Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 1-70).




I


DE LA VÉRITÉ ET DE LA BEAUTÉ


I


La cohue démocratique n’est pas la Foule. Ignorante et naïve, la Foule commet et soumet joyeusement ses forces innombrables à des chefs acclamés et c’est elle, au service d’idées qu’elle adore sans les comprendre, qui fit les grands mouvements de l’histoire. C’est elle encore, obscure, qui donne ce qu’elle n’a pas, la Gloire. Et c’est encore elle, vraie comme l’enfance, docile à la Fiction comme la forêt au vent, qui vibre aux émotions profondes des poëtes, qui écoute, accrédite, dore des sincérités de ses admirations et perpétue les belles légendes, — la Foule, cliente de Shakespeare. — La vanité creuse et bruyante de ses individus caractérise la cohue. Ils ne savent rien, certes, ni chacun, ni tous, mais ils prétendent, opinent, contestent, jugent, ils ont lu les journaux, et l’irréconciliable haine de l’Extraordinaire leur prête parfois une façon de logique. Ils se targuent d’athéisme (au fond, ils en veulent à l’idée de Dieu d’être exceptionnelle) et c’est une légion de Prudhommes féroces avec ce seul mot pour tout idéal et pour tout évangile : médiocrité. Produit fatal de la « diffusion des lumières », — cette énorme plaisanterie, cette monstrueuse extase moderne ! Encore faut-il nous féliciter si la dispersion des lumières a seulement enténébré l’horizon du monde : elle eût dû l’incendier. Mais il y a confusion : la lumière diffuse n’est pas la clarté, la clarté ne se laisse pas disperser ; on peut le refléter et le réfracter, on ne donne pas de double au soleil.

Comme ils savaient son instinct contraire à leurs tendances, les esprits d’exception se sont écartés pour laisser le champ libre à la cohue triomphante. Ils restent étrangers à toute active manifestation sociale, ils n’ont plus guère de goût qu’aux spéculations des sciences, des philosophies, des arts et des littératures. Est-ce bien la peine, en effet, de donner du temps à s’efforcer de diriger la cohue ? Est-elle dirigeable, la démocratie ? Pour combien d’années encore en a cette société ? — Il semble qu’en eux, prenant conscience de soi, le siècle hésite entre la crainte d’être au couchant du monde et l’espoir d’être à l’aurore d’un monde

En tout cas, depuis qu’à la Foule a succédé le Public, — aristocratie de la cohue, ramas de gens qui s’ingèrent de penser pour leur propre compte et, sans que ce soit leur destinée, de décider de tout, ayant sur tout des notions nécessairement incomplètes, — les Poëtes (pour employer ce mot dans son sens le plus large) sont condamnés à la solitude. Comment donc pourraient-ils plaire, eux que la divine Intuition retient dans la nature, à des intelligences faussées qu’une demi-science jeta dans l’artifice ? — Le Public corrompt tout ce qu’il touche. Il déprave la Langue tellement qu’on peut défier un orateur de se faire entendre en France, aujourd’hui, s’il parle français, et la lecture[1] des journaux est instructive à ce point de vue. — Il a fait du théâtre, avec d’ailleurs la criminelle connivence des auteurs dramatiques, la turpitude qu’on sait. Aussi les dramaturges à succès n’ont guère de rivaux dans la honte de la popularité que les romanciers à la mode. — Mais le souffle même de ce Public, son attitude même créent une atmosphère irrespirable au Poëte. Les Gens sont bruyants, ricaneurs, raisonneurs, positifs, utilitaires, froids, irrespectueux. On ne leur en fait pas accroire avec de grands mots, — avec de grandes idées non plus. Ils ont de la Beauté, pour les mêmes causes, les mêmes défiances que de Dieu. L’état d’âme essentiel à la compréhension de toute œuvre d’art leur est devenu impossible : il serait sot et vain d’essayer de leur faire entendre, à ces âmes ivres de stupre et de lucre, que, pour pénétrer dans le rêve d’un Poëte, il faut oublier les intérêts immédiats de la vie quotidienne, obéir au choix qu’il a voulu des tons et des rapports, s’initier au spécial de sa vision, lui prêter une attention soutenue ? Tous ces efforts exigent des dons que le monde a perdus : l’innocence de l’esprit, la sérénité, la réflexion, le désintéressement des passions, — le don d’admirer !

C’étaient les qualités de la Foule, et si elle ne les avait pas en propre, c’étaient les Grâces dont la vivifiait l’influence du génie. Elle savait écouter, regarder et lire, cette Foule ignorante, parce qu’elle était libre des préjugés du Public contemporain. Elle n’allait point demander au théâtre les agréments d’une digestion heureuse, mais y venait chercher le grand bonheur spirituel et sentimental, religieux, d’un grand oubli de la tristesse de vivre. Pour elle, l’Art était précisément ce qu’elle ignorait, elle vénérait en les Poètes les Mages dépositaires des secrets qu’elle n’avait pas. Notre Public tutoie les Mages, il estime tout savoir et, par tendresse pour son erreur, afin de n’en être pas détrompé, il s’éloigne avec horreur de toute tentative suspecte de nouveauté. C’est pitié de voir les tâtonnements, les précautions, les prudences, toute cette infiniment petite et douloureuse diplomatie à quoi ont dû se résigner ceux qui apportaient dans l’art une Révélation quand ils en ont dû vivre, — tous les sacrifices qu’il faut faire au Démon de la Concession ! On doit dire qu’en cette voie quelques-uns des meilleurs, pourtant ! des littérateurs contemporains sont descendus trop bas. Grâce aux concessions exagérées qu’ils ont faites, et qui ont pour résultat naturel d’encourager, d’ancrer le stupide Public dans ses goûts stupides — soit pour la gaudriole, cette chose, hélas ! bien française, soit pour le plus dégoûtant sentimentalisme — ils réduisent les nouveaux venus dans la Littérature à trouver mieux encore — pour plaire ! — dans cette course vers la Nullité, ou à prendre je ne sais quelle ridicule attitude de protestation, d’austérité…

Les savants aussi ont eu bien des torts et, sans perdre le respect nécessaire, il faut les dire. Voltaire et les Encyclopédistes avaient commencé cette œuvre puérile et mauvaise de la vulgarisation des sciences : les noms se pressent sous ma plume des écrivains qui, dans ce siècle, ont continué cette tâche. Je sais qu’en dernière analyse ils ne sent pas comptables des résultats désastreux qu’ils n’avaient point prévus ; je sais qu’un bon sentiment les anime, qu’ils ont obéi à ce prosélytisme qui fait qu’une idée nouvelle, comme dit Carlyle, brûle les cerveaux bien autrement que l’or brûle les goussets. Mais ce sont de telles ardeurs irréfléchies qui précipitent les sociétés à leur décadence. Il est déplorable que nos savants n’aient point compris qu’en vulgarisant la science ils la décomposaient, que confier aux mémoires inférieures les Principes c’est les exposer aux incertitudes d’interprétations sans autorité, d’erronés commentaires, d’hétérodoxes hypothèses : car c’est lettre morte, le Verbe enclos dans les livres, et les livres eux mêmes peuvent périr, — mais le courant qu’ils déterminent, le souffle émané d’eux leur survit, — et que faire s’ils ont soufflé la tempête et déchaîné les ténèbres ? Or tel est le résultat le plus clair de tout ce fatras de vulgarisation. Par elle nos savants sont en train de rendre au grand Mystère originelles pénibles, les successives conquêtes qu’ils avaient faites sur lui. Peut-être suivent-ils l’irrésistible impulsion d’une loi suprême, peut-être est-ce la grande loi de l’Esprit qu’il rende à l’ignorance aujourd’hui les inventions d’hier pour les lui reprendre demain et ainsi toujours se tenir en haleine, peut-être telle doit être l’histoire de notre civilisation comme ce fut l’histoire des civilisations antérieures : c’est l’éternel retour des corps organisés à leurs éléments premiers qui les rendront à la vie. Mais peut-être aussi plus de prudence garantirait à la Science plus de durée, en maintenant plus longtemps le monde secondaire dans la modestie. D’ailleurs les résultats immédiats seuls ici m’intéressent, et il faut bien constater que la vulgarisation des sciences n’a pas peu contribué à exaspérer la vanité des gens. Depuis qu’ils savent l’adresse du libraire qui peut leur procurer pour des prix modiques l’explication de la Création, depuis qu’ils ont entendu dire que tout se réduit à A = B, l’arrogance des imbéciles a bien grandi. Que leur parlerait-on encore de la profondeur des Mythes et de la beauté des Fables ? Ils ne veulent plus que des formules, 2 et 2 font 4, il n’y a que cela au fond de tout, — et 2 et 2 font 4 ont supprimé la Grâce de l’Esprit. L’Esprit ! il est bien question de lui ! on ne veut plus que de l’Intelligence et, par un symbole trop clair, on n’a laissé à l’esprit — jadis le divin Spiritus — que le sens d’un calembour. — Car à ce débordement de la Science hors de son domaine propre, nous devons une altération spéciale de la langue, l’invasion des mots pédantesques. Il n’y a plus de repos pour un honnête homme, depuis qu’il est exposé à lire, à entendre où ils n’ont que faire des vocables barbares et froids comme individuation, concept, etc. — À un point de vue plus particulier les divulgateurs surtout des Exégèses sont coupables. Les gens ont été terriblement flattés d’apprendre que Moïse n’était qu’un médecin, Jésus qu’un homme et — le niveau du monde en a été baissé. Bien plus avisés, bien plus compatissants aussi que nos modernes aux faiblesses humaines furent les prêtres de l’antiquité qui gardaient aux prudences de l’Ésotérisme ce qu’il était bon qu’ignorât le populaire et lui servaient de belles fables où la Vérité s’enveloppait de symboles. Les civilisations antiques ont précisément péri de l’intrusion d’indignes adeptes dans le collège des Initiés : comme les hommes ordinaires ne pouvaient supporter la pleine lumière de l’Initiation, ils l’éteignirent. — Mais comment nos modernes, lestés de toute l’expérience de l’histoire, n’ont-ils pas vu que le principe même de la vulgarisation est faux ! Elle doit être claire et définitive, n’est-ce pas ? Et qu’ont-ils donc de si définitif, quand leur vie se consume en discussions sur les premiers principes ? Fatalement, dès lors, le savant qui parle à d’autres qu’à ses pairs, celui qui propage et vulgarise, est conduit à prêter l’autorité d’un dogme à ce qui n’a que la valeur d’une opinion, — étant donné surtout qu’il doit se maintenir dans les généralités, sans descendre jamais à ce fond ténébreux strié de lumières où l’on sent la Vérité poudroyer à l’infini sous le doigt qui la presse. Qu’est-ce donc qu’une telle vulgarisation, sinon celle de l’erreur ? Et cette vulgarisation, encore, doit être claire : c’est-à-dire que le savant s’y doit efforcer d’épargner à l’ignorant les peines de l’initiation. Mais à ce prix la Vérité demeurerait incommunicable ! À supprimer, entre le mystère et l’explication, l’initiation des recherches, on ne pourrait que rendre l’explication même mystérieuse. Et c’est ce qui a lieu. « La science consiste à transporter le mystère dans l’explication[2] » C’est tromper les hommes ; avec de dégoûtantes prétentions au positif et un grand appareil d’apparences solides, c’est donner aux gens l’habitude de se payer de mots. Je crois bien que nous en sommes au temps dont parlait Swédenborg : « La lumière spirituelle est descendue du cerveau dans la bouche, là elle apparaît comme l’éclat des lèvres et le son de la parole est pris pour la Sagesse même[3]. »

Du moins, il semble évident qu’entre l’ensemble d’une société ainsi pétrie d’erreur et les âmes éprises de Vérité et de Beauté nulle alliance n’est possible.

Avec la Foule, ce trésor de forces instinctives, la Foule, capable d’erreurs, elle aussi, aisément séduite à ce qui luit — mais à ce qui luit ! — le Poëte était en communion naturelle : l’union d’une âme et d’un corps ! L’Esprit vivifiait à son gré une matière docile. Elle n’était certes pas ignorante à demi, la Foule, mais elle se l’avouait et cet aveu la constituait en état de perpétuelle réceptivité spirituelle : elle savait tout, de par la vertu sincère de son ignorance. Et ceci n’est qu’apparemment paradoxal : jusqu’aux temps tout modernes, c’est la Foule qui écrit l’histoire et inspire les penseurs, — la foule plus un homme. Tous-et-Un, voilà l’authentique et l’universel auteur des grandes choses qui sont dans nos mémoires. C’est la Foule et Pierre l’Ermite, c’est la Foule et Saint-Louis qui ont fait les Croisades, c’est la Foule et Louis XI qui ont fait la France… C’est la Foule et les Trouvères, la Foule et Villon qui ont fait la langue française.

Et ce n’est pas le moindre des Mystères devant quoi l’esprit hésite, ce double phénomène, attesté par toute l’histoire de la linguistique : la toute puissance et la fécondité de la Foule à créer les mots et les alliances de mots, la construction, la syntaxe, — tout le génie de la Langue, tandis qu’à la même tâche les savants[4] se sont montrés impuissants et stériles, et, pour toute collaboration à ce grand travail, ont dû se contenter de cataloguer les inventions populaires. Ils ont eu le tort d’y ajouter leurs propres imaginations, leurs pénibles productions, toutes roidies de grec et de latin appris par cœur, pas encore digérés, et dont on retrouve dans le mot nouveau (antique nouveauté !) des morceaux tout entiers tels que les ont fournis les langues originelles. Cela est grec ou latin, cela n’est pas français[5].

Le public, non plus qu’aucune des grandes vertus de la Foule, n’a pas hérité sa fécondité verbale, ayant perdu ce prime saut de l’âme des êtres naïfs et qui s’émerveillent volontiers, êtres d’intuition et dont le souffle crée l’atmosphère essentielle à l’invention des Mythes.

Il n’y a plus de Mythes, plus de Fables. Nos lecteurs et nos spectateurs nous demandent de célébrer les banalités traditionnelles qu’ils roulent dès toujours dans leurs mémoires : et justement, les Poëtes viennent pour dire ce qui n’a pas encore été entendu. Nos lecteurs et nos spectateurs veulent se reconnaître dans nos œuvres, y trouver leurs propres pensées avec un reflet même de la « vie courante » : et justement, les Poëtes habitent dans des Rêves où les passants ne sauraient être admis sans la précaution de quelque initiation, brève ou longue, des rêves qui sont précisément le contraire des soins du Tous les jours. Mais le passant n’a pas de temps à perdre, ses affaires le réclament, il veut comprendre tout et sans délai, et il affirme que le premier des devoirs des Poëtes est de « se placer à son point de vue », de lui offrir des choses d’une assimilation prompte et facile, et qui n’aillent point lui bourreler l’esprit de trop graves pensées : « car, qu’est-ce que la littérature, sinon un délassement des gens instruits, une distraction d’après-dîner ?. . »

N’avez-vous jamais considéré avec un peu de mélancolie, dans les gares, cette bibliothèque des chemins de fer, laquelle, à l’en croire, réunit les chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine ? Le format est commode, portatif, les lettres sont assez grosses pour ne pas fatiguer les yeux, le texte est assez clair pour ne pas fatiguer l’esprit : c’est le Roi des montagnes, par exemple, ou Le cas de M. Guérin, des choses aimables et « courantes », non sans le ragoût d’un peu d’ironie, juste assez pour donner au style ce coup de fouet qui le fait encore un peu plus vite « courir ». — Elle me semble très significative, cette bibliothèque des chemins de fer, congruente à merveille aux goûts d’un siècle qui, jugeant secondaires les besoins spirituels et pensant « gagner du temps » — dans quel but, hélas ! — à faire deux choses à la fois, ne veut plus lire qu’en « courant », et des choses « courantes » ; et le goût avec la nécessité des voyages augmentant toujours, elle a de l’avenir, cette bibliothèque, puisque la « littérature est l’expression de la société ».


II


Non, une telle littérature n’est pas l’expression moderne de la société ; la pluralité des suffrages n’est pas le véritable esprit des peuples et, telle quelle, une littérature qui ne chercherait pas la faveur des Barbares resterait l’expression vraie d’une société qui n’a plus guère de réalité qu’en une infinitésimale portion d’élite, au delà des bruits de l’industrie, des vagissements de la politique, des complaisants applaudissements d’une assemblée mondaine et de toute cette creuse clameur qu’une civilisation ruineuse et vertigineuse et tournoyante aux remous du Maëlstrom inventa pour s’épargner la peine de penser, silencieusement.

Mais l’isolement où les Barbares ont relégué les Poètes les conduit au triomphe de la formule ésotérique — proclamée désormais sans danger, puisqu’il n’y a plus de silence, — les force à s’enfermer dans les limites providentielles de l’Art et du Génie. Ce qu’il adviendra de cette banqueroute de l’Art et du Génie au monde, qu’importe ? Qu’importe : elle est fatale et la peine serait perdue qu’on prendrait à s’efforcer de la prévenir. Et puis, il n’est point plaisant de calculer la durée possible des œuvres d’art et des livres. Ce n’est pas seulement pour la mémoire des hommes que le poëte agit, et dût-il n’être pas compris il s’en consolerait.

— Pour qui donc, nous dit-on, et pourquoi écrivez-vous ?

— Même si les troupeaux n’existaient pas les prés fleuriraient, parce que c’est leur destin. C’est d’abord pour cette nécessité glorieuse d’accomplir leur destinée que les Poètes écrivent, pour obéir à l’universelle loi de l’expansion naturelle, — aussi pour mériter la Vie Éternelle. Emanations de Dieu, étincelles échappées du Foyer de la Toute-Lumière, ils y retournent. C’est, dis-je, l’universelle loi de la vie : Dieu s’épand de soi par la création pour se résorber en soi par la destruction et de nouveau s’épandre et se résorber de nouveau, et ainsi de toujours à toujours ; c’est l’Analyse et la Synthèse, c’est la révolution des globules du sang de nos veines et des globes de l’Infini, — c’est la révolution des âmes. Elles sont les manifestations extérieures de Dieu qui les émet avec la mission de coopérer, toutes et diversement, à la lumineuse harmonie mundiale ; l’impulsion divine, si elle est obéie, les ramène par une fatalité heureuse à la commune patrie, — les chasse de son orbe, si elle est transgressée, et la nuit s’en accroît. En produisant son œuvre, une âme de poëte ne fait point autre chose que décrire son essentielle courbe radieuse et retourner à Dieu, comme, d’ailleurs, toute autre âme qui donne les conclusions effectives dont elle porte en soi les prémisses. — Et puis, selon la vieille et véritable parole, rien ne périt ; nul ne peut que ce qui fut n’ait pas été et rien n’a été qui ne soit éternel par son influence perpétuée dans la grande vibration totale. Les Poëtes créent, donc, pour informer d’éternité leurs rêves. — Secondairement, toutefois, une mission d’enseignement semble incomber à ceux qui détiennent cet instrument de toute éducation, la Parole, et la Parole ailée. « Songez, nous disent les moralistes, à ces frères plus jeunes qui espèrent de vous le pain spirituel. » Et la conclusion pratique des moralistes c’est que le Poëte doit à sa vocation de se mettre à la portée de tous, des masses, des petits… Spécieux argument ! Les écrivains des civilisations antiques pouvaient écrire pour tous, car tous, grâce à l’esclavage, tous se réduisaient à quelques privilégiés qui avaient des loisirs, — et alors pourtant les écrivains n’enseignaient pas, ils étaient les expression concentrées des croyances ou des préférences ambiantes, les secrétaires de leurs lecteurs[6], lesquels ne dépassaient pas les étroites limites d’une ville et ne permettaient pas davantage aux écrivains de les dépasser, accusant un Tite Live de patavinisme pour n’accommoder pas strictement son style à la mode romaine. — Mais écrire de la littérature pour tous, aujourd’hui : que veut-on dire par là ? On imprime pour tous ceux qui savent, en quelque sorte, physiquement lire : on ne peut écrire pour tous, en ces temps modernes où les patries d’âmes vont se multipliant tout ensemble et creusant les fossés qui les séparent. 89 ni 92 n’y ont rien fait, que peut-être mêler les classes : elles sont toujours. Il y a toujours les aristocrates et les manants, ce sont les dilettanti et les autres ; et peu importe si c’est parmi les manants d’autrefois qu’il y a le plus d’aristocrates de ce nouveau régime, ils sont clairsemés sous le nouveau comme sous l’ancien. Écrire pour le Public ! Ces mots n’ont pas de sens, car il n’y a pas un Public et ce n’est que par une fiction et pour faire plus court que j’ai pu emprunter ce mot à son pluriel nécessaire : il y a des publics, il y en a autant qu’il y a de différences parmi les hommes dans les fortunes, les professions, les hérédités, l’éducation, etc, et cela se divise et se subdivise à l’indéfini. Chaque infinitésimale catégorie de lecteurs constitue un public qui a son romancier, son dramaturge, son chroniqueur et son critique, et d’un public à l’autre s’échangent des jalousies, des mépris. Le public de M. Octave Feuillet regarde d’assez haut, non sans raison, le public de M. Alphonse Daudet ; mais le public de M. Daudet ne tarit pas de rires pour le public de M. George Ohnet et j’avoue pourtant mal saisir les différences, être même exposé, un jour que je serais pressé, trop pressé pour évaluer un plus ou moins d’adresse, à classer sous la même étiquette ces deux romanciers ; pourtant les lecteurs de M. Ohnet se croient des aristocrates auprès des clients de M. Fortuné du Boisgobey et si on m’affirme que ces derniers se gaussent des habitués de M. de Montépin, je n’en serai pas étonné. Qu’on y pense, ces classes de gens constituent des États dans la société, sont d’un patriotisme rigoureusement intransigeant, parlent des langues qui n’ont que d’apparents liens depuis longtemps rompus, ont des ldéals les uns aux autres inconnus ou hostiles, manquent d’intérêts communs, n’ont même pas une façon identique de goûter l’ordure, car les abonnés du Gil Blas ne sont pas ceux de la Vie Parisienne. Et c’est dans ce temps de confusion des langues, dans ce pays où il fallait bien que finit par s’ériger une parodie de l’antique Babel, c’est, dis-je, dans la France du XIXe siècle finissant qu’on parle d’écrire pour tous ! — Mais les moralistes donneurs de ce conseil pensent moins, j’imagine, à l’ensemble de nos contemporains qu’à la tourbe des petits qui languissent dans une ignorance dont nul n’a pitié et qui, peut-être, garderaient aux poètes la surprise d’une naïve obéissance, d’une reconnaissance toute neuve. Ecrire pour les petits, pour les simples… Essayez ! On parle, on n’écrit pas pour eux ; c’est une œuvre de charité qui n’a plus rien d’artistique, c’est la mission du curé de campagne et du maître d’école de banlieue, ce n’est pas la vocation du Poëte. Sur ce point, un illustre exemple contemporain me paraît tout à fait édifiant. Le comte Léon Tolstoï, l’admirable écrivain de Guerre et Paix, obéissant à l’esprit évangélique qui fait de lui une sorte d’apôtre libre ou de sacerdotal éducateur des moujiks, écrivit pour eux, dans leur langue, ce noir drame. Patte prise Oiseau pris, qu’on a baptisé en français La Puissance des Ténèbres et où il montrait le remords stérilisant le crime de ses bénéfices. Le poëte s’étant de tout son génie efforcé de se maintenir parmi les sentiments tout à fait rudimentaires, pouvait légitimement, selonles apparences, espérer d’être compris des spectateurs qu’il avait choisis. Il s’était bien trompé et les moujiks n’eurent que du mépris pour un criminel qui, de lui-même, se livrait à la justice, alors qu’il n’avait plus qu’à jouir de son crime. Et cela est logique ; la moralité en action, composé bâtard de la Fiction et de la Vie, n’a l’autorité ni de l’une ni de l’autre, ni la vertu du Sermon qui porte directement les flambantes clartés de la foi dans les consciences obscures et impose le respect, au nom de Dieu, ni la grâce vraiment sanctifiante du Poëme qui relève l’âme de sa triste faction, dans les boues ordinaires et lui donne la bienfaisante nostalgie de la liberté naturelle.

— Écrivez du moins pour Quelques Uns, pour les rares esprits capables d’élévation : écrivez pour les grandir. Chacun d’eux étant le centre d’un groupe, la bonne influence se communiquera du centre à la périphérie… Ainsi s’accomplira le rôle d’éducateur qu’assume quiconque écrit…

— Quel piège encore se dissimule sous cette sorte de pactisation ? Raisonnons : qui sont ces Quelques Uns dont on parle avec cette estime anonyme ? Nous sont-ils supérieurs, égaux, inférieurs ? Dans le second cas, nous n’avons nul effort à faire pour nous mettre à leurs portée, puisque nous y sommes naturellement : un poète écrit pour ses égaux en écrivant pour soi. Dans le premier cas, c’est nous qui espérons d’eux la manne de la vie, ou plutôt symbolisent-ils notre propre Idéal, et l’espoir de les contenter est notre meilleure ambition. Le cas le plus probable est le troisième : il s’agirait de bons esprits un peu au-dessus, comme on dit, de la moyenne, incapables de créer, capables de comprendre — et nous égalant par là, selon le mot de Raphaël : « Comprendre, c’est égaler. » Mais avec de tels esprits (combien sont-ils ?) nous sommes bien loin déjà des premiers conseils : Écrire pour tous, écrire pour les petits… On se représente des êtres, des esprit bien nés et qui n’auraient que faire de nos enseignements ; le seul moyen qu’on voie de les « grandir » c’est, pour le Poëte, de rester lui-même, d’aller de lui-même aussi haut, aussi loin qu’il pourra. Le seul évangélisme qu’il leur doive, c’est de les forcer à lever les yeux s’ils veulent l’apercevoir. C’est aussi toute la part qu’on soit en droit d’exiger de sa coopération au grand œuvre de l’Humanité. Puisque le Poëte est l’interprète de la Beauté — or, la Beauté est le signe de la Vérité, — sa tâche humaine n’est autre que de témoigner le plus glorieusement qui soit en lui de la dignité de l’espèce. Pour rester idéale, dans l’œuvre poétique, cette dignité ne jure point de ne s’étendre jamais à des manifestations effectives. Il germe moins de basses pensées chez les lecteurs de Dante, ou de Gœthe, ou de Balzac, que chez ceux de M. Dumas, par exemple, ou de M. Sardou ; Louis Lambert féconde l’esprit de plus hautes pensées que Les Parents Pauvres[7].

Comment pourrait une imagination ne pas surveiller ses plus ou moins nobles écarts, quand elle est toute lumineuse encore des reflets d’une grande Pensée ? Et c’est ainsi qu’autour des palais et des temples, les maisons mettent quelque pudeur à n’être point trop offensantes pour l’auguste voisinage.

Mais on reproche aux Poètes de l’heure actuelle je ne sais quelle spéciale obscurité, un goût hors nature pour la nuit du style. Qu’il suffise de demander à nos critiques si nous sommes seuls comptables du tort que nous avons — soit supposé — de nous complaire dans ces ténèbres formelles ? si elles ne s’exagèrent pas à la comparaison des tristes limpidités qui font la fortune de Tel et Tel ? s’il n’y aurait pas de la noblesse en ce parti pris — supposé encore qu’il y ait parti pris — d’éviter la faveur des gens qui fêtent tant d’odieuses turpitudes ? et enfin si le tort principal ne serait pas à la date où sont nés les nouveaux poètes ?

Ces reproches, d’ailleurs, ne les émeuvent guère. Ils produisent avec sincérité l’œuvre qui est leur raison d’être et, plus difficiles qu’aucuns critiques, tâchent d’abord de se contenter. À qui va l’œuvre ? C’est un point secondaire. Eh ! n’ira-t-elle pas à ceux qui lui viendront ? Nos vrais amis sont peut-être aux antipodes : l’imprimerie, qui a si mal servi l’humanité, — une diabolique invention, — leur portera les livres que nous écrivîmes pour eux en les écrivant pour nous, et par là réparera quelques uns de ses torts. Et puis, peut-être serons-nous pleinement compris par les petits-fils de ceux qui nous lisent aujourd’hui d’un œil distrait et défiant. Si elle peut résoudre en actions, chez nos descendants, nos fugitifs désirs, en crimes nos mauvaises pensées, en bonnes œuvres nos velléités de vertu, l’héridité résoudra, d’une génération à l’autre, les doutes en certitudes et les ombres en clartés.

Les Poëtes ont un peu de la patience du Dieu de lumière dont leur génie participe. Par delà toutes railleries passagères ils restent la portion glorieuse de l’humanité. Car si quelque envoyé de Vénus ou de Sirius venait demander aux habitants de la Terre ce qui leur fait le plus d’honneur, les hommes auraient vite pesé leurs capitaines, leurs banquiers, leurs politiciens et même leurs savants : que valent, au regard des étoiles, nos exploits sanglants, nos trésors conventionnels, nos dissensions d’opinions et de frontières, — et qui sait si les vivants des autres mondes n’ont pas obtenu, dans les sciences, des conclusions plus profondes que les nôtres ? Seules les fictions, avec leurs intuitions hardies, leurs harmonies, leurs belles couleurs, donnent la plénitude et l’assurance du bonheur spirituel, — et les hommes, pour se glorifier, ne pourraient désigner au messager lointain que leurs Poëtes.

III

Cependant la dignité des Poëtes, pour incommunicable qu’elle soit, n’est pas inviolable. Il est trop vrai qu’ils ont besoin d’être écoutés, qu’ils sont souvent tentés de faire des sacrifices aux sympathies hésitantes, possibles. Ils voudraient bien s’arranger du goût de la Cohue, obtenir les suffrages des Barbares. Mais enfin ce n’est plus permis : nul moyen désormais de mériter d’eux sans faillir à la Destinée. Les Publics sont des maîtres plus jaloux, plus arbitraires, hélas ! qu’un duc de Ferrare ou qu’un prince de Condé, moins nobles aussi, sans compter moins généreux. Il est dur, pour un artiste sincère, d’être pensionné par les abonnés des cabinets de lecture ou par les salles de spectacles. Les gens, poussés d’ailleurs par les courtisans du succès, sont descendus si bas — je l’ai dit, ne faut-il pas le répéter ? — dans l’élection de leurs préférences qu’il faudrait pour les contenter le génie même de l’ignominie. Et des dates sonnent, des signes se manifestent qu’on ne peut négliger. La Langue, la bonne langue française, est devenue, dans les bouches contemporaines, un jargon sans presque plus rien du génie originel ; c’est, peu s’en faut, parler une langue morte que parler purement et les gens disent : ennuyeusement. D’autre part, les formules littéraires semblent épuisées et connaître leur fin, tandis que dans les arts voisins un mouvement se produit, nouveau, envahisseur de la Littérature même sans, pourtant, passer leurs propres limites[8]. Enfin les Religions, immémoriales pierres angulaires de toutes Fictions, s’effritent, tremblent sur leurs vieilles assises, vont périr et il semble voir descendre sur le monde un crépuscule annonciateur d’une nuit plus sombre que celle du Moyen-Âge, avec la complication et la complicité des sagacités inutiles d’une expérience qui n’est que du désenchantement.

À l’imminence du désastre les Poëtes, comme c’était leur seule défense, ont instinctivement opposé une récurrence logique aux Origines. De cette atmosphère factice et lourde qui les paralyserait ils se sont dégagés vers la Nature : et c’est pourquoi un monde d’artifice leur a reproché d’être artificiels. Ce n’est qu’une illusion de détail dans l’ensemble des illusions d’une société où tout est renversé, qui croit que son mal est de savoir trop, s’imaginant posséder en masse la science de quelques têtes d’exception, alors précisément que la masse a perdu le sens des plus élémentaires notions, le sens primitif de l’ordre et le sens de la destination finale.

On a imaginé un nombre incalculable d’essentielles bagatelles qui obscurcissent le fond unique et réel de toutes choses. En toutes choses on met, — l’image populaire est si juste ! — la charrue devant les bœufs. La charrue est perfectionnée, les bœufs s’abâtardissent. Jamais les moyens n’ont été si étudiés qu’aujourd’hui ; le but est devenu indifférent. La foule est effrayante des ouvriers en rimes qui font le vers à merveille : mais qu’y met-on ? Il y a des procédés infaillibles pour composer un roman selon les formules romantique ou naturaliste : mais romantiques et naturalistes de la dernière heure ne semblent pas même se douter qu’il s’agit de tirer d’eux ce qu’jls ont de plus intime, de plus spécial, de plus inconnu aux autres hommes et à leur propre conscience pour en faire leurs romans. Et ces romans s’en vont tout juste comme allaient les vers de M. de Fontanes, au commencement de ce siècle, lourdement, dans des routes connues, plates, à des issues prévues, quelconques. Il y a déjà longtemps que la mode est de laisser les romans sans dénouer l’intrigue : eh bien, ce n’est qu’une mode, pire ni meilleure qu’une autre, plutôt pire, ayant pour cause première la haine de l’Imagination et le culte, devenu pure idolâtrie, du « document humain ». Non pas qu’on lui préfère les accidents de cape et d’épée ; tout se vaut, il n’y a pas d’extrémités dans le médiocre. Je constate seulement l’envahissement du métier dans l’Art, monstrueux phénomène qui, pour n’être pas d’aujourd’hui, a du moins aujourd’hui ceci de particulier qu’il ne s’avoue même plus, qu’il se déclare, s’affirme, s’affiche, légalement, naturellement. On connaît aujourd’hui une « profession d’homme de lettres », une profession qui tient le milieu entre l’avocat consultant et le maître à danser, une profession pas trop libérale, assurément, — et la notion même est effacée de l’état exceptionnel où doit être un homme pour en venir à ce parti — en soi étrange — d’écrire des choses qui n’aient pas l’utilité immédiate et visible d’une lettre ou d’une plaidoirie. — Mais c’est surtout au théâtre que l’illogisme érigé normal, la folie passée proverbiale, s’accentuent, incontestables. Tous les talents importent à lœuvre dramatique telle que nous l’applaudissons, le talent de l’acteur d’abord et avant tout, puis le talent du metteur en scène, le talent du décorateur et, je pense aussi, le talent du souffleur, tous les talents, — excepté le talent de l’auteur, sorte seulement de matière première qu’on met en œuvre, dans une collaboration — comique si ce n’était au fond si triste ! — de l’imprésario, de l’acteur et enfin de l’auteur avec, pour double critère de succès, la nature personnelle, les qualités individuelles du geste et de la grimace du comédien, et la connaissance, l’expérience que possède le directeur quant au « goût du public » : le tout fidèlement, scrupuleusement, honteusement accommodé sur commande par celui qui est devenu le valet de tout le monde, le Poète ! Il y a des exceptions qu’il faut se hâter de dire, mais combien rares et reçues des salles de Premières avec quelle défiance ! Les Erynnies[9] n’auront fait que passer sur l’affiche de l’Odéon ; Le Baiser[10], est-ce bien le noble rire qu’il mériterait, celui qu’il excite ? n’a-t-il pas surtout le succès du calembour de ses rimes, bien loin en deçà de sa vraie signification ? Il a fallu le hasard d’un concours pour que le Nouveau Monde[11] fût joué, — échouât ; — Les Corbeaux[12], horrible souvenir pour les mémoires bourgeoises, honnêtes ! — Formosa[13] n’obtint que de l’estime ; — Le Passant[14] dut beaucoup à l’ombre de Musset… Non, les vraies gloires dramatiques de ce temps, — demandez à M. Sarcey, — c’est Le Monde où l’on s’ennuie et Trois Femmes pour un Mari. — J’exagère ?

Il est constant que l’actuel état du goût, en ce temps et en ce pays, la dépendance du Poëte envers l’éditeur qui sait « ce qui est demandé » dans les cabinets de lecture, envers le directeur qui sait les préférences des loges et du poulailler, envers le comédien qui « commande » son rôle, sont anormaux et imbéciles, meurtriers du développement libre du talent, exclusifs de toute sincérité.

Et il me semble mal venu, ce monde qui se repaît de choses frelatées, à nous taxer de bizarrerie, parce que nous avons choisi de lui déplaire plutôt que de trahir le besoin de vérité qui est en nous, à nous accuser de décadence, nous qui faisons, en dépit de lui, le grand effort de renouer les bonnes, les belles traditions qu’il a rompues. On ne peut nous comprendre, au dire des gens, et ils ont une odieuse façon de boulevart de proférer cette fausse modestie, ce pur déni de justice : « Ça n’est pas à ma hauteur »

— En effet.

IV

L’Absolu est humainement inaccessible et n’a de réalité qu’en nos désirs. Mais n’est-ce pas dans le chimérique et dans l’impossible que réside toute la réalité noble de notre humanité ? La satisfaction par le fini est l’incontestable signe de l’impuissance, parce qu’elle est la cause même des fatigues stérilisantes, une toujours plus approximante approche de la mort. Au fond de nous-mêmes ne le sentons-nous pas, que notre mort est faite d’une succession de terminaisons ? Si nous savions roidir notre volonté dans l’indéfectible rêve de l’Éternel et de l’Immense, de l’infini et de l’Absolu, la mort serait pour nous comme si elle n’était pas, accident comme indifférent à la pérennité de notre âme. C’est le mot de lord Glanvill, cette phrase qu’Edgar Poe donne pour épigraphe à son poëme de Ligeïa et qui nous pénètre, comme une vivante vérité, d’un miraculeux et divin orgueil : « Il y a là dedans la volonté qui ne meurt pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur ? Car Dieu n’est qu’une grande volonté pénétrant toutes choses par l’intensité qui lui est propre. L’homme ne cède aux anges et ne se rend tout à fait à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. »

Or, il ne faut pas beaucoup de métaphysique, il suffit d’un peu de réflexion pour se convaincre que cet inaccessible rêve est le fondement unique, le seul réel substratum de toutes nos certitudes même instinctives, même physiques. L’enfant doute si peu de l’absolu qu’il n’a pas, jusqu’aux fatales dépravations sociales de l’éducation, la notion du relatif ; et l’homme fait, quelles que soient ses tristes ou rassurantes convictions, projette et agit comme s’il ne devait pas mourir, a le sentiment inné de la permanence du plus réel de son être dans ses descendants, dans les œuvres de son esprit ou de ses mains, dans le bruit de sa parole, jusque dans les lettres de son nom gravé sur une tombe. Et c’était la doctrine de l’antique Égypte qui consacrait les forces entières de la vie à préparer le repos de l’être dans la mort, sa gloire dans le sépulcre que la résurrection viendra bientôt ouvrir, niant ainsi le néant dans son plus apparent triomphe.

Mais dans le pur domaine des réalités spirituelles, l’unique unité vivante de nos âmes dans l’Absolu éclate comme une évidente victoire de l’Un et de l’Éternel sur le multiple et le transitoire. Dès que nous disputons au soin terminé quotidiennement et quotidiennement recommencé notre essence par les préférences d’une permanente occupation de notre pensée, le temps s’efface, la veille et le sommeil se confondent dans le haut souci dont nous avons fait notre motif de vivre. Le livre, l’objet d’art, la phrase musicale, la pure pensée elle-même — je dis avant même son expression formelle — sont des éternisations du Moi. C’est que nous en faisons autant de moyens de dégager notre Moi des contingences et c’est qu’aussi, par là même et dès qu’il échappe aux contingences, le Moi humain recourt — comme une vive branche ployée reprend l’attitude verticale dès qu’on l’abandonne à sa liberté naturelle — au foyer de l’Absolu, au lieu métaphysique des Idées, à Dieu[15].

Les Religions, les Légendes, les Traditions, les Philosophies sont les plus évidentes émanations de l’Absolu vers nous et les plus incontestables récurrences de nos âmes vers l’Absolu, ce songe dont nous ne pouvons nous déprendre quoique nous ne puissions davantage le pénétrer.

Eh bien, Philosophies, Traditions, Religions, Légendes sont les communes et seules sources de l’Art, de celui qui, selon le précepte de Pythagore et de Platon, ne chante que sur la lyre.

Je ne pense pas qu’on puisse contester cette affirmation qu’a priori la raison prouve et que l’histoire consacre. Interrogeons pourtant, au plus bref, la Raison et l’Histoire. L’histoire nous amènera aux conditions de l’art, dans le temps présent, c’est-à-dire au sujet même de ce livre.

On a discuté interminablement sur la Beauté. On en a proposé bien des définitions. Il ne sera pas inutile de les relire ici, dans la liste toute vivante qu’en a dressée M. de Goncourt.

«… Le Beau ! la splendeur du vrai… Platon, Plotin… la qualité de l’idée se produisant sous une forme symbolique… un produit de la faculté d’idéer… la perfection conçue d’une manière confuse… la réunion aristotélique des idées d’ordre et de grandeur… Est-ce que je sais ?… Le Beau, est-ce l’Idéal ? Mais l’Idéal, si vous le prenez dans sa racine, εἲδὠ, je vois, n’est que le Beau visible… Est-ce la réalité retirée du domaine de l’irrégulier et de l’accidentel ? Est-ce la fusion, l’harmonie des deux principes de l’existence, de l’idée et de la forme, l’essence de la réalité, du visible et de l’invisible ?… Est-il dans le Vrai ?… Mais dans quel Vrai ?… Dans l’imitation du beau des êtres, des choses, des corps ? Mais quelle imitation ?… l’imitation par élection ou par élévation ? l’imitation sans particularité, sans l’image iconique de la personnalité, l’homme et pas un homme, l’imitation d’après un modèle collectif de perfections ? Est-il la beauté supérieure à la beauté vraie… « pulchritudinem quæ est supra veram… » une seconde nature glorifiée ? Quoi, le Beau ? l’objectivité ou l’infini de la subjectivité ? L’expressif de Gœthe ? Le côté individuel, le naturel, le caractéristique de Hirtch et de Lessing ? L’homme ajouté à la nature, le mot de Bacon ? La nature vue par la personnalité, l’individualité d’une sensation ?… Ou le platonicisme de Winckelmann et de Saint-Augustin ?… Est-il un ou multiple, absolu ou divers ?… Le suprême de l’illimité et de l’indéfinissable ? Une goutte de l’océan de Dieu, pour Leibnitz… pour l’école de l’Ironie, une création contre la création, une reconstruction de l’univers par l’homme, le remplacement de l’œuvre divine par quelque chose de plus humain, de plus conforme au moi fini, une bataille contre Dieu !… Une préparation à la morale, les idées de Fichte : le Beau utile !… Le Rêve du Vrai !… Le Beau ! Mais d’abord, qui sait s’il existe ? Est-il dans les objets ou dans notre esprit ? L’idée du Beau, ce n’est peut-être qu’un sentiment immédiat, irraisonné, personnel, qui sait ?… »[16]

Le Rêve du Vrai. Il ne serait pas difficile de ramener à cette formule les définitions mêmes qui semblent s’en écarter le plus. Toutes, et jusqu’à celle de Fichte, supposent un au delà où se reposent des mornes incertitudes les âmes dans une clarté, dans un jour de fête, dans une illumination pour l’esprit de par ceux de nos sens qui sont accessibles aux jouissances des lignes et des nuances, des sons et des modulations, soit qu’elle se confine dans cette sphère des sens spiritualisés, soit, et comme le veut Fichte, qu’elle éclaire aussi la conscience. Mais qu’est-ce que cette jouissance des « sens spiritualisés », sinon le rayonnement de la Vérité en des symboles qui la dépouillent des sécheresses de l’Abstraction et l’achèvent dans les joies du Rêve ? — du Rêve, c’est-à-dire de cet Au-delà où se recule et s’estompe l’Affirmation éblouissante et qui nous aveuglerait, trop proche, tandis qu’elle gagne à cet éloignement plus de profondeur et de ces lointaines résonances qui entraînent l’esprit dans le toujours plus loin.

Dans cette acception du Beau, n’est œuvre d’art que celle qui précisément commence où elle semblerait finir, celle dont le symbolisme est comme une porte vibrante dont les gonds harmonieux font tressaillir l’âme dans toute son humanité béante au Mystère, et non pas s’exalter dans une seulement des parts du composé humain, et non plus dans l’esprit seulement que seulement dans les sens ; celle qui révèle, celle dont la perfection de la forme consiste surtout à effacer cette forme pour ne laisser persister dans l’ébranlement de la Pensée que l’apparition vague et charmante, charmante et dominatrice, dominatrice et féconde d’une entité divine de l’Infini. Car la forme, dans l’œuvre ainsi parfaite et idéale, n’est que l’appât offert à la séduction sensuelle pour qu’ils soient apaisés, endormis dans une ivresse délicieuse et laissent l’esprit libre, les sens enchantés de reconnaître les lignes et les sons primitifs, les formes non trahies par l’artifice et que trouve le génie dans sa communion avec la Nature. Ainsi entendu, l’Art n’est pas que le révélateur de l’Infini : il est au Poëte un moyen même d’y pénétrer. Il y va plus profond qu’aucune Philosophie, il y prolonge et répercute la révélation d’un Évangile, il est une lumière qui appelle la lumière, comme un flambeau éveille mille feux aux voûtes naguère endormies d’une grotte de cristal ; — il sait ce que l’artiste ne sait pas.

De nature donc, d’essence l’Art est religieux. Aussi naît-il à l’ombre des Révélations, les manifestant vivantes par son intime union avec elles et témoignant de leur mort en les quittant. Alors il se risque seul dans les régions ténébreuses et bien souvent y luit plus clair, annonciateur d’une Révélation nouvelle, qu’il ne faisait, inféodé aux erreurs temporaires qui corrompaient les vérités éternelles de la Révélation vieillie.

Telle est bien la loi de l’évolution artistique, et sans faire de longues recherches dans l’Histoire, seulement en l’entrouvrant, nous voyons partout les Religions génératrices des Arts, celles-là puiser en ceux-ci les grâces du culte, et ceux-ci fleurir autour de celles-là comme les signes de leur vitalité. — La Judée n’a eu de Poésie et d’architecture que par la Bible et par le Temple de Salomon. — La religion mortuaire de l’Égypte, tout de même, n’eut d’architecture et de sculpture que par ses tombeaux, véritables temples d’Isis, ses Pyramides, ses Sphinx et par ses bas-reliefs ou l’Humanité semble, réduite à l’indéfinie répétition d’un seul type aux traits hiératiques, aux gestes mystiques, ramper, pieuse, autour de la divine Mort. Pour se permettre les splendeurs énormes de leur architecture civile, les Égyptiens avaient fondu l’idée de la personne divine dans la personnalité royale et leurs palais n’étaient que des temples. Quant à leur littérature, elle fut toute sacerdotale. — C’est avec des différences d’applications et de détails le développement du même principe en Perse, en Assyrie, chez les Hindous, chez les Chinois. — Le Polythéisme et l’Art (poésie, architecture et sculpture) grecs ne faisaient qu’un. L’Iliade et l’Odyssée sont des actes de foi, — peut-être d’une foi déjà s’assoupissant. Elle se réveille et flambe chez Eschyle à l’éclat terrible des carreaux qui foudroient le Christ-Prométhée. Elle s’irrite chez Aristophane. Elle se calme chez Sophocle. Elle s’oublie chez Euripide, le poëte de cette heure qui revient rhythmiquement au cours de chacune des grandes évolutions de l’humanité : alors que déprise de ses ferveurs premières, déchue des enthousiasmes larges de son aurore, devenue étrangère aux anciens symboles peu à peu laissés en désuétude, à la fois paralysée à demi et pourtant subtilisée par le doute, n’ayant plus la plénitude de sa propre maîtrise ni la pleine confiance d’autrefois en ses puissances de comprendre et de savoir, l’humanité s’entraîne à vivre davantage par son cœur, se passionne pour les drames passionnels où elle se plaît vite à trouver une symétrique svnthèse, moins haute, mais plus pénétrante et combien plus poignante, des drames spirituels peut-être usés, peut-être oubliés. La foi grecque aura une splendeur de couchant avec les philosophes et les poètes alexandrins, mais moins de certitudes que d’aspirations, plus de regrets que d’espérances : l’Imagination s’est compromise à l’assuétude du sentiment, la Grande Imagination grecque a perdu sa merveilleuse fécondité ; elle se complaît en des subtilités délicieuses, en des raffinements adorables : elle n’a plus le frisson. C’est une décadence éclairée, une seconde enfance qui sait les Grâces de l’enfance, l’assurance divinatoire de sa naïveté, le don qu’elle a comme de faire vraies les croyances qu’elle accepte. Mais cette seconde enfance n’en est pas moins sénile, stérile et l’art l’abandonnerait : heureusement que la civilisation antique, facticement consolidée, va s’effondrer .. — Il en va de même à Rome où, toutefois, moins de sincérité qu’en Grèce unit l’Art à la Religion, à cause, sans doute, que la race, non autochtone, vit de traditions plutôt transmises par la mémoire qu’inventées par l’intuition.

— Il en va pleinement de même au levant de la civilisation moderne. Tout l’art du Moyen-Âge est chrétien, des fresques des Primitifs aux flèches des cathédrales, de Dante à Palestrina. La Renaissance altère l’union de la Religion et de l’Art, menace de les séparer, — et c’est-à-dire que le Christianisme se corrompt, s’anémie, entre presque en agonie et qu’il ne lui faut rien moins que la cruelle saignée de la Réforme pour reprendre quelque vitalité. Encore sera-ce désormais une vie en guerre, et d’ailleurs les heures ont été brèves de la douce beauté chrétienne. Le Moyen-Âge « énorme et délicat[17] », cette reculée bleue et noire à travers les siècles, nous apparaît comme un tragique désert avec des instants d’oasis ; chevaleresque, poétique aux Croisades, mais atroce sous tant de lâches bandits qui sont des Rois ! rouge de feu, rouge de sang durant l’Inquisition. En somme une longue nuit traversée de radieux météores, excessive de ténèbres et de lumière ; de rares héros, mais qui tiennent dans leurs mains des peuples entiers ; de rares idées, mais que des foules innombrables acclament et accomplissent ; de rares docteurs, mais une multitude de disciples… — Au XVIIe siècle[18] français, catholicisme et protestantisme — rameaux greffés sur le grand arbre chrétien — n’ont, l’un et l’autre, plus guère de vie qu’en vertu de la première, si lointaine poussée de sève ; une rivalité maintient décoratives les deux sectes, la haine l’une de l’autre conserve à chacune un jaloux amour de son personnel apanage de vérité. Le Catholicisme surtout, plus littéral héritier des rites chrétiens, se garde de désormais se laisser entamer par l’esprit de nouveauté que le Protestantisme a choisi, croit-on, pour la loi de son développement, — le « libre examen », orientation de boussole qui trouve partout le nord ! — La secte Catholique se fige dans le respect du passé, empruntant à l’intensité de cette abdication de toute jeunesse comme une sorte de jeunesse surnaturelle, comme un renouveau d’énergie, presque des droits sur l’avenir, du moins la souveraineté absolue dans le présent Avec une agilité qui surprend, elle sait s’appuyer sur les deux forces qu’on eût crues les plus réfractaires à son influence, que le Christianisme a toujours — pour l’une — dominée, — pour l’autre — combattue : la Royauté et la Renaissance. L’Art, signe de sa vie, allait lui échapper : elle le retient par des concessions ; le Pouvoir Temporel peut seul suppléer aux forces de résistance dont elle manque : elle lui devient une raison d’être, tire pour lui de l’Écriture Sainte une Politique impitoyable où, d’ailleurs, elle se fait la seule royale part. Et fondé sur cet équilibre — peut-être boiteux et hors nature, et qui ne pouvait durer, — ce fut pourtant un grandiose moment, celui où elle régna. C’est là toujours qu’il faut remonter pour trouver les principes certains d’une pure langue française, certes appauvrie depuis Rabelais, du moins plus ferme. Telle je l’admire dans Le Discours de la Méthode et les Méditations, les Oraisons funèbres et les Sermons, le Télémaque, les Caractères, les Fables, les Tragédies, les Comédies et avant tout et surtout dans les Pensées, mais aussi jusque dans les écrits secondaires de cette époque vraiment admirable en ce qu’elle fut, si douloureusement qu’on pense à ce qu’elle ne fut pas. Le Catholicisme, dès passé l’instant pénible de la main-mise sur l’Autorité, par quelles diplomaties ! se r’énorgueillit, parut-il, des forces vivifiantes de la Vérité et, canalisant le flot de la Renaissance, le faisant confluer au fleuve chrétien, produisit en littérature une sorte de grand courant double et un jusqu’en sa dualité, ardemment mystique jusqu’en ses rêves païens. (Les autres arts, il est vrai, dormirent, sauf chez les peuples protestants dont le coup de sang de la Réforme prolongea, tout en la dépravant peut-être, l’inspiration artistique.) Il s’agissait de conquérir à la gloire du génie catholique l’universel empire des esprits, — et ce génie pour cette œuvre produisit des vertus admirables. Pendant que les orateurs sacrés chantaient les légendes chrétiennes, conduisaient à leurs dernières conséquences les prémisses encloses dans les dogmes, exprimaient des plus abstraites spéculations théologiques une psychologie, une morale et une politique chrétiennes, les poëtes firent rayonner jusqu’aux âges païens, par une rétroaction de rêve dans le temps, la Croix sur les Idoles : l’esprit chrétien mira sa clarté dans les nuées antiques et les féconda. On vit alors le vieux Corneille ranimer les héros de Rome, et, de par la magie de Racine, se redresser de l’oubli le peuple majestueux de Sophocle et d’Euripide. Mais la livrée seule et la légende restaient antiques : les âmes étaient converties, baptisées. Rien d’une restitution historique, des êtres chimériques bellement, futurs désirs d’André Chénier, « vers antiques sur des pensers nouveaux », patries de rêve. Un Chrétien, Auguste ; une catéchumène, Andromaque ; Phèdre, une repentie… Et n’est-ce pas pour symboliser ce sens profond de leur œuvre, que Corneille et Racine y érigèrent — ainsi que les deux colonnes d’un arc de-triomphe où passe en procession tout le siècle, — Athalie et Polyeucte[19]. — L’œuvre double était accomplie : les poètes avaient repris à leurs maîtres païens les grandes fables pour les dédier au Christ — comme avaient t’ait les Papes, à Rome, des temples transformés en basiliques — et les docteurs de la Religion triomphante en avaient réinformé toute vie publique et intime, comme par l’immense expansion d’un principe unique et inépuisable. — Mais à peine accomplie l’œuvre se laissait voir de peu de durée. Aussi n’était-elle guère humaine, ainsi austère et de si dures limites. L’esprit souffrait, sans peut-être précisément connaîlre les causes de son malaise, du sentiment proscrit de l’harmonie et de la couleur pour le prix qu’elles ont en elles-mêmes, en dehors sinon au-dessus du purement intellectuel sens des mots, et se revanchait de cette sujétion du sens précis en le subtilisant des concetti italiens et des gongorismes espagnols d’un Saint-Amand ou d’un Théophile. Cette réponse-à-tout d’une religion immuable coupait par trop court aux ardentes aspirations des Poêles vers une Foi plus calmante et plus comblante, plus haute, peut-être, plus large à coup sûr, et plus douce que le Catholicisme ainsi réduit et bastionné, plus proche aussi de l’Absolu, à ces intuitions, à ces espérances, à ces élans, à tous ces rêves qui, jamais perdus, en dernière analyse, pour la Vérité, sont gagnés toujours pour la Beauté et constituent la meilleure patrie où se soit développé le génie : — patrie qu’un Credo plus jeune, sûr d’un plus long avenir, eût gardée flottante autour de soi, loin de la déclarer anathème. Tel quel, sans doute, l’officiel Credo protégeait et soutenait la littérature, la contenait dans une atmosphère de noblesse, un peu officielle aussi, mais non sans grandeur : toutefois cette garantie d’unité, qui imposait à tous l’obligation morale de fonder sur l’angle religieux tous leurs efforts, comportait un soin bien étroit de prendre garde à ne point outrepasser les conclusions du Dogme, un conseil au moins de se maintenir dans les régions moyennes où l’indépendance court le moins de risques, dans l’héroïsme vital de Corneille, dans la psychologie passionnelle de Racine, dans les rigueurs d’ordre ordinaire de Molière, dans l’observation minutieuse et piquante de La Bruyère, dans la morale malicieuse et commune de La Fontaine. Encore et même dans ces zones tempérées arrivait-il qu’on encourût les sévérités de la Théologie intransigeante : qu’on se rappelle comment Bossuet parle de Molière ! Et à cette heure d’apothéose, n’avait-elle pas raison — en abusât-elle, eh bien, c’est le beau tort du triomphe ! — n’avait-elle pas raison de proscrire le Théâtre ? N’en était-elle pas, malgré toutes concessions, hautainement jalouse un peu comme d’un temple dissident, comme d’une parodie sacrilège du spectacle et du ballet sacrés, comme du futur principe d’une autre religion, d’un culte selon le monde, ou d’une restitution du Paganisme, d’une adoration toute charnelle des belles formes encore rehaussées par la diabolique séduisance des prestiges de l’Art et de la Passion, comme d’une collective et simultanée prostitution glorifiée ? Cette glorification des sentiments humains, le catholicisme ne pouvait la voir sans ombrage, étant au contraire, lui, la glorification surhumainement austère de l’âme dégagée des passions. Mais les apothéoses ne durent qu’un instant de raison. Cette discipline si rigoureuse pressentait et présageait sa propre décadence : on ne garde avec tant de soin que des trésors menacés. La vigilance sublime mais impitoyable de Bossuet, qui fut l’Eschyle du Catholicisme, s’explique par les complaisances de Fénelon en qui la conscience se détend, dirait-on, s’amollit, peu s’en faut, et perd le sens de l’attitude érecte, de peur d’oublier la grâce de gestes plus vivants, la douceur de l’abandon, le charme de l’indulgence. Et cette vigilance ne détruit ni la cause ni l’effet de ces complaisances : c’est une loi de réaction contre quoi le génie est impuissant. Le monde est fatigué de ne pas sourire : aussi va-t-il rire pendant tout un siècle, éclater d’un rire en fièvre dont il ne se reposera que pour ricaner, au lendemain du XVIIe siècle, pour ricaner et lourdement parfois ratiociner pendant tout ce siècle de Voltaire et de Dalembert, de Parny et de Volney, des Lettres Persanes et de L’esprit des Lois, ce XVIIIe siècle, cette mare puis ce torrent, loyer des ruineuses grandeurs du XVIIe.

Il y penchait tristement avec son roi vieilli, caricaturale majesté, personnage symbolique, moins un homme qu’une convention, empruntant de l’éclat à l’antiquité des traditions. Tout son mérite fut d’accepter le bonheur qu’il eut, ce point d’ombre, d’être entouré de lumières et son surnom de Roi Soleil sonne dans l’histoire ironiquement. Personnage symbolique, en effet, ce roi très chrétien et très catholique qui choisit son dernier amour chez une fille de ces Huguenots qu’il avait persécutés : ainsi l’exagération de l’austérité catholique la rapprochait de la sécheresse protestante, car elle resta protestante, la femme de Scarron, en dépit de toute conversion, protestante dans le maintien, les manières, les pensées, dans l’esprit et dans l’àme. Et quel significatif hasard que cette sombre garde-malade du siècle mourant ait porté le nom du plus bouffon des poètes ! Tout ce qu’il y eut de pire dans les tendances du siècle de Louis XIV éclate et s’exalte dans la personne cauteleuse, dans le règne silencieux, dans les écrits froids de Madame de Maintenon. Il semble que cette femme conclut la défaite d’un parti devenu mauvais depuis qu’elle le sert. Il semble qu’en elle les immenses efforts de tout un siècle déraison pure échouent misérablement en d’infiniment petits raisonnements raisonnables, en de dérisoires recettes pratiques d’éducation, faible et fade cours d’eau tiède où elle tâchait d’endiguer le flot de l’avenir, juste quand ce vaste flot, épandu naguère en généreuses ondes, mais lassé maintenant d’user des graviers polis et stériles, allait longtemps stagner jusqu’à se corrompre dans ses profondeurs, pour franchir tout-à-coup, grossi goutte à goutte par le tribut des générations, ses limites trop étroites à cette heure terrible de la tempête. — Dès le commencement du XVIIIe siècle le christianisme catholique a perdu sa vitalité. Les légendes du Moyen-Âge n’ont pas encore de fidèles. Les intéressantes erreurs cartésiennes ont déjà une valeur presque purement historique. Que reste-t-il ? Condillac et Laplace vivent, écrivent en même temps que Voltaire, mais une date n’a pas toujours tout le sens qu’elle semble avoir : leur influence est de demain. Aujourd’hui c’est Voltaire qui règne, c’est-à-dire moins que rien.

On dit « le siècle de Voltaire », qui avait dit « le siècle de Louis XIV ». Soit. Peut-être ont-elles, les deux époques, juste la valeur représentative de ces deux noms et si Louis XIV nous apparaît en bois, Voltaire, lui, est en boue. Il n’est plus neuf, Dieu merci, de dire que cet illustre héros d’esprit fut un imbécile[20]. Mais à prendre son œuvre pour l’expression du siècle où il régna il y a une tristesse d’autant plus sanglante qu’elle est mieux fondée Cette œuvre énorme n’existe pas. Qu’on l’ajoute au total des œuvres humaines ou qu’on l’en retranche, le total n’en varie pas d’une unité même infinitésimale. Rien en poésie, rien en prose, rien en science. Rien au positif, voilà le résultat de Voltaire. Au négatif il se revanche et ce vent de néant qu’il souffle a tout fané autour de lui. Une contagion de néant ! Rien en littérature, durant tout un siècle ! — malgré, vers la fin, quelques esprits aigus : mais est-ce de la littérature, la polygraphie de Diderot, les méchancetés de Ghamfort, l’esprit parlé de Rivarol et du Prince de Ligne ? On n’a pas trouvé dans l’affranchissement des croyances religieuses cette liberté de l’harmonie et de la couleur dont les poètes du siècle précédent avaient la nostalgie vers les naïvetés des troubadours et qu’usurpaient parfois un Racine, un La Fontaine. Au XVIIIe siècle on se stérilise comme à souhait dans le dessèchement de l’imagination par la sécheresse du cœur. Même Beaumarchais, Marivaux lui-même et jusqu’à l’abbé Prévost, tout sensibles qu’ils se disent, ont, pour être des poètes, trop de cet esprit qui n’est pas lyrique, et la liberté leur manque. Voltaire en tête, tous les prétendus poètes de ce temps-là se traînent dans la plus plate et la plus servile obéissance aux injonctions des faiseurs de prosodies et de rhétoriques, et Shakespeare qui lui fut révélé n’illumine pas l’esprit aveugle de Voltaire !

Quant aux plus célèbres des prosateurs autour de Voltaire, ils font de tout liltérairement sans vraiment faire de la littérature : de l’histoire naturelle (Buffon), de la philosophie du droit Montesquieu), de tout (Diderot). Un seul fait exception, mais Rousseau n’appartient pas plus au XVIIIe siècle que Chateaubriand : Rousseau, Gœthe et Chateaubriand ouvrent le XIXe. Rien en musique[21]. La peinture se débat dans un jour inquiétant et charmant, plutôt crépusculaire. L’Imagination moderne est réduite au néant pour avoir prétendu se borner au fini, se passer de l’idée de Dieu. Pour rendre la vie à l’Imagination, cette fois, la destinée décrétera d’autres ressources que celles d’une Révélation nouvelle. Elle ramènera les esprits au sentiment religieux — par l’épuisement naturel d’une gaîté qui s’irritait jusqu’à l’insensibilité en ce temps qui prodigua l’épithète « sensible », jusqu’au sadisme, et ce seront les déclamations sentimentales de J.-J. Rousseau qui rendront à ses contemporains le goût, tout chrétien, des larmes, — par le respect des grandes inventions scientifiques, et Newton et Laplace étonneront les esprits de leur faire prendre goût aux plus hautes spéculations, redevenir sérieux, fût-ce par mode, et discuter les lois de la pesanteur au dessert d’un petit souper, — par la grande convulsion de la Révolution et de la Terreur qui rendra le goût de l’héroïsme avec le sentiment du peu qu’est la vie à ces cœurs redevenus sensibles, à ces esprits redevenus sérieux. Alors pourra naître, contemporaine de Condillac et de Goethe, la grande école de théosophie des de Maistre et des de Bonald avec la grande école littéraire de Chateaubriand. Un mouvement simultané des esprits vers la religion — plutôt chrétienne que catholique — et vers la Beauté fera l’aurore du XIXe siècle.

Mais ce mouvement des esprits, tout sincère qu’il soit, n’effacera pas en eux la profonde empreinte de tout un siècle de négation, de néant. Le monde a été trop longtemps sceptique pour n’en pas garder le pli. Cette récurrence au Christianisme ressemble, un peu voulue, à la comédie d’officielle piété de Napoléon rouvrant les églises et prenant des mains d’un Pape la couronne impériale. La volonté précède la foi, peut-être en tient lieu. Ce commencement du XIXe siècle est sans précédent, dans le tableau synoptique des époques de l’humanité : le sentiment de l’Art galvanisant les religions au lieu de se fonder sur elles, est né. Les légendes du Moyen-Âge, que la France avait jusqu’alors laissé piller pour des chefs-d’œuvres par les poètes étrangers, ressuscitent. D’abord ce ne sont que des à peu près et le détail importe peu, pourvu que l’ensemble ait une probabilité satisfaisante, une plaisante couleur générale. Puis on deviendra plus exigeant. Il y a loin de la fantaisie historique de Chateaubriand à celle d’Hugo ; il y a plus loin encore de celle d’Hugo à celle de Flaubert. On est au passé, en pleine date vivante et, selon la parole redoutable et vraie d’Auguste Comte : « Les vivants sont de plus en plus gouvernés par les morts. » Sans que du domaine des idées la conviction passe — tant la vie est factice pour ces poëtes très hommes de lettres qui firent le Romantisme — au domaine pratique, on est, plume en main, chrétien, païen, mahométan peut-être. On a des religions d’imagination et cette monstruosité est devenue Dossible : qu’on puisse parler de Religion sans penser à la Vérité ! Je n’ai point de regrets vers cette heure charmante des Jeunes-France. Ils ressemblent tous un peu trop, pour mon gré, à des êtres humains qu’on aurait privés d’âme, de cœur et qui feraient de grands gestes drapés sans que ces gestes soient des signes de passions réelles. Au fond, tout leur importe, excepté l’important ; ils n’ont sur la destinée humaine que de vagues phrases d’élégies qui sentent encore l’inepte siècle d’où elles viennent. Lamartine lui-même, le plus grand de tous ceux-là, n’oubliera pas toujours qu’il a lu Dorat et Parny et ne dédaignera pas d’emprunter un hémistiche à Thomas ! Et ce qui fait plus vaine encore toute cette gesticulation théâtrale, c’est que ces poètes n’ont dans leurs têtes impersonnelles que des idées générales ; ils portent une vieille défroque de philosophie qui montre la corde et pourtant résiste encore et, plutôt que d’abdiquer devant le vêtement religieux qu’on vient de remettre à neuf, lui cède une partie du costume spirituel, se réservant l’autre : si bien que les esprits de ce temps-là ont véritablement porté le costume d’Arlequin ! D’ailleurs ils n’en sont point gênés. Ils se complaisent aux accessoires de leur rôle. L’air ténébreux, le regard fatal sont à la mode. On a inventé de jouer à froid la grande passion. Tout est devenu normalement anormal et les grands criminels, qui ne sont, à proprement parler, que de grands lâches, passent pour des manières de héros qu’on aime, qu’on célèbre : mais, encore une fois, cela reste dans l’imagination, on ne les imite guère et les romantiques, dans leurs ménages vrais ou faux, sont des citoyens paisibles que le code ne gêne pas. N’empêche qu’ils affectionnent tous des altitudes d’emphase, espagnoles, italiennes, de perspective théâtrale. Leurs modèles ont, dans l’histoire, des dates connues, des allures connues, des livrées connues : on se vêt comme eux, on parle, on écrit leur langage et les vivants de cette heure chimérique ont des profils de médailles, — je veux dire arrangés d’après les médailles, et copient, à s’y tromper eux-mêmes, les personnages historiques. — Il semble, en effet, que ce siècle, dans sa première moitié, n’ait eu qu’une vie historique, et voyez, — serait-ce le mot de l’énigme ? — c’est le siècle des historiens, de Thierry et de Michelet. Tout son honneur et pourtant tout son tort sont là. Elle est belle, cette curiosité du passé, mais ce n’est qu’une belle chose morte, l’œuvre qu’on fonde sur les ruines des temps révolus, quand une vive foi en l’avenir ne la fait pas rayonner comme un phare, pour illuminer les ténèbres futures. Est-il donc vers ce qui n’est plus, le sens de la vie ? Ce grand souci du passé décèle une impuissance à porter le présent, à préparer l’avenir.

Le sens historique est — fatalement et comme par définition, puisqu’on n’a d’histoire qu’à condition d’avoir beaucoup vécu — le signe de la vieillesse d’une race, une marque de décadence. Il s’éveille avec le sens critique, à l’âge critique des sociétés, pour brider en elles la spontanéité de la faculté créatrice. L’habitude se contracte vite de tout juger au point de vue de l’histoire, même les événements quotidiens dont on garde une information minutieuse, mais sans y prendre un intérêt immédiat : ils sont si neufs ! Ils manquent d’un recul dans les siècles, de la patine du temps. À la bonne heure pour nos petits-fils : ils discuteront avec passion sur les accidents que nous enregistrons avec indifférence, comme nous-mêmes nous ergotons doctement sur les choses d’il y a cent ans, — et ainsi passeront les générations, insoucieuses du but de leurs courses et la barbe sur l’épaule, comme des armées en fuite plus inquiètes de l’ennemi qui les poursuit que du lieu d’asile inconnu où les mène le hasard. Ici, notre ennemi, nous l’aimons : c’est l’innombrable mort immortel de l’histoire. Mais quel dangereux amour ! Cette perpétuelle méditation des institutions de nos ancêtres ne nous laisse pas le temps de fonder à notre tour : nous ne léguerons guère à nos descendants que vains prétextes à disserter et d’ailleurs cette hâte d’entrer dans l’histoire, c’est-à-dire dans la mort, sonne le glas des races. — Il est certain que c’est par l’histoire, au commencement du siècle, que la Religion et l’Art, qui faisaient aux époques de vitalité latine une indissoluble union, se sont désagrégés. Et tout aussi certain est-il que cette époque romantique, malgré les très grands services qu’elle a rendus à l’Art, reste, pour avoir puérilement flotté d’une religion factice à des systèmes de philosophie de réaction, et même à l’indifférence, une époque d’enfance et de sommeil pour la Pensée.

Même chez les écrivains réputés les plus sincèrement chrétiens le sentiment de la vie actuelle de la religion qu’ils célèbrent n’est jamais pur. Chez de Bonald il y a de la mort, malgré tant de si évidente bonne foi, il y a du moins du passé dans ce ton froid, dans cette écriture ennuyeuse. Tout autre est Joseph de Maistre, ce très grand poète : son style vibre et palpite, c’est une ardeur, — mais plutôt une ardeur qu’une splendeur, il brûle plus qu’il éclaire, et ses idées dépassent leurs origines chrétiennes et reflueraient jusqu’à la rigueur judaïque en se colorant de l’austérité tragique et sans onction d’un Tertullien, avec cette vision rouge d’un christianisme plutôt selon Saint-Paul que selon Saint-Jean, avec cette éloquence qui ne pardonne pas. Le monde tel qu’il le voit, fondé sur la hache du bourreau, n’est pas le monde de Jésus. Avec Chateaubriand, malgré un mysticisme réel, nous atteignons l’époque du dilettantisme chrétien. C’est religiosâtre, ce n’est pas religieux ; c’est de la littérature, il n’y a plus de foi. C’est du génie du christianisme qu’il parle ? Les mots l’affirment, non pas les sentiments : il parlerait tout de même du génie du paganisme. Ce qu’il cherche, c’est prétexte à morceaux, à couplets. Volontiers, il s’emporte — si magnifiquement ! — dans des digressions où la Révélation est décidément étrangère, où la Nature seule est adorée, — et René est un épisode du Génie du Christianisme ! Et voyez les procédés du Poëte : ils en disent long sur sa pensée. Il parle d’Eudore et de Cymodocée comme Fénelon de Télémaque et de Calypso, avec une sorte d’indifférente admiration qui n’est point d’un croyant. Ce n’est pas tant l’inégalité des génies que la différence des sentiments qui fait qu’à lire Chateaubriand après Dante on a la sensation d’entrer en décembre au lendemain de juillet. C’est que Dante croit et que la Divine Comédie est une œuvre de religion militante, où rien n’est pour le charme, où la forme, comme un habit de combat, se modèle étroitement sur le fond : elle flotte dans Le Génie du Christianisme et dans Les Martyrs, comme un vêtement de parade. Çà et là dans les Harmonies de Lamartine l’enthousiasme du plus lyrique des poètes donne le change ; mais à regarder de près, là encore le sentiment est d’un mysticisme général qui s’extravase au delà des bornes chrétiennes, jusqu’à des sensualités, même, toutes païennes et où l’amour a plus de part que la foi. Les Méditations et les Harmonies sont moins les hymnes d’une religion vivante que ses délicieuses nénies. Comme Chateaubriand, Lamartine parle au passé dès qu’il parle religion, s’il précise ; en tous deux, il n’y a de présent et de réel que l’éternel fond passionnel de l’humanité, et pour conclure enfin, ce qui leur manque à tous, philosophes et poètes, c’est ce que les vrais chrétiens désignent par ces mots : le sentiment de la présence réelle de Notre Seigneur Jésus-Christ. La beauté les touche plus que la vérité de l’Evangile, et après eux les Poëtes chercheront ailleurs la Beauté, dussent-ils affirmer, tristement ceux-ci, indifféremment ceux-là, qu’il n’y a pas de Vérité.

Avant de commencer cette très incomplète et pourtant trop longue revue des comportements réciproques de la Religion et de l’Art, j’affirmais que la Religion — avec l’apport commun des Légendes, des Traditions et des Philosophies — est la source de l’Art, que par essence l’Art est religieux : or, après avoir assisté à un essai de réconciliation, peut-être loyal, mais qui n’a pas duré, entre la Religion et l’Art, nous allons les voir se séparer par un divorce qui paraît définitif. Qu’est-ce à dire ?

Est-ce le XVIIIe siècle qui recommence ? Rentrons-nous dans cette époque hideuse et odieuse qui fut incapable de gravité et ne sut, entre deux hoquets de son rire infâme, que professer pédantesquement des doctrines de mort, qui, des plus légitimes objets de la vénération humaine, chassa ce sentiment de la vénération, seul fécond, cette époque qui oublia définitivement l’idée divine dans l’arche sainte où Descartes l’avait imprudemment reléguée, et devait produire ces deux résultats d’une élaboration de cent ans, l’un dérisoire, l’Encyclopédie, l’autre formidable, la Révolution ? — Non, tout dissuade de le croire. Les hommes de ce temps, ceux mêmes qui concluent le divorce dont je parle, n’ont aucun des caractères qui signalent au mépris les hommes du XVIIIe siècle. Ce sont de nobles penseurs, de vrais savants. Si l’idée de Dieu les laisse silencieux, du moins elle ne provoque ni leur rire ni leur blasphème. Ils ont le frisson des choses dont ils parlent. Ils ont même l’amour de l’Unité — signe divin — et ne cachent pas leur joie de voir sous leurs mains empressées les sciences redevenir la Science, converger à l’unité primitive qui fut féconde. Tout autre était l’esprit de division du XVIIIe siècle, son seul esprit ! et ce désir qu’il eut manifeste de tout réduire à ses infimes proportions. Le regard de nos contemporains est large. Ils ont de l’homme une estime éclairée, mais ne ramènent point tout à lui. Ils savent beaucoup et n’ont point de vanité. Pascal disait : « Je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » Nos savants, nos penseurs cherchent et du moins sont graves. On sent frémir leur sincérité et, si le devoir est de respecter ceux qui respectent, nous ne devons point prononcer négligemment, ces noms qui désignent les têtes de lumière du XIXe siècle — et qui pourtant, sont, hélas ! bien loin de concerter une harmonie d’unanime affirmation : — Edgar Poe, Carlyle, Herbert Spencer, Darwin, Auguste Comte, Claude Bernard, Berthelot….

— Mais pourquoi, comment, ces génies, ne les voyons-nous pas rangés autour de l’autel d’une Révélation proclamée la source de toutes vérités ? Comment se sont-ils séparés d’elle ou pourquoi les a-t-elle reniés ? Et pourquoi et comment, dans le douteux, dans l’angoissant silence des dépositaires sacrés de la vérité, est-ce de ces poètes, de ces philosophes et de ces savants seuls que nous vient la parole qui strie de lumière les ténèbres du monde ? D’où vient que le génie de l’art et le génie de la science aient déserté l’Évangile ? La réponse qui s’impose est redoutable et je ne la fais qu’en tremblant. Je me répète : l’Art, par son intime union avec les Révélations, manifeste leur vie et témoigne de leur mort en les quittant. Alors il se risque seul dans les régions ténébreuses et bien souvent y luit plus clair, annonciateur d’une Révélation nouvelle, qu’il ne faisait, inféodé aux erreurs temporaires qui corrompent les vérités étemelles des Révélations vieillies. Ce n’est pas qu’il soit ingrat envers la Nourrice vénérable dont le lait et les soins l’ont fortifié. Mais il est jeune et elle est vieille ; elle chevrote et radote : il parle.

— Je n’ai certes point l’audace de préjuger l’avenir et de dire : ceci sera. Dans la confusion contemporaine des regrets et des aspirations qui troublent les esprits et les cœurs, la seule affirmation possible reste vague : nous sommes à une époque de transition. « Nous allons d’un mystère à un autre mystère, » comme dit Carlyle, et la plus sûre raison d’espérer qui luise à l’horizon des pensées, c’est que la science pure a repris l’ascendant logique sur l’histoire qui demeure flottante entre la science et la littérature.

L’humanité a touché dans les découvertes de ses savants les motifs palpables de son orgueil, et si cet orgueil a de la puénlité, s’il tourne le plus souvent en vanité, peut-être n’est-ce là que la part de lie nécessaire qu’il faut bien qu’on trouve au fond de toute essence humaine. Peut-être aussi, toutefois, la précipitation où l’humanité s’emporte vers l’avenir inconnu, sa hâte d’aller toujours plus vite toujours plus loin, infirme et déprave sa pensée : alors, par une sorte de prodige apparent, mais qui n’est tel qu’aux premiers et négligents regards, elle aurait, cette humanité démente, son contre-poids de sagesse en ses poètes, en leur récurrence inspirée vers les Origines de toutes vérités, vers les vieilles religions d’où sont nées des religions mortes à leur tour, vers la source intarissable des très antiques théurgies, vers le geste mystérieux des Trois Rois venus, porteurs de myrrhe, d’or et d’encens, du fond de l’immense Asie pour conférer à un enfant dans une étable la Divinité.

C’est là le grand, le principal et premiersigne de la Littérature nouvelle, c’est là, dans cette ardeur d’unir la Vérité et la Beauté, dans cette union désirée de la Foi et de la Joie, de la Science et de l’Art. — Cette union que le XVIIIe siècle avait déclarée impossible, cette union que le XVIIe siècle avait faite, peut-on dire, de vive et arbitraire force en réduisant l’Art en domesticité quand il ne peut vivre que dans l’indépendance, cette union que le Romantisme tentait par l’artifice et avec une insouciance — coupable si elle n’eût été enfantine — de la pensée qu’il prenait et mettait ici et là quand son essence est d’être au centre, cette union que le Naturalisme s’efforçait de diminuer jusqu’aux dérisoires proportions de la matière prise en soi, seul objet, croyait-il, de l’Art et de la Pensée, — nous rêvons, cette union glorieuse, de l’accomplir dans toute sa gloire, hautement et largement, en laissant la Pensée, la Science, la Foi et la Vérité au centre : et de ce centre, de ce foyer de clarté émaneront comme de vivifiants rayons jusqu’aux splendeurs de la circonférence les manifestations de l’Art Intégral.

Mais notre soif d’absolu ne trouve pas ce qui la désaltérerait dans les fontaines chrétiennes. Nous trompons-nous ou sont-elles taries ?

— Elles nous semblent taries, mais il serait imprudent et injuste d’affirmer qu’elles le fussent à toujours. Le Christianisme porte en soi des secrets de vitalité qui étonnent le monde : peut-être l’Évangéliste sommeille, peut-être va-t-il se réveiller.

Un grand écrivain catholique, Ernest Hello, qui avait d’étranges dons de prophète, semble voir luire, dans un avenir qui n’est plus bien loin de nous, à cette heure, l’aurore d’un nouveau triomphe de l’Évangile. Il écrit :

« Entre le XVIIIe siècle et celui que j’appelle le XXe siècle, dût-il commencer demain, l’horloge de la terre marque une heure, lente et terrible, celle de la transition : c’est le terrible XIXe siècle. Les yeux à demi ouverts, mal éveillé de son cauchemar, il ne possède pas, il ne tient pas ; mais il désire, il désire, il désire, ô mon Dieu, comme jamais le monde n’a désiré… »

— Certes ! et c’est à la fois son tourment et sa gloire. Mais pourquoi, ce qu’il cherche et ce qu’il désire, ne le trouve-t-il pas dans l’Église qui berça ses devanciers ? Pourquoi, épris de Beauté autant qu’altéré de Vérité, s’il se tourne dans son angoisse vers cette Église dont ses devanciers avaient coutume de recevoir la lumière et la vie, ne rencontre-t-il plus qu’étroites règles et dures conventions destituées des grâces vitales qui, jadis, agenouillaient la terre autour des bras en croix du prêtre ? Pourquoi sont-elles si froides, les nefs des cathédrales ? Pourquoi le grand vaisseau est-il déserté de son pilote comme réfugié dans ce lieu louche qui n’est plus le Temple et qui n’est pas la Maison, dans cette sacristie où la Religion semble plus vivace qu’au pied de l’autel ou dans la chaire, mais d’une vie humiliée et moite, acoquinée à la garde de pauvres trésors temporels qu’on montre pour de l’argent ? Qu’a-t-il fait, le Catholicisme, — et je ne parle même pas du protestantisme, façon et contre-façon de religion civile qui laisse le cœur froid et l’esprit inquiet, — qu’a-t-il fait de sa vertu intime, qu’il ne puisse plus, depuis deux siècles, nous montrer l’alliance adorable du génie et de la Sainteté ? C’est bien que le Saint Curé d’Ars et Benoît Labre soient canonisés ; cela « s’explique » en quelque sorte par la force acquise de la surhumaine constitution chrétienne : c’est le cœur qui s’éteint le dernier. Pourtant, le génie seul crée et perpétue : où est St-Anselme ? où est St-Thomas d’Aquin ? Comment les plus grands docteurs du XVIIe siècle sont-ils de grands docteurs et ne sont-ils pas des saints ? Comment les plus illustres noms catholiques de ce siècle-même n’éveillent-ils dans nos pensées que le souvenir comme laïque de très magnifiques avocats qui manquèrent, en dernière analyse, à la fois de science et de simplicité et ne furent guère que des rhéteurs de bonne foi ?

— À un autre et tout aussi grave point de vue, pourquoi l’Église accueille-t-elle, entretient-elle l’immonde idéal de l’imagerie religieuse, cette ordure et cette niaiserie ? Pourquoi les merveilleuses basiliques du Moyen-Âge sont-elles déshonorées par ces sacrés-cœurs dignes de figurer aux enseignes des marchands de chair crue et par ces madones qui font concurrence aux « dames en cire » des coiffeurs ? Pourquoi l’orgue même, qui naquit pourtant d’un mystique mariage du génie et de la sainteté, s’avilit-il à retentir de phrases de théâtre, d’airs d’opéra entre deux psaumes hurlés par les voix fausses de petits voyous mornes et vicieux, ce pendant que s’accomplit à l’autel le Mystère qui fait frémir les anges de terreur et d’amour ?

Pourquoi la littérature catholique est-elle nulle, moins que nulle, négative, un objet de dégoût pour les moins sévères ? Pourquoi, si quelque vrai talent essaie de ranimer en elle l’inspiration qui, jadis, y attirait les artistes comme dans leur cité naturelle et natale, toute la catholicité officielle le repousse-t-elle, — bruyamment, si c’est M. Barbey d’Aurevilly, silencieusement, si c’est M. Paul Verlaine ? Est-ce bien cette même Église qui, au Moyen-Âge, sauva dans son sanctuaire la littérature et tous les artset toutes les philosophies ? — On est tenté de répondre : « Non, ce n’est plus la même Église : celle-ci est le spectre funèbre de celle qui vécut dans la joie de sa gloire. Et de cette vie comme de cette mort voici la raison profonde. Les Révélations, ayant pour interprète le génie humain, ne durent qu’autant qu’elles lui font l’atmosphère qui lui est essentielle pour vivre et pour se développer. Or le génie, l’ombre de Dieu, est comme lui de créer. Sa création, à l’intérieur d’une Révélation, se limite nécessairement à la constitution logique, à la fixation de la doctrine. Le génie chrétien a donc pu vivre — et quelle vie splendide dont l’histoire rayonne ! — tant que les dogmes ont eu besoin de lui pour être promulgués et fixés, tant qu’il a eu cette belle tâche de conclure, dans le Symbole, l’alliance de la Raison divine et de la Raison humaine, tant qu’il a eu cette sublime mission à remplir : révéler aux hommes ce que la Révélation nouvelle leur apportait de nouvelle lumière. Une fois cette tâche accomplie et cette mission remplie, le Génie et la Révélation s’excluent. Peut-être déjà la Révélation se survit-elle, puisqu’elle n’a plus rien de neuf à dire au monde. Du moins, elle n’a plus rien à gagner aux services du génie, qui devient pour elle un allié dangereux, toujours épris, comme il l’est, de nouveauté, toujours en fièvre de création. Car ce n’est pas assez, pour lui, que l’œuvre de défendre les vérités acquises. Le plus triste et touchant exemple de cette impuissance du génie à se contenir dans ce rôle secondaire n’est pas bien loin de nous. La bonne foi de Lamennais est incontestable et quand il écrivit, sur le premier volume de son grand ouvrage : De l’indifférence en matière de religion, il souligna d’un trait de feu le grand mal et la grande faute, en effet, de son temps. Mais, à mesure que les pages s’ajoutaient aux pages, le génie s’irritait des bornes étroites qui l’oppressaient, s’impatientait de cette défense de créer devenue la première des prescriptions du Dogme à ses prêtres et, comme naïvement, par le pur exercice de ses forces naturelles, Lamennais versa dans l’hérésie. Depuis lui, quiconque s’illustra dans l’Église fut suspect. — Peut-être la religion chrétienne est-elle enterrée dansla Somme de Saint-Thomas. » — Voilà ce qu’on est tenté de répondre. Il se peut que cette réponse soit erronnée. Je l’ai déjà dit, il se peut qu’avant longtemps nous admirions la résurrection de la grande Endormie dont le sommeil semble le sommeil de la mort. Nous croirons alors et avec quelle enthousiaste joie nous crierons hosannah ! Mais, pour l’heure, notre sincérité même — il fallait que cela fût dit — nous éloigne d’un Credo qui n’est plus, pensons-nous, que son propre simulacre et nous croyons suivre son originelle impulsion en le dépassant. Habitués à voir luire la Beauté sur toute Religion actuellement vraie, à voir dans la Beauté la gardienne et le signe de la Vérité, nous demandons à la Beauté seule — puisque les Religions l’ont exilée d’elles — quelle Vérité elle doit éclairer. Poètes et penseurs, nous écoutons les vents de mystère qui sourdent du fond des phénomènes et nous allons à la lumière, à la vie, fût-ce au fond des ténèbres historiques, si elles recèlent plus de vie et de lumière que ce présent crépuscule qui semble mener la danse des morts.

Nous cherchons la Vérité dans les lois harmonieuses de la Beauté, déduisant de celle-ci toute métaphysique — car l’harmonie des nuances et des sons symbolise l’harmonie des âmes et des mondes — et toute morale : puisque nous avons dérivé notre mot « honnêteté » du mot « honestus » qui signifie « beau ». Au défaut des certitudes défaillies d’une Religion — à qui, toutefois, nous gardons la gratitude du sentiment de noble piété dont elle berça et purifia notre enfance — nous pressons les vestiges des Traditions lointaines, d’alors que l’Histoire était encore à naître, des Légendes mystérieuses que colportent, à travers le monde moderne qui s’inquiète de les entendre sans les comprendre, des peuples nomades partout en exil ; nous recueillons les enseignements des grands Penseurs, Mages et Métaphysiciens, héros de l’esprit humain ; plus avant qu’eux essaierons-nous d’aller dans les voies qu’ils ont ouvertes ; nous irons à l’école aussi des Cultes antiques, extrayant de toutes les mines la parcelle d’or éternel que nous gardait encore leur sein avare ; et quand la joie de la foi ébranlera d’enthousiasme nos âmes, nous célébrerons cette joie mystique par les Sacrifices et les Fêtes de l’Art. À quelques-uns cette joie viendra d’une intuition du génie en face de la Nature : ils laisseront chanter dans leur œuvre la loi somptueuse et simple des formes et des sentiments éternels, de la ligne et de la physionomie ; à d’autres toutes les ressources de toutes les connaissances humaines — qui sont comme autant de mains agiles destinées à appréhender les Vérités dans leurs retraites — seront nécessaires, et ceux-ci, plus particuliers servants de l’Évangile des Correspondances et de la Loi de l’Analogie, donneront, selon les forces de leur esprit et la bonne foi de leur cœur, en de vastes synthèses, une explication mélodieuse et lumineuse des Mystères glorifiés dans la Réalité des Fictions. Mais, pour les uns comme pour les autres, l’Art a cessé d’être la gaité secondaire qu’approuvaient ou plutôt toléraient les générations qui ont passé et qu’exigeraient encore de nous les générations qui viennent. Les uns et les autres se considèrent comme investis d’un indéfectible sacerdoce : ils sont les ordonnateurs des fêtes sacrées de la Vérité et de la juste Joie. Cette joie, qui peut parfois sourire à l’esprit en son sens complémentaire et à la brillante gaîté, pourtant reste d’essence grave : sa voie n’est que vers l’Absolu, sa pâture n’est que d’Éternité. Elle choisit sévèrement sa lignée dans le passé, elle évoque le futur d’un regard de fierté ; au présent elle méprise beaucoup, elle cherche haut de l’air qu’elle puisse respirer et quel tremblement la prend à l’aspect des modernes temples de l’Art, de ces théâtres dédiés à l’épanouissement suprême de l’Art Intégral, mais qui sont si mal préparés à tant d’honneur ! Qu’elle souffre au bord des livres confinés en des contingences éphémères, elle qui, sous toutes les transitoires apparences cherche, comme l’aimant le fer, l’angle immuable, — elle qui est dans sa plus ardente sincérité ce cri humain qui a retenti si profond du haut d’une Parole sainte : « Irrequietum cor meum, Domine, donec requiescat in Te ! »

NOTE

À lire légèrement les pages qui précédent, quelques-uns, inattentifs ou malintentionnés, voudront croire que j’annonce, dans l’histoire prochaine de la littérature, une époque de biblisme, un retour formel à une inspiration comme à un style de prophètes, dans un ridicule mépris des Maîtres qui nous ont devancés et des Œuvres où nous avons épelé l’aphabet de l’Art, une directe et unique préoccupation de l’idée de Dieu : et cette idée, restant vague dans les vagues esprits que je présoupçonne d’une telle méprise, n’y évoque guère que l’ennui d’un lyrisme grandiloquent.

Inattentifs et malintentionnés sont également négligeables. On veut pourtant fermer cette issue au mensonge.

Dans les pages, donc, qu’on vient de lire, j’ai prétendu démontrer — premièrement et principalement que l’épanouissement à la fois originel et suprême de l’Art est dans l’atmosphère de l’Absolu, par conséquent des Religions au commencement, de la Métaphysique à la fin, — secondement et secondairement que les conditions actuelles faites par le public aux artistes ne leur laissent que le choix entre la turpitude et la solitude. On a pu dire autrefois : « Quiconque s’élève s’isole », et c’est une parole déjà désolante ; mais la honteuse évidence contemporaine est qu’il suffit, pour être isolé, de ne pas descendre !

Rien, dans ces prémisses, n’exclue les ressources de l’observation, soit psychologique de Stendhal, soit physiologique de M. Zola, soit psychologique et physiologique tout ensemble et, si l’on veut, moderniste de M. de Goncourt. Je cite à dessein ces trois noms qui appellent inégalement et foncièrement l’estime : ne personnifient-ils pas ce qu’il y a de plus spécial dans la littérature de ce temps ? Mais des yeux bien ouverts n’hésiteront pas longtemps, je pense, à distinguer, d’une part, ce qui dans les œuvres de ces trois Maîtres ment glorieusement à l’idéal public — (cet idéal qui triomphe, « raffiné », dans les livres de MM. Daudet et Loti, « vulgaire », dans ceux de M. Ohnet) — et ce qui, d’autre part, y avoue une insuffisance de répondre à toutes les hautaines exigences de cette heure. Heure solennelle ! Je le répète : la fin du monde ou le commencement d’un monde ? Ces préoccupations peuvent n’être point universelles : il suffit pour être significatives qu’elles soient celles des meilleurs et des plus sincères. Il est constant qu’une fièvre les prend de rendre de leur Humanité un grand témoignage et que l’Art leur apparaît comme un moyen vénérable, et qu’il ne faut pas profaner, de témoigner de leur race et d’eux-mêmes, — peut-être pour laisser à une race plus jeune l’héritage résumé de tous les trésors spirituels entassés par les siècles, peut-être pour répondre à la question qui semble tomber d’en haut. « Digni sumus ».

Cette ambition noble et poignante, bien loin de suggérera de tels ambitieux le mépris du passé, leur en ordonne le respect : mais un respect sans superstition, éclairé, qui ne reste pas figé au stérile point de vue critique de l’histoire, — un respect jeune, qui attend du passé un enseignement qui luise pour l’avenir, qui aide les pressentiments actuels à se coordonner dans une féconde alliance.

Les formules accomplies obtiennent notre respect dans la mesure où elles portent et nourrissent en elles les geignes d’une formule nouvelle.

Etudions donc l’avenir dans le présent, le présent dans le passé, — les formules nouvelles dans les formules accomplies.


  1. La lecture aussi des recueils de discours parlementaires. Berryer, Montalembert. gardent un intérêt, du moins une possibilité : Gambetta, le dernier en date des « grands orateurs » de ces temps, est tout à fait intolérable, à cause du charabia.
  2. M. de Villiers de l’Isle-Adam.
  3. Les Savants ont encore, au regard du Poëte, un autre tort, lié sans doute à celui qu’on vient de dire, plus apparent que lui, mais, en somme, moins grave et qu’excusentde plus ou moins légitimes représailles : autrefois la littérature avait envahi le domaine de la science, aujourd’hui la science envahit celui de la littérature. Représailles et réactions sans responsabilités humaines.
  4. Je dis les savants et non pas les écrivains. Au contraire ceux-ci ont enrichi la langue de nouveautés — que d’ailleurs les savants n’acceptent pas sans protester. Mais la faculté créatrice des écrivains est celle même de la Foule : l’Intuition. C’est le vieux rem tene, verba sequentur : une chose nouvelle exige un mot nouveau et l’imagine, sans vaines recherches de radicaux et de désinences, par un retour, peut-être, à cette omnisciente ignorance du premier homme, qui désigna d’un nom chacun des êtres et chacune des choses que Dieu venait de créer.
  5. Pathologie, tératogénie, pachyderme, cortical, etc…
  6. Je ne parle pas, bien entendu, des Poëtes exclusivement religieux, comme ceux des Hébreux, par exemple, prophètes et psalmistes qui, eux, écrivaient en effet pour tous, parce que, ce faisant, ils écrivaient aussi pour eux seuls, n’ayant comme la Foule qu’une préoccupation : Dieu.
  7. On se garde de laisser croire qu’on soit sans goût pour ce livre, mais on admire d’avantage les Œuvres Philosophiques où pourtant, c’est à craindre, les esprits « un peu au-dessus de la moyenne » prendront moins de plaisir et trouveront moins de clarté que dans les études de la vie plus ordinaire : si pourtant ils ont pris la peine qu’il faut pour bien entendre Louis Lambert, Seraphita, La peau de chagrin, La recherche de L’Absolu, etc., leur développement spirituel y a gagné.
  8. Voir : III, Influences nouvelles.
  9. M. Leconte de Lisle.
  10. M. Théodore de Banville.
  11. M. Villiers de l’Isle-Adam.
  12. M. H. Becque.
  13. M. Vacquerie.
  14. M. François Coppée.
  15. Quoique en ce livre de seule Esthétique — pourtant d’Esthétique fondée sur la Métaphysique — on entende autant que possible s’abstenir de purement philosopher, il faut bien donner une approximative définition d’un mot qu’on emploiera plus d’une fois et qui, dans le sens principal où il est pris ici, n’est pas indéfinissable. — Dieu est la cause première et universelle, la fin finale et universelle, le lien des esprits, le point d’intersection où deux parallèles se rencontreraient, l’achèvement de nos velléités, la perfection correspondante aux splendeurs de nos rêves, l’abstraction même du concret, l’Idéal invu et inouï et pourtant certain de nos postulations vers la Beauté dans la Vérité. Dieu, c’est par excellence le « mot propre », — le mot propre, c’est-à-dire ce verbe inconnu et certain dont tout écrivain a la notion incontestable mais indiscernable, ce but évident et caché qu’il n’atteindra jamais et qu’il approche le plus possible. — En esthétique, pour ainsi dire, pratique c’est l’atmosphère de joie où s’ébat l’esprit vainqueur d’avoir réduit l’irréductible Mystère aux Symboles qui ne périront pas.
  16. Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon.
  17. M. Paul Verlaine.
  18. Il faudrait s’arrêter au XVe siècle de la Peinture, en Italie. La foi, vive, générale, indiscutée était le principe de toutes ces floraisons de chefs-d œuvre. Mais on n’entend point faire ici une revue historique complète, et les décadences simultanées de l’Art et de la Foi ont paru d’une démonstration plus probante. — D’ailleurs on se maintient dans tout ce livre au point de vue exclusivement français, ne parlant d’un poëte étranger que s’il a eu sur nous une influence notable.
  19. On insistera plus loin sur le sens littéraire de ce XVIIe siècle qui ouvre l’ère moderne : il ne s’agit ici que de l’évolution de la Littérature autour des Idées religieuses. (Voir : II. Formules accomplies.)
  20. « Le dernier des hommes après ceux qui l’aiment. » Joseph de Maistre.
  21. Rien en musique française. C’est au contraire le grand siècle de la musique allemande, protestante, mais, comme la Littérature est l’objet principal de ces études, on y néglige les autres arts. Ils ne contrediraient pourtant certes point la théorie. Pour nous en tenir à la Peinture, par exemple, l’ère des grands peintres se clôt à la veille de ce XVIIIe siècle et se rouvre à son lendemain. Et des Primitifs à Léonard de Vinci, du Vinci à Véronèse, de Véronèse à Murillo, l’Art et la Foi vont ou s’en vont du même pas.