Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 355-384).




V


COMMENTAIRES D’UN LIVRE FUTUR



« … Dans l’abstraction, le rêve et le symbole. »
M. Taine.


En attendant que la Science ait décidément conclu au Mysticisme, les intuitions du Rêve y devancent la Science, y célèbrent cette encore future et déjà définitive alliance du Sens Religieux et du Sens scientifique dans une fête esthétique où s’exalte le désir très humain d’une réunion de toutes les puissances humaines par un retour à l’originelle simplicité.

Ce retour à la simplicité, c’est tout l’Art. Le Génie consiste — comme l’Amour et comme la Mort — à dégager des accidents, des habitudes, des préjugés, des conventions et de toutes les contingences l’élément d’éternité et d’unité qui luit, au delà des apparences, au fond de toute essence humaine.

Le singulier, l’unité, c’est le nombre affirmatif et divin. Le pluriel décompose et nie. Les grandes époques artistiques disent : l’Art. Les époques médiocres disent : les arts. — Les grandes époques sont au commencement et à la fin des sociétés : d’abord le Poëte embrasse le monde d’un seul regard et d’une seule pensée et, ce qu’il pense, l’exprime par un seul geste. Puis les détails le sollicitent, et de simultanée, l’expression se fait successive. Pour cette tâche d’analyse, le Poëte, naguère le conducteur d’hommes aussi, et le prêtre encore, divise sa propre personnalité, descend du trône, quitte l’autel : le Poëte devient l’artiste. Mais l’artiste lui-même se partage ; peu à peu le symbole admirable de la Lyre se démode, garde un sens d’autrefois dans le chant silencieux des vers, enfin l’efface, et l’artiste devient l’artisan de la littérature, l’artisan de la musique, l’artisan de la peinture… C’est la période de division et de médiocrité. Mais peu à peu l’analyse, lassée d’elle-même, laisse l’artisan se ressouvenir de l’artiste, et l’artiste, dans un passé très antique, parvient à entrevoir la figure quasi-divine du Poëte. Alors va naître une grande époque nouvelle et dernière, et, comme l’analyse en avait détourné les arts, la synthèse va rendre l’Art à la primitive et centrale Unité. — Toujours faut-il compter, toutefois, avec les éléments d’éphémère qui constituent la vie, avec l’espace et avec le temps. L’espace et le temps scindent fatalement l’Art en deux groupes : le groupe arithmétique de la Poésie et de la Musique, le groupe géométrique de la Peinture, de l’Architecture et de la Sculpture. — La fusion des deux groupes en l’unité parfaite, le son et la lumière retournant à l’unique et première vibration : conception surhumaine et, sauf en Dieu, impossible ! — Mais les deux groupes constituent deux effets de la même idéale clarté. Ils ont une double unité, de cause et d’effet, d’origine et de fin, — une double unité, pourrais-je dire, centrale et périphérique, — dans la pensée commune du Poëte et de ses témoins. Car ces périodes de concentration artistique coïncidant, providentiellement, avec les décadences des évangiles, le Poëte y reprend son rôle sacerdotal des premiers jours ; ce que disent le Musicien et le Peintre, en ces heures de synthèse, c’est le fond des désirs et des croyances de toute l’humanité ; c’est toute l’humanité elle-même dans la triple réalité de ses pensées, de ses sentiments et de ses sensations ; la parole du Musicien et la parole du Peintre proclament les mêmes affirmations, et, dans la belle image que le Poëte impose aux esprits par les sens, les distinctions de l’expression artistique, immédiate, s’atténuent : le Vers évoque des visages et des paysages dans l’admiration qui écoute ; la Couleur évoque des poèmes et des symphonies dans l’admiration qui regarde. — Synthèse dans la Pensée, dans l’Idée et dans l’Expression. Art métaphysique. Religion esthétique, — religion suprême.

Cependant chacun des Arts doit rester lui-même, mirer par des moyens symboliques, en quelque sorte, les effets des autres arts. Ces moyens nous allons les étudier pour l’art littéraire ; pour les autres, il ne m’appartient pas d’en traiter.

Nous réduisant donc à notre objet strict, observons : que la grande Analyse des trois siècles derniers[1] ordonne à cette heure-ci le devoir logique de la synthèse ; qu’après avoir étudié l’homme successivement dans son âme, dans ses sentiments et dans ses sensations par une littérature de précision et qui n’empruntait guère ses moyens qu’à l’exemple des arts géométriques, qui sont immobiles, l’œuvre des poètes nouveaux est, essentiellement, de suggérer tout l’homme par tout l’art, en retenant sans doute les bienfaits des arts géométriques, mais en leur ajoutant les moyens propres de la poésie et des autres arts arithmétiques, qui sont successifs, mobiles et ondoyants : la loi des Rhythmes après la loi des Proportions ; que l’Analyse a dû, en effet, pour rendre son objet unique, l’immobiliser, le fixer, et ainsi l’exprimer, mais qu’au contraire la Synthèse, pour rendre son triple objet, doit le saisir dans sa vie, dans son unité composite, dans son mouvement, et ne peut donc que le suggérer par le moyen des nuances et des notations de la forme littéraire ; que l’Analyse classique, pour étudier en eux-mêmes les éléments de l’âme, l’Analyse romantique, pour étudier en eux-mêmes les éléments du sentiment, l’analyse naturaliste, pour étudier en eux-mêmes les éléments de la sensation, ont pu se contenter d’exprimer leur objet particulier tel qu’elles l’avaient dégagé de ses entours, mais que la Synthèse ne peut se localiser ni dans la pure psychologie passionnelle, ni dans la pure dramatisation sentimentale, ni dans la pure observation du monde tel que nous le voyons dans l’immédiat, puisqu’elle risquerait également dans les trois domaines de cesser d’être la Synthèse, de redevenir l’Analyse : d’où l’évidente nécessité de la Fiction symbolique, libérée aussi bien de la géographie que de l’histoire.

L’Analyse a été triste, parce qu’elle est l’exil de l’esprit, la division de l’héritage, parce qu’elle entraîne l’oubli de la Vérité éternelle et oblige l’Art à lui substituer les vérités de détail temporaire, enfin parce qu’elle est l’abdication des droits de l’Art sur la Beauté, des devoirs de l’Art envers la Beauté. — La Synthèse rend à l’esprit sa patrie, réunit l’héritage, rappelle l’Art à la Vérité et aussi à la Beauté. La synthèse de l’Art, c’est : le rêve joyeux de la vérité belle.

(Ajoutons ici, sans leur chercher d’inutiles transitions, quelques observations essentielles à l’intelligence soit de cette formule, soit des lignes qui vont suivre et conclure.)


Donc, ton devoir, Poëte, et ton droit ne font qu’un : intrangressible, imprescriptible. C’est ta propre joie (et, par ainsi, tu symbolises à miracle les devoirs et les droits de tout homme, lesquels sont d’être heureux…) Oui, te contenter, tirer de toi le livre que tu voudrais lire, où s’épanouirait ton cœur, où s’accomplirait ton esprit : ta propre joie. Mais n’oublie pas, puisque tu te sers d’un instrument d’artifice à récréer la nature, — d’artifice, c’est-à-dire d’intelligence, — que tu es obligé à la noblesse intellectuelle et que ta joie doit être cérébrale. Sinon, combien mieux que toute œuvre d’art te conviendrait n’importe quelle fraîcheur de bain de chair jeune ou quelle frivolité d’alcool ou de venaison ! et pourtant tes sensualités elles-mêmes doivent être satisfaites par l’œuvre de ton art, nulle de tes actions ne pouvant avoir lieu que par le concours de toutes les puissances de ton essence : tout réside en la couleur de l’atmosphère où cette tienne essence, d’où qu’elle vienne, choisit sa patrie.


Sois le mineur et l’orfèvre de ton or.

Avant de feindre et d’écrire, avant d’exercer ton imagination et ton sens esthétique, sache où te prendre dans ta raison ; pense avant de chanter, que ta beauté soit le voile splendide de ta vérité. Et ta pensée, garde-toi de la jamais nettement dire. Qu’en des jeux de lumière et d’ombre elle semble toujours se livrer et s’échappe sans cesse — agrandissant de tels écarts l’esprit émerveillé d’un lecteur, comme il doit être, attentif et soumis — jusqu’au point final où elle éclatera magnifiquement en se réservant, toutefois et encore, le nimbe subtil d’une équivoque féconde, afin que les esprits qui t’ont suivi soient récompensés de leurs peines par la joie tremblante d’une découverte qu’ils croiraient faire, avec l’illusoire espérance d’une certitude qui ne sera jamais et la réalité d’un doute délicieux. Ainsi sauvegardé par cette initiale prudence d’éviter la précision, tu iras, Poète, par tes propres intuitions restées indépendantes, plus loin dans les voies mêmes purement rationnelles que les plus méthodiques philosophes, et la plume te deviendra talisman d’invention de vérité. Qu’alors on te reproche d’être obscur et compliqué, réponds : que les mots sont les vêtements de la pensée et que tous les vêtements voilent ; que plus une pensée est grande et plus il la faut voiler, comme on enveloppe de verre les flammes des flambeaux et des soleils, mais que le voile ne cache un peu que pour permettre de voir davantage et plus sûrement.

Ne pas finir. Cette loi, en effet, suprême de l’Art, des meilleurs l’ont ignorée : Châteaubriand, Flaubert, M. Leconte de Lisle. Sainte-Beuve l’a connue.

Ce reproche d’obscurité adressé aux nouveaux poètes n’est qu’une vile impertinence qu’éviterait aux gens plus de fidélité aux simples lois de la civilité puérile. En visite chez quelqu’un, lui parlant et l’écoutant, ne devez-vous pas oublier pour lui vos soucis personnels et vos autres relations, sympathiser avec lui par un esprit et un cœur nets des habitudes et des souvenirs, et, par exemple, accepter le système d’éclairage ou d’ornementation qu’il a choisi ? — Une lecture est une visite spirituelle et la politesse exige du lecteur qu’il passe, pour atteindre à la pensée de l’auteur, par les corridors et les antichambres que celui-ci a voulus. Mon esprit habite dans mon livre, et j’ordonne et je décore ma maison comme il me plaît. Mais ma plaisance et ma fantaisie sont des conséquences logiques de mon tempérament : si mon tempérament préfère aux cruautés du plein jour les douceurs crépusculaires, de quel droit me le reprocheriez-vous ? Vous ne songeriez pas à vous étonner de mes « singularités », si vous réfléchissiez qu’en entrant chez moi vous contractez la double obligation de vous soumettre à mes habitudes et d’oublier les vôtres. — D’ailleurs, ma porte peut s’ouvrir et mon livre se fermer.

Ce droit à l’originalité, à la Nouveauté, est si primordial, que le plus populaire des poètes, A. de Musset, cherchant à définir la Poésie, le consacre tout d’abord :

Chasser tout souvenir et fixer la pensée…

Ce devoir, pour le Poëte, de chasser le souvenir, afin de mieux contempler sa propre pensée, devient un devoir, pour le lecteur lui-même, s’il veut contempler à son tour la pensée du Poëte.

Les multiples idées parallèles ou perpendiculaires, dans l’esprit, à l’idée capitale, doivent s’harmoniser dans la musique totale, varier sur le thème, accompagner la romance.

Il ne faut jamais peiner sur l’œuvre. Rien n’importe autant que la fraîcheur de l’impression, première et souvent il arrive, comme le travail manuel altère les mains, que le travail spirituel déforme l’esprit : or des esprits déformés ne peuvent produire que des œuvres dépravées. C’est pourquoi mieux vaut que les vers soient écrits au paresseux clair de la lune qu’au laborieux clair de la lampe. Mieux vaut suggérer l’idée telle qu’on la vivait avant tout essai de réalisation que l’exprimer selon les déviations fatales du labeur : à presser l’idée avec un acharnement direct on l’émiette nécessairement. — Mais travaille d’autant plus avant qu’il faudra travailler moins pendant l’œuvre ; noircis sans compter des pages et des pages d’analyse, afin de t’élever à la synthèse ; puis tâche de les oublier quand tu l’auras atteinte.

L’œuvre d’art est une transaction entre le tempérament de l’artiste et la nature.

C’est pourquoi elle doit avoir deux perspectives : l’une naturelle et ésotérique, l’autre humaine et exotérique.

Mais cette humanité n’est pas le synonyme de la pitié, de cette évangélique sentimentalité anglaise (Dickens) ou russe (Dostoïevsky) qui préfère une goutte d’eau tombée des yeux d’un enfant à toute l’œuvre du génie. Il s’agit d’une humanité plus haute, fût-elle plus hautaine, moins tendre et plus forte, — de ce somnambulisme de la vie que ces deux mêmes romanciers, par bonheur pour leur gloire et pour notre jouissance, ont si miraculeusement exprimé.

Il est impossible de rien dire de neuf dans une langue neuve : elle est ou elle serait toute barbare, inapte aux flexions, aux modulations… En vieillissant, les langues acquièrent, avec cette phosphorescence de la matière qui se décompose, cette ductilité subtile qui permet de mieux induire l’idée dans les intelligences moins brutalement ouvertes. — C’est pourquoi les néologismes formels, loin d’enrichir une langue (sauf en des cas infiniment rares), l’appauvrissent, et toujours le bon écrivain évitera ces inutiles violences. Il sait que la langue artistique consiste en un très petit nombre de beaux vocables, mais qui sont d’une richesse inépuisable, grâce aux rappels et aux harmoniques échanges des syllabes. Il sait qu’en dehors du sens des mots l’assonance et l’allitération créent des phrases musicales d’une nouveauté merveilleuse, d’une suggestion que rien ne limite, — ressource autrement précieuse que l’invention d’une combinaison précise et invariable et grammaticale de sons significatifs, — miraculeuse ressource qui permet à la forme artistique d’être le symbole elle-même du symbole où s’accomplit en beauté le fait métaphysique. L’écrivain sait aussi qu’à l’intérieur même des mots, dans leur sens, se produit une sorte d’intime néologisme par les alliances de mots, par les passages du propre au figuré, par les retours aux origines. Ainsi le mot tourne sous nos doigts spirituels comme une figure géométrique pourvue d’angles et de facettes et qui, selon l’angle choisi, ne montre que telles facettes, renouvelées de laisser les autres dans l’ombre. — Pour moi, j’aime les mots vieillis à l’excès, ceux qui sont comme des médailles sans relief, indistinctes et frustes. Ils se sont rapprochés des éléments constitutifs de la langue et la beauté élémentaire de leurs syllabes se prête mieux — n’arrêtant point sur tel détail le regard — aux arrangements de la grande phrase musicale dont je parlais, cette phrase parallèle à la nombreuse période latine et française qui va se déroulant dans l’ordre et le faste et recueille en route, comme des affluents qui le colorent, les suggestives incidentes. — Mais et bien entendu cette langue longuement habituée à la forme et au génie de l’esprit et de la race qu’elle modèle, cette langue blette et pourrie délicieusement n’a rien de commun — presque — avec la langue usuelle des rues et des journaux, sait jusqu’aux moindres richesses du trésor national de l’idiome. Le bon écrivain possède les langues classiques, celle du moyen âge et ne dédaigne même point de faire des emprunts aux patois locaux,— si français, si logiques, si légers.

La fleur des traditions nationales est flétrie. Mais libre à tous de puiser dans l’herbier cosmopolite des légendes les admirables prétextes à fiction qu’il recèle. Je dis : prétextes à fiction, et quant à prendre toutes crues ces légendes pour les parachever, ce peut être un bon et méritoire, et même exquis exercice, ce n’est pas une œuvre d’art.

Les témoins de Shakespeare croyaient aux sorcières, ceux d’Homère croyaient aux dieux. Nos témoins ne croient plus qu’aux forces de la nature : c’est donc dans les secrètes retraites de la nature qu’il faut écouter les voix divines et les incantations diaboliques.

Les sciences occultes constituent un des principaux angles fondamentaux de l’Art. Tout vrai Poëte est, d’instinct, un initié. La lecture des grimoires éveille en lui des secrets dont il avait eu toujours la connaissance virtuelle.

L’exacerbation physique et psychique où nous a conduits l’activité contemporaine est, pour les écrivains, un puissant recours et un grand danger. Nous réalisons plus vite que nos pères, mais nous voyons plus de choses à réaliser qu’ils n’en voyaient. La sérénité spirituelle, nous ne l’acquérons guère qu’au prix d’ininterrompues créations qui restent inachevées, en projets, tout au plus en ébauches, et la condition d’imperfection, la sorte de résignation où il faut se maintenir pour faire une œuvre apparaît aux meilleurs d’entre nous comme un presque honteux sacrifice. Quels jaloux nous sommes de ces Alexandrins occupés de subtilités secondes ou de ces poètes chinois de la dynastie des Thangs qui se plaisaient en de telles délices sans orgueil : « Les fleurs tombent et les oiseaux s’envolent ! »

Vérité élémentaire qu’il faut pourtant redire : l’émotion vitale et l’émotion esthétique sont deux (quoique destinées à se rejoindre en définitive). La Vie est la matière première qui contient la possibilité esthétique : l’Art est la mise en œuvre de la Vie selon certaines interprétations choisies. Un tableau : soit une femme nue, blessée ; si c’est dans ta sensualité ou dans ta pitié que tu t’émeus d’abord, ou tu n’es pas artiste, ou l’œuvre n’est pas artistique. Si tes yeux d’abord sont charmés, si ton esprit s’éveille ensuite et que tes sentiments et tes sensations s’agitent à leur tour, seulement parce que tout ton être vibre, tu as une émotion vraiment artistique ; — l’Art t’a parlé par ses signes propres, qui sont dans l’exemple choisi les lignes et les couleurs, et ta vie intime est entrée en communion de joie avec le sens vital exprimé par les signes de l’Art. — De même, en littérature. Si tu n’es d’abord séduit par la vivante beauté des vocables, par cette beauté conquérante et significative qui annexe à l’âme de l’écrivain et aux âmes de ses lecteurs une province de la Vie, une province jusqu’alors dénuée de sens, l’œuvre n’est pas artistique ou tu n’es pas artiste, — cela, dis-je, quelles que soient la grâce ou la gravité de la fantaisie en cause ou du problème en question. C’est pourquoi l’Illustration en peinture et le Récit en littérature ne relèvent de l’Art qu’à de très particulières et rigoureuses conditions, — et, par le fait, ne lui appartiennent que très rarement. — Mais sans doute sont-ils nécessaires, comme aussi presque toute la musique dite de salon, à l’énorme majorité des Gens, dont toute la vie cérébrale à ces trois seuls facteurs : la concupiscence, la sentimentalité et la curiosité.

Cette curiosité publique pour, en particulier, les choses de l’amour, devient au théâtre une réelle indiscrétion. Le théâtre contemporain atteint à son effet capital quand il montre à toute une salle ce qui précisément ne doit jamais être vu : les serments et les baisers échangés.

C’est pourtant le frisson de la Vie même que l’Art éternise, mais d’une vie concentrée tout à la fois et magnifiée en sa patrie cérébrale. Ce qui prescrit à tout artiste de fuir la copie servile des visibilités et au poëte d’accepter la nécessité du symbole. Par le symbole seulement cette intensité de vivre, qu’aucune copie écrite n’atteindrait, peut être condensée et suggérée. La Vérité vitale reste ainsi le but, l’aliment et la gloire de l’Art ; mais non pas la Vérité immédiate de la sincérité vulgaire d’un serment en justice, ou d’un reportage, ou même d’une enquête passionnelle et psychologique.

La Joie de l’art n’est pas la gaieté. La Joie est grave, s’harmonise avec toutes les manifestations de vivre ; et si elle en interdisait quelqu’une, ce serait plutôt le rire que les larmes. La Joie a des ailes, elle plane, — mais non sans laisser voir, ne serait-ce que pour indiquer à quelles hauteurs elle atteignit, la terre éternelle, loin sous ses ailes et belle elle-même de tout l’espace reculé. La Joie vibre de la Lumière à la Vérité, lieu commun de l’une et de l’autre, participant de toutes deux. Enfin la Joie est idéalement humaine dans les conditions spirituelles de l’humanité.

De la Femme dans l’Art ! Elle en est l’objet et le but. Elle donne de l’essor à la Joie, à condition de pouvoir lui briser les ailes, et la Joie ne voudrait pas la Femme autre qu’elle est, s’applaudissant des formes qui laissent pleurer l’âme et de la femelle qui laisse désirer l’ange. Sans oublier que l’âme de l’ange transfigure souvent ces formes divinement animales, ce beau vase où le rêve qui s’en désola boit le philtre qui le console.

S’il est dans l’universel musée de l’Art, Poëte, un poëme, peintre, un tableau… qui comble absolument tout ton désir d’idéale beauté, croise tes bras : tu n’as rien à faire. L’artiste est celui pour qui toute grande œuvre de son art est une porte ouverte sur un inconnu, — non pas une borne.

Et c’est pourquoi ce livre-ci (qu’il était peut-être bon d’écrire pour des motifs, dirai-je, historiques), nous savons, toi et moi, à quels mystérieux balbutiements le réduirait le tête-à-tête, — et tout ce que je n’ai pas dit, qu’il ne fallait pas dire. Et tu sais aussi combien de pages menteuses devront, pour des motifs de faiblesse personnelle ou de nécessité invincible, accompagner la bonne page, celle que ce livre encore annonce et ordonne, — tu sais, tu comprends et tu pardonnes.

Ces observations commentent au futur le prologue de l’œuvre, le vestibule du monument littéraire que rêve, destiné en toutes ses parties, — (qu’il pourrait dire et qui, se correspondant par des échos et des rappels, font de la succession des livres un seul livre et recèlent, en effet, dans leurs arabesques, un livre unique, résultant et composé des parts essentielles de chacun de ces livres divers) — un poëte de ce temps. Indiquons maintenant, comme pratiquement, en gardant ce prologue pour exemple, non pas dans l’esprit l’éclosion du projet poétique, mais le procédé successif de sa réalisation : car, après que l’idée a vibré, d’aventure, soit par les nuances qu’elle appelle, soit par quelqu’un des développements qu’offre d’avance la fantaisie, le Poëte, pour informer d’une logique éternité son Rêve, d’abord en scrute le sens dans l’aspect rationnel, puis le soumet à son imagination sous les dehors d’une image, enfin choisit les couleurs et les sons par lesquels, à travers l’image, il touchera la pensée.

I. SYNTHÈSE DANS LA PENSÉE.
MÉTAPHYSIQUE


Établir d’abord que l’Art est une reprise, par l’âme de ses propres profondeurs, que l’âme s’y libère de toutes entraves pour la joie et pour l’intelligence du monde et d’elle-même : préciser ainsi l’atmosphère métaphysique de toute l’œuvre, — signification nécessaire et première de ce Prologue.

Mais cette liberté, cette libération prouve, par le fait-même, le désordre du monde. Car la liberté, c’est l’ordre naturel, et si tout ce qui vit vit esclave, rien n’est selon les lois de la nature. Pourtant il n’y a pas de liberté dans le monde. Toute vie est enchaînée par une autre vie, ou par un vice, ou par de factices obligations que résume la Société telle qu’elle est. — L’esprit aperçoit donc immédiatement : que cette reprise de soi dans la liberté naturelle crée un état d’exception, que le retour à l’Ordre par la liberté crée dans l’âme de qui a cette audace une personnelle solitude.

C’est cette solitude-là qu’il faut se faire dans l’âme « pour écouter Dieu ». Et en effet, de ces trois vertus fondamentales, Liberté, Ordre, Solitude, résulte aussitôt un sentiment d’illimitée puissance, qui est le conseil-même de l’Infini ; aussitôt, l’âme acquiert la certitude de sa propre éternité dans cette solitude d’exception, et qu’il n’y a pas de mort comme il n’y a pas de naissance, et que la vie véritable est d’être un des centres conscients de la vibration infinie.

Peu à peu, sur le rideau des pensées flotte, encore vague, puis s’affirme le virginal modèle de l’Humanité, le Type d’avant les jours et que les jours ont miré en quelques rares et sublimes figures arrachées par le souvenir à la nuit de l’histoire et déclarées divines.

Une foi morale émane de cette idéale réalité contemplée en son atmosphère d’Absolu, et la conviction définitive que le seul devoir humain est de le plus possible se grandir jusqu’à cette idéalité. Le sentiment s’impose que ce grand Visage sait tout, qu’il est le centre, pour les hommes, où descendent et d’où remontent les effluves de Divinité, qu’il est ce que les regards cherchent sans le savoir quand ils s’adressent aux nuages, qu’il est la Perfection dont le souvenir vit en toute pensée vivante, le type auquel nous comparons inconsciemment les visages que nous disons beaux, les âmes que nous disons belles, qu’il est la Beauté humaine de la Vérité divine, un lieu métaphysique ou s’exalte l’âme secrète des choses dans les yeux, tels que des fleurs, de cette humanité sublime et charmante, que le son de sa parole donne une âme à toutes les voix de la nature, que tout en cet être divinement humain commente les sens cachés des correspondances de tous les règnes naturels, qu’il est l’humain centre conscient de la vibration infinie, que les Messies, que les Religions reflétèrent de lui leur grandeur révélée peu à peu par des évangiles de sécurité physique et de privation, puis de liberté sensuelle et de joie, puis de sécurité spirituelle et de douleur, — et que de lui-même, directement contemplé dans la déviation des Fables, l’Art à son tour reflètera la Religion du Beau, le culte de la liberté spirituelle et de la Joie.

Et l’Art, au Poète admis à cette contemplation, apparaît comme le regard et comme la parole, comme le geste naturel de cette humanité idéale.

Ideale, mais si lointaine de toute âme dans les temps ! Ce geste resterait lié des lourdes chaînes des apparences et des conventions, si l’heure elle-même ne sonnait la délivrance en ramenant l’homme, de la démesurée petitesse des socles brisés où il avait érigé sa propre statue, à la juste grandeur de la conscience parvenue à comprendre que la gloire de l’homme dans le monde est de se réduire à n’être, au lieu de l’élu contestable d’un chimérique titre royal, que le réel ministre de la Nature, et son confident. Ici, la Science naturelle intervient pour conclure avec la Métaphysique le pacte d’une alliance féconde : la Science vérifie les vérités, obscurcies par l’oubli des temps, mais toujours vivantes dans leur noir langage, découvertes par les mages, astrologues et magiciens, alchimistes et kabbalistes d’avant et d’après Jésus.

Le Poëte entend sonner cette heure et se lève pour lui répondre. Libre et seul dans son âme, qui pourrait l’empêcher, selon ses intuitions fondées sur le témoignage des mystérieux savants d’autrefois et fortifiées par l’approbation des clairs savants d’aujourd’hui, d’entrer dans le royaume de l’ordre joyeux ?

Alors se dresse devant le Poëte l’obstacle éventuel et redoutable de la Société.

Il ne s’agit point du tout, ici, de la formule radotée de Rousseau. La société ne déprave point essentiellement l’homme, non plus que l’homme ne naît sans instincts mauvais. La société est une des douloureuses conditions du transitoire état actuel de l’homme, la résultante des forces de faiblesse qui sont en lui, un mur qu’il a élevé entre son âme et Dieu, un mur où le temps a sculpté de grimaçants visages qui raillent l’éternité, un voile jeté sur la nature. Il n’y a pas à se révolter contre la société et ce serait être la dupe de puériles colères que se laisser « dépraver » par elle. Il n’y a qu’à lui échapper dans l’asile intime de l’Âme. — Ni la révolte contre le mal, ni la charité pour les mauvais ne sont fonctions de Poëte : ni le poing crispé, ni la main tendue vers en bas, — mais le doigt levé et qui indique à ceux qui peuvent voir.

Aussi bien cette religion du Beau ne sera-t-elle jamais la religion de tous, si jamais plus la Foule (car d’où espérer le rafraîchissement, le rajeunissement de l’invasion bienfaisante d’un peuple-enfant ? sans compter qu’il emporterait sans doute, dans le flot de son torrent, aussi l’idéale vision !) ne doit couvrir de sa grande clameur naïve les papotages idiots d’un peuple « raisonnable ». Aussi bien l’humanité n’a-t-elle jamais consisté qu’en une infime minorité d’hommes libres dans une immense majorité’d’esclaves….

Ici la pensée du Poëme est complète. Le premier des trois actes qui composent l’action esthétique est accompli : d’elle-même, la Fiction va naître.

II. SYNTHÈSE DANS L’IDÉE. FICTION.


La « Fiction Poétique » a toujours eu pour but de procurer aux esprits l’admiration de l’inconnu et l’illusion d’un autre monde, — soit en prenant loin dans le temps la date du poëme, soit en mettant aux environs des antipodes le théâtre de l’action. — L’Analyse pouvait se passer de fiction. Par cela seulement qu’elle opère en pleine irréalité humaine, puisqu’elle suppose isolés les éléments qui dans le vrai sont joints, elle est elle-même une suffisante source d’illusion. Aussi tantôt en use-t-elle avec la plupart des Classiques et des Romantiques, tantôt s’en prive-t-elle avec quelques Classiques, quelques Romantiques et tous les Naturalistes. (On pourrait apprécier la vérité humaine et esthétique des trois formules selon qu’elles emploient ou négligent davantage la fiction.) — De grands écrivains modernes, comme Balzac et M. Barbey d’Aurevilly semblent dédaigner la Fiction pure et prouvent seulement que : ce recul proportionnel dans le temps et dans l’espace est un moyen par trop initial d’illusion, moyen d’ailleurs que la vapeur démontre insuffisant ; et c’est un des motifs pour lesquels il est impossible de supporter, poétiquement parlant, le théâtre romantique dont l’effort de beau Mensonge est conlrouvé, du moins quant au lieu, par le témoignage des voyageurs. Resterait l’illusion de la reculée dans le temps. Mais l’histoire a fait pour lui ce que la vapeur a fait pour l’espace : l’histoire a dévoré le temps. Le grand Flaubert, dans ce roman de Salammbô qui reste une merveille d’écriture, a dépensé beaucoup de génie à priver l’illusion des ressources du lointain temporel en précisant, en documentant l’illusion historique. Aujourd’hui, et le fait n’est pas sans éloquence, ce procédé est tombé aux mains de M. Sardou. — Quant à Balzac, le monde, même visible, moderne, lui servait de Fiction ; il voyait des démons familiers, ce voyant ! dans les êtres contemporains tout agités de petites et grandes passions. De même M. Barbey d’Aurevilly, qui crée ses héros dans son âme et vit lui-même fictivement leur vie fictive, est hors du monde. —

Hors du monde, et non pas seulement des dates et des sites connus : voilà la loi constitutive de toute fiction.

Hors du monde, mais point hors de l’humanité ni de la nature. Une âme, une fleur, un corps, sont dans l’éternité. Même, l’instant contemporain du Poëte peut — je dis « peut » et non pas « doit » — rester l’heure de départ, du Poëme : car il y a une joie à voir le beau Rêve sortir du temps et le dépasser. Encore : un détail (fût-il historique) « piqué » dans la trame du Rêve, y produira parfois l’effet heureux d’une extraordinaire singularité et apparaîtra aussi comme un sourire de pitié du Poëte aux réclamations orgueilleuses des nations. Enfin, le Rêve s’échappant de lui-même peut atteindre aux apparences des réalités quotidiennes, pourvu qu’il garde le souvenir du chemin et ne tarde point à rentrer en soi.[2]

Préférablement, en des créations de pure fiction, analogues aux chimères des Mythologies et des contes de fées, le Poëte choisira de symboliser sa pensée.

Dans la présente espèce, pour symboliser cet essor de l’âme se libérant d’elle-même et de la société dans un grand essor de retour au type humain de native splendeur, les ailes d’un ange s’indiquaient et leur battement rhythmique dans l’indéfini vers l’infini.

Mais pour marquer l’exception de cet être, encore fallait-il nécessairement le faire naître parmi les hommes honteux de l’avoir engendré : car, aux épaules sans plumes et aux âmes sans essor, un porteur d’ailes qui serait un enfant des hommes paraîtrait un monstre de qui la présence stupéfait et dénigre. Aussi, est-ce bien comme un monstre qu’il fallait introduire l’ange dans l’humanité comme le produit — guère plus anormal qu’un enfant sans bras — d’un cas de tératogénie. Et l’enfant monstrueux, honte de sa famille, grandira dans l’ombre, redouté, méprisé, prisonnier d’un cachot qui garde l’honneur du nom.

C’est une fiction, pour ainsi dire, réduite ; telle quelle, suffisante : et le plaisir promis de laisser voir le monstre conquérir son titre d’ange.

Comme il arriverait autour d’un saint s’il vivait parmi de résolus débauchés, autour d’un poëte s’il pouvait naître dans la rue du Sentier, autour de toute Exception enfin, l’être d’essor est un objet de haine pour tous ceux qui l’approchent, — sauf l’âme étrange de la femme qui a mérité d’être choisie pour produire cette délicieuse erreur de la nature. Et comme l’autorité du mari, qui ne pardonna point le miracle et faillit étrangler le nouveau-né fabuleux, interdit à la mère de voir son enfant, d’elle à lui des correspondances toutes mystérieuses s’échangent, qui la font vivre à son insu dans un monde inouï et qui laissent à l’ange des sentiments d’être humain, correspondances où s’anime autour d’elle et de lui la nature : et si fort tient à l’ange filial l’âme féminine qu’elle mourra dans l’instant même où s’ouvriront les ailes.

Mais un Poëte ignorerait, bien souvent, son génie, s’il n’était averti par quelque grand malheur, — et ces ailes ne s’ouvriraient jamais si le persécuteur entourage, en somme et malgré tout s’habituant, laissait froidir sa haine. Qu’on suppose donc qu’un enfant « ordinaire » grandisse, frère plus jeune de l’ange. L’être horrible est caché plus qu’à quiconque à l’enfant, bavard sans doute, sûrement impressionnable et qu’on élève, consolation future, dans la détestation de l’extraordinaire. Ni cette éducation, ni le mystère dont tout de suite l’enfant se sent entouré, ne sont infructueux : l’éducation lui donne en effet les indestructibles convictions qu’on voulait et le mystère aiguise par la curiosité et développe l’intelligence. En sorte que l’atmosphère, autour de l’ange, crée le génie, mais que les hommes mauvais font de ce génie une expression sublime de leur ignominie. Or, l’enfant grandit : et le secret, il le découvre ; l’ange, il le voit. Ce que l’Ange peut dire et ce que l’homme peut répondre, c’est le cœur du livre. De ce dialogue, l’homme devrait mourir, il devient fou, momentanément, et sa folie, où l’effroi persiste, conseille d’écarter la cause du mal : on ouvre à l’ange les portes du cachot et l’ange prend son vol, en chantant….

Supposé maintenant que ce récit soit fait par le frère-même de l’Ange à un Poëte dans un Paysage qui écoute et qui a des voix, — la Fiction du Poëme est complète.

III. SYNTHÈSE DANS L’EXPRESSION.
SUGGESTION.


Exprimer de sorte directe cette fiction et, sauf les développements, comme je viens de le résumer, dans le style narratif, ne serait pas de l’art, ne livrerait la pensée qu’à condition de la formellement dire, n’aurait donc point plus d’effet — puissance et beauté — que l’énoncé abstrait de cette pensée : « L’Art est une délivrance. » Ce qu’il faut, c’est communiquer la joie de cette délivrance ; c’est éployer ces ailes par des syllabes qui montrent, à la fois, la lumière y jouer blanche et d’argent, et fassent entendre l’élastique et l’harmonieux frisson des plumes ; c’est faire vivre, autour du mystique captif, ces visages inquiets, contradictoires, avec leur unique secret dans toutes leurs pensées, dans toute leur physionomie ; c’est, dans la même maison, faire sentir l’action contraire de l’esprit d’affirmation et de l’esprit de négation, presque également puissants ; c’est, l’union occulte de la mère et du fils, en noter par le bruit des mots les battements de cœur, les caresses rêvées ; c’est, ce paysage entre cet homme et le poëte, toute la vie des choses à dresser, qui proteste contre la géniale sottise d’un sage selon le monde ; et, cette voix de l’ange et cette voix de l’homme, c’est faire reconnaître, sans avertir, que c’est la voix d’un homme, que c’est la voix d’un ange : c’est donc imposer au rare lecteur la conviction qu’il est entré dans un monde étranger au tous les jours et à sa propre vie, puisqu’il a désormais les souvenirs d’une vie qu’il n’a jamais vécue, puisqu’il croit avoir dans sa mémoire un terme de comparaison qui lui permette de reconnaître la voix d’un ange ; — c’est, en d’autres termes, embellir d’illusion la vérité.

La Suggestion peut ce que ne pourrait l’expression. La suggestion est le langage des correspondances et des affinités de l’âme et de la nature. Au lieu d’exprimer des choses leur reflet, elle pénètre en elles et devient leur propre voix. La suggestion n’est jamais indifférente et, d’essence, est toujours nouvelle car c’est le caché, l’inexpliqué et l’inexprimable des choses qu’elle dit. D’un mot ancien elle donne l’illusion qu’on le lise pour la première fois. Surtout, comme elle parle dans les choses dont elle parle, elle parle aussi dans les âmes auxquelles elle parle : comme le son, l’écho, elle éveille le sentiment de l’expression impossible dans l’esprit de l’attentif, et jamais n’usitant la banalité stérile d’une écriture conventionnelle, elle fuit les termes scientifiques, froids ; plutôt que le nom d’une couleur dira l’effet, général ou particulier, qu’elle produit ; ni ne décrira une fleur, ni sans but ne l’énoncera, mais à l’apparition obtenue de la fleur ajoutera le sentiment produit par elle. — La suggestion seule, ainsi, peut rendre par quelques lignes, l’entrecroisement perpétuel et la mêlée des détails auxquels l’expression consacrerait des pages.

D’ailleurs, et bien plus que l’expression souvent contrainte de la brutaliser pour s’effacer ou faire saillie, la suggestion respecte la langue traditionnelle, y suivant seulement, il est vrai, les traditions de vie, réluctant contre l’appauvrissement du lexique, se souvenant de Rabelais et des Trouvères qui parlaient si joli ! priant le lecteur de savoir les mots.

Et d’autant plus respecte-t-elle la langue qu’au lieu de la parler aveuglément et servilement, elle est remontée aux sources mêmes de tout langage : aux lois de l’appropriation des sons et des couleurs des mots aux idées.

C’est aussi selon cette même loi que le poëte choisit, prose ou vers, la forme essentielle. J’ai déjà laissé entrevoir que la synthèse, cherchée par beaucoup dans l’expression littéraire au moyen d’une fusion et comme d’une crase du vers et de la prose en un mélange qu’on ne saurait nommer, serait, à mon sens, mieux réalisée par un mélange du vers et de la prose où la prose et le vers garderaient leurs signes distinctifs et concourraient à un effet de détail et d’ensemble. Je m’explique.

Le vers, ai-je dit, est essentiellement borné par les bornes du souffle humain : douze syllabes le limitent. — Mais, et de plus, le vers est essentiellement, ai-je dit aussi, un instant d’exaltation, d’enthousiasme qui ne peut et ne doit pas durer. C’est pourquoi il appelle la prose. Voilà un siècle qu’il l’appelle. Lamartine a dit que le vers disparaîtrait, que la prose finirait par suffire à l’expression littéraire. C’est que plus qu’un autre, pour en avoir abusé, Lamartine devait comprendre que l’état lyrique prolongé est une fatigue intolérable. Mais non, le vers ne disparaîtra pas : il fera seulement, comme c’est l’ordre, plus large place à la prose.

Il est bien net, le chemin que la prose et le vers ont pris pour se rapprocher l’un de l’autre. À peu près au moment même où les poëtes romantiques prennent les premières libertés métriques, déroidissent le vers classique, Aloysius Bertrand écrit les premiers poëmes en prose. Sainte-Beuve assouplit davantage le vers, l’incline à la prose et, peu s’en faut, l’y jetterait. Mais Baudelaire recrée le grand vers lyrique. Toutefois le lyrisme, dans les Fleurs du mal, coule à frêles flots essentiels ; poésie concentrée, flèches moins nombreuses et plus vibrantes, grands vers peu explicites, aux lointaines résonnances. Je perçois entre les diverses pièces des Fleurs du mal de longs sous-entendus, tout un livre en prose que Baudelaire a seulement pensé. Et lui, le même qui retenait les vers dans le lyrisme, il écrivait les seconds poëmes en prose. Les Parnassiens resserrent la Poétique : mais M. Paul Verlaine lui rend toutes ses libertés romantiques et d’autres encore, met partout la césure, recrée les rhythmes boiteux, — en même temps fonde la distinction réelle des vers et de la prose, ceux-ci de synthèse et celle-là d’analyse. Il fait davantage. Dans ses récits en vers[3], Amoureuse du Diable, L’Impénitence finale, il mélange le lyrisme à la prose rimée. C’était l’avant dernier pas qu’il y eût à faire, et que me répondra-t-on si je demande : pourquoi rimer la prose ? Pourquoi, quand le ton exige que le lyrisme soit renoncé, ne pas descendre franchement à la prose vraie ? — Franchement, non pas brusquement, et le poëme en prose est à merveille fait pour servir ici d’harmonique transition. On voit ce que serait un livre où, selon les opportunités indiquées par les émotions, le style descendrait du vers à la prose, remonterait de la prose au vers, avec ou sans la transition du poëme en prose, s’y berçant, quand il l’emploierait, en des rhythmes qui, par les allitérations et les assonnances, annonceraient, évoqueraient le Nombre et la Rime pour enfin les atteindre — et, rarement, les quitterait sans l’ avertissement d’une dégradation lente, pour un effet.

Ce mélange de la prose, du poëme en prose et des vers était comme ordonné par le sujet du poëme ci-dessus résumé. Les plus grandes amplitudes des oscillations parallèles de la pensée et de l’expression sont marquées par la prose d’analyse et le mètre alexandrin.

C’est par excellence le vers français. Quoiqu’on en dise, il est infiniment souple, sait donner aussi bien le sentiment de l’infini que le sentiment du limité. Il peut abriter tous les rhythmes, même impairs : car quel empêchement qu’on le fasse, dans un but, boiter par des muettes en neuf ou onze syllabes pour opportunément lui rendre la majesté sonore de sa normale plénitude ? C’est, ce vers, tout l’orgue, tout l’orchestre ; on peut le faire chanter en mineur comme en majeur. Et j’entends parler de l’alexandrin employé dans sa forme la plus consacrée, les rimes plates, lesquelles ne répugnent aucunement à l’ode, ni même au poëme à forme fixe, qu’on y peut encadrer par un système de vers plus courts, rimes intérieurement aux grands vers et se répondant à travers le poëme comme des rappels musicaux souverainement régis par la richesse et l’exactitude des rimes terminales. Les rimes forment la lumineuse ligne directrice de tout poëme. Et pour qoi les choisirait-on au hasard ? Selon la coloration des sons pour tel tempérament donné, pourquoi ne pas soumettre à une rime principale, initiale ou médiane tout le système de rimes du poëme ?..

Comme le poëme n’est qu’une phrase, le vers n’est qu’un mot, — et tel est justement le sens de l’initiale capitale du vers, cette initiale qu’il faut se bien garder d’abolir. Mais concevrait-on qu’un mot s’isolât d’une phrase ? Ainsi le vrai vers n’a toute sa vie qu’à la place où le fixe la volonté du poëte. C’est pourquoi il faut condamner le vers-proverbe, — si essentiellement français, croit-on, et aussi, hélas ! ne se trompe-t-on guère. Le tempérament français, pour trop de logique, manque d’esthétique. Notre poésie n’est ni assez vague ni assez concentrée. Nos poëtes vagues se relâchent à l’excès ; nos poëtes concentrés se resserrent trop : Lamartine, Baudelaire. Et c’est ce qui a conduit les efforts décadents, quand ils ont voulu pourvoir la poétique française des qualités de la poétique anglaise ou allemande, à brutaliser l’instrument latin. — Pourtant, et fût-ce en exploitant jusqu’à nos défauts, on peut concevoir en notre langue de beaux poëmes, dont voici, par le plus court, la théorie :

Des vers très-vagues flottent autour de l’idée, l’étagent en ses divers sens ménagés par de successives et préparatoires méprises reflétées d’avance et ensuite dans la prose environnante, reculent la signification totale en l’éclat embelli d’une aurore lointaine. Puis, l’atmosphère nécessaire étant faite, une adhésion soudaine de cette aurore révèle la vérité en un vers nombreux, riche, mais précis, — précis, mais mystérieux, et qui résume tout le poème à la condition expresse que tout le poëme soit lu. Puis l’idée s’affirme en de nouveaux développements concentrés à leur tour par une répétition du vers unique ou d’une seulement de ses parties, soit un hémistiche, et qu’ainsi procède toute l’œuvre, tantôt abandonnée au caprice logique des fantaisies, tantôt fortement nouée par le magique vers, en quelque sorte la capitale de cette si brève et si vaste contrée : l’œuvre d’art.


  1. II. Formules accomplies.
  2. Ai-je besoin de dire qu’on n’entend point par là défendre au poëte d’écrire une étude de psychologie ou quoi que ce soit que lui conseille sa fantaisie ? Non plus qu’un autre, l’auteur ne se l’interdirait. Il ne prétend d’ailleurs défendre ni conseiller rien du tout, et tout ceci n’est, encore une fois, que l’expression de croyances personnelles.
  3. M. Paul Verlaine : Jadis et Naguère.