Librairie Bloud & Gay (p. 89-121).


TROISIÈME PARTIE




Les devoirs


QUELS SONT NOS MOYENS DE DÉFENSE CONTRE LA LITTÉRATURE ENNEMIE

Nous quittons maintenant le domaine spéculatif et nous entrons dans le champ de l’action.

Nous allons soumettre successivement à l’examen de nos lecteurs certains moyens pratiques, 1° pour combattre la littérature ennemie de la famille et la mettre hors d’état de nuire ; 2° pour favoriser la littérature et les écrivains qui respectent ou voudraient défendre, d’accord avec les grandes associations, les droits de la famille ; 3° pour guider les familles, parmi la diversité et les dangers de la littérature.


I

Il faut agir


Les tenants de l’action ; les points d’attaque.


Cette action intéresse les pères de famille. C’est évident[1]. Mais elle intéresse aussi les élites, toutes les élites de la nation.

« L’abîme est devant nous, écrivait déjà le 29 juin 1914, au rédacteur en chef du Matin, M. A. Kleine, directeur de l’École nationale des Ponts et chaussées, à propos de la dépopulation.

« Pour que le pays soit sauvé, il faut que la perception du danger frappe, jusqu’à les aveugler, les favorisés de la fortune et du savoir ; il faut que l’exemple vienne d’en-haut et qu’il soit donné par les maîtres et leurs disciples de tous ordres, en science, en industrie, en art, en commerce, en littérature, en philosophie, etc., par tous ceux qui font de notre pays, selon la forte parole de Gambetta, « la plus haute personne morale qui soit au monde. »

Cette mobilisation des élites et cette unanimité dans l’effort s’imposent aujourd’hui, avec plus de rigueur qu’à la veille de la guerre. Elles s’obtiendront du reste avec moins de difficulté, parce que tout le monde s’est rendu compte du péril et du mal.

C’est donc à l’universalité des forces nationales que nous devons faire appel ; aux pères de familles et à tous les citoyens de marque, aux masses même, aux individus et aux associations. Et c’est à tous que s’adressent ces quelques suggestions.

Dans son remarquable ouvrage, L’Indiscipline des moeurs (p. 514), M. Paul Bureau, préconisait ce système de défense :

« Serait-il vraiment très difficile de poser le principe que tout auteur, tout écrivain dont l’œuvre se plaît à la description minutieuse des raffinements de luxure, dont les ouvrages avilissent la jeunesse, souillent le cœur, est un écrivain déshonoré, un homme disqualifié, à qui on ne serre pas la main, qu’on n’invite plus à sa table, un mauvais Français, actif collaborateur des convoitises germaniques ?

« Serait-ce trop demander à la société des Gens de lettres que d’exclure de ses rangs pareils malfaiteurs, à la chancellerie de la Légion d’honneur de rejeter leurs dossiers, lorsque leur nom est proposé ; à la Société des honnêtes gens, de refuser d’acheter le journal qui les admet parmi ses collaborateurs, et de boycotter impitoyablement, et pendant plusieurs années, le théâtre qui a commis le crime de monter une pièce licencieuse et corruptrice des moeurs ? »

Il semble que de proposer des mesures pareilles revient à demander le rétablissement de la censure. Et la censure est réputée odieuse et inopérante.

Mais en réalité, il s’agit moins de la censure que d’une censure. Et une censure est nécessaire. Deux écrivains vont nous expliquer comment on la peut légitimer et concevoir.

Voici ce qu’écrivait récemment Fagus :

« L’écrivain ? en vertu de quel privilège l’écrivain se verra-t -il soustrait à la loi générale de nécessité, sans laquelle la Cité ne subsiste plus ? L’autre fou, Jean-Jacques Rousseau, a par ses écrits allumé mille fois plus d’incendies que Néron.

« La prétendue antinomie entre l’art et la morale est baliverne, ou bien hypocrisie. Une faute contre l’une est toujours et nécessairement une faute contre l’autre. L’écrivain s’en trouve-t-il gêné ? Nullement Stendhal, Balzac, tirent d’autant plus puissants effets de leur retenue même. Ce dernier sut décrire les pires égarements de telle sorte que l’homme très averti seul peut comprendre ; l’écrivain digne de ce nom doit savoir tout dire : Nonobstant interdisait-il à ses nièces la lecture de ses romans.

Et parler de censure est une autre baliverne : il est toujours une censure, dont l’autorité se borne à homologuer les décrets. Aux époques normales elle est exercée par ce que Molière dénommait « les honnêtes gens » ; en démocratie, elle l’est par la canaille.

« L’écrivain digne de ce nom se fait son propre censeur : avant le grand Balzac, le grand Corneille l’avait exprimé. Que l’art soit un sacerdoce, certes ; ainsi toute profession. Mais, si l’artiste, si l’écrivain revendique qu’on le tienne pour une manière de saint, qu’il tâche en son art d’acquérir quelques-unes des vertus du saint, et d’abord la bonne tenue.

« On n’est pas autorisé à s’exhiber tout nu par les rues sous prétexte qu’on se pense beau garçon, à mettre le feu à la ville sous prétexte de la régénérer, à publier des écrits démoralisants sous prétexte de glorifier la morale, l’art ou de sauver l’humanité. (Fagus, Réponse à l’Enquête des Marges sur « La Liberté d’écrire », Les Marges, 15 février 1923, p. 122.)

Dans sa réponse à la même enquête, M. René Fauchois se montrait plus affirmatif encore. Il disait :

« … Je suis personnellement partisan d’une censure. Entre plusieurs une raison qui me suffit : j’ai des enfants qui pourront lire bientôt. En quoi la censure a-t-elle gêné l’éclosion d’un beau livre, même érotique ? Tout ce qu’elle peut empêcher c’est sa vente à découvert, sa diffusion dangereuse entre des mains d’enfants ou d’érotomanes latents dont la maladie n’a pas besoin de stimulants. Mais il y aurait tout bénéfice, même littéraire, à ce qu’elle pût l’empêcher. Toutes les personnes et tous les âges n’ont pas le discernement ni la force qu’il faut pour éliminer les poisons, parfois délicieux, de l’art et de la littérature. Je suis de ceux qui regrettent qu’on ait fait des éditions populaires des Liaisons dangereuses et des Fleurs du mal.

« La fameuse formule : « Le peuple a droit à la beauté » est une de ces noires sottises… qui a déjà fait commettre assez de graves erreurs, artistiquement et socialement.

« C’est très joli d’invoquer la liberté d’écrire, mais sous son prétexte je refuse d’accorder à des auteurs et à des éditeurs, plus ou moins scrupuleux, la liberté de pervertir les enfants et les gens sans défense.

« Et pensez-vous que Baudelaire n’eût pas protesté contre une édition des Fleurs du mal à dix-neuf sous, et que ce grand homme n’eût pas souffert de voir glisser sur les poèmes sublimes et douloureux, le sourire, équivoque autant qu’incompréhensif, des collégiens, des midinettes et des garçons bouchers, qui achètent son chef-d’œuvre dans les gares du métro, en même temps que Froufrou et que Le Canard enchaîné ?

« J’imagine mal comment on peut être attaché à une liberté, même à celle d’écrire, mais où voyez-vous que cette liberté puisse être restreinte ? Les fous eux-mêmes n’en sont point privés. J’ai dans ma bibliothèque de pathétiques ouvrages composés dans des asiles par de malheureux déments. Ils ont eu toute licence de les griffonner et il est probable qu’au cas où un éditeur les publierait, ces divagations remporteraient un succès considérable — d’autant plus qu’elles sont ornées de dessins qui, pour être sommaires, n’en sont pas moins significatifs et dissipent tout à fait l’obscurité partielle du texte.

« Une bonne censure nous devrait d’interdire cette publication, car la folie est contagieuse, mais elle ne saurait s’opposer à ce que les fous écrivent du matin au soir des choses vagues et dessinent du soir au matin des choses un peu moins vagues.

« Les pharmaciens fabriquent et détiennent toutes sortes de poisons. L’art médical ne souffre pas du fait qu’ils n’ont le droit de les vendre qu’à de certaines conditions.

« Au long des siècles, tout ce qui était de la pensée et de l’art a pu s’exprimer sous tous les régimes. (Les Marges ne font pas de politique n’est-ce pas ?) Rabelais, Shakespeare, Molière ont écrit sous des rois, et s’ils se sont gênés, il n’y parait guère. Et finalement la ceusure n’a pas beaucoup nui au talent ni au succès de Flaubert, et de Baudelaire (déjà nommé). Elle n’a même pas tué Jean Richepin et ne l’a pas empêché d’entrer à l’Académie. Alors ?

« Alors, je regarde les vitrines des libraires, les affiches des théâtres et concerts, l’étalage des journaux illustrés aux kiosques et je pense : « Vite ! une censure ! Laquelle ? Ses modalités ? Ses limites ? Je ne sais pas ! C’est une autre question ! mais une censure ! Vite ! » (René Fauchois, Réponse à l’Enquête des Marges sur « La liberté d’écrire », Les Marges, 15 février 1923, pp 123-125).

Cet ostracisme, ce boycottage, cette censure et certaines sanctions analogues, réduiraient certes à l’impuissance nombre de malfaiteurs. Mais ils ne les visent pas tous, ils négligent même les plus dangereux.

À notre sens, pour lutter efficacement contre la littérature ennemie, il ne faut pas se contenter d’agir sur les intellectuels qui l’élaborent. Considérant que le mal primordial consiste dans la vulgarisation, il faut agir sur tous ceux qui, une fois le livre conçu et écrit, se chargent, ou illégitimement s’accommodent, ou souffrent et meurent de sa diffusion. En d’autres termes, il faut agir, non seulement sur les écrivains et les sociétés d’écrivains, notamment sur les romanciers et les dramatistes, mais aussi sur les éditeurs, les libraires et marchands, sur les directeurs de bibliothèques et de cabinets de lecture, sur les directeurs de théâtres et de tournées, sur les journaux, sur les législateurs, sur les autorités administratives et les autorités sociales, sur les acheteurs, sur les lisants et les lisantes, sur les habitués et les abonnés des théâtres, sur notre entourage et nos relations, sur l’opinion publique.

II

Comment agir


1. — Il faut parler, écrire, dénoncer, assainir, éduquer ou plutôt rééduquer, donner l’exemple, grouper et s’organiser. — 2. — Il faut aussi favoriser les écrivains et les ouvrages amis de la famille. — 3. — Il faut apprendre à reconnaître ceux qu’il faut aimer et ceux qu’il faut réprouver.


Agir, ce n’est pas gémir, ce n’est pas user de violence, ce n’est pas commencer sans dessein d’achever ; c’est s’atteler à l’ouvrage, labourer, sans plaindre sa peine, et n’avoir de cesse qu’une fois tous les résultats conquis ; c’est au préalable s’enfoncer dans la tête et s’incorporer dans la cervelle, cette vérité d’expérience, qu’on ne doit pas compter sur les autres, mais ne s’attendre qu’à soi-même, pour revendiquer ses droits et obtenir justice. Fara da se, disait de son pays, un homme d’État du siècle dernier. Le mot n’est pas français : il n’est pas nécessaire qu’il le soit. La chose doit le devenir pour vous : pères de familles, faradassez. Un aperçu du plan de votre action vous convaincra qu’il y a du travail pour tous les ouvriers.

Agir, c’est, dans l’espèce, parler, écrire, dénoncer, assainir, éduquer ou plutôt rééduquer, donner l’exemple, grouper et s’organiser.

Parler : on ne connaît pas assez, on ne proclamera jamais trop la puissance magique de la parole sur une âme et sur l’âme commune d’une collectivité ou d’une assemblée.

Parler à une bibliothécaire de gare pour la renseigner, pour la conseiller, pour la prier, pour la dissuader, pour l’intimider, pour la menacer :

« Ce livre, cet illustré est mauvais, Madame… Vous vendez une pareille publication aux jeunes filles, ce n’est pas bien, Madame ; vous qui êtes intelligente et honnête certainement n’en permettriez pas la lecture à vos enfants. Quelles horreurs on vous fait étaler là. Je vais en référer à l’administration pour que vous ne soyez plus condamnée à pareille besogne… Etc. »

Voilà ce que tout père de famille, un peu disert et fort résolu peut dire courtoisement, sympathiquement, charitablement et avec autorité, selon les circonstances, mais presque partout, s’il est client et même s’il ne l’est pas.

Parler à un liseur du voisinage ou même à un liseur de rencontre. Oh ! je sais bien ce que prescrit l’usage ; mais je fais plus d’état de l’hygiène publique, de la propreté des âmes, et des droits de la famille que de certaines conventions. Au surplus, dans certains cas, le fait de parler ne contrevient à aucune loi.

« Vous lisez ça, jeune homme ? Pourquoi lisez-vous cela ?… Croyez-moi, j’ai de l’expérience, je sais ce que c’est… Quand on est gentil comme vous, honnête comme vous, on laisse ça aux autres… On s’épargne ainsi bien des ennuis et des remords… Etc. »

Voilà ce que peut dire habilement, et jamais sans résultat immédiat ou éloigné, un père de famille qui sait ce qu’il doit dire et qui sait s’y prendre.

Parler en privé, parler aussi en public. Devant des auditoires qu’on fait, ou devant des auditoires tout faits. Un soir, il y a déjà longtemps, dans un théâtre de Roubaix, on représentait une pièce à la fois sophistique et licencieuse. Le rideau se lève. Au premier rang, un homme se dresse, un père de famille universellement estimé de ses concitoyens. Il exprime, en termes mesurés, courtois et pathétiques, sa honte et son indignation. Il s’adresse au bon sens et au cœur de ceux qui l’écoutent. L’auditoire est fortement impressionné. La pièce fut jouée, il est vrai. Mais qui dira, Messieurs, tout le soulagement qu’a procuré aux braves gens, tout le retentissement qu’a produit dans les âmes et dans la ville et dans certaines vies, une si opportune intervention, un digne langage. Parler, c’est agir.

Écrire aussi, c’est agir. Répugne-t-on plus encore à écrire qu’à parler ? Je n’en déciderai point. Mais c’est un fait que les pères de famille écrivent trop peu, comme ils parlent trop peu.

Ils abdiquent, ils désertent… Aussi, la direction des idées et des esprits, l’éducation même de leurs enfants leur échappent, à eux qui, dans une société normale et ordonnée, devraient être rois, les maîtres et les meneurs, pour passer aux mains des éditeurs-pornographes venus d’Allemagne, des hâbleurs illettrés, des savantasses de cabaret, des grimauds de la presse, d’effrontés usurpateurs de la confiance publique.

Il faudrait écrire, suivant les occasions, à tous ceux qui possèdent ou assument, dans la diffusion de la littérature ennemie, une part de coopération ou de responsabilité. Écrire aux maires, aux préfets, aux ministres, au sujet d’un livre, d’un spectacle ou d’un périodique, pour leur rappeler les lois, les décrets, les circulaires et leurs devoirs ; écrire à l’éditeur d’un ouvrage pernicieux, pour lui représenter l’indignité de son acte, pour lui jeter à la face le mépris qu’il inspire aux pères de famille et aux citoyens honnêtes ; écrire aux administrateurs ou aux directeurs des salles de spectacle ; à l’imprésario des tournées qui s’abattent sur la ville ou le village ; écrire à un journal, soit au directeur, soit le plus souvent à l’administrateur, pour lui exprimer la surprise, la tristesse, le scandale qu’ont procurés aux pères de famille l’annonce ou l’éloge d’un livre immoral, l’annonce ou l’éloge d’une publication ordurière, la relation d’un fait-divers criminel ou croustilleux, le compte-rendu trop détaillé ou appuyé d’une affaire judiciaire, l’insertion d’un article ou d’une chronique à tendances antifamiliales, etc. ; écrire, le cas échéant, aux directeurs des réseaux de chemins de fer et des compagnies de transports en commun, aux directeurs des contributions indirectes, aux agences d’affichage, aux propriétaires de murailles scandaleusement parlantes et scandaleusement illustrées ; aux bureaux de tabac ; écrire enfin aux auteurs eux-mêmes, pour les avertir et les corriger[2] ; etc., etc.

Agir, c’est dénoncer. Dénoncer, non pas un malfaiteur obscur, ni un livre inconnu ou peu répandu, ni une feuille au tirage dérisoire : ce serait leur faire trop d’honneur et leur donner crédit auprès d’un public qui les ignore et doit les ignorer. Mais dénoncer impitoyablement, persévéramment les ouvrages et les journaux qui manifestent déjà leurs ravages ou en menacent incontestablement les milieux préservés ; les dénoncer à l’autorité, aux diverses autorités, aux pouvoirs, à tous les pouvoirs, aux dirigeants de toutes catégories ; les dénoncer, s’il le faut, à l’opinion publique.

Dénoncer aussi, aux uns et aux autres, non seulement tel péril déterminé, mais surtout, avec un zèle redoublé le mal profond, chronique, multiple que cause aux familles et partant à la société l’effroyable propagation de la littérature ennemie.

Dénoncer, par toutes les voies que le progrès moderne met à la disposition des militants, par les conférences, les meetings, les protestations dans la rue, les campagnes de presse, les campagnes d’affiches et de tracts, etc[3]

Voilà ce que certains d’entre vous ont fait, que nous avons fait nous-mêmes, et qui est à la portée de toutes les bonnes volontés, largement éclairées.

Agir, toujours dans cette sphère où vous voulez bien m’accompagner, c’est nettoyer, désinfecter, assainir.

Assainir la maison, sa propre maison, en vidant la bibliothèque du salon, des livres qui ont perverti, troublé ou égaré, parfois depuis un siècle et davantage, une partie de la lignée et une légion de domestiques ; en vidant les poches des jeunes gens, le sac des jeunes filles et la cassette des tout-petits ; en détruisant les vieux ouvrages suspects et les nouveaux plus malsains ; en, bannissant les journaux corrup- teurs ou dissolvants ; en congédiant nettement les colporteurs, marchands ambulants et placiers divers, qui joignent à la vente d’objets utiles et d’articles inoffensifs, la propagande des productions malfaisantes.

Assainir les lieux publics, en invitant ceux qui en ont la garde ou la propriété, à les garantir contre l’invasion des papiers suspects ou des images démoralisantes.

Assainir la rue, la rue qui est aux honnêtes gens et aux enfants, avant d’appartenir aux autres, malgré tous les préjugés contraires et malgré les prétendues hypothèques morales dont les autres s’obstinent à la grever. La rue est à nous, c’est à eux d’en sortir ou de se ranger. Assainir la rue, en la débarrassant, à tout prix et par tous les moyens, de ce qui, aux étalages, aux vitrines ou sur les murs, est véritablement choquant pour les adultes, et pour les enfants un appât pour ses curiosités dangereuses, voire même une excitation permanente au désordre.

Assainir enfin l’atmosphère ambiante, la mentalité publique. Elle est hostile aux familles, aux familles nombreuses surtout. Les hommes d’Église, les moines, les dévots sont décriés, bafoués, exposés aux quolibets, aux sarcasmes, parfois aux injures. Mais n’en parlons pas : ça ne casse rien ou guère… Cependant… Mais ce n’est pas le lieu d’en parler. Ce qu’il importe de signaler, c’est l’attitude hostile prise, de nos jours encore, à l’égard de la famille, par le public bourgeois et ouvrier qu’ont façonné à leur image les sophismes et les bouffonneries des théâtres.

Il est urgent de réagir, en démontrant à ces dupes, l’erreur, les impostures, l’indignité des ouvrages mystificateurs, en réhabilitant — nous en sommes là ! — en réhabilitant la noblesse de la mère, la splendeur et la nécessité des familles nombreuses, la beauté de la vertu chez l’enfant, chez le jeune homme et chez la jeune fille, l’éminente dignité de l’époux et de l’épouse fidèles à leurs serments, la gravité des fonctions dévolues à tous ceux qui composent la famille française.

Faute de cette préalable opération, les semences de résurrection que nous essaierions de jeter dans les âmes, se perdraient dans cet océan sans fond, où se rendent à flots grandissants, les sophismes et les mensonges répandus sur tous nos chemins par les malfaiteurs de l’écritoire et des tréteaux.

Voilà ce à quoi peuvent encore travailler les pères de famille.

Agir, c’est éduquer et au besoin rééduquer. Les pères de famille sont, par état, des éducateurs : ils comprennent l’importance de l’éducation. Dans le sujet qui nous occupe, elle s’avère d’une nécessité inéluctable.

Nous avons accusé, au cours de ce rapport, la littérature et les spectacles d’être les grands corrupteurs du peuple et des familles. Et nous avons abondamment justifié notre accusation. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’ici, comme dans d’autres questions, les causes et les effets réagissent les uns sur les autres.

C’est ainsi que les livres et les théâtres malsains ne seraient pas dangereux pour un public sain, et qu’ils sont d’autant moins malsains que le sujet, grâce à sa santé morale, présente à son action une réceptivité moins facile. La recherche du faisandé indique une perversion du goût et une anomalie de l’estomac. La mauvaise littérature a contribué, et pour une grosse part, à l’œuvre corruptrice ; laissée à ses propres forces, elle n’aurait pas su créer ou la maintenir.

C’est ce que démontre lumineusement M. Georges Deherme, dans son ouvrage Les Classes moyennes :

« La littérature altère profondément les mœurs ; mais elle n’a pu s’y employer efficacement, que lorsque les idées étaient déjà troublées, les principes affaiblis, les règles méconnues, les volontés énervées, pour tout dire, lorsque les âmes n’avaient plus de direction ».

Équiper les âmes, les armer, les fortifier pour les prémunir, voilà le travail de rééducation auquel doivent s’appliquer les pères de famille. Le sujet prête, et vous voyez, Messieurs, tout ce qu’il me resterait à dire, si je voulais le développer[4].

Agir, c’est donner l’exemple. Le bon exemple, comme chacun sait, est de rigueur pour tous les hommes ; mais il l’est doublement pour ceux qui, comme les pères de famille, veulent s’imposer, commander, entraîner. Selon ce que M. Paul Bourget fait dire à un de ses personnages « l’homme n’est pas fait pour lui-même, mais pour quelque chose de plus grand que lui… L’on n’entre dans la vraie vie qu’autant qu’on se renonce ».

Cette loi, qui parait si dure, trouve son application dans le bon exemple. Ne pas acheter, ne pas accepter, ne pas lire un livre, un journal ou une publication qui ne donnent pas d’ordinaire à la famille une place suffisamment honorable ; ne pas donner son argent aux éditeurs, aux libraires, aux marchands de journaux, aux entrepreneurs de spectacles qui font obstinément mépris des droits de la famille ; cela, et d’autres négatives, c’est du renoncement, c’est de l’exemple, c’est de l’action.

Agir enfin, c’est grouper et organiser. Se grouper et organiser, c’est s’associer, pour et dans l’action, avec tous les gens qui, animés d’un même zèle et visant au même but, s’ignorent en fait trop souvent, ou s’entrechoquent, se gênent, se tiraillent ou se jalousent.

J’aurais conscience de m’appesantir sur ce point : les exemples vivants sont d’un autre pouvoir que tous les discours. S’il me fallait démontrer pourquoi et comment il faut s’organiser, ce sont aux meilléures des associations familiales que j’emprunterais mes meilleurs arguments.

Après avoir indiqué quelques moyens d’action plus particulièrement propres à occuper les pères de famille isolés et les groupements locaux, il me resterait à étudier encore les grandes lignes du programme général. Mais je me sens arrêté par un scrupule analogue à celui que j’exprimais tout-à-l’heure. Il ne m’appartient pas en effet, de glisser des suggestions personnelles dans les hautes et sages directives de vos présidents et de vos chefs.

Je hasarde seulement un vœu. Je voudrais donc que l’article IV de la « Déclaration des droits » occupe une place principale, une place de choix, parmi les soucis, les délibérations et l’activité des dirigeants du Grand Quartier général des familles.

Les revendications qu’il affirme conditionnent en effet le sort de toutes les autres. Toutes les autres porteront en soi quelque chose de caduc et d’inachevé, elles tiendront de l’inconséquence, de l’illusion généreuse, ou du compromis, si nous ne combattons pas et n’énervons pas la littérature ennemie de la famille, si, selon le mot du docteur Roques que nous avons déjà cité, si « tout ce qu’il y a de propre et de sain dans le pays ne désavoue à haute voix ces ignominies et ne fait un effort d’assainissement ; si l’on ne travaille pas, devant l’Europe et devant le monde, à préserver la gloire de Verdun de la honte de notre librairie » et de notre presse.


2.


Cette lutte permanente et concertée, si difficultueuse qu’elle soit et si efficace qu’elle puisse s’annoncer, ne constitue cependant qu’une partie de la tâche des familles.

S’efforcer à réduire l’influence néfaste de la littérature ennemie, c’est bien, mais cette entreprise appelle son complément : aider, soutenir, stimuler, célébrer les écrivains de tous ordres, qui consacrent leur talent à la combattre comme vous et à la remplacer.

Sur cet objet que je considère comme de toute première importance et que je placerais dans notre programme sur le même pied que le précédent, j’insisterai peu. Faute de temps, j’abrège et je tourne court. Aussi bien, il faudra bien un jour écrire un volume sur la littérature amie de la famille.

Affirmons ici, et dès l’abord, que cette littérature existe ; qu’elle prospère, qu’elle groupe des noms glorieux et des œuvres de prix, et qu’elle n’attend pour prévaloir, pour primer, pour régner et gouverner, que l’appui de ses bénéficiaires et de ses protecteurs naturels.

Au cours de la mission Champlain qui parcourut en 1912, quelques parties des États-Unis et du Canada, M. René Bazin, de l’Académie française prononça, à l’Université Laval, de Québec, un discours pour « la défense du roman français ». Entre autres choses, il disait :

« Nous avons toujours eu, parmi nous, des esprits qui ont mis dans les œuvres romanesques cette part de nos préoccupations présentes, des problèmes éternels ou passagers, qui fait que nous connaissons mieux, en lisant l’œuvre, le monde où nous vivons, et qu’il nous reste de la lecture autre chose qu’une émotion : une idée. Pas de thèses, mais des idées, car la vie en est pleine, et elle est enseignante ; pas de thèse, mais des fenêtres ouvertes sur le vaste monde et sur le ciel ; pas de thèse, mais, à côté de l’amour, ou dans l’amour même, un idéal supérieur à la passion, une loi qui rehausse, une direction, une vue générale qui relie un drame particulier à l’humanité même, et qui ne supprime pas l’émotion, loin de là, mais qui l’élève jusqu’à une leçon ; qui de nous n’a cherché cela, avidement, subtilement dans l’œuvre de l’écrivain ? Il a le droit de faire des œuvres moralement indifférentes : mais notre admiration lui sera plus reconnaissante s’il a laissé à ses semblables une espérance, une force, une croyance. Alexandre Dumas fils disait ce mot qui a été rapporté par Sardou : « Toute œuvre littéraire qui n’a pas en vue l’idéal et l’utile est malsaine et lettre morte ». Et le romancier russe Tolstoï, dont l’œuvre a des parties de christianisme et des parties de nihilisme, a dit, mieux encore, dans un de ses bons jours : « L’art est un moyen, entre les hommes, de se communiquer leurs plus nobles pensées ».

« Eh bien ! non seulement, à toute époque, à côté des amuseurs, nous avons eu de ces artistes bienfaisants, mais je dis que l’œuvre présente est bonne à ce point de vue : que depuis longtemps nous n’avons pu montrer un ensemble d’oeuvres littéraires d’une aussi haute tenue, d’une signification aussi heureuse ». (René Bazin, Le Gaulois, 25 juillet 1913).

Cette constatation de l’éminent écrivain de la famille, se vérifie bien plus nettement aujourd’hui qu’en 1912. Des romanciers existent, des dramatistes existent, des critiques et des journalistes existent qui travaillent pour nous. Mais les familles ne travaillent pas assez pour eux.

Dans une page fort vive, dont je n’ai pas cherché la référence, Ernest Hello se prend à cette indifférence lamentable que professent souvent les plus gens de bien à l’égard de leurs défenseurs :

« Je suis convaincu, dit-il, que la plupart des hommes supérieurs, dans l’ordre du mal, ont donné tout ce qu’ils pouvaient donner, soutenus, encouragés, vivifiés par leurs amis.

« Je suis convaincu que la plupart des hommes supérieurs, dans l’ordre du bien, sont morts de chagrin, assassinés par l’indifférence de leurs amis.

« Et ce crime infini a pour châtiment la diminution de la vérité parmi les hommes, le renversement des sociétés humaines, les révolutions, les guerres, les ruines, les désespoirs, le triomphe de l’injustice, tous les autres crimes et tous les autres malheurs.

« Tous les crimes, tous les malheurs, tous les fléaux connus sont les conséquences et les châtiments de ce crime infini et inaperçu.

« Ah ! je voudrais avoir une voix comme on n’en a pas sur la terre pour faire entendre ces vérités, et pour les faire entendre dans l’intime de chaque âme, d’un bout du monde à l’autre… Je voudrais montrer ce que c’est qu’un homme qui était chargé de dire la vérité, et dont la parole meurt dans le découragement… »

Tous les chefs de famille ne méritent pas ces objurgations. Qui oserait cependant prétendre, parmi nous, qu’il a accompli tout son devoir envers la littérature amie de la famille ?

Si j’en crois mes renseignements et certains faits connus de tous, cette situation antinomique et préjudiciable touche à sa fin. Vous vous résoudrez à rendre justice à vos amis des lettres, à ces parents pauvres qui veulent le rester — et parents et pauvres — pour mieux servir.

Les moyens pratiques d’y pourvoir ? Je n’ai pas le temps de les examiner ici.

III

Un dernier mot


Pour finir, permettez-moi de répondre, par quelques mots, à une dernière préoccupation qui, je le sens, se glisse, confusément du moins dans les esprits de mes lecteurs.

Il existe d’une part, une littérature ennemie ; et d’autre part, une littérature amie. Comment s’y reconnaître ?

Il faudrait, semble-t-il, une œuvre, une revue, un journal, un organisme ou un organe quelconque, qui fût un guide et qui en raison de sa fonction, mettrait au premier rang de ses préoccupations la famille, le respect de la famille, la famille et son excellence, la famille et ses devoirs, la famille et ses droits ; un guide qui serait d’abord consciencieux, et qui, sans prétendre au magistère absolu et à l’infaillibilité mériterait par sa bonne volonté et sa loyauté, la confiance des familles. les veulent des guides dans tous les domaines, dans le domaine intellectuel comme dans les autres. La bonne brise souffle, elle rallume, elle réchauffe, elle éclaire le foyer. Ici, comme sur d’autres points, c’est l’heure du pilote.

Je n’ai plus qu’un mot à dire. J’ajoute, et ce sera ma conclusion ; j’ajoute, et c’est mon devoir d’ajouter, que l’œuvre dont je suis chargé depuis trois ou quatre lustres, a précisément essayé de réaliser ce programme.

Résolument, elle a pris en mains la cause des pères de famille. Et parce qu’elle s’intéressait aux familles, tout en s’occupant de littérature, elle a partagé la disgrâce imméritée dont les tenants de la littérature ont frappé les familles. La littérature ennemie de la famille la méprise, parce qu’elle est la littérature ennemie de la famille ; la littérature amie l’ignore trop, parce qu’étant, elle aussi, littérature, elle n’est pas suffisamment amie de la famille pour se séparer complètement de la littérature ennemie.

L’œuvre dont je parle sollicite votre sympathie : la sympathie ici s’identifie à la générosité, à la sagesse, à l’équité.

  1. Dans un article qu’il publiait dans Le Petit Journal, le 27 décembre 1922, M. André Billy, après avoir parlé des «  écrivains dignes de ce nom » poursuivait :
    « … Quant aux autres, quant aux écrivains qui se parent astucieusement de la qualité d’artistes, ou de moralistes pour spéculer sur les bas instincts de la foule, ils relèvent de la police familiale qui est la meilleure mais qui ne s’exerce guère que sur la maison. Au dehors, le danger subsiste tout entier, et voilà bien ce qui inquiète les parents.
    « Mais ici ce n’est pas seulement la question des romans immoraux qui se pose, c’est celle, plus générale, des mœurs. La corruption rôde partout et l’on peut dire que, dans une certaine mesure, chacun de nous la porte en soi. Aux pères et aux mères, aux maîtres et aux maîtresses, de veiller de leur mieux sur la pureté des petites âmes confiées à leurs soins ! »
  2. Voici la leçon que faisait un jour aux écrivains (dans Comœdia, 27 mars 1921), un romancier connu, M. Binet-Valmer :
    « Il n’est pas d’époque plus difficile pour l’artiste. Au temps du grand siècle, nos maîtres écrivaient pour des publics divers, et leurs drames ou leurs comédies avaient un autre ton, quand ils devaient être représentés devant les pupilles de Madame de Maintenon ou devant les délicats de la Cour. Aujourd’hui, mes confrères, nous avons le choix entre deux publics : les grossiers métèques dont il faut chatouiller la sensualité fatiguée, et le peuple de France où quinze cent mille familles sont en deuil et pensent à celui qui est mort au champ d’honneur. Il faut choisir…
    « La plupart d’entre vous, les meilleurs d’entre vous, n’écrivent pas pour gagner de l’argent. Ils écrivent pour avoir du succès. Eh ! il faut choisir ; succès parmi la population faisandée des métèques, succès sonore et malodorant ; succès parmi les femmes et les hommes de France, succès de bon aloi…
    « Mes confrères, vous êtes à la tête d’une armée dont vous avez à répondre devant l’Europe. Tous les écrivains de France sont des chefs. »
  3. Cette dénonciation, telle que nous la préconisons ici, et telle que nous la pratiquons depuis de longues années, n’est qu’une forme de la critique.
    C’est ce qu’exprime très bien M. Maurice de Waleffe dans Paris-Midi du 11 janvier 1923 :
    « Si la critique est admise du point de vue artistique, dit-il, on ne voit pas pourquoi elle serait interdite du point de vue moral. Une société, un cercle, une église possèdent naturellement la liberté d’excommunier de leur sein un membre jugé indésirable par la majorité. Tant que cette excom- munication ne se traduit pas par une demande au bras séculier d’intervenir et de punir, elle ne lèse aucune liberté publique. Le Saint-Office de l’Église Romaine condamne tous les jours des écrivains. Le Conseil de l’ordre de la Légion d’honneur peut évidemment en faire autant.
    « Votre droit d’écrire tout ce qui vous passe par la tête a pour correctif mon droit de le critiquer. Et ce droit n’est pas du tout soumis à la condition d’écrire moi-même. Une critique émise par des hommes du métier aura certes plus de poids. Mais l’épicier du coin a parfaitement son droit de critiquer… »
  4. Traitant récemment une question analogue, dans La Revue des lectures (15 février 1923) j’exprimais cet avis :
    «Je dirais volontiers qu’actuellement, certains dirigeants se comportent à l’égard du fléau des mauvaises lectures comme nos pères se comportaient depuis 1880 ou 1890 à l’égard de la dépopulation ou encore, pour reprendre notre comparaison de tout à l’heure, comme se comportaient les hygiénistes et les médecins avant les découvertes de Pasteur.
    « Ces autorités sociales s’imposent les plus lourds sacrifices et font les plus louables efforts pour guérir les maux qui affligent les individus, les familles et la société. Malheureusement, elles ignorent le microbe… Du moins elles ne se rendent pas suffisamment compte qu’au fond de tous ces maux, il y a un mal qui est essentiel parce qu’il rend vulnérables les individus, les familles et la société et qu’il les met en état de réceptivité morbide, un mal qu’il faudrait traiter au moins autant que les autres : le mal de la mauvaise lecture ».