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La Ligue italienne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 453-468).

LA


LIGUE ITALIENNE.




LE PARTI LIBERAL CONSTITUTIONNEL ET LE PARTI REPUBLICAIN.




L’élan donné à l’Europe par la révolution de février a été la première et l’une des plus graves conséquences de cet immense événement ; il en marque le sens véritablement providentiel, celui qui le caractérisera dans l’histoire, quand la petitesse des moyens, l’infirmité des agens et les misères de détail auront disparu à distance pour ne laisser voir que la grandeur des résultats. Il ne fallait rien moins que l’avènement de la république pour soulever l’Allemagne formaliste et encline à temporiser, pour redonner encore une fois espoir à la Pologne, pour rompre enfin la chaîne qui rivait l’Italie à son éternel oppresseur. Grace à cette secousse qui a ébranlé tous les trônes, la terre d’Italie a recouvré son indépendance. Le grand duel de l’empire et de la papauté est terminé ; après huit siècles de luttes et de souffrances, après tant de vicissitudes, ce sont les Guelfes qui triomphent, et avec eux, cette fois, la liberté. A nos yeux, la délivrance de l’Italie est un fait accompli qui ne dépend pas du succès plus ou moins prompt de la campagne entreprise en Lombardie par le roi de Sardaigne et les populations insurgées. Les Autrichiens, renforçant leurs troupes, pourront reprendre l’avantage, écraser les Piémontais sous le poids du nombre, mettre en déroute les corps francs et les milices en qui l’ardeur patriotique ne peut suppléer la discipline ; mais ce retour de fortune ne saurait être qu’éphémère et ne leur rendra pas la Lombardie. Leurs adversaires ont pour eux une force supérieure à toutes les armées de l’Autriche ; ils accomplissent une loi nécessaire. Pour eux, la question d’indépendance et, celle de liberté étaient étroitement liées ; l’une ne pouvait être résolue sans entraîner l’autre : c’est ce qui ressort évidemment des conditions sur lesquelles s’appuyait la domination autrichienne en Italie.

Comme un coin violemment enfoncé au cœur de la péninsule, l’Autriche ne pouvait se conserver dans sa conquête qu’en maintenant désunies et désagrégées les diverses parties du tronc commun, dont le rapprochement aurait eu pour résultat de la rejeter au-delà des Alpes. Entretenir avec soin les rivalités séculaires de province à province, empêcher que princes et populations pussent jamais s’entendre et se réunir dans une même pensée, tel était l’objet constant de sa politique. Tout essai de réforme intérieure dans la moindre principauté voisine était pour elle une menace qu’il lui importait de conjurer, car la réforme amenait la liberté, et la liberté était le lien qui pouvait rassembler les tronçons épars de la patrie italienne. Toute tendance à l’unité nationale était pour ses possessions directes un danger : de là l’impérieuse nécessité de rendre tous ces états divers vassaux de l’empire et solidaires de sa politique par la conformité d’un même système de gouvernement absolutiste. Aussi, de Milan à Naples, tout relevait-il directement ou indirectement de Vienne. Parme, Lucques, Modène, n’étaient que des annexes administrées par des lieutenans de l’Autriche, et où cette puissance commandait aussi absolument qu’à Vérone. En Toscane, le choix d’un archiduc de la maison de Lorraine lui répondait de sa suzeraineté ; ses candidats étaient imposés au conclave, et des traités secrets, auxquels avaient, du reste, adhéré, par intimidation, le grand-duc de Toscane et jusqu’à la cour de Turin, interdisaient au roi de Naples l’initiative d’aucun changement dans la constitution de ses états. Partout l’habitude, la corruption et la crainte plaçaient au pouvoir les créatures de l’Autriche ; partout le mot d’ordre était donné par ses ambassadeurs ; partout se faisait sentir sa main, qu’elle ne prenait nul souci de cacher. « L’Autriche tient la Romagne par les cheveux, » disait avec une douloureuse amertume un des chefs du parti libéral, racontant les menées d’agens soudoyés pour fomenter l’anarchie dans les légations, et cette expression s’appliquait justement à l’Italie entière, dont l’asservissement complet, absolu, était, en quelque sorte, la caution de sécurité des Autrichiens en Lombardie.

C’est en vain pourtant que les canons braqués depuis 1814 sur la place du Dôme et dans les carrefours principaux de Milan semblaient répondre à l’empereur de la tranquillité de sa bonne ville ; cette sécurité a été compromise du jour où une idée libérale est apparue sur l’autre rive du Pô. Quelles barrières de douanes et de censure pouvaient l’arrêter au passage ? Comment empêcher l’écho des Apennins de répéter de cime en cime le cri d’émancipation parti du Forum de la vieille Rome ? Et quand un successeur de Grégoire VII, en proclamant la liberté au Vatican, eut, le premier entre les princes italiens, fait acte d’indépendance vis-à-vis de l’Autriche, et entraîné par son exemple le Piémont et la Toscane à secouer le joug, il fut aisé de prévoir que l’expulsion définitive des étrangers et la reconstitution de la nationalité étaient devenues inévitables. Aussi l’opinion publique, en Europe, ne s’y trompait-elle point, lorsque depuis un an on regardait la Lombardie comme perdue pour l’Autriche. Aux yeux de tout le monde, ce n’était plus qu’une question de temps ; mais il fallait, pour amener cette conclusion fatale, une lutte que la politique inaugurée en 1830 mettait toute son habileté à ajourner. Il y a trois mois, la paix du monde était, disait-on, liée au maintien des traités de Vienne, de ces traités si ébréchés pourtant, et les italiens n’ignoraient pas que toutes les grandes puissances seraient d’accord pour prévenir ou réprimer une explosion d’où sortirait la guerre européenne. L’eussent-ils oublié, que la diplomatie n’aurait rien négligé pour le leur remettre en mémoire. Il leur fallait donc attendre, les yeux tournés vers la France, et s’en rapporter à Dieu du soin de faire naître le jour et l’instrument de leur délivrance. Combien qui avec eux calculaient la durée probable d’un règne au-delà duquel on était convenu de renvoyer toute espérance ! « L’affranchissement de l’Italie, disait M. d’Azeglio, dépend d’accidens extérieurs que l’esprit ne peut prévoir, mais que notre cœur pressent. Portons nos regards sur l’état même de la chrétienté, et nous demeurerons convaincus que Dieu a fixé l’heure à laquelle doivent crouler de grandes iniquités[1]. » Or, par une singulière coïncidence, ces paroles étaient écrites à Rome le 24 février, au moment même où tombait ce trône à l’existence duquel se rattachait le statu quo européen. L’avènement de la république a, donc été le deus ex machinâ de cette situation mûre désormais, et dont le dénoûment semblait indéfiniment ajourné.

Certes il est difficile de ne point éprouver un profond étonnement quand on considère l’enchaînement des circonstances inespérées à travers lesquelles s’est accomplie en moins de quatre années cette œuvre sainte de l’indépendance italienne, où tant de dévouement, tant de sang, tant de larmes, avaient été prodigués en vain. Autant le couronnement en est glorieux, autant les péripéties en ont été pressées et inattendues. Nous voudrions jeter sur celles-ci un coup d’œil rapide. Cet examen nous expliquera comment ce qui devenait de jour en jour plus impossible s’est tout à coup trouvé facile, comment l’absolutisme et l’oppression étrangère, qui, en se prêtant un mutuel appui, avaient résisté aux rivalités et s’étaient consolidés par l’insurrection, ont tout d’un coup été vaincus par la parole et par la presse, les deux armes de notre époque. C’est que pour la première fois les Italiens, revenus de leurs erremens stériles, ont compris qu’il était temps de mettre un terme à ces divisions intestines qui, ce n’est pas d’hier seulement, étaient l’incurable plaie de leur pays ; c’est qu’une école s’est formée qui, écartant les dissentimens de détail et les discussions oiseuses sur l’excellence de tel ou tel mode de gouvernement, a proposé d’abord aux efforts de toute la nation un but unique, compréhensible, à la portée de l’intelligence la plus bornée, l’expulsion des étrangers, sachant bien que le premier besoin était de faire vibrer à l’unisson la fibre nationale, et que le peuple, une fois levé pour l’indépendance, le serait aussi pour la liberté.

A l’heure où nous écrivons surtout, un intérêt pressant commande ce retour sur les faits écoulés. Plus que jamais il importe d’en préciser le véritable caractère, et, au moment où l’enivrement de la victoire et le tumulte du triomphe pourraient le faire oublier, de rappeler à quelles conditions la victoire et le triomphe ont été préparés et obtenus. Les Italiens, qui jusqu’ici avaient marché unis et serrés autour de la même bannière, semblent n’avoir pas la force de porter leur propre succès. Des bruits fâcheux de discorde arrivent du théâtre de la guerre ; avant même que l’ennemi soit réduit à l’impuissance, les partis commenceraient, dit-on, à s’agiter. Ce n’est pourtant que par la fusion des partis et par l’alliance la plus étroite que les Italiens ont pu conduire leurs affaires jusqu’au point où elles sont arrivées, et fonder l’unité morale de la nation. Ce n’est aussi qu’à force de dévouement, de constance et d’abnégation personnelle, qu’ils pourront en fonder l’unité matérielle et géographique.


I

Le mouvement libéral dont le pape Pie IX s’est fait le chef est le fruit d’un travail d’abord lent et souterrain, entrepris par quelques hommes de sens et de courage, qui voyaient moins dans l’insuccès de leurs devanciers un motif de désespérer de la patrie qu’un enseignement salutaire pour éviter les fautes par lesquelles s’était jusqu’alors perdue la cause italienne. Le moment où ce travail commença n’était pourtant en apparence rien moins que favorable. A l’intérieur, l’Italie, lasse de tant d’efforts successifs toujours réprimés, semblait plus que jamais disposée à s’abandonner elle-même et résignée à se faire de son mieux un oreiller de servitude. L’inutilité des prises d’armes et des séditions partielles lui était suffisamment démontrée. D’autre part, la politique générale en Europe n’offrait aucun symptôme sur lequel on pût fonder l’espoir d’une réaction libérale dans les conseils des gouvernemens. C’était en 1843. Un prêtre, inconnu, proscrit depuis dix ans, entreprit du fond de l’exil de relever le courage de ses compatriotes et de leur rendre, avec la conscience de leur force, la foi dans l’avenir. Dans un livre devenu célèbre, M. Gioberti, rompant hardiment avec les théories inapplicables au milieu desquelles le libéralisme italien s’était jusqu’alors fourvoyé, posa le principe de la nationalité et de l’unité fédérative, la seule que les traditions et les mœurs rendissent de long-temps possible en Italie. Pour la réalisation de ce principe, M. Gioberti présentait les moyens les plus appropriés aux temps et aux circonstances. L’Italie avait des princes qu’on ne pouvait chasser : il fallait donc que le peuple unit sa cause à la leur, et cette cause n’était-elle pas la même, celle de l’indépendance nationale ? N’était-ce pas sur les gouvernemens que l’Autriche pesait le plus lourdement ? Les prêtres et avec eux la majorité de la population avaient constamment repoussé les doctrines libérales comme subversives de la foi. L’auteur du Primato renia l’école philosophique qui, en attaquant le catholicisme et la papauté, s’interdisait l’appui et les sympathies populaires ; remontant aux sources historiques, il osa ressusciter un système que l’état actuel de la papauté devait faire paraître une chimère, et proposa cette même papauté, si décriée, comme la tête et la clé de voûte de la future confédération. Par là il se concilia la plus grande partie du clergé et avec lui les masses populaires, sur lesquelles l’influence des prêtres est encore très grande. En agissant de la sorte, M. Gioberti se montrait habile ; il se donnait deux leviers puissans pour remuer le peuple : l’idée religieuse et l’idée nationale. L’événement a prouvé qu’il ne se trompait pas. C’est aux cris mêlés de viva Pie IX et fuori i barbori qu’on s’est soulevé à Milan et qu’on se bat aujourd’hui en Lombardie.

La publication du Primato donna naissance à un autre ouvrage non moins remarquable : les Speranze d’Italia, dans lequel M. le comte Balbo, aujourd’hui premier ministre du roi de Sardaigne, se prononça plus nettement encore. Ce livre était un acte de courage. Parler contre l’Autriche à cette époque, c’était, même à la cour de Turin, courir grand risque de l’exil. À ces deux écrivains, qui venaient de prendre si hardiment l’initiative, ne tardèrent pas à se joindre deux hommes des plus éminens de l’Italie, l’illustre marquis Capponi et M. Massimo d’Azeglio, qui dès-lors se dévouait avec un noble désintéressement à la cause nationale, dont il a été depuis un des plus infatigables champions. Après eux vinrent MM. Petitti et C. de Cavour, économistes distingués de Turin, M. Marco Minghetti, jeune publiciste de Bologne, devenu dans la suite député de sa province et ministre à Borne, MM. Salvagnoli, Galeolti et Ubaldino Peruzzi à Florence, les professeurs Montanelli et Centofanti à Pise, etc. La nouvelle école se recrutait rapidement de tout ce qu’il y avait d’esprits d’élite et de talens éprouvés, et ne tarda pas à faire par ses écrits une active propagande. Surexciter dans la population le sentiment de la nationalité, tout en répandant les idées libérales ; réclamer des gouvernemens l’accomplissement de réformes progressives, seul moyen pour eux de couper court aux insurrections, dont leurs trônes avaient été tant de fois menacés, de remplacer par l’appui de leurs sujets l’appui qu’ils recevaient de l’Autriche, et de préparer ainsi l’affranchissement de leurs états, tel était le plan qu’on suivit avec persévérance pendant deux années.

L’influence des libéraux s’exerçait principalement en Piémont, en Toscane et dans la Romagne. En Piémont, où l’absolutisme et les préjugés aristocratiques et religieux semblaient devoir, plus que partout ailleurs, opposer une barrière à leurs efforts, la haine de l’Autriche était populaire ; l’agrandissement de la maison de Savoie, aux dépens des maîtres de la Lombardie, était chez le souverain comme dans la nation un projet avoué, et auquel on se préparait de longue date. Les libéraux ne manquèrent pas d’exploiter ces dispositions. En toutes circonstances, ils se firent les avocats des griefs nationaux contre l’Autriche, et ce fut une polémique vigoureuse, engagée au mois de mai 1846, entre eux et les journaux de Vienne et de Trieste, au sujet de l’établissement d’un réseau de chemins de fer en Piémont, qui amena le premier refroidissement sensible entre la cour de Turin et le cabinet autrichien. En Toscane, l’indulgence du pouvoir et un certain degré de liberté qui datait des réformes jadis entreprises par Léopold Ier, aïeul du grand-duc régnant, laissaient aux libéraux le champ plus libre. Pise fut un des points où les opinions philosophiques et politiques de M. Gioberti trouvèrent le plus de faveur. Entre toutes les universités, celle de Pise se distinguait par une teinte de mysticisme exalté, qui l’a fait surnommer la spéculative par excellence, Pisa cogitabunda. Parmi ses professeurs, de nombreux et chauds adhérens se déclarèrent pour une doctrine qui fondait l’alliance de la religion et de la liberté.

Quant à la Romagne, la terre classique des insurrections, l’occupation française, plus prolongée dans cette province que dans les autres régions du centre, y avait laissé des germes profonds de liberté. Nulle part l’éducation politique n’était aussi avancée que dans les légations. Il est vrai de dire que cette éducation avait été faite et perfectionnée à une dure école, et que l’expérience des Romagnols s’était mûrie dans de douloureuses épreuves. Le régime papal, pesant et arbitraire dans le reste des états pontificaux, s’était fait odieux et barbare en Romagne. Depuis 1832, les commissions militaires y siégeaient en permanence et décimaient les populations par la mort, les galères, les prisons, l’exil. L’anarchie y était organisée et entretenue par les légats, comme ressort de gouvernement, au moyen des bandes de sanfédistes enrégimentés sous le nom de centurioni ou volontaires pontificaux[2] ; en un mot, la domination de l’Autriche en Lombardie semblait clémente et douce à côté de celle du pape, car elle offrait au moins une certaine régularité dans l’oppression. C’est sur cette population énergique et indomptable de la Romagne que se portèrent surtout les efforts des libéraux. En 1844, après l’échauffourée malheureuse de Rimini, M. d’Azeglio parcourut pendant plusieurs mois les légations, s’arrêtant dans chaque ville, dans chaque bourg, prêchant la résistance légale au gouvernement, et recueillant les plaintes et les griefs, faisant, en un mot, une véritable enquête sur la situation de cette malheureuse contrée. La statistique qu’il dressa était effrayante. Dans une brochure qui eut un grand retentissement d’un bout à l’autre de l’Italie, il éleva courageusement la voix pour la défense des Romagnols ; il signala avec indignation à toute l’Europe civilisée ce despotisme inepte, inspiré et soutenu par l’Autriche, et les maux dont les sujets du saint-siège devaient encore moins accuser la cour de Rome que les conseils machiavéliques des agens de M. de Metternich. L’auteur des Casi di Rimini fut poursuivi, obligé de se cacher après cette levée de boucliers contre le gouvernement de Grégoire XVI. Il n’avait pourtant dit que l’exacte vérité, et plus tard, la première fois qu’il se présenta devant le nouveau pape, l’ancien évêque d’Imola, qui avait pu voir et juger de ses propres yeux les maux de la Romagne, s’est contenté de lui dire avec bonté : « Vous avez été un peu dur pour mon prédécesseur. »

Il s’en fallait que les libéraux crussent au triomphe prochain de leurs idées. Pour la plupart d’entre eux, l’opinion de M. Gioberti, qui plaçait dans la papauté l’espoir de la nationalité italienne, semblait quelque peu chimérique. Une telle défiance était légitime, aussi long-temps au moins que ce gouvernement persisterait dans la voie fatale où depuis trois règnes il se trouvait de plus en plus engagé. « Le gouvernement du pape, disait M. le marquis Capponi, tel qu’il est constitué aujourd’hui, ne peut plus subsister, parce qu’il est forcé par sa nature de redouter toute réforme, d’empêcher toute amélioration. De jour en jour plus étranger aux besoins des populations, écrasé sous le poids de ses propres fautes, affaibli par l’ignorance toujours croissante de ses fonctionnaires, sans argent et sans crédit, il ne pourra bientôt plus soudoyer ses propres partisans, payer les Suisses et faire face au déficit qui s’augmente d’année en année. Il ne peut trouver aucun remède, parce que dans un corps déjà pourri les remèdes se changent en venin[3]. » On n’attendait rien de Grégoire XVI, vieillard entêté, égoïste et d’un esprit borné, qui, s’il pressentait la catastrophe, se flattait au moins de pouvoir la retarder pendant le peu de jours qui lui restaient à vivre ; mais les prévisions se portaient au-delà du conclave que la vieillesse avancée du pape rendait prochain : on entrevoyait avec effroi la continuation et pour ainsi dire la consécration du même système dans la personne du cardinal Lambruschini, ministre de Grégoire XVI, depuis quinze années l’ame du gouvernement pontifical, et qui de longue main avait préparé son élection en peuplant le sacré collège de ses créatures. Contre tous les calculs de la prudence humaine, ces prévisions furent trompées. On sait par quel choix inattendu de ceux même qui l’avaient fait la succession de Grégoire XVI passa en quarante-huit heures au plus ignoré de ceux qui pouvaient la briguer, à un évêque obscur, venu la veille du fond de sa province où il avait jusque-là vécu dans les bonnes œuvres, hors des préoccupations et des intrigues de la politique, et à qui la droiture de son cœur, la loyauté de son caractère, révélèrent instinctivement le noble rôle qu’il était appelé à remplir. Les premières paroles et les premiers actes du cardinal Mastaï devenu pape prouvèrent qu’il avait le sentiment de la situation, et l’Italie le comprit si bien, que dans le prince réformateur elle salua le libérateur de la patrie commune, et que dans M. Gioberti, dont les paroles se réalisaient si inopinément, elle vit presque un prophète, le héraut et le précurseur du nouveau Messie.

Dès-lors le centre d’action de la cause libérale se trouve marqué à Rome, et c’est de Rome en effet qu’est partie l’impulsion qui, se communiquant de proche en proche, a gagné successivement la Toscane et le Piémont, Naples et la Lombardie. Les mesures prises par le gouvernement du nouveau pape excitèrent dans toute l’Italie une sensation trop profonde, elles rencontrèrent une adhésion trop significative, pour que les autres cours pussent sans danger se refuser à suivre un tel exemple. La liberté de la presse, l’institution de la garde nationale, la convocation d’une consulte destinée à devenir avant peu une assemblée nationale, les réformes dans l’administration intérieure, ne tardèrent pas à être obtenues en Toscane ; le roi Charles-Albert dut à son tour faire quelques concessions. De toutes parts, les populations enthousiasmées réglaient leurs vœux à l’unisson de Rome, réclamaient la faveur d’être gouvernées comme à Rome. A l’imitation de ces magnifiques démonstrations où le peuple romain, parcourant le Corso aux flambeaux, allait porter sous le balcon du Quirinal ses doléances ou ses actions de grace, les Florentins, les Pisans, les Génois eurent aussi leurs grandes fêtes populaires, et pour la première fois, la pensée nationale se traduisant à la face du ciel, force fut bien aux gouvernemens de compter avec elle. Sous cette irrésistible pression de l’opinion publique, le grand-duc et le roi de Piémont surent céder à temps et assez habilement pour sauver leur popularité et leur couronne ; d’autres, tels que le duc de Lucques et le roi de Naples, ont eu à se repentir de, n’avoir point suivi une aussi sage ligne de conduite. Leur position, il est vrai, était difficile : rois par la grace de l’Autriche, il leur paraissait à peu près aussi périlleux de composer avec la liberté que de la combattre, car chaque jour il devenait plus manifeste que l’établissement d’un ordre nouveau en Italie conduisait directement à une rupture avec le cabinet de Vienne.

L’Autriche, en effet, n’avait point attendu pour témoigner d’abord sa désapprobation, puis son mécontentement. Après avoir fait entendre des plaintes, elle en était venue aux menaces ; mais quel motif avait-elle à fournir qui prévalût contre le droit incontestable que possède chaque prince d’opérer de concert avec son peuple tel changement qui lui plaît dans l’intérieur de ses états ? Comment, après tout, justifier aux yeux de l’Europe une intervention dans un des duchés ou dans le domaine du saint-siège ? Suivant sa pratique habituelle, l’Autriche chercha à faire naître dans plusieurs villes des troubles et à susciter des désordres qui lui donnassent le droit d’occuper militairement certains points principaux. Des séditions agitèrent, en effet, Parme, Lucques, Sienne, Livourne, et, sur l’avis préalable d’une conjuration qui devait éclater à Rome, le 17 juillet, les troupes autrichiennes entrèrent à Ferrare ; mais cette démonstration eut un résultat tout contraire à celui qu’on en attendait. Du moment qu’il fut bien connu que l’Autriche ne cherchait qu’à se faire provoquer, les Italiens usèrent à son égard d’une modération désespérante. Le gouvernement du pape, en maintenant son droit avec la plus grande énergie par l’organe du cardinal Ferretti, sut conserver l’avantage que lui donnait sa position, et la cour de Vienne ne recueillit que l’odieux d’une démarche dont l’insuccès enflamma l’espérance des Italiens, et leur fit comprendre la nécessité d’une union étroite pour résister à de nouvelles tentatives du même genre. De là la pensée d’une alliance offensive et défensive qui se traduisit d’abord par un traité de commerce entre Rome, la Toscane et la Sardaigne. Ce traité, conclu au mois d’octobre 1847, se bornait à supprimer les barrières de douanes entre ces trois pays ; mais, en réalité, il établissait les bases d’une confédération politique dont Pie IX, suivant l’expression des Italiens, devait être la tête et le cœur, et Charles-Albert l’épée et le bouclier.

Ainsi la question de l’indépendance et de la nationalité allait se développant conjointement avec celle de la liberté, et les conséquences des principes posés en 184.3 se déduisirent avec une invincible précision. L’Italie marchait à l’unité. Abaissant non point seulement les barrières matérielles, mais les barrières morales, bien autrement infranchissables, qui les avaient de tout temps séparés, les états italiens ne formaient déjà plus qu’une même famille. Naples seul paraissait se tenir à l’écart. Au rebours de ce qui s’accomplissait en ce moment, Naples avait vu, depuis vingt-cinq années, s’élever entre lui et le reste du monde un système de prohibition absolue, une espèce de muraille de la Chine, derrière laquelle la monarchie de Bourbon avait cru se mettre à couvert des idées aussi bien que des marchandises étrangères. Elle ne s’en était préservée cependant qu’à demi, et tout le zèle de la police du roi Ferdinand n’empêcha point le peuple d’y réclamer la constitution au cri de : Vive Pie IX ! L’unique et déplorable effet de cet isolement fut de faire dévier la Sicile de la ligne commune. Le mouvement, d’abord commencé avec ensemble dans les deux parties du royaume, changea bientôt de caractère, lorsque les Siciliens mirent en avant la prétention de se constituer en état séparé et indépendant. Cette prétention, quelque justifiée qu’elle fût d’un côté par l’oppression et le régime arbitraire où le gouvernement de Naples tenait la Sicile, de l’autre par le brillant courage que l’île a déployé contre les troupes royales, n’en a pas moins été un accident fâcheux. Elle a prouvé que la Sicile ne comprenait pas la loi de solidarité que les circonstances imposaient à toutes les parties de la péninsule, et à laquelle Rome, la Toscane et le Piémont venaient de donner des gages si éclatans. La Sicile aujourd’hui a consommé sa séparation. C’est une faute dont elle aura peut-être bientôt à se repentir. La même main qui l’a poussée et soutenue dans sa lutte contre la métropole pourra bien aussi vouloir s’immiscer dans les débats intérieurs qui vont s’élever sur le choix d’une forme de gouvernement. Cette influence étrangère, chacun la commit ; elle s’est manifestée assez ouvertement avant et pendant la révolution sicilienne. La proclamation de la constitution de 1812 était un ressouvenir de l’occupation anglaise. Il est notoire que dans le courant de l’année 1847 des agens venus de Malte ont profité de l’irritation que causait en Sicile l’entêtement du roi Ferdinand, pour y raviver la mémoire du régime libéral dont l’île avait joui sous la domination anglaise, et établir un contraste malheureusement trop facile entre cette époque et l’état actuel. Les Anglais agissaient-ils dans des vues tout-à-fait désintéressées ? Ce n’est guère leur habitude. Les motifs qui les poussent à intervenir dans les affaires de la Sicile sont d’ailleurs assez visibles, et il faut que les Italiens aient été bien aveugles pour se payer, ainsi qu’ils l’ont fait l’année dernière, de quelques paroles prononcées dans le parlement et de quelques dépêches pompeuses de lord Palmerston, et pour voir dans l’Angleterre une alliée prête à donner ses flottes et ses subsides à la cause de l’indépendance italienne. A l’époque de cette fameuse mission de lord Minto, qui, ainsi qu’il est aisé de le vérifier à présent, n’a eu d’autre résultat que de provoquer la séparation de la Sicile, c’était d’un bout à l’autre de la péninsule un touchant concert d’acclamations en l’honneur de la magnanime Angleterre. Partout sur son passage, le noble lord recueillait des remerciemens et des voeux, auxquels il répondait en criant bravement du haut d’un balcon : « Vive l’indépendance italienne ! » à la grande satisfaction de la foule, charmée de ce témoignage peu coûteux des sympathies britanniques. Les bruits les plus exagérés étaient chaque jour répandus sur le but de ce voyage. Tantôt le Foreign-Office avait posé un casus belli énergique à M. de Metternich, tantôt la flotte anglaise s’était montrée à Ancône, à Venise, à Trieste. La vérité est qu’elle se montrait particulièrement dans le golfe de Naples et dans la baie de Palerme, où sa présence servait un intérêt tout autre que celui de l’indépendance italienne. La rancune contre la France était bien, il est vrai, pour quelque chose dans cette anglomanie dont les Italiens faisaient parade. On se plaignait amèrement au-delà des Alpes de notre attitude, et ce n’était pas sans motifs. Quoi qu’il en soit, le peuple italien, à cette heure, doit sans doute avoir ouvert les yeux. La mauvaise humeur manifestée par l’Angleterre à l’entrée du roi Charles-Albert en Lombardie, et certain discours où en plein parlement lord Brougham vantait dernièrement les charmes de cette bonne police autrichienne dont les Milanais avaient eu la sottise de se lasser, leur auront révélé le degré de sympathie qu’ils peuvent trouver chez nos voisins. Que si les excentricités oratoires de l’ancien chancelier ne paraissaient pas exprimer sérieusement la pensée véritable du peuple anglais, ils n’ont qu’à se demander si une Italie forte, libre et florissante, c’est-à-dire commerçante et maîtresse d’une partie de la Méditerranée, serait fort du goût de la cité de Londres ? La Grèce et l’Espagne sont là pour leur répondre.

La constitution proclamée à Naples et en Sicile eut pour conséquence immédiate l’établissement de constitutions analogues dans les autres états déjà en voie de réformes. Pour le Piémont et la Toscane, la difficulté n’était pas grande, ces deux états offrant, quoique dans des proportions inégales, les élémens sur lesquels repose l’institution du gouvernement représentatif. Pour Rome, la tâche était moins facile. La séparation des pouvoirs temporel et spirituel était un problème que les plus habiles avaient toujours considéré comme insoluble, et qui l’eût été certainement avec un pontife moins éclairé, moins dégagé des préjugés héréditaires de la cour romaine que ne l’est le pape Pie IX. Toutefois, pour ceux qui connaissaient cet esprit élevé, dont le trait distinctif est une probité profonde et un inaltérable bon sens, le dénoûment n’avait rien qui pût inspirer de sérieuses inquiétudes. Le pape, depuis son avènement au trône pontifical, n’avait reculé devant aucune des concessions que réclamait son peuple, chaque fois qui, dans le recueillement de sa conscience, il les avait reconnues nécessaires et surtout compatibles avec la loi chrétienne. La tactique de la faction austro-jésuite opposée aux réformes avait toujours été de confondre la question politique avec la question religieuse, et d’intéresser la conscience du pape en lui représentant la foi comme menacée par les réformes qu’il introduisait dans l’ordre temporel. Si en quelques circonstances ce parti était parvenu à arracher des mesures qui pouvaient offrir une apparence de réaction, il n’avait obtenu ces concessions qu’en s’adressant aux scrupules religieux de Pie IX ; mais ces temps d’arrêt n’avaient jamais été de longue durée. Rendu à lui-même et à ses propres instincts, le pape a toujours montré qu’il ne répugnait à aucun progrès politique ; nul souverain n’est moins que lui jaloux de ses prérogatives, n’est plus que lui disposé à en faire bon marché, s’il doit en résulter un bien quelconque pour ses sujets. Un cœur simple et une religion sincère l’ont fait réformateur mieux que tous les calculs de la politique. La justesse de son esprit lui a fait comprendre les maux de la situation, l’urgence d’y remédier. A force de sagacité, il a pu éviter les écueils et réussir là où de plus habiles eussent probablement échoué ; mais la bonne foi n’est-elle pas souvent la plus grande des habiletés ?

Le dernier pas était fait. Le gouvernement parlementaire fondé à Naples, en Toscane et en Piémont, à la veille d’être établi à Rome ; une alliance de jour en jour plus étroite, mettant les souverains de l’Italie constitutionnelle, forts du concours de leurs peuples, en présence de l’absolutisme autrichien, miné en Lombardie et réduit à ses deux satellites de Modène et de Parme : — telle était la situation au commencement de cette année. La liberté avait peu à peu resserré le blocus dans lequel devait étouffer l’Autriche, à moins que cette puissance ne se décidât à prendre l’offensive ; mais les mêmes influences diplomatiques qui avaient, au nom de la paix générale, contenu l’impatience et les provocations des italiens, retardaient aussi de tous leurs efforts une prise d’armes de l’Autriche. De quelque côté que vint l’agression, c’était toujours la guerre européenne. Ce système de temporisation a donc été aussi un bien pour l’Italie, en lui permettant de préparer et de condenser ses forces. Nous venons d’indiquer sommairement par quels progrès successifs l’Italie en était venue à pouvoir enfin compter sur elle-même et tenir tête à l’Autriche. Chaque incident de cette période de quatre années dévoile une tendance tous les jours plus marquée, la tendance à l’unité. Réformes communes, constitutions semblables, tout marche au même but final, l’assimilation des diverses parties de la péninsule et l’affranchissement du sol, que s’était avant tout proposé l’école libérale. Il nous reste à examiner quelles sont les conditions nouvelles que l’état présent de l’Europe et le soulèvement de la Lombardie font aujourd’hui à la cause italienne, quels moyens les grands événemens qui viennent de s’accomplir lui fournissent pour organiser cette unité matérielle, et si cette cause n’est pas exposée à rencontrer dans son propre sein des obstacles et des ennemis plus dangereux que l’Autriche.


II

La révolution de Milan, l’insurrection de la Lombardie, l’Italie entière se levant pour courir à la guerre sainte, ont fourni un admirable spectacle à faire battre des mains toute l’Europe. Dans les premières nouvelles venues de Paris, les Italiens avaient vu le signal si long-temps espéré dont parlait M. d’Azeglio. La proclamation de la république, c’était la rupture de l’alliance entre la France et l’Autriche ; les traités de Vienne étaient déchirés. « Aujourd’hui ou jamais, s’écriait la Patria de Florence, les temps sont venus. » La presse de Rome, de Gênes, de Turin, répétait à l’unisson le mot d’ordre. Cependant l’agitation, étouffée deux mois auparavant dans les massacres, renaissait à Milan et se propageait en Lombardie ; le maréchal Radetzky faisait proclamer la loi martiale ; ses ordres du jour d’un style sauvage frappaient les communes d’une contribution de guerre, et les proscriptions, reprenant leur cours, avaient porté l’exaspération à son comble, lorsqu’on apprit le contre-coup qu’avait eu à Vienne la révolution française. Le gouverneur de Milan, espérant encore conjurer l’orage, fit afficher, le 18 mars, un avis annonçant que sa majesté impériale avait pris la résolution d’abolir la censure, de publier bientôt une loi sur la presse et de convoquer au plus tard le 3 juillet prochain la congrégation centrale du royaume lombardo-vénitien. Le 3 juillet ! là encore comme toujours il était trop tard. Déjà les places publiques et les rues étaient encombrées, les barricades élevées comme par enchantement ; hommes, femmes, enfans, vieillards, nobles et plébéiens, conduits par le vénérable comte Casati, podestat de la ville, bénis par l’archevêque, se ruaient sans armes sur une garnison de dix-huit mille hommes, approvisionnée comme pour un siège et munie d’une formidable artillerie, depuis trente ans préparée pour cette heure décisive. Pendant cinq jours, la mitraille a sillonné les rues sans cesse remplies de nouveaux combattans, jusqu’à ce que le général autrichien, qui avait juré de faire de la ville un monceau de cendres, eût été forcé de l’évacuer devant l’insurrection toujours grossissante et les bandes suisses, piémontaises, amenées du dehors par les comtes Litta et Borromeo. Avant ces journées glorieuses, les Milanais passaient généralement en Italie pour des aines amollies ; leurs grandes richesses, la vie d’oisiveté, de luxe et de plaisirs qu’on menait à Milan et qu’encourageait par de honteux moyens l’administration impériale, avaient donné lieu à cette accusation, dont ils se sont héroïquement lavés dans leur propre sang. Aussi un cri d’admiration s’éleva-t-il de toutes les parties de l’Italie, cri de délivrance poussé à la fois par vingt-quatre millions d’hommes ! Fuori i barbari ! vive l’indépendance de l’Italie !

« Lombards mes frères, écrivait de Florence, à la nouvelle des journées de de Milan, le poète Berchet, si les maux que j’ai soufferts pour notre Italie peuvent me donner le droit de vous faire une prière, écoutez-la dans cette heure solennelle qui ne reviendra plus. Lombards, vous ne pourrez être véritablement libres que lorsque l’Italie entière sera indépendante. Ne vous laissez séduire par aucune promesse de l’étranger ; songez qu’un seul anneau non brisé de la chaîne que vous venez de rompre suffit pour vous maintenir esclaves, et avec vous toute l’Italie. N’acceptez d’autres conditions que celle d’une pleine et irrévocable séparation. » Mais déjà toutes les propositions d’armistice avaient été rejetées, et les villes lombardes répondaient à cette voix amie en chassant leurs garnisons et en sonnant le tocsin de clocher en clocher dans toute la plaine du Pô jusqu’aux lagunes ; de toutes parts, en Toscane et dans les états pontificaux, les volontaires s’enrôlaient pour la croisade ; le nouveau ministère sarde, à la tête duquel le roi venait d’appeler le comte Balbo, décrétait l’entrée en Lombardie d’une armée de trente mille hommes, et l’infatigable Salvagnoli, battant chaque matin le rappel dans la Patria, convoquait les populations pour la guerre de l’indépendance au refrain national : Fuori i barbari ! fuori i barbari !

Hors d’Italie les barbares ! C’est en effet la seule pensée qui a animé ces colonnes venues de tous les points de la péninsule pour se ranger sous les ordres du roi Charles-Albert ; c’est la seule pensée qui doive les animer tant que le dernier Autrichien n’aura pas repassé la frontière. Jusqu’alors il faut que tout autre sentiment soit absorbé dans celui de la défense commune, il faut ajourner toute question qui tendrait à détourner de ce but la moindre portion des forces nationales. Ce n’est pas trop de l’Italie entière pour achever la défaite de Radetzky. La campagne n’est point terminée. Loin de là, il est probable que la marche un peu lente et la stratégie classique du roi de Sardaigne auront laissé aux Autrichiens le temps de se reconnaître, de se reformer et d’être rejoints peut-être par les renforts venus d’Allemagne : ce ne serait donc ni le temps ni le lieu d’entamer des discussions sur le parti qu’on tirera de la victoire, tandis que la victoire n’est point encore assurée. La plupart semblent l’avoir compris. On a vu les municipalités de Parme, de Modène et des autres territoires devenus libres, soit par la déchéance de leurs souverains, soit par la retraite des impériaux, se constituer, à l’exemple de Milan, en gouvernemens provisoires, attendant le jour où l’Italie délivrée aura à délibérer sur ses destinées. Venise seule, ressuscitant des souvenirs restés chers à la mémoire du peuple, a proclamé la république. De ce fait isolé qui, d’après les déclarations des Vénitiens eux-mêmes, n’a du reste rien de définitif, faudrait-il conclure que l’Italie soit prête à retourner au système de morcellement qui l’avait conduite à la servitude et à reconstruire sa carte géographique du XVIe siècle ? Nullement. Ce serait ne tenir aucun compte des modifications profondes qu’a subies le génie italien sous l’influence des idées libérales et des progrès accomplis depuis quatre années. Nous avons vu l’école de M. Gioberti déterminer une tendance énergique à l’unité. Ce n’est donc pas de ce côté que se trouveraient les velléités qu’on semble redouter en ce moment. Faudrait-il y voir l’action du parti républicain ? Il existe, il est vrai, en Italie un parti républicain ; mais, loin de rêver le rétablissement des anciennes divisions, ce parti, lui aussi, veut avant tout l’unité. Il la veut si bien, que c’est pour avoir, pendant vingt ans, subordonné tout progrès, toute tentative de réforme à l’établissement de la république une et indivisible d’importation française, qu’il n’a pu, malgré des prodiges de courage et de ténacité, faire prévaloir ses principes, et prendre racine sur cette terre où les traditions de la liberté communale sont encore si vivaces. Des tentatives inintelligentes de retour vers le passé ne sont donc à craindre de la part d’aucune des deux opinions principales qui se partagent très inégalement les esprits, le parti constitutionnel et le parti républicain. Le danger est bien plutôt dans une lutte prématurée qui s’engagerait entre eux.

Le parti républicain ne forme encore qu’une minorité peu considérable, dans laquelle figurent surtout des exilés à qui l’amnistie de Pie IX, et en dernier lieu l’insurrection de la Lombardie ont ouvert les portes de leur patrie. Éloignés pendant de longues années, et tenus forcément en dehors du mouvement des esprits, ils ont eu le sort commun à toutes les émigrations. Leurs idées, demeurées stationnaires, n’ont point subi l’influence de ces modifications successives qui constituent le progrès de l’opinion publique dans le milieu national. Ils rentrent pour la plupart dans leur pays avec leurs principes arrêtés d’il y a quinze ou vingt ans, et confirmés d’ailleurs dans leurs espérances par l’avènement de la république en France. À leur tête est M. Joseph Mazzini. M. Mazzini est un esprit élevé et qui a le sentiment juste des besoins actuels de sa patrie. Le discours qu’il a adressé à l’Hôtel-de-Ville à M. de Lamartine au nom de l’association italienne partant pour la Lombardie en fournit la preuve ; dans sa proclamation aux Lombards, publiée dernièrement à Gênes et qui peut être considérée comme l’expression actuelle de sa foi politique, il s’est énergiquement prononcé pour le principe de l’unité, s’applaudissant, lui républicain, de l’incorporation de sa patrie à la monarchie piémontaise. Il n’est donc pas à craindre qu’entraîné par les vétérans de son parti et par une jeunesse aveugle, il en vienne à oublier que le premier devoir de tout Italien est, suivant ses propres paroles, de travailler à la constitution d’une forte nationalité en dehors des préoccupations de parti et des impulsions locales ; car il est évident que vouloir faire en ce moment l’Italie à l’image de la France serait commettre une grave erreur. La France ne peut être républicaine aujourd’hui que parce qu’elle possède une unité puissante. Cette unité, l’Italie ne l’a pas encore. Sous ce rapport, elle est en arrière de nous de cinquante ans. Le régime monarchique seul pourrait la lui donner d’une manière définitive. La forme républicaine compte trop peu d’adhérens et n’a pas par sa nature même une force de cohésion suffisante pour pouvoir se flatter de réunir en un même corps de nation, des Alpes à la mer, des populations encore aussi profondément distinctes de mœurs et d’esprit que les Piémontais, les Génois, les Lombards et les Vénitiens. Une tentative de ce genre ne pourrait certainement qu’avorter et n’aurait d’autre résultat que de ruiner l’œuvre de ces dernières années en rouvrant la carrière à toutes ces prétentions locales qu’on avait eu tant de peine à confondre.

Le parti constitutionnel est incontestablement le plus fort, le plus nombreux, le mieux dirigé. A sa tête sont tous les hommes que nous avons vus en 1844 entreprendre la propagande libérale. Quelques-uns, tels que MM. Balbo, Capponi, Minghetti, sont arrivés au pouvoir. Les autres continuent à exercer par la parole et par la presse une influence prépondérante sur l’opinion publique. En regard de quelques journaux qui, sous prétexte d’idées avancées, se distinguent surtout par une rédaction emphatique, tapageuse et déclamatoire, le parti constitutionnel a pour organes les feuilles les plus accréditées, telles que la Patria de Florence, le Risorgimento, fondé à Turin par MM. Balbo et C. de Cavour et dirigé par ce dernier ; la Lega italiana, dont le titre indique assez les tendances, fondé à Gènes par l’illustre comte Mamiani, membre du gouvernement provisoire institué à Bologne lors de l’insurrection de 1831 ; l’italia, rédigé à Pise par le professeur Montanelli, jusqu’au jour où ce jeune et courageux patriote a quitté la plume pour courir à la croisade ; le Felsineo à Bologne, la Bilancia et le Contemporaneo à Rome, etc. Plus que jamais, enfin, M. Gioberti est le conducteur et l’oracle de ce parti. De Paris, où il a résidé jusqu’à présent, son inspiration n’a pas cessé un seul instant d’agir sur ses compatriotes. Aujourd’hui c’est à Milan, c’est dans la future capitale du royaume de la Haute-Italie que l’apôtre de l’unité et de la nationalité italienne va transporter sa chaire ; il y rencontrera M. Mazzini ; d’autres publicistes, tels que M. Salvagnoli de Florence, l’y ont déjà précédé, car c’est Milan qui est appelé à devenir le centre de l’activité politique en Italie, c’est là que sera vidé le débat entre les partisans de la république et ceux de la monarchie.

Fidèle à son principe et à ses antécédens, le parti constitutionnel veut qu’avant tout on achève et on consomme la conquête de l’indépendance : le premier besoin sera ensuite de la conserver. La monarchie, une monarchie forte qui réunisse sous le même sceptre tout le nord de l’Italie, du Var à l’Isonzo, pourra seule le faire. L’adoption de la forme républicaine, si elle avait lieu, ne serait en aucun cas générale : à coup sûr, le Piémont n’y adhérerait pas, et il est certain que Gênes ne consentirait plus à se séparer de Turin. Les réminiscences républicaines qui survivent dans cette ville sont des réminiscences d’une illustration purement locale, et ne sauraient la détourner de l’unité. Ainsi divisée comme par le passé, l’Italie deviendrait de nouveau la proie de l’étranger. Elle n’évitera ce danger qu’en s’organisant en une monarchie dont Milan serait la capitale. La position géographique de cette ville, son importance, les grands souvenirs dont elle est remplie (et les journées de mars ne sont pas les moins illustres), tout la désigne pour un pareil choix. Milan seule peut tenir la balance égale entre Gênes et Venise ; c’est le point central où devront converger les quatre lignes de chemins de fer principales, celle de Venise par Vicence et Vérone, celles de Parme et de Modène se continuant sur la Romagne, celles de Gênes et de Turin par Novare, moyen puissant pour établir l’unité entre les populations de ces divers pays. Trois de ces lignes sont déjà en voie de construction ; c’est à les achever avant tout que l’on devra consacrer tous les efforts. Une représentation nationale fondée sur les plus larges bases, car les classes inférieures dans le Milanais et la Lombardie sont arrivées à un remarquable degré de culture, garantira la protection des intérêts locaux, en même temps qu’elle en opérera la conciliation par la discussion en commun. Peut-être sera-t-il opportun que le parlement siège alternativement dans trois ou quatre des villes principales, Venise, Milan, Gênes, Turin. Déjà les congrès scientifiques annuels ont donné en ce sens un exemple utile à suivre et ont opéré un bien notable au point de vue de la fusion des populations. Dans le cas où une résidence fixe paraîtrait préférable, Pavie, comme point central et ancienne capitale du royaume lombard, offrirait, entre autres avantages, celui de la neutralité.

La maison de Savoie est la seule maison royale italienne qui existe aujourd’hui en Italie ; c’est à elle qu’est échue la tâche d’organiser l’unité de l’Italie septentrionale après l’avoir délivrée par l’épée. Cette tâche est difficile et demandera au roi Charles-Albert de plus pénibles travaux que ceux qu’il accomplit en ce moment en face des batteries ennemies. La nouvelle monarchie n’aura de chances de durée que si elle est libérale et constitutionnelle dans l’acception la plus large du mot. A Milan devront être déposés les habitudes et les traditions un peu étroites de la cour de Turin, la politique d’intrigue et les petits expédiens. Le simple soupçon d’une préférence secrète de la part du nouveau roi pour ses anciens sujets serait un danger. Pour que les populations réunies sous sa couronne abdiquent leurs rivalités et se confondent dans une même unité nationale, il faut que l’exemple leur vienne d’en haut et que, cessant d’être Piémontais, le prince se montre et se déclare exclusivement Italien.

La formation d’un royaume de l’Italie septentrionale est la première et la plus urgente question que renferme le problème de l’unité italienne ; elle entraîne après elle l’agrandissement de la Toscane au moyen d’une partie des territoires situés au nord de cet état. Il est indispensable de fortifier la Toscane et de l’ériger en royaume d’Étrurie, si l’on veut qu’elle n’occupe pas un rang trop inférieur dans la ligue italienne. Des circonstances qui semblent assez prochaines pourront amener d’autres combinaisons territoriales dont le résultat serait de réduire à trois le nombre des états confédérés. L’exemple de la Sicile suivi par Naples mettra peut-être un jour l’héritage des Bourbons à la disposition de la maison de Savoie ou de la maison de Toscane ; mais là s’arrêtera au moins pour long-temps, nous le croyons, le mouvement unitaire italien. Pour la réalisation de l’unité absolue, la monarchie constitutionnelle aussi bien que la république rencontrerait des obstacles difficiles à surmonter dans le moment présent. Pendant long-temps encore, il faudra, nous le croyons, s’en tenir à la formule de M. Gioberti, l’unité fédérative, la papauté restant le centre et la métropole morale de la ligue, et Rome le siège d’une diète qui délibérera sur les questions d’intérêt général et devra surtout préparer l’assimilation complète des différens états par l’adoption d’un système uniforme de législation, de douanes, de monnaies, de poids et mesures. Pie IX s’est déclaré chef de la ligue italienne. C’est à lui en effet, c’est au promoteur de l’indépendance, au premier citoyen de l’Italie que cet honneur était dû, et aussi long-temps que ses successeurs sauront marcher sur ses traces glorieuses, la papauté restera en possession de présider aux destinées de la confédération italienne.

Quant à nous, après avoir salué le réveil de l’Italie et suivi d’un regard sympathique les phases successives du mouvement qui l’a conduit à l’unité, nos souhaits doivent être pour la prompte réalisation d’une forme de gouvernement qui, en traduisant la pensée nationale, la mettra le plus tôt en état de se suffire à elle-même et de repousser toute attaque extérieure. C’est pourquoi l’intérêt bien entendu de la France républicaine est de voir se fonder un royaume constitutionnel de la Haute-Italie qui couvre comme un bouclier le reste de la péninsule et y mette pour toujours la liberté à l’abri de l’oppression autrichienne. Toute autre tentative désunirait le faisceau des forces nationales, rendrait à l’Autriche son ascendant, et, en prolongeant la lutte, nécessiterait de notre part une intervention, signal de la guerre européenne. Vouloir faire prédominer chez une nation voisine telle ou telle institution gouvernementale, parce qu’elle offre plus de ressemblance avec celles qui nous régissent, serait d’une politique étroite et rétrospective qui, nous n’en doutons pas, a fait son temps. La république, quand elle a proclamé par la bouche de M. de Lamartine l’indépendance des nations dans le choix du régime intérieur qui leur convient et le respect des nationalités, a établi le véritable principe sur lequel doit reposer désormais notre politique extérieure, celui qui, en nous assurant l’alliance des peuples, fondera l’ère pacifique que la révolution de février a la mission d’inaugurer.


  1. I Lutti di Lombardia. — Florence, 1848.
  2. Ces volontaires, célèbres dans toute l’Italie, se nommaient aussi Faentini et Borghettini. C’était le rebut de la population, et ils se recrutaient principalement à Faenzar petite ville où des haines séculaires, armant depuis un temps immémorial les habitans de la cité contre ceux du faubourg, avaient engendré une race d’hommes prompts aux querelles et accoutumés au meurtre. La cité de Faenza professait des opinions libérales ; le Borgo, par opposition, était sanfédiste, et l’administration du saint-siège, exploitant ces rivalités barbares, avait fait du Borgo di Fuenza une pépinière de coupe-jarrets dévoués à attaquer dans l’ombre et à frapper par derrière quiconque leur était désigné comme libéral, franc-maçon ou carbonaro. Ces derniers restes des bravi ont encore joué un rôle à Rome dans la fameuse conspiration du 16 juillet 1847.
  3. Sulle attuali condizioni della Romagna, di Gino Capponi.