pas la prétention de surpasser Pindare et Simonide; les romanciers n’osaient pas traiter avec dédain Fielding et Richardson; quelques-uns même se donnaient pour les disciples de Walter Scott. Les poètes dramatiques le prenaient de plus haut, et n’hésitaient pas à déclarer qu’ils voulaient, qu’ils espéraient, qu’ils sauraient régénérer le théâtre. J’entends parler ici de ceux qui composaient l’école fondée sous la restauration, et dont les œuvres ont défrayé tant de discussions. A côté de ces œuvres, qui avaient au moins le mérite de ramener l’attention publique sur les conditions fondamentales de l’art, il y en avait d’autres, d’un ordre moins élevé, que le public applaudissait ou qu’il laissait mourir dans la solitude, et qui ne relevaient d’aucune école. Pour peu cependant qu’on prenne la peine de réfléchir, on ne doit pas s’étonner que les œuvres dramatiques conçues selon les théories de l’école nouvelle de 1830 à 1848 nous paraissent aujourd’hui appartenir à une époque lointaine ; sauf de très rares exceptions, elles peuvent être comparées à des plantes de serre chaude. Elles manquent généralement de spontanéité, et semblent destinées à soutenir une thèse. Or il est facile de comprendre qu’un drame enfanté dans de telles conditions perde à peu près tout son intérêt dès que la discussion où il figurait comme argument s’est apaisée. Soyons justes pourtant, et ne condamnons pas sans réserve les tentatives dramatiques de notre pays, de 1830 à 1848.

Si les sentimens exprimés par Victor Hugo et Alexandre Dumas nous paraissent aujourd’hui manquer de vérité, ce n’est pas une raison pour méconnaître la hardiesse et l’habileté dont ils ont fait preuve. Oui, sans doute, Marion Delorme, Hernani, le Roi s’amuse, Ruy-Blas et les Burgraves nous étonnent comme des rêves étranges; il ne faut pourtant pas oublier que ces rêves, condamnés par le goût, révèlent une singulière puissance, et marquent la place de l’auteur parmi les écrivains les plus originaux de son temps. Pour ma part, je suis loin d’accepter ces drames comme excellens, j’ai peine à comprendre l’enthousiasme qu’ils ont excité; mais je reconnais volontiers qu’ils sont le fruit d’une volonté persévérante, d’une haute ambition. Or l’ambition et la volonté sont précisément ce qui manque à la plupart des écrivains d’aujourd’hui. La seule pensée qui les domine, qui les anime et les conduise, c’est la pensée du succès qui se traduit en profit. Quant aux doctrines littéraires affirmées, combattues et défendues de 1830 à 1848, ils ne s’en soucient guère, et sourient toutes les fois qu’ils en entendent parler. Victor Hugo et Alexandre Dumas, quand ils écrivaient pour le théâtre, obéissaient à des convictions sincères; leur unique préoccupation n’était pas de réussir : ils voulaient assurer le triomphe de leurs idées, et, pour atteindre ce but, ils ne craignaient pas de heurter de front, de blesser profondément les idées reçues. Que voyons-nous aujourd’hui autour de nous? Se passe-t-il rien de pareil? Lorsqu’il s’agit de théâtre, qui donc oserait parler de théories? Il s’agit avant tout de faire une bonne affaire. La théorie est abandonnée, comme un futile délassement, aux hommes assez mal nés ou assez mal élevés pour ne rien comprendre à l’industrie. Parlons donc avec respect, avec déférence, du mouvement dramatique accompli en France de 1830 à 1848. Quels que soient en effet les reproches mérités par Victor Hugo et Alexandre Dumas, on ne peut contester la hardiesse de leurs tentatives et la sincérité de leurs convictions. S’il leur est arrivé de se tromper, -et je n’essaierai pas de le nier, du moins ils visaient très haut, et ne prenaient pas alors le caissier du théâtre pour arbitre souverain. Il est trop vrai que Christine à Fontainebleau et Charles VII chez ses grands vassaux excitent aujourd’hui plus de surprise que de sympathie; il y a pourtant dans ces deux drames un effort vigoureux qui mérite d’être compté. Condamnons, c’est notre droit, l’exagération des sentimens, l’emphase du langage, les sacrifices trop fréquens offerts à la rime, mais reconnaissons en même temps que Charles VII et Christine dominent de bien haut les travaux présens de M. Alexandre Dumas et la plupart des tentatives dramatiques auxquelles nous assistons.

Alfred de Vigny n’a écrit que deux fois pour le théâtre, et se sépare nettement de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas. La Maréchale d’Ancre et Chatterton ne relèvent ni de Marion Delorme ni de Christine à Fontainebleau. Ce qui recommande les deux drames d’Alfred de Vigny, c’est tout à la fois le soin exquis de la forme et l’élévation constante des pensées. La Maréchale d’Ancre est encore aujourd’hui une œuvre très digne d’étude. Il y a trop d’événemens, et les caractères ne sont pas assez développés; mais tout le premier acte est charmant, et le personnage de Leonora Galigaï est traité de main de maître. Quant à Chatterton, malgré l’élégance de la diction, malgré la délicatesse de plusieurs scènes, malgré la grâce de Kitty Bell et l’amusante fatuité de lord Talbot, les admirateurs les plus dévoués de l’auteur, sont obligés d’avouer qu’il a vieilli. Le paradoxe défendu en plein théâtre il y a vingt et un ans n’est plus aujourd’hui qu’un paradoxe. En 1834, il se trouvait au parterre et dans les loges des esprits assez complaisans, assez crédules pour l’accepter comme une vérité. Le rare talent qui éclate à chaque page n’a rien perdu de sa valeur; seulement, la cause du poète méconnu par la société est aujourd’hui une cause perdue, et, tout en admirant l’éloquence de l’avocat, nous abandonnons son client à la justice de l’histoire.

Casimir Delavigne et Eugène Scribe ont continué, sous le gouvernement de juillet, la tâche qu’ils avaient commencée sous la restauration. Le premier, laborieux et timide, qui prétendait d’abord se rattacher aux maîtres du XVIIe siècle, n’a pas tardé à suivre les novateurs sur le terrain qu’il avait dédaigné jusque-là. Il les a suivis, mais d’un pas lent et d’un pied malhabile. Louis XI, les Enfans d’Edouard, Don Juan d’Autriche, aux yeux des purs disciples de Pierre Corneille et de Jean Racine, sont de véritables apostasies. Quant à ceux qui ne professent aucune doctrine exclusive, ils se contentent de voir dans ces trois ouvrages, dont le succès pourtant n’a pas été douteux un seul jour, une triple violation de la vérité historique, atténuée par un respect très insuffisant pour la vérité humaine. Le Louis XI de Philippe de Commines, le Richard II de Shakespeare, le Charles-Quint que M. Mignet a remis en lumière, n’ont pas grand’chose à démêler avec les fantaisies de M. Casimir Delavigne. Don Juan et Peblo sont voltairiens; les enfans d’Edouard ne semblent n’avoir qu’une seule pensée, nous offrir au dénoûment le tableau de Paul Delaroche.

Eugène Scribe, dont l’habileté matérielle ne peut être contestée, a laissé passer les novateurs sans rien changer à ses habitudes S’il lui est arrivé de tenter la comédie de caractère et d’échouer complètement, témoin la Calomnie et l’Ambition, il a fait preuve d’une adresse singulière, je ne dirai pas dans l’emploi, mais dans l’escamotage de l’histoire. Bertrand et Raton et le Verre d’eau sont là pour démontrer son talent de prestidigitation. Je ne voudrais recommander à personne ces deux ouvrages comme des modèles de vérité historique : il y a dans ces deux comédies bien des lieux communs que nous sommes obligés de saluer comme de vieilles connaissances; mais on ne peut nier que l’auteur n’ait dénaturé très habilement la biographie de Struensée et de la reine Anne. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les comédiens professent pour Eugène Scribe une si vive admiration. Quel dommage, s’écrient-ils naïvement, que Molière, qui avait tant d’esprit, n’ait pas su faire une pièce comme Bertrand et Raton ! Et les comédiens sont sincères : c’est un chapitre qui manque à Gil-Blas.

Cinq ans avant la chute de Louis-Philippe, nous avons vu naître l’école du bon sens, représentée par MM. Ponsard et Émile Augier. Pour être juste envers ces deux poètes, nous devons les juger d’après leurs œuvres, sans tenir compte des paroles imprudentes échappées à leurs amis. Or Lucrèce et Agnès de Méranie, la Ciguë et l’Aventurière sont des œuvres qui se recommandent à l’attention de tous les hommes lettrés par de sérieuses qualités. Je suis très loin de penser que l’école du bon sens ait détrôné sans retour l’école poétique de la restauration ; je me borne à déclarer que MM. Ponsard et Augier, ramenés à leur juste valeur, abstraction faite de toute question de dynastie, ont dès à présent conquis dans notre littérature une place très honorable. Qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas voulu fonder l’école du bon sens, peu m’importe vraiment : je ne fais acception que de leur talent, et sans attribuer à leurs noms la même importance qu’à ceux de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny, ce qui serait les desservir, je vois en eux des esprits ingénieux, amoureux du travail, à qui la sympathie publique ne manquera pas, pourvu qu’ils ne se laissent pas étourdir par les louanges.

Cette rapide esquisse du mouvement littéraire de la France accompli dans le court espace de dix-huit ans suffit à démontrer toutes les difficultés de la tâche entreprise par M. Alfred Nettement. Pour passer en revue, pour estimer les historiens, les philosophes et les poètes, il ne faut pas se défier de la pensée ; or cette défiance domine dans toutes les pages du livre que M. Nettement vient d’écrire. Toutes les fois qu’il aperçoit le moindre symptôme d’indépendance, il se hâte d’invoquer l’autorité de l’église et de condamner la liberté. La philosophie, qu’il appelle constamment le rationalisme, sans se douter de la puérilité de cette appellation, lui apparaît comme un fantôme menaçant destiné à tout dévorer, religion, famille, propriété, et il l’excommunie, il l’exorcise avec une piété, une ferveur que je veux croire sincère ; mais il lui échappe des aveux étranges qui atténuent singulièrement l’autorité de ses anathèmes. En parlant d’Auguste Comte et de sa philosophie positive, il avoue naïvement que son livre est presque inabordable, et il a raison, s’il entend parler de ceux qui sont demeurés étrangers à l’étude des sciences. Cependant, malgré cette déclaration, qui a du moins le mérite de la franchise, il ne craint pas de proscrire le livre d’Auguste Comte. Prenant pour guide l’analyse donnée par M. Littré, que ses connaissances encyclopédiques désignaient pour cette tâche délicate, guide, hélas! insuffisant pour un écrivain qui confesse son ignorance et qui la prouve surabondamment, il ne consent pas à croire que les lois du monde extérieur, les lois astronomiques, physiques, chimiques, minéralogiques, botaniques et zoologiques, résultent de la nature même des phénomènes observés, et il demande ingénument si le contraire ne serait pas aussi vrai. Quel homme sérieux voudrait essayer de répondre à cette question enfantine? Ailleurs, il confond l’idéalisme et l’idéologie, et affirme gravement que l’idéalisme conduit souvent au matérialisme. Ou les mots de notre langue ne renferment aucun sens défini, ou cette confusion de l’idéalisme et de l’idéologie est l’aveu le plus formel d’ignorance qu’il soit possible d’enregistrer. Il confond constamment la théodicée, c’est-à-dire la notion philosophique de Dieu et de ses attributs, avec la théologie, c’est-à-dire avec la notion révélée de Dieu. Grâce à cette confusion, il n’a pas de peine à excommunier tous les philosophes; remercions-le de ne pas les dévouer au bûcher.

Qu’est-ce donc que ce livre? Est-ce une histoire? Assurément non; Est-ce un pamphlet? Je répugne à le croire. Je ne veux pas mettre en doute la sincérité de l’auteur. C’est tout simplement une longue déclamation contre les facultés humaines, qui pourtant nous viennent de Dieu. Si l’on prend la peine d’examiner à loisir la question ainsi posée, on est amené à conclure que M. Nettement s’est rendu à son insu coupable d’impiété. Le but secret ou avoué de son histoire, peu importe, c’est de nous ramener au régime du moyen âge, de naturaliser chez nous l’immobilité égyptienne ou chinoise. Est-ce là comprendre la Providence telle qu’elle est définie dans l’Évangile? Pour moi, je ne le pense pas, et j’invoquerais au besoin les plus savans docteurs de l’église. La pensée n’est pas moins sainte que la prière, car la pensée nous vient de Dieu; le Créateur n’aurait pas donné à l’homme la curiosité, s’il avait voulu lui interdire la science. Savoir n’est pas ennemi de croire. L’ignorance et la haine de la science, quoi qu’on dise et qu’on fasse, ne seront jamais un encens agréable à Dieu.


GUSTAVE PLANCHE.