La Liberté du commerce et les systèmes de douanes/01

La Liberté du commerce et les systèmes de douanes
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 617-647).
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LA


LIBERTE DU COMMERCE


ET LES


SYSTEMES DE DOUANES.




I.
LE SYSTEME RESTRICTIF ET L'INDUSTRIE FRANCAISE




I.

Tous les temps ne sont pas également favorables au triomphe des vrais principes, et certes, quand on considère l’état actuel de l’esprit public en France, on ne peut guère espérer pour la grande cause de la liberté des échanges un triomphe immédiat ou prochain. Trop d’intérêts sont actuellement engagés dans le système protecteur et se croient liés au maintien de ce système, pour qu’il soit possible de l’ébranler tout à coup. Il y a peu d’industriels en France qui ne soient sérieusement convaincus que leur existence dépend de la conservation des tarifs qui les protégent ; il y en a peu qui ne tremblent à la seule idée d’un changement. Nous conviendrons d’ailleurs que, dans la situation qu’on leur a faite et au point de vue où ils se trouvent placés, cette impression est naturelle. Aussi croyons-nous qu’on n’arrivera guère à établir la liberté en France qu’en passant par une série de réformes graduelles qui prépareront les hommes et les choses à l’inauguration de ce régime nouveau.

Est-ce à dire qu’il ne faut rien tenter ? Loin de là. Nous croyons qu’il y a en France, pour les partisans éclairés de la liberté du commerce, une belle tâche à remplir : c’est celle de préparer la voie à l’établissement futur de ce régime nouveau. Nous n’appartenons pas, il s’en faut de beaucoup à cette école éclectique ou mixte, qui, prétendant faire la part des deux systèmes, admet les restrictions pour le présent, la liberté pour l’avenir : école bâtarde, qui déguise mal, sous une apparence de conciliation et de sagesse, le vide réel de ses doctrines. Nous croyons au contraire, que la liberté est toujours bonne, qu’elle est toujours applicable, qu’elle est seule féconde dans tous les pays, dans tous les temps ; mais nous pensons aussi qu’il n’est pas toujours également facile de faire adopter par ceux qu’elles intéressent le plus ces vérités salutaires, et, s’il faut le dire, l’opinion publique en France nous y paraît aujourd’hui particulièrement rebelle. L’exemple même de la révolution qui s’accomplit en ce moment en Ang1eterre ébranlera les esprits en France sans les convaincre, parce que les situations diffèrent : non que la liberté ne soit également désirable pour les deux peuples, mais parce qu’ils ne sont pas placés au même point de vue pour en comprendre le bienfait. Si la ligue anglaise a obtenu dans ses prédications ce succès prodigieux qui fait l’étonnement et l’admiration de toute l’Europe, elle ne l’a pas dû seulement, croyez-le bien, au zèle, au talent et au courage, d’ailleurs si dignes d’éloges, de ses orateurs et de ses chefs ; elle l’a dû encore à ce qu’une série de réformes antérieures avait préparé l’Angleterre à cette heureuse rénovation. Pour arriver au même résultat, nous craignons bien que la France ne soit forcée de passer lentement par des épreuves semblables.

Il y a des gens qui disent : Attendez, pour proclamer le principe de la liberté du commerce, que le pays soit mûr pour cela, que l’industrie française soit assez forte pour braver la concurrence étrangère. Le malheur est que, sous le régime actuel, cette maturité qu’on attend n’arrivera pas ; et ne suffit-il pas de considérer le passé pour s’en convaincre ? Jamais l’industrie française, tant qu’elle opérera dans son milieu actuel, ne se montrera l’égale de l’industrie étrangère, parce que le régime qu’on lui impose fait obstacle à ses progrès. Changer les conditions au milieu desquelles cette industrie s’exerce, afin de lui permettre au moins de s’émanciper plus tard, tel est précisément à défaut d’une liberté immédiate, le but qui s’offre à nous, et c’est peut-être l’unique résultat auquel on peut actuellement prétendre.

Qu’est-ce pourtant que la liberté du commerce ? Bien des gens disent que c’est une utopie, et ce n’est pas même un système. Au point de vue de la société en général, la liberté du commerce n’est que le mouvement naturel, le cours régulier des transactions ; c’est l’absence de réglemens arbitraires, de mesures violentes, de restrictions injustes. Au point de vue des particuliers ; c’est le simple exercice d’un droit, droit de l’échange, droit du travail, le plus inviolable, le plus sacré de tous les droits, puisqu’il touche à notre existence. Quand même la science ne montrerait pas que l’usage régulier de ce droit précieux est la source la plus féconde du bien-être de chacun et de la prospérité de tous, la conscience humaine protesterait encore en sa faveur.

Si la liberté du commerce n’est pas un système, c’est du moins au nom d’un système, au nom d’une véritable utopie qu’on la viole. On dit aux hommes : Vous avez le droit, sans nul doute, d’employer selon vos convenances le fruit de vos labeurs, d’acheter par conséquent au plus bas prix possible les objets que vos besoins réclament. Toutefois telles marchandises utiles ou nécessaires que vous trouviez à bon marché hors du pays, nous vous forcerons à les payer plus cher au dedans. Quelquefois aussi, quoique plus rarement, nous vous défendrons de vendre le produit de votre travail à l’étranger, alors même que vous ne trouveriez pas aussi facilement ni aux mêmes conditions des acheteurs dans le pays. Par là nous vous causerons sans nul doute un double dommage. Nous restreignons en vous l’exercice d’un droit naturel, c’est vrai, droit innocent ; nous vous privons d’un avantage actuel, évident, palpable, mais c’est pour votre bien. Soyez tranquilles : en échange des avantages si clairs que nous vous faisons perdre, nous vous en assurons d’autres plus précieux. Que ces autres avantages ne soient peut-être pas aussi visibles, qu’importe ? ils n’en sont pas moins sûrs. Si vous ne les voyez pas, nous les voyons pour vous, et c’est assez.

Outre l’arbitraire d’une telle conduite sur un sujet si grave, qui ne voit ici l’esprit de système se faisant fort contre le droit ? C’est une utopie qui s’impose ; c’est un mieux imaginaire qui se substitue d’autorité à un bien présent. Aussi, quand il n’y aurait pas quelque chose de paradoxal à prétendre qu’on trouvera son avantage à payer plus cher ce que l’on consomme, on devrait encore trembler à la seule idée de ces violentes substitutions. On peut demander aussi jusqu’à quel point ce renversement de l’ordre naturel est légitime. Un pouvoir public peut-il, même avec l’autorité de la loi, mettre sa volonté arbitraire à la place des volontés inoffensives de ceux qu’il gouverne ? Peut-il, sous prétexte d’un plus grand bien qu’il imagine, étouffer en eux l’exercice d’un droit inné ? N’excède-t-il pas les bornes de son autorité légitime lorsqu’il prescrit à tous les hommes l’usage qu’ils doivent faire du fruit de leur travail, ou le mode qu’ils doivent suivre pour se procurer leur subsistance, surtout quand le mode qu’il prescrit est onéreux ? Question grave que l’on résoudra diversement, selon, la manière dont on concevra le rôle ou les attributions du pouvoir ; on comprendra toutefois que, pour être justifiées aux yeux de la raison, de telles entreprises devraient procéder au moins d’une pensée mûre. Est-ce dans de telles conditions qu’elles se présentent ?

Quand on considère l’incohérence de tous ces plans, leurs variations continuelles, les interprétations si diverses qu’ils reçoivent et les contradictions flagrantes qu’on y rencontre, on demeure convaincu que ceux qui les proposent ne savent bien ni où ils vont ni ce qu’ils veulent. Sont-ils sûrs de la rectitude de leurs vues ? prévoient-ils d’avance les résultats de leurs mesures ? Avant toutes choses, sont-ils d’accord ? Loin de là : on ne voit que confusion dans leurs idées, entraînement aveugle dans leur marche, désaccord perpétuel dans leurs volontés et dans le but qu’ils se proposent. De tant d’hommes qui professent le principe des restrictions, il n’y en a pas deux qui en entendent l’application de la même manière, il n’y en a pas un qui ne trouve beaucoup à reprendre dans le système établi. Écoutez seulement ce qu’ils en disent : le principe est bon, s’écrient-ils, il ne s’agirait que d’en modifier l’application. Tel est en général leur langage. Bien hardi serait d’ailleurs celui qui oserait approuver tout ce qui est. Or, ce langage même n’est-il pas la plus haute condamnation du principe qu’ils invoquent ? Comment comprendre qu’ils osent forcer les hommes à abdiquer leur libre arbitre au profit de ces idées discordantes, de ces systèmes en lutte ?

Certes, en considérant les choses de ce point de vue, on peut demander aux fauteurs des restrictions un compte sévère de leurs tendances et de leurs actes. Ils violent le droit, c’est évident ; ils privent la masse des consommateurs de l’avantage du bon marché, c’est plus évident encore ; ils interdisent aux particuliers des transactions profitables, des marchés avantageux, d’ailleurs inoffensifs : voilà les résultats les plus clairs de l’application de leurs doctrines. C’est bien le moins qu’ils fassent toucher au doigt les avantages qu’ils offrent en compensation de tant de pertes.

Mais les rôles sont changés. Ce n’est pas aux fabricateurs de systèmes que l’on demande compte des résultats de leurs plans ou de la rectitude de leurs doctrines, c’est aux partisans de la liberté, aux défenseurs du droit. On va chercher péniblement dans leurs écrits quelques incertitudes, quelques contradictions, quelques erreurs, et, pour peu qu’on en découvre, ce qui n’est pas bien difficile, on se croit autorisé à repousser en masse leurs prétentions Et nous aussi nous savons que les économistes ne sont pas toujours d’accord et qu’ils se trompent quelquefois, bien qu’on exagère presque toujours la portée de leurs contradictions, de leurs erreurs ; nous croyons surtout qu’ils ne signalent pas toutes les vérités utiles, et qu’il y a dans leurs théories bien des lacunes. Qu’importe, s’ils ne demandent après tout que le règne du droit, s’ils respectent le libre arbitre de l’homme et le mouvement régulier des transactions ? Leurs omissions ne tirent point à conséquence, leurs contradictions réelles ou supposées restent dans le domaine de la théorie pure, leurs erreurs même sont innocentes. En peut-on dire autant de ceux qui, avec des idées bien autrement confuses, de doctrines cent fois plus incohérentes et des plans toujours contestés, osent soumettre l’empire de leurs théories aventureuses les volontés légitimes de leurs semblables et les destinées du genre humain ?

Au fond, le débat qui s’engage est simple, et, pour l’homme même qui ignore, mais qu’un sens droit dirige, le choix à faire entre les principes en lutte n’est pas douteux. Les partisans du système restrictif regardent sans nul doute comme des rêveurs tous les sectateurs de ces écoles soi-disant socialistes que nous voyons surgir autour de nous, et traitent d’utopies leurs plans humanitaires. A leur tour, ceux-ci dédaignent les courtes vues des partisans des restrictions. Parmi ces derniers même, combien de théories divergentes ! Vingt écoles sont en présence qui toutes, armées de systèmes différens, se disputent le privilège de régenter les hommes, professant d’ailleurs les unes pour les autres un égal et souverain mépris. Au milieu de ce conflit un principe éternel se lève, un droit sacré demande sa place : c’est le principe du libre arbitre de l’homme, c’est le droit de l’échange et du travail. Qui donc ici doit triompher ? Que les fabricateurs de systèmes se réservent l’avenir, à la bonne heure, que chacun d’eux aspire à faire prévaloir ses idées, rien de mieux. On leur accordera de régler selon ces idées les destinées des hommes, soit lorsqu’ils seront tous d’accord, soit lorsque l’un d’eux aura pu convaincre tout le monde de l’infaillibilité de ses recettes. Qu’ils laissent du moins la notion élémentaire, la notion sainte du droit, se faire jour en attendant.

Vaines réclamations, protestations inutiles ! Le système restrictif existe, et il a pour lui, à défaut d’autres titres, le préjugé favorable à ce qui est. Bien plus, un grand nombre d’intérêts actuels s’y rapportent et se croient plus ou moins liés à son maintien. Dans cet état, les considérations de haute morale, de raison, de justice, ne suffisent plus pour le combattre. Les préjugés sont, hélas ! plus forts que la raison, et l’intérêt personnel, bien ou mal entendu, étouffe facilement chez les hommes ou le cri de la conscience ou le sentiment d’un droit qu’on relègue volontiers au rang des abstractions. Tant qu’un grand nombre de producteurs croiront leur intérêt personnel lié à la conservation du système en vigueur, ils s’inquièteront peu des iniquités que ce système engendre et quant aux pouvoirs publics, comment s’arrêteraient-ils devant une violation plus ou moins flagrante des libertés individuelles, quand ils trouvent dans les individus même tant de complices ? Renonçant donc à faire valoir ces considérations impuissantes de justice et de droit, c’est au nom de l’intérêt matériel qu’il faut parler. Il faut montrer que le système restrictif, violateur du droit, est en même temps destructeur de la richesse publique, en d’autres termes contraire aux intérêts qu’il prétend servir.


II.

Avant d’entrer dans l’examen de ce sujet, nous voudrions pouvoir déterminer d’une manière assez exacte le poids des charges que le système restrictif impose à la France par l’exhaussement qu’il cause, sans aucun profit pour le trésor public, dans la valeur vénale des produits. On jugerait mieux par là de la gravité du débat, qui nous occupe. Un semblable calcul a été fait en Angleterre dans cette solennelle enquête de 1840, qu’on peut considérer, sans faire tort en rien d’ailleurs aux travaux si méritans de la ligue, comme le point de départ des réformes entreprises et exécutées par sir Robert Peel depuis quatre ans. Un homme distingué, membre du board of trade, M. Deacon Hume, établissait que les seules restrictions mises à l’importation des céréales et de la viande imposaient au pays une dépense additionnelle de 900 millions de francs. En y ajoutant les charges résultant d’autres restrictions du même genre, par exemple la surtaxe établie sur les sucres étrangers, il arrivait à une somme de plus d’un milliard et demi, dont le pays, lui paraissait annuellement frustré, sans compter, disait-il, la contrainte qu’il subit dans le développement de son commerce, contrainte don l’effet, bien que moins accessible au calcul, est encore plus pernicieux. Un autre membre non moins distingué du même bureau, M Mac-Gregor, estimait que la somme de toutes ces charges artificielles excédait de beaucoup, sinon du double, le montant de l’impôt perçu par le trésor public. Ces calculs étaient d’ailleurs confirmés par le témoignage de M. Richardson Porter, chef du bureau de statistique, et par celui de M. John Bowring, qui a plusieurs fois représenté au dehors, comme agent commercial, le gouvernement anglais. En faisant un relevé semblable pour la France, nous croyons qu’on arriverait à des chiffres pour le moins égaux, peut-être même plus forts ; mais le calcul en serait plus long et plus difficile à faire, parce que ces taxes indirectes, nous ne saurions leur donner un autre nom, se répartissent en France sur un bien plus grand nombre d’objets. La plus lourde peut-être, la plus fatale surtout, est celle qui dérive du prix artificiellement élevé du fer, de la fonte et de l’acier, taxe qui ne s’élève pas actuellement, suivant un calcul modéré, à moins de 130 millions par an, si l’on tient compte d’un côté de l’aggravation de prix que le pays supporte sur la fonte, le fer et l’acier qu’il consomme, et de l’autre, du dommage qu’il éprouve dans tant de circonstances où il se prive de ces matières à cause de leur cherté. Combien d’autres du même genre, qui ressortent des restrictions mises à l’importation des produits agricoles, des produits des mines, des denrées coloniales, et même des articles manufacturés ! Le renchérissement artificiel de la houille, dont la production annuelle en France est de 38 millions de quintaux métriques, ne peut pas être estimé à moins de 30 centimes par quintal, ce qui constitue une taxe réelle de plus de 11 millions. Sur les grains qui servent à l’alimentation de l’homme, l’aggravation de prix est d’au moins 1 franc par hectolitre, soit 100 millions. Sur les laines brutes, nous l’estimons trop bas en ne la portant qu’à 50 centimes par kilogr., ce qui fait, sur une production annuelle de 40 millions de kilogr., 20 millions. Comptons seulement 14 millions sur le lin et le chanvre, à raison de 10 pour 100 sur une production annuelle évaluée à 140 millions de francs. Pour faire une estimation complète, il faudrait nommer toutes les marchandises, car il n’y en a pas une en France dont le prix ne soit artificiellement exhaussé. Contentons-nous de dire, en demeurant au-dessous des estimations de M. Mac-Gregor, que la somme de toutes ces taxes, qui vont on ne sait où, égale pour le moins le montant de l’impôt que l’état prélève à son profit ; C’est en face de cet énorme chiffre, de ce budget effrayant du système restrictif, que la question s’agite.

Dans quel intérêt, au nom de quel principe, nous pourrions dire aussi en vertu de quel droit impose-t-on à la France un tel fardeau ? Il serait peut-être difficile de répondre directement à ces questions, car l’origine du système restrictif se perd dans les profondeurs de notre histoire. Disons seulement que des sentimens d’hostilité ou d’envie contre les autres peuples ont inspiré autrefois les premiers essais de ce système à des hommes qui en ignoraient la portée, qu’ensuite des préjugés funestes l’ont étendu, et qu’aujourd’hui des erreurs déplorables, dont il est d’ailleurs l’unique source, l’entretiennent.

On a cru long-temps qu’un peuple ne pouvait s’enrichir qu’aux dépens d’un autre peuple. Partant, à ce qu’il semble, de cette idée préconçue, que la somme des productions ou des richesses répandues dans le monde est invariable et fixe, on ne voyait dans le commerce de peuple à peuple, ou même dans les relations d’homme à homme, qu’une sorte de pillage, dans lequel nul n’avait chance de se faire une part large et belle qu’en l’arrachant aux autres par la ruse ou par la force. Il ne faudrait pas remonter bien haut pour trouver encore des traces de cette idée. « C’est une chose triste à penser, a dit quelque part Voltaire, qu’une nation ne puisse s’enrichir sans qu’une autre ne perde. » Tel était, du reste, le sentiment à peut près général des hommes de son temps. De là cette lutte sourde, cette inimitié secrète qui subsistaient entre des nations diverses au sein même des travaux de la paix, et ce penchant malheureux à convertir des questions de trafic en querelles sanglantes. La science a fort heureusement dissipé ce préjugé funeste : en montrant que la richesse est le fruit du travail, elle a fait comprendre que toute acquisition de richesse, pourvu qu’elle soit loyale, est avantageuse à la fois à celui qui la possède, soit individu, soit peuple, et à celui même qui ne la possède pas, puisqu’elle fait naître au moins pour ce dernier de nouvelles occasions d’échange et de travail. Le préjugé contraire a cédé presque partout, il faut le reconnaître, devant l’évidence de ces vérités consolantes : on ne le retrouve plus guère aujourd’hui que dans les bas-fonds de la société, où il nourrit encore la haine du pauvre contre le riche, ou dans les écrits sans valeur et sans nom de quelques obscurs niveleurs ; mais, durant son règne trop long, il a engendré tout un ordre de dispositions hostiles, qui nous embarrasse et nous enchaîne encore malgré nous.

A ce préjugé décidément anti-social s’en était joint un autre, plus inoffensif en apparence, et qui pourtant ne devait pas être moins funeste : c’est que la richesse réside essentiellement dans la possession de l’or et de l’argent. De là cet acharnement que les peuples mettaient à se disputer les métaux précieux, ce soin minutieux à les retenir chacun dans son pays, cette prétention ridicule de les y attirer par toutes les voies. «  Quelle est la base du système prohibitif ? disait il y a douze ans, dans une pétition adressée aux chambres, le comité des cultivateurs de vignobles ; c’est la chimère de vendre sans acheter, problème qui reste encore à résoudre. » Combien de fausses mesures cette idée seule n’a-t-elle pas inspirées ! Restrictions à l’importation des marchandises étrangères, encouragemens à l’exportation des marchandises indigènes, prohibitions même à la sortie des espèces monnayées ; car, si ces dernières mesures sont maintenant abandonnées dans presque tous les états de l’Europe, où elles sont justement devenues la risée de tous les hommes de sens, elles y ont été long-temps en vigueur ; elles subsistent même encore dans quelques-uns, par exemple en Espagne, et ne sont pas, après tout, plus déraisonnables que tant d’autres qui forment l’essence du système restrictif. Tout cela dérive au fond de la même source et tend à la même fin. C’est l’application, avec toutes ses conséquences, du fameux principe de la balance du commerce, en vertu duquel la politique commerciale d’un état doit tendre, par des mesures restrictives adroitement combinées, à augmenter la somme du numéraire que le pays possède, ou tout au moins à la maintenir intacte. Elles ont long-temps régné, ces idées, et elles ont laissé partout des traces de leur passage. Faut-il le dire ? malgré les progrès de la raison publique, il s’en faut bien qu’elles aient entièrement disparu. Si elles n’osent plus guère se présenter comme autrefois la tête haute et s’ériger en système, elles vivent encore au fond de la pensée de tous les partisans des restrictions. Aussi les retrouve-t-on à chaque pas dans leurs discours, quelquefois déguisées, souvent obscures, toujours présentes. C’est qu’en effet le système restrictif ne peut ni se produire ni se défendre que sous leur invocation.

Nous savons aujourd’hui que les métaux précieux, l’or et l’argent, ne sont que des produits comme tous les autres, utiles sans aucun doute, mais d’une utilité relative et restreinte à certains besoins spéciaux. Nous savons encore que ces métaux se répartissent naturellement entre les peuples divers selon la mesure de leurs besoins, que c’est l’étendue seule de ces besoins qui détermine la quantité que chaque pays en possède, qu’il n’est ni utile ni possible de troubler cet ordre naturel, en attirant à soi, par des mesures artificielles, le numéraire réclamé par les besoins des autres ; qu’enfin, et par la même raison, nul pays n’est exposé, à moins de désordres intérieurs qui ferment les canaux de la circulation, à voir émigrer son propre numéraire à l’étranger.

Il est juste de dire qu’un grand nombre des partisans des restrictions ne méconnaissent plus ces vérités élémentaires. Plusieurs même les admettent tout haut. Seulement ils refusent d’en accepter les conséquences. Qu’est-ce, en effet, qui découle naturellement de ces prémisses ? Le voici : puisqu’il n’est donné à aucun peuple d’attirer à lui par son commerce le numéraire qui appartient aux autres, et dont il n’a pas lui-même l’emploi, les relations commerciales que des peuples divers entretiennent ensemble se résolvent toujours en un simple échange de produits. Dès-lors, quel danger y a-t-il pour un peuple quelconque à ouvrir aux marchandises étrangères toutes ses portes ? L’importation de ces marchandises, si étendue qu’on la suppose, provoquera toujours nécessairement une exportation équivalente de produits indigènes. Ce que l’industrie perdra d’un côté, si elle y perd quelque chose, il le gagnera inévitablement de autre, avec tout l’avantage d’une somme plus grande de relations. A d’autres égards, combien n’y gagnera-t-elle pas en fécondité et en puissance ? Mise en rapport continuel avec l’industrie étrangère, elle se perfectionnera et se fortifiera dans ce contact de tous les jours. Comme elle suivra d’ailleurs une pente plus naturelle, des directions meilleures, en ce qu’elle s’appliquera davantage aux productions qui conviennent au sol, au climat, aux aptitudes des Iopu1ations, elle en deviendra plus productive ou plus féconde. Elle procurera donc au pays une plus grande somme de travail, et partant un travail mieux rémunéré. En outre, toutes choses étant dans cet état au plus bas prix possible, chaque homme y trouvera, en sa qualité de consommateur, l’inappréciable avantage d’une existence à bon marché. Ainsi, travail plus abondant, rémunération meilleure, existence moins chère et plus facile, tels sont les résultats favorables qui sortiront à la fois de ce régime.

Voilà ce que les partisans des restrictions n’admettent pas bien qu’ils acceptent fort bien, répétons-le, les vérités générales d’où ces vérités secondaires découlent.

En tout cela, la logique des partisans des restrictions est vraiment étrange. De même qu’ils repoussent les conséquences des vérités générales qu’ils admettent, il admettent sans y prendre garde les conséquences de la théorie qu’ils repoussent. Disons la vérité : les partisans des restrictions ne consultent pas les théories ; ils s’en font gloire ; ils ne prennent pour guide que la pratique, ou ce qu’ils appellent ainsi. Il est très vrai pourtant que cette pratique les conduit, quoi qu’ils disent, à ressusciter une théorie, ou, si l’on veut, des préjugés qu’ils désavouent. Que leur apprend-elle en effet ? Qu’il faut protéger l’industrie nationale contre l’invasion des produits étrangers, que, si les barrières de la douane s’abaissaient en France, l’étranger nous inonderait aussitôt d’une masse incalculable de produits, sans que nous pussions, dans l’état présent de notre industrie ; lui renvoyez presque rien en échange. Elle leur apprend encore que dans cette hypothèse toutes les branches du travail national seraient ruinées les unes après les autres, que le pays s’épuiserait en numéraire pour solder toutes ces importations ; et qu’avec le numéraire disparaîtraient jusqu’aux moyens de renouveler les achats dans l’avenir. — Nous sommes bien trompé si du fond de tout cela on ne voit pas sortir la théorie de la balance, avec tout son cortége d’autrefois, moins peut-être l’ancienne franchise de ses allures. Qui le croirait ? ces choses-là sont dites par des hommes qui repoussent loin d’eux toute solidarité avec les sectateurs de la balance, qui désavouent cette théorie, qui s’indignent même qu’on puisse leur imputer d’y croire. Contradictions étranges et pourtant réelles ! C’est qu’après tout on a beau faire. on a beau désavouer cette théorie, ou même refuser de la connaître, le système restrictif n’a d’appui qu’en elle, et, quoi qu’on fasse, on y revient toujours.

Entrons pourtant dans la pensée de ceux que nous combattons, et puisqu’à leurs yeux la théorie n’est rien, que la pratique et les faits sont tout, suivons-les sur ce terrain. Avant tout sachons du moins comment ils entendent la pratique, et de quelle manière ils interprètent les faits.

« Considérez, disent-ils, l’état actuel de l’industrie française. Il s’y trouve à peine quelques branches, presque toutes secondaire, qui soient en mesure de soutenir, à armes égales, la concurrence des industries similaires de l’étranger. La France a une supériorité assez marquée pour les vins ; elle l’emporte encore pour certaines marchandises de luxe, les soieries fines et ouvrées, les cotonnades imprimées, les draps fins, les objets de mode, la bijouterie et les articles de Paris ; mais, pour toutes les autres productions en si grand nombre qui se disputent les marchés du monde, elle n’est pas en mesure de lutter avec les nations étrangères quant aux prix. Supposez donc qu’on abaisse toutes les barrières de la douane, l’étranger nous enverra sans aucun doute ce qu’il produit à meilleur marché que nous ; et que lui donnerons-nous en échange ? Des vins et des objets de luxe. Or, croit-on par hasard que le monde entier, maître alors de nous inonder de ses produits, consentira par cela seul à s’abreuver de nos vins, dont il n’a pas l’usage ? Un grand nombre de pays étrangers les repoussent par l’élévation de leurs tarifs, et ce serait une grande illusion de croire qu’ils se décideraient à les admettre parce que nous aurions ouvert la porte à leurs produits. Quant aux objets de luxe, ils sont par leur nature d’une consommation bornée, elle débouche en sera toujours, quoi qu’il arrive, infiniment restreint. Quelles sont donc, encore une fois, ces marchandises que nous livrerions à l’étranger en échange de celles dont il aurait inondé la France ?

« Il fait beau proclamer d’une manière générale le principe de la liberté du commerce, et, au point de vue de la théorie pure, ce principe est admirable : il flatte l’imagination, il satisfait l’esprit, il répond en même temps à ces sentimens de bienveillance universelle qui font l’honneur de notre époque ; mais, au point de vue des intérêts positifs, il ne soutient pas l’examen, ou, s’il est admissible pour ceux qui ne considèrent que le bien général de l’humanité, du moins ceux qui prennent à cœur avant tout le bien de leur pays doivent se hâter de le proscrire.

« Prenez nos industries une à une, et demandez-vous comment elles soutiendront ce régime du libre échange dont vous voulez les gratifier. A l’exception de l’industrie vinicole, qui ne prétend pas apparemment nous tenir lieu à elle seule de toutes les autres, quelle est celle qui se maintiendra droite et ferme devant la concurrence de l’étranger ? ce ne sera pas l’industrie des cotonnades, qui sauf quelques étoffes imprimées, ne peut rien livrer au même prix que l’Angleterre, et ne se soutient sur nos propre marché qu’à l’ombre d’un régime prohibitif. Ce ne sera pas non plus l’industrie des lainages, placée à peu près dans des conditions pareilles. Encore moins sera-ce l’industrie linière, qui se mourait naguère sous la protection d’un tarif modéré, et que des droits doubles ne préservent pas encore aujourd’hui de toute atteinte. Ce ne sera pas même l’industrie des soieries, qui semble à tant d’égards l’apanage particulier de la France ; car, si elle a conservé au dehors le privilège de la fourniture des étoffes ouvrées, elle est déjà, pour les étoffes unies, vaincue par les industries anglaise et suisse, dont elle ne soutiendrait pas le choc sous l’empire d’un commerce libre. Voilà donc, sous ce régime de liberté, les quatre branches principales de l’industrie des tissus mises au néant ; perte énorme, dont rien au monde ne pourrait dédommager la France. Combien d’autres branches du travail national auraient un sort pareil ! D’abord l’industrie métallurgique, qui ne se soutient qu’avec peine aujourd’hui sous l’égide d’un tarif très prometteur ; l’industrie mécanique, qui a réclamé et obtenu récemment une assez large augmentation de droits dont elle se contente à peine ; la verrerie, la cristallerie, la papeterie, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long d’énumérer. Et que dirons-nous de l’industrie agricole, qui, sauf les vins, ne produit rien en France au même prix que l’étranger ? Pour les céréales, elle est vaincue par la Russie, le Danemark, l’Allemagne du nord et tous les pays qui nous confinent au nord et au midi ; pour les soies brutes, par l’Italie et le Piémont ; pour le lin, le chanvre, les gaines oléagineuses, les résines et les bois de construction, par les états du Nord ; pour les bestiaux, les chevaux, les moutons, par l’Allemagne du midi, la Suisse, la Sardaigne et la Belgique. Toutes ces branches de l’industrie agricole suivraient donc le triste sort de nos manufactures, et que nous resterait-il pour nous dédommager de tant de pertes ? On dit bien que, si nous recevions librement de l’étranger tout ce qu’il peut livrer à meilleur marché que nous, nous lui vendrions d’autres produits en échange ; mais ces produits, où sont-ils ? Nous voyons clairement tout ce que l’étranger serait en mesure de nous fournir ; nous ne voyons pas de même ce qu’il nous serait possible de lui rendre.

« Il y aurait bien plus à dire encore sur notre navigation marchande. C’est là une industrie précieuse qui nous échapperait tout entière, et, sans parler du préjudice que nos populations maritimes en éprouveraient, la puissance même de l’état en recevrait une irréparable atteinte.

« Toute cette belle doctrine de la liberté du commerce n’est donc, en effet, qu’une théorie, bonne peut-être pour les peuples les plus avancés dans la carrière industrielle, et dont nous pouvons admettre l’application pour notre propre pays dans un avenir lointain, mais que notre situation présente repousse. Si les principes généraux la recommandent, la pratique, guide plus sûr, la condamne. Aussi n’est-elle en faveur qu’auprès des théoriciens puis, véritables rêveurs de bien public, qui, les yeux tournés sans relâche vers un ordre imaginaire n’ont pas un regard pour notre état présent. Quant aux hommes pratiques, aux industriels de toutes les classes, demandez-leur ce qu’ils en pensent. S’il en est quelques-uns qui professent les principes de liberté, ceux-là n’en demandent l’application que pour les autres et la rejettent bien loin pour eux-mêmes. Interrogez-les tour à tour. Nous savons bien que quelques négocians et armateurs de nos villes maritimes aspirent à obtenir des facilités plus grandes dans la circulation des marchandises, et on comprend sans peine ce qu’ils auraient à gagner dans l’accroissement du mouvement commercial ; mais demandez-leur s’il veulent donner l’exemple en renonçant les premiers aux droits différentiels qui protégent leur armemens. Ne suffit-il pas de savoir combien de fois ils ont protesté contre les traités de 1822 et 1826, qui les mettent sur un pied d’égalité avec les armateurs de l’Angleterre et des États-Unis ?

Les besoins de l’état, d’ailleurs, ne permettent pas qu’on reçoive en franchise les marchandises étrangères. La douane produit aujourd’hui au trésor, déduction faite de l’impôt du sel, environ 152 millions par an. L’état est-il en mesure de renoncer à un pareil revenu ? Ce n’est pas tout de se complaire dans des théories séduisantes et de s’abandonner à des sentimens de bienveillance universelle, il faut considérer aussi les besoins publics. C’est ce qu’oublient les partisans du libre échange. Renfermés dans leurs spéculations étroites, préoccupés de l’unique objet qu’ils ont en vue, ils ne tiennent pas compte des exigences de la politique qui dominent pourtant celles du commerce. Quand on supposerait donc que l’intérêt bien entendu de l’industrie et du commerce permet l’application immédiate du principe du libre échange, il faudrait encore s’y opposer au nom de l’intérêt plus élevé de la puissance publique Si ce principe doit un jour triompher, et il y a peu d’hommes qui ne l’admettent, ce ne sera que dans un avenir lointain. Ce sera quand notre industrie nationale, fortifiée par de longues épreuves, par des progrès incessans, n’en redoutera plus aucune autre, quand notre marine marchande pourra se mesurer à armes égales avec les premières marines du monde, quand l’état enfin se verra assez riche pour se passer de cette source abondante de revenu que la douane lui ouvre. »

Voilà bien toute la série des raisonnemens que l’on produit aujourd’hui à l’appui du système restrictif. Nous croyons les avoir exposés d’une manière assez fidèle et sans les affaiblir. Reste à voir comment ils se concilient avec la raison et surtout avec les faits. Il ne tiendrait qu’à nous d’y répondre par ces vérités générales de la science que nous rappelions plus haut. Nous dirions : L’hypothèse sur laquelle on s’appuie est tout simplement absurde. Admettre que le pays puisse recevoir une grande quantité de marchandises étrangères sans les payer par un équivalent en marchandises indigènes, c’est admettre l’impossible. Apparemment l’étranger ne nous enverrait pas ses marchandises pour rien. Si nous ne lui rendions pas l’équivalent en produits nationaux, il faudrait donc qu’elles lui fussent toutes payées en numéraire. C’est bien en effet ce qu’on suppose, bien qu’on ne le dise pas toujours ouvertement de peur de se reconnaître sectateur de la théorie de la balance que l’on renie. Eh bien ! admettons pour un instant cette hypothèse. Comment ne voit-on pas que si, par suite d’une exportation inusitée du numéraire, la pénurie s’en faisait sentir dans le pays, ce numéraire serait aussitôt plus recherché ? Devenu relativement plus rare, il serait par cela seul plus cher, ce qui revient à dire que la valeur de toutes les autres marchandises baisserait en proportion. Il arriverait donc de là, naurellement et sans effort, que l’étranger perdrait ses avantages sur nous. Il aurait moins à nous vendre, puisque la baisse relative qui se serait manifestée sur nos produits repousserait les siens, comme aussi, et par la même raison, il trouverait dans notre pays un plus grand nombre d’objets à sa convenance, et qu’il aurait avantage à exporter. L’exportation trouverait donc de toutes parts des alimens nouveaux, en même temps que l’importation perdrait les siens. Et si l’on nous demande quels sont les produits nationaux qui feraient l’objet de cette exportation croissante, nous pourrions nous contenter de répondre : Ceux-là mêmes que l’étranger trouve aujourd’hui trop chers pour son usage, puisqu’ils auraient tous subi une baisse de prix proportionnée à la rareté du numéraire.

Qu’on ne pense pas d’ailleurs que le phénomène dont nous parlons ici soit imaginaire ou simplement hypothétique ; il se manifeste au contraire assez souvent, bien qu’il soit en général produit par d’autres causes. Il n’est pas rare que dans un pays quelconque la pénurie de numéraire se fasse sentir, soit que la somme en ait en réalité diminué par un surcroît inusité d’exportation, soit encore, ce qui est beaucoup plus ordinaire, que par suite d’une crise financière un plus grand besoin se manifeste. Eh bien ! quelle que soit la cause de cette pénurie, le résultat ne s’en fait pas attendre ; toutes les marchandises, suivait en cela le sort des valeurs qui ont cours à la bourse, baissent de prix, et cette baisse provoque avec non moins de certitude un surcroît immédiat d’exportation. Nous en avons montré récemment un remarquable exemple, en présentant ici même[1] le tableau de notre commerce extérieur depuis quinze ans, et l’Angleterre nous en offre d’autres non moins frappans, toutes les fois que le déficit de ses récoltes provoque chez elle une importation inusitée de céréales.

Nous ne voulons pas dire pour cela que, dans le cas où la France adopterait le régime du libre échange, c’est par l’effet d’un exhaussement de la valeur du numéraire qu’elle se trouverait à même d’échanger ses produits avec l’étranger. Il y a, Dieu merci, d’autres voies plus simples par lesquelles cette condition se réaliserait. Nous disons seulement que les fluctuations possibles dans la valeur du numéraire suffiraient, à défaut même de toute autre cause, pour déterminer des ventes au dehors à la suite des achats, et maintenir par conséquent l’équilibre entre les importations et les exportations.

Ce qui est sûr, c’est que cet équilibre est, dans les échanges de peuple à peuple, une loi commune à laquelle nul n’échappe, et contre laquelle ni la supériorité acquise en industrie ni les lois de douanes ne peuvent rien. Tous les faits confirment cette donnée. N’est-il pas remarquable, par exemple, que le pays de l’Europe qui semblerait, d’après la théorie que nous combattons, avoir dû attirer à lui la plus large part du numéraire circulant, puisque son industrie domine de plus loin toutes les autres, nous voulons parler de l’Angleterre, est précisément celui qui en possède le moins ? Pourquoi cela ? Uniquement parce que sa circulation, servie par les billets de banque, n’en exige pas davantage, tant il est vrai que ce sont les besoins intérieurs qui déterminent la quantité de numéraire dans un pays, et que les conditions du commerce extérieur n’y sont pour rien. Faut-il rappeler que ce même pays ayant, de 1842 à 1845, aboli un grand nombre de prohibitions, et réduit les droits protecteurs de moitié, des deux tiers, des trois quarts sur six cent cinquante articles, vit ses importations s’accroître en peu de temps dans une proportion énorme, sans que pour cela son numéraire se soit écoulé au dehors, sans que l’état de la circulation monétaire en ait été le moins du monde altéré[2] ? Rappellerons-nous encore que, chez tous les peuples de l’Europe dont l’administration tien du mouvement du commerce extérieur, les importations et les exportations, prises sur un certain espace de temps, se balancent, et que la quantité du numéraire en circulation y demeure constante, aussi bien qu’en Angleterre et en France, quelles que soient d’ailleurs les combinaisons de leurs tarifs ? Il y a même à cet égard des faits curieux à observer. Quelques peuples repoussent d’une manière absolue les produits de certains autres peuples, auxquels ils ont pourtant la prétention de vendre les leurs, et ils y réussissent, du moins en apparence. Telle a été long-temps la conduite de l’Italie à l’égard de l’Angleterre : elle vendait à l’Angleterre une quantité considérable de matières brutes, et n’en recevait rien en échange ; pareils, ou peu s’en faut, étaient les rapports de la France avec le même pays. Croit-on pour cela que l’équilibre des échanges était détruit ? Nullement. L’Angleterre se faisait l’intermédiaire entre l’Angleterre et la France. « Des états comparatifs, fournis par la douane française à nos commissaires de commerce, MM. Villiers et Bowring, contenant les exportations entre l’Angleterre et la France, et entre la France et les Pays-Bas, jettent une grande clarté sur la balance commerciale entre ces trois nations. La valeur officielle de nos importations tirées de la France s’élevait, en 1831, à 3, 055, 616 liv. sterl. ; celle des importations en France venant de l’Angleterre à 897,197 liv. Il résulte de ces chiffres que l’excédant des exportations de la France avec l’Angleterre sur ses importations est en grande partie payé par des échanges avec les Pays-Bas[3]. » Cette situation s’est un peu modifiée dans la suite ; elle subsiste encore néanmoins dans ses termes principaux. Toujours la France paraît vendre à l’Angleterre plus de marchandises qu’elle n’en reçoit, mais aussi elle paraît recevoir de la Belgique plus qu’elle ne lui vend, et en somme les résultats se compensent, tant il est vrai qu’en dépit des tarifs, l’équilibre se rétablit toujours. Ce sont pourtant là des faits, faits généraux, il est vrai, mais qu’il est assez facile de constater. Pourquoi donc les partisans des restrictions n’en tiennent-ils pas compte ? Sera-t-il dit qu’à leurs yeux les faits particuliers ou de détail mériteront seuls quelque créance ?

Certes pour l’homme qui juge sans parti pris, ce que nous venons de dire est décisif. Cette grande invasion des produits étrangers dont on nous menace est une chimère. Quoi qu’on fasse, quelque système que l’on adopte, l’équilibre des importations et des exportations se maintiendra. Que l’importation augmente donc, tant mieux ; nous savons, à n’en pas douter, qu’elle sera suivie d’une exportation équivalente. Cela suffit pour nous faire considérer comme un bonheur sans mélange l’accroissement de nos rapports. A quoi bon, pourrions-nous dire avec la plupart des économistes, nous occuper après cela de savoir quels seront, sous ce régime nouveau, les produits que notre industrie livrera à l’étranger ? Ceux-ci ou ceux-là, peu nous importe, pourvu que nous sachions de science certaine que ces produits se trouveront et que l’exportation prévue s’effectuera. Le reste dépend d’un grand nombre de circonstances particulières, dans l’examen desquelles nous n’avons pas besoin d’entrer.

Il faut pourtant pousser notre examen plus loin, afin de montrer comment ces conclusions générales, invinciblement établies en théorie, se justifient avec non moins d’autorité dans la pratique. Aussi bien, il ne s’agit pas seulement pour nous de défendre le principe du libre échange, mais encore de dévoiler, s’il est permis de le dire, le mécanisme du système protecteur, et d’en éclairer tous les replis.


III.

Nous conviendrons d’abord, avec ceux dont nous combattons les doctrines, qu’il y a fort peu d’industries en France qui, dans la situation présente des choses, et à les considérer isolément, soient en position de résister, sans l’appui des droits protecteurs, à la concurrence étrangère. Il y a fort peu de nos produits qui puissent actuellement soutenir la comparaison pour le bas prix avec les produits similaires qu’on se procurerait au dehors. On s’exagère peut-être cette infériorité relative, et le tableau de notre commerce extérieur fait foi qu’elle n’est pas aussi générale qu’on le prétend. Avouons pourtant qu’elle est réelle, et gardons-nous de vouloir en rien l’atténuer. Voilà donc l’impression que l’on reçoit quand on considère nos industries une à une et qu’on les compare, dans leur état présent, aux industries rivales à l’étranger. En conclurons-nous qu’elles succomberaient toutes sous un régime de liberté ? Loin de là. Comment ne voit-on pas tout ce qu’il y a d’incomplet et de faux dans cette manière d’envisager les choses ? Est-ce donc que nos industries sont actuellement dans leur état normal, et croit-on que, sous l’empire du libre échange, elles resteraient ce qu’elles sont ? Le régime protecteur qui les couvre leur donne-t-il par hasard une assistance gratuite ? Ne lui impose-t-il point des charges sans nombre qui aggravent leurs frais de production, et dont la seule institution du commerce libre viendrait aussitôt les affranchir ? La faiblesse. Actuelle de toutes ces industries, si elle ne dérive pas uniquement du régime en vigueur, en est du moins singulièrement accrue, et il est évident que, sous le régime du libre échange, la lutte, puisque lutte il y a, s’engagerait pour elles dans des conditions fort différentes. Il n’y a donc rien à conclure de leur état présent. Juger de ce qui serait par ce qui est, c’est évidemment vouloir s’aveugler soi-même ; aussi n’est-il pas étonnant qu’en raisonnant ainsi on soit parvenu à mettre la pratique en désaccord avec la théorie, ou, pour mieux dire, les faits particuliers en désaccord avec les faits généraux qui les dominent.

Tout se lient, tout se lie dans le monde industriel. Toutes les industries sont dans une dépendance mutuelle, et chacune d’elles se ressent de la position qu’on a faite à toutes les autres. La raison en est simple. C’est qu’il n’y a pas une de ces industries qui n’emploie les produits de beaucoup d’autres, soit comme matières premières, soit comme instrumens de travail. Lors donc que par l’effet des lois restrictives la valeur de tous ces produits est exhaussée dans le pays d’une manière factice, chaque industrie en particulier, subissant l’influence du milieu où elle se trouve, grevée par ses matières premières et ses instrumens de travail d’une sorte d’impôt qu’elle paie à toutes les autres, se trouve incapable de lutter pour le bas prix avec les industries étrangères qui n’ont pas les mêmes charges à supporter. « La protection qu’on accorde aux mines de fer et de charbon, disait M. Édouard Baines dans sa belle histoire de l’industrie du coton, oblige à protéger les constructeurs de machines, et, en protégeant ces derniers, ont rend indispensable une protection pareille pour les manufacturiers en coton. Le système forme ainsi un grand cercle d’abus, dont toutes les parties se tiennent et doivent se soutenir ou tomber à la fois[4]. » Telle est précisément la condition de l’industrie manufacturière en France. Si elle ne sait pas produire à bas prix, c’est que les droits restrictifs établis à l’importation de toutes les marchandises, et particulièrement des matières brutes, lui font payer cher ce qu’elle consomme. Quoi de plus naturel, et comment serait-il possible qu’il en fût autrement ? Nous avons déjà montré combien le tarif français aggrave à l’intérieur le prix du charbon, de la fonte, du fer, de l’acier, du lin et du chanvre, des laines, des graines oléagineuses, toutes matières qui jouent un si grand rôle dans l’industrie ; nous pourrions montrer des résultats à peu près semblables pour le cuivre, le zinc, le bois, le cuir, la soude, la potasse et beaucoup d’autres. Est-ce avec de telles conditions qu’on peut produire à bon marche ? Notre industrie fût-elle l’égale de l’industrie étrangère, employât-elle des procédés aussi simples, aussi économique, fût-elle exercée d’ailleurs avec autant d’habileté commerciale et de talens pratiques, elles demeurerait toujours inférieure, quand au bon marché de ses produits, de toute l’aggravation de frais que le régime restrictif lui fait subir.

Cela étant, on voit combien il est téméraire de dire que, sous l’empire d’un commerce libre, pas une des branches principales de cette industrie ne resterait debout. Il est clair que la seule faculté d’opérer librement leurs achats au dehors, venant à changer les conditions au milieu desquelles nos manufacturiers ou nos fabricans travaillent, leur donnerait immédiatement une latitude de prix, une puissance de bon marché qu’ils n’ont pas. Chacun d’eux, allégé du poids des charges que le régime le régime restrictif lui impose, celui-ci pour ses matières premières, celui-là pour ses instrumens de travail, et la plupart pour toutes ces choses réunies, se verrait en position de réduire aussitôt le prix de ses propres marchandises. Qui osera dire que dans cette situation nouvelle leur infériorité présente subsisterait ?

On se fait en vérité d’étranges idées sur tout cela. On s’autorise de la cherté relative de nos produits pour demander le maintien du système restrictif, et cette cherté, on ne voit pas que c’est le système restrictif qui en est cause. On ne cesse de stimuler, de gourmander nos fabricans ; on leur crie de toutes parts : Simplifiez vos procédés, portez de l’économie dans le travail, attachez-vous aux produits et livrez-les aux mêmes prix que vos rivaux. On ne voit pas qu’on leur demande l’impossible. Produire à bon marché quand on paie cher toutes le matières que l’on consomme, rivaliser en cela avec ceux qui obtiennent les mêmes matières à très bas, c’est un problème qu’on peut bien proposer à tout hasard, quand on n’a rien de mieux à dire, mais que nulle industrie au monde n’a résolu jusqu’à présent. D’un autre côté, on promet d’affranchir le commerce le jour où l’industrie étrangère, et l’on ne voit pas qu’en maintenant l’état présent des choses, on éloigne à jamais ce jour prédit. Encore si l’on avait des procédés particuliers dont on pût s’assurer le monopole, si l’industrie française avait le don d’inventer et de réserver pour elle seule des modes de fabrication que nul autre peuple au monde ne fût en état de s’approprier, on comprendrait à la rigueur qu’elle pût racheter par l’extrême supériorité de son travail tout ou partie des désavantages de sa situation ; mais quand on considère avec quelle rapidité les procédés nouveaux qui ont quelque valeur se vulgarisent aujourd’hui, avec quelle facilité ils se transportent d’un pays à l’autre, on est bien forcé de reconnaître que la cherté des matières premières et des agens du travail est un désavantage absolu, que rien, ni dans le présent, ni dans l’avenir, se saurait compenser.

Ce serait une grande erreur de croire que c’est au milieu de circonstances pareilles que l’industrie manufacturière anglaise a conquis cette supériorité qu’on lui attribue avec raison. Pour le faire comprendre, il nous suffira de marquer nettement, et en peu de mots, l’extrême différence des deux régimes.

On a souvent invoqué en France, depuis trente ans, l’exemple et l’autorité de l’Angleterre, tantôt pour, tantôt contre le principe du libre échange, et peut-être avec aussi peu de raison des deux côtés. Le fait est que le régime anglais, si nous le considérons tel qu’il était avant les dernières réformes, par exemple en 1840, était, à tout prendre, aussi restrictif que le nôtre, mais il l’était dans de tout autres conditions. Tout système restrictif, et on l’a vu précédemment, apporte au pays qui l’adopte, avec quelques avantages particuliers, une masse plus imposante de charges ; mais ces charges peuvent, selon les objets que la douane atteint de préférence, être distribuées diversement. En France, bien qu’elles se répartissent d’une manière moins inégale qu’en Angleterre, on peut dire qu’elles tombent plus particulièrement sur l’industrie même, sur l’industrie manufacturière surtout, en ce que les objets que la douane grève de préférence sont les matières premières et les agens du travail. En Angleterre, au contraire, le système restrictif respecte les matières premières, il respecte les agens du travail, et cela dans presque toutes les voies de la production. Ce qu’il grève par-dessus tout, ce sont les denrées alimentaires, dont il a fait l’objet d’un monopole au profit de l’aristocratie terrienne. De là des résultats bien différens. Sous l’empire du système anglais (et nous parlons toujours de celui qui existait avant les dernières réformes), l’industrie n’est pas arrêtée dans sa marche ; elle y prend au contraire un magnifique essor. Loin de déprimer l’industrie, ce système y produit plutôt une surexcitation maladive, une sorte de pléthore, en cela qu’il pousse forcément vers les manufactures les capitaux et les hommes auxquels il ravit ailleurs leur emploi. Seulement les fruits que cette industrie procure sont détournés de leur destination naturelle ; la classe des travailleurs qui les produit n’en jouit pas. Plus humain que le système anglais, en ce qu’il ménage davantage les subsistances, le système français pèse, au contraire, sur l’industrie, qu’il a amoindrit et qu’il étouffe en renchérissant tous ses produits. L’industrie manufacturière surtout en est profondément affectée dans toutes ses branches, et nous dirions que c’est elle qui en souffre le plus, s’il ne fallait faire une exception particulière pour la marine marchande, que ce système écrase de tout son poids.

Faut-il des faits et des chiffres à l’appui de ces assertions ? nous sommes en mesure de les produire. Comparons les deux tarifs sur un certain nombre des principaux articles, en prenant toujours pour point de comparaison, comme on le pense bien, le tarif anglais tel qu’il était en 1840. Dans le tableau qui suit, nous séparons à dessein les matières premières et les agens du travail des objets de consommation proprement dits.


Désignation des marchandises Unités Tarif français[5] Tarif français Tarif anglais
par navires français par navires étrangers
Fer, selon les espèces et les dimensions 100 kg 15 f. à 37 f. 50 c. 16 f. 50 c. à 41,2 libre
Acier (fer carburé) selon les espèces id. 60 à 120 f. 65 f. 50 c. à 128 50 libre
Houille crue, selon les zones id. 50, 30 ou 15 c. 1 fr. et 80 c. libre (un droit à l’exportation)
Houille carbon. (coke) id. droit double droit double libre
Lin teillé et étoupes id. 5 f. 5 fr. 50 c. 0,21 c.
Chanvre teillé et étoupes id. 8 fr. 8 fr. 50 0,21 c.
Coton en laine, selon les provenances[6] id. 10, 15 et 20 fr. 25, 30 et 35 fr. 1 f. 20 et 7 f.
Laines en masse id. 20 p. 100 de la valeur 20 p. 100 ; plus 3 fr. les 100 k. 1 f. 20 c. et 7 f.
Soies grèges id. 5 et 8 f. 21 c.
Bœufs par tête 50 fr. « prohibé
Vaches id. 25 « prohibé
Veaux id. 3 « prohibé
Moutons id. 5 « prohibé
Porcs id. 12 « prohibé
Viande fraîche 100 k. 18 « prohibé
Viande salée id. 30 « 32 fr.
Blés échelle mobile sur la base de 22 fr. l’hectolitre échelle mobile sur la base de 29 fr.
Pommes de terre id. 50 c. « 5 fr.

Ainsi, en Angleterre, toutes les rigueurs du tarif sont en quelque sorte réservées pour les objets qui servent à la nourriture des hommes, tandis que les matières que l’industrie emploie sont presque toutes entièrement affranchies ou grevées seulement de faibles droits : système funeste assurément, système odieux, qui pèse durement sur la condition du peuple et qui l’affame quelquefois, mais qui laisse aux manufactures, dans la concurrence de peuple à peuple, toute la puissance qu’elles peuvent avoir. C’est ce qui explique comment, au sein d’un état social d’ailleurs si tourmenté, l’industrie anglaise a pu conquérir une position si haute. En France, au contraire, c’est sur les matières réclamées par les manufactures que retombent les plus fortes charges, à ce point que pour la plus importante de ces matières, le fer, et même quelquefois pour la houille, ce pain de l’industrie, les droits s’élèvent à plus de 100 pour 100 de la valeur[7]. Faut-il s’étonner que, dans une situation semblable, nos industries se montrent, quand au bon marché de leurs produits, généralement inférieures à leurs rivales ?

On s’exagère pourtant cette infériorité relative, et il suffit de consulter les tableaux de la douane pour s’en convaincre. Malgré tant de charges qu’elles supportent, tant de faux frais qu’elles subissent, les industries françaises du coton et de la laine ne laissent pas d’exporter annuellement des valeurs considérables, qui se sont élevées en 1844, pour la première à 108 millions, et pour la seconde à 104. sont-ce là des témoignages d’impuissance ou de faiblesse ? Ne faut-il pas y voir, au contraire, des résultats presque merveilleux ? Certes, si quelque chose doit étonner dans la situation qu’on a faite à l’industrie française, ce n’est pas que la plupart des manufactures y soient incapables de rivaliser pour les prix avec les manufactures étrangères, c’est bien plutôt qu’il s’y en trouve encore un certain nombre qui aient la puissance d’écouler au dehors et de faire accepter sur des marchés ouverts à tout le monde des masses si considérables de produits. Il est vrai que, pour le coton et la laine, la douane restitue, lors de l’exportation des marchandises ouvrées, une partie des droits qu’elle a perçus sur les matières brutes[8] ; mais, outre que ces restitutions de droits ne s’appliquent point aux agens du travail, il s’en faut bien que pour les matières premières elles soient complètes. Aussi ne s’expliquerait-on même pas le succès que ces industries obtiennent sur les marchés étrangers si l’on ne considérait que la plupart des marchandises dont notre exportation s’alimente sont des produits de luxe, qui permettent à nos fabricans de racheter à certains égards, par la perfection du travail, le désavantage nécessaire des prix.

« La manufacture de laine, dit M. Richardson Porter, chef du bureau de statistique en Angleterre, est depuis long-temps pour la France, l’une des branches d’industrie les plus importantes, et l’excellente qualité de ses draps n’a jamais été contestée ; sur toutes les places du globe. La draperie française occupe le premier rang[9]. » — « Pour les fils de laine fine peignée, dit à son tour le docteur Andrew Ure dans son bel ouvrage de la philosophie des manufactures[10], les Français ont une grande supériorité sur les Anglais, d’après ce que j’ai moi-même vu chez MM. Griolet, fabricans à Paris. Il n’ont à craindre, à l’étranger, que la concurrence des filateurs saxons ; cependant on file plus fin et mieux qu’eux en France ; ils n’arrivent qu’aux 45 et 50 avec des qualités de laines que MM. Griolet filent jusqu’au no 80. Mais pour les gros numéros, les Anglais font à meilleur marché que les Français. » Et cela se comprend sans peine, puisque les Anglais ont à meilleur marché les matières premières, dont le prix importe d’autant plus que les étoffes sont plus communes, et qu’ils obtiennent aussi à de meilleures conditions les matières accessoires, les machines et le reste. C’est ce que M. Andrew Ure reconnaît lui-même ailleurs, quand il dit : « La modération dans les prix des matières premières est, à mon avis, la seul chose qui manque à la France pour la prospérité de ses tissus de laine longue. »

La plus belle industrie manufacturière que la France possède est celle des soieries ; il faut voir quelle est, sous le régime actuel, sa condition. Elle trouve ses matières premières en abondance sur notre sol, ce qui devrait lui assurer un avantage relatif sur ses rivales ; au lieu de cela, elle les paie plus cher, parce que le système restrictif en exhausse les prix. « Les prix des meilleures soies françaises, dit le docteur Ure, sont ordinairement de 10 pour 100 au-dessus de ceux des soies italiennes de la même qualité. » Si l’industrie des soieries prend ses matières premières au dehors, ce qui est souvent nécessaire, moins heureuse en cela que l’industrie des lainages, elle acquitte un droit d’importation qu’on ne lui restitue pas à la sortie des marchandises ouvrées. Pourquoi cette différence ? C’est encore une de ces inconséquences que l’on rencontre à chaque pas dans nos tarifs. Pour ce qui regarde les instrumens de travail, cette industrie est à peu près sur le même pied que les autres, c’est-à-dire qu’elle les paie fort au-dessus de leur valeur. Malgré tant de charges, elle n’en exporte pas moins une valeur annuelle de près de 150 millions[11]. En présence de ce fait, osera-t-on dire qu’elle est inférieure à aucune autre ? N’est-ce pas là, au contraire, une preuve frappante de sa supériorité ? A bien des égards en effet, cette supériorité n’est pas douteuse, et l’on peut dire sans hésiter que, pour la perfection du travail, l’industrie française des soieries n’a pas de rivale dans le monde. Elle a beau faire cependant : pour les étoffes unies, ou la cherté de la matière première et l’élévation relative de tous les frais de production ne peuvent être balancées par aucun autre avantage, elle est vaincue et elle doit l’être ; il n’y a pas de supériorité qui tienne contre de semblables conditions. Aussi cette grande industrie, une des merveilles de la France, et qui pourrait en être une des principales richesses, que tant d’hommes de génie et tant d’habiles artiste ont concouru à élever, qui s’est perfectionnée depuis deux siècles aux mains d’une population intelligente dans laquelle le sentiment de l’art est traditionnel, cette grande industrie se traîne, frappée au cœur par un régime désastreux. L’industrie étrangère lui enlève successivement tous ses débouchés. « A Zurich, où la soie torse est importée sans droit, dit encore le docteur Ure, il n’y avait, en 1792, que mille métiers à tisser ; à présent (1836) il y en a douze mille. » Un progrès semblable s’est manifesté en Angleterre, où, selon le même auteur, dont le dire a été confirmé en cela par l’enquête de 1830[12], la soie crue est généralement à meilleur marché même qu’en Italie. Et tous ces progrès des industries étrangères s’accomplissent pendant que la nôtre, si puissante et si belle, demeure confinée dans ses anciennes positions. Si elle ne décline pas, elle demeure stationnaire, malgré l’accroissement de la consommation qui s’est manifesté d’une manière si extraordinaire depuis trente ans. Il est certain d’ailleurs qu’elle ne se soutient plus au dehors que par la vente des étoffes riches, les seules où il lui soit possible de neutraliser tous les désavantages de sa position par l’ascendant supérieur de l’art et du goût.

Qu’on ne dise donc pas que toutes ces industries ne vivent en France qu’en vertu de la protection qu’on leur accorde. Elles souffrent du régime présent beaucoup plus qu’elles n’en profitent. Le système restrictif leur assure le marché national, c’est vrai, mais à quel prix ? Il leur vend sa protection beaucoup plus qu’il ne la donne, et il la vend sûrement trop cher ; Ne voit-on pas que ce sont les restrictions même qui par les charges quelles imposent aux manufactures, leur rendent la protection nécessaire, et qu’on tourne ici dans un cercle vicieux ? Vienne une liberté générale des échanges, qui, en supprimant le privilège dont ces industries jouissent, les débarrasse en même temps de toutes ces charges, loin d’y perdre, elles y gagneront doublement, d’abord en ce que le marché national s’agrandira sous l’influence du bas prix, ensuite en ce qu’elles étendront beaucoup plus loin leurs débouchés au dehors. Que l’étranger vienne alors leur faire concurrence sur notre marché, et y prendre même une certaine place, ce qui n’est point un mal, elles soutiendront du moins cette concurrence à des conditions égales pour les produits communs, et avec toute la supériorité qu’elles ont acquise pour les produits de luxe.

Nous ne suivrons pas l’application de ces vérités pour toutes nos industries ; il nous suffit de l’avoir fait pour quelques-unes des plus importantes. Au fond, la situation est toujours la même : elle revient à ceci : privilège acquis sur le marché national au prix de lourdes charges qui interdisent toute concurrence avec l’étranger. On remarque pourtant des différences notables dans l’application, soit en ce que le privilège du marché national n’est pas réservé avec la même rigueur à toutes les branches du travail, soit encore en ce que le poids des charges qu’elles supportent varie sensiblement. Quelques-unes sont relativement peu grevées, et ce ne sont pas celles qu’à d’autres égards nos tarifs favorisent le moins. D’autres portent, au contraire, un poids plus lourd, et jouissent avec cela d’un privilège moindre, tant il est vrai que tout est confusion dans le système, et que c’est encore plus le hasard des circonstances que la volonté arbitraire des hommes qui en a dicté les lois. En général, ce sont les industries les plus nationales qui souffrent le plus, par la raison fort simple que les conditions onéreuses du système restrictif les atteignent sur un plus grand nombre de points. C’est ainsi que l’industrie linière et celle des soieries, dont la matière première est produite sur notre sol, supportent sur cette matière une aggravation de prix dont l’industrie du coton, qui se sert de matières exotiques, est exempte, puisqu’on lui restitue ou qu’on croit lui restituer la totalité des droits perçus : ce qui n’empêche pas que le marché national ne soit garanti à cette dernière par une prohibition absolue, tandis que les deux autres ne sont mises à couvert de la concurrence étrangère que par des droits relativement très modérés. Nous n’insisterons pas sur ces inconséquences de détail, si extraordinaires qu’elles soient, parce qu’elles disparaissent dans les vices de l’ensemble. Il nous est impossible toutefois de ne pas mentionner d’une manière particulière une industrie importante, plus mal partagé cet égard qu’aucune autre, et qui eût mérité cependant quelques faveurs particulières, en raison des services politiques qu’elle rend : nous voulons parler de la marine marchande.

Tel est le sort actuel de notre marine marchande ; que les conditions onéreuses du système restrictif retombent sur elle de tout leur poids, tandis qu’elle ne jouit que dans une très faible mesure des privilèges plus ou moins étroits que ce régime confère. Considérez, en effet, sa position. Nulle autre n’est grevée de plus de charges. Grace au régime restrictif qui l’enveloppe pour ainsi dire de toutes parts, elle paie à des prix exorbitans, à des prix de monopole, le bois dont elle construit ses vaisseaux, le fer qu’elle y emploie, le cuivre dont elle les double, le goudron dont elle les enduit, le chanvre avec lequel elle les calfate, les câbles, les cordes, les cordages dont elle les garnit, les mâts dont elle les surmonte et les voiles qui pendent à ces mâts ; puis les vivres et les approvisionnemens des équipages, l’habillement des hommes, et bien d’autres choses encore qu’il serait trop long d’énumérer ; sans parler des navigations spéciales, telles que la pêche où ces charges sont encore aggravées de celles qui pèsent sur tous les instrumens. On a constaté dans l’enquête de 1824, publiée seulement en 1840, que la construction d’un navire coûtait 50 pour 100 de plus en France qu’en Sardaigne. La comparaison avec un grand nombre d’autres pays ferait ressortir des différences semblables. Et ce n’est pas seulement dans la dépense une vois faite de la construction d’un navire que cette différence se manifeste, c’est encore dans l’entretien, dans les réparations, qui se renouvellent à peu près à chaque voyage, et dans l’exploitation. À force d’accabler de charges artificielles, on a rendu notre marine marchande la plus chère de toute l’Europe, nous pourrions dire, du monde entier. Aussi ne peut-elle soutenir la concurrence avec aucune autre ; et se voit-elle délaissée par nos propres expéditeurs toutes les fois qu’il est permis à ces derniers de choisir. Voilà ce qu’elle doit au régime restrictif ; car, bien qu’on puisse signaler encore quelques autres causes de sa cherté, celles que nous venons de dire sont de beaucoup les plus sérieuses. Eh bien ! en compensation de ces désavantages si grands, quels sont les privilèges que ce système lui assure ?

Il n’y a malheureusement pas pour la marine, comme pour beaucoup d’autres industries, de marché national à réserver. Du moins ce marché se réduit-il à peu de chose. C’est d’abord la navigation d’un port français à l’autre, en d’autres termes le cabotage, toujours borné de sa nature, et auquel les routes intérieures, qui se multiplient et se perfectionnent chaque jour, font une concurrence de plus en plus active. C’est, en outre, la navigation presque insignifiante qui se fait avec quelques colonies chétives, sauvées du grand naufrage de nos possessions lointaines. Voilà tout ce que le régime restrictif peut garantir à nos armateurs. Si on y ajoute la pêche, que le privilège ne suffit même pas à maintenir, et qui ne se soutient qu’à grand renfort de primes[13], on aura le résumé des avantages dont notre marine jouit. Partout ailleurs en effet, c’est-à-dire toutes les fois que la navigation a lieu d’un port français à un port étranger, la loi protectrice, quelque forme qu’elle revête, est impuissante. On parle des droits différentiels. Est-ce que par hasard les peuples étrangers ignorent l’usage de ces mêmes droits ? Est-ce qu’il se font faute, quand leurs navires en sont grevés dans nos ports, de les établir par représailles contre les nôtres ? Et à quoi sert-il à nos armateurs qu’on leur assure un avantage d’un côté, s’ils doivent inévitab1enent le perdre de l’autre ? Dans la navigation de peuple à peuple, les droits différentiels sont une chimère. L’Angleterre a pu trouver autrefois un moyen efficace d’assurer la préférence à sa marine, alors qu’elle en avait seule le bénéfice, et que les autres peuples inattentifs sur ce sujet ne songeaient pas encore à suivre son exemple. Aujourd’hui que ce moyen est connu et pratiqué partout, il a perdu sa valeur. Aussi l’Angleterre même a-t-elle renoncé, depuis vingt ans, à en faire usage, au moins en ce qui concerne le corps des navires. Il y a vingt ans environ que M. Huskisson proclamait au sein de la chambre des communes que le brevet d’invention que l’Angleterre s’était donné à cet égard était expiré, et qu’il fallait, bon gré, mal gré, rentrer dans la loi commune. Eh bien ! ce brevet, auquel l’Angleterre a renoncé forcément, ne serait-il pas puéril de croire que la France puisse le faire revivre à son profit ? Veut-on savoir où mène l’usage de ces droits différentiels ? Il empêche souvent les navires allant d’un pays à l’autre d’effectuer des retours, ou bien il force les marchandises à faire un circuit pour nous arriver par terre, au grand détriment de nos villes maritimes, auxquelles ce commerce échappe, et des producteurs, dont ces détours aggravent les frais. En voici un exemple. On a vu, dans le tableau qui précède, que les laines brutes paient, à l’importation, outre le droit général de 20 pour 100 de la valeur, une surtaxe de 3 francs par cent kil., quand elles sont importées par navires étrangers. Qu’arrive-t-il ? les importateurs de laine anglaises, plutôt que de se servir de nos navires, font prendre à leur marchandise la voie de la Belgique pour échapper au droit, en sorte que ces laines, au lieu de nous arriver par les ports français d’Ostende ou d’Anvers[14]. Si les droits différentiels peuvent nous servir à quelque chose, c’est uniquement vis-à-vis des nations qui n’ont pas encore de marine, en ce sens qu’ils empêchent les pavillons tiers de faire l’office de facteurs entre ces nations et nous. Malheureusement les pays qui n’ont pas de marine n’ont guère de commerce : aussi l’avantage qui en résulte n’est pas grand. Il est donc vrai que le système restrictif n’assure à notre marine, pour tout dédommagement des faux frais dont il l’accable, que le cabotage, la navigation et la pêche, maigres et chétives ressources qui suffisent à peine pour lui conserver un reste de vie. Pour tout le reste, c’est-à-dire pour la navigation internationale la seule qui soit réellement large et féconde, il la laisse aux prises avec la concurrence étrangère, après l’avoir rendue incapable d’en soutenir le poids.

Et l’on ose dire après cela que c’est le système protecteur qui sauve notre marine ! Disons plutôt qu’il la ruine et qu’il la tue. Le fait de la décadence de notre marine marchande n’est malheureusement que trop certain, nous l’avons constaté ici même par des chiffres officiels dans notre travail sur le commerce extérieur de la France. Pour compléter ces renseignemens, nous pouvons ajouter que la marine des États-Unis, dont la population est moitié moindre que celle de la France, est de trois fois et demie plus forte ; et que celle de l’Angleterre égale a peu près six fois la nôtre[15]. Bien des fois d’ailleurs ces faits affligeans ont été signalés du haut de la tribune, et tous les ans des plaintes s’élèvent On va même plus loin, et depuis longues années déjà on s’occupe à rechercher la cause du mal, afin d’y appliquer un remède bien nécessaire. Malheureusement dans ses recherches toujours vaines il semble qu’on ferme volontairement les yeux à la lumière et qu’on se refuse à reconnaître des vérités importunes dont on se trouverait ensuite embarrassé. Autrement, on ne chercherait pas si long-temps en vain.

Ainsi tombent une à une toutes les assertions des protectionistes, ainsi s’évanouissent tous les fantômes qu’ils évoquent. Cette infériorité de notre industrie, dont ils s’autorisent, est leur ouvrage Elle s’effacerait presque aussitôt sous un régime de liberté. Une chose est vraie pourtant dans leurs allégations, c’est que toute industrie particulière qu’on exposerait seule à la concurrence étrangère succomberait. Comment se soutiendrait-elle, en effet, dans une position semblable, lorsque, le monopole étant autour d’elle la loi commune, elle paierait tout plus cher que l’étranger ? Aussi, faut-il considérer comme dérisoire ce langage que les protectionistes tiennent à quelques-uns de nos industriels, par exemple aux armateurs : « Vous demandez la liberté du commerce ; voulez-vous en faire l’essai pour vous-même en renonçant aux droits différentiels qui protègent vos armemens ? » Évidemment une telle proposition n’est pas sérieuse. Quoi ! vous voulez que nous allions lutter corps à corps avec les armateurs étrangers, quand de toutes parts vous nous chargez de chaînes ! Si faible et si fragile que soit l’appui des droits différentiels, nous y tenons, parce que, dans la navigation internationale, c’est encore, après tout, le seul abri qui nous reste. Oui, nous voulons la liberté, mais à condition qu’elle sera générale. Nous acceptons la concurrence avec les armateurs étrangers, mais à condition que nous serons d’abord dégrevés de toutes les charges artificielles que nous supportons, à condition que nous aurons aux mêmes prix qu’eux, aux prix du commerce libre, tous les objets que nous employons, le bois, le fer, le cuivre, le chanvre, le goudron, les cordages, la toilerie et le reste. Rien de plus juste au fond que ces réserves. Certes, la liberté du commerce est salutaire et bonne ; elle ne l’est pas seulement pour les consommateurs dont les intérêts sont pourtant respectables, elle l’est encore pour la grande masse des producteurs ; mais cette même liberté peut et doit devenir funeste à toute industrie particulière à laquelle on l’appliquera par exception.

Ce n’est pas d’ailleurs aux seuls protectionistes que cette observation s’adresse. Pour avoir méconnu cette vérité, les partisans du libre échange n’ont que trop souvent compromis la cause qu’ils voulaient défendre. Poursuivant sans cesse des applications particulières de leur principe, ils en ont fait une sorte d’épouvantail, une menace incessante de ruine pour toutes les branches du travail auxquelles ils entendaient l’appliquer. Sans égard pour cette dépendance mutuelle des industries nationales ni pour les charges que le régime actuel leur impose, ils se sont attaqué tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là, pour la livrer en quelque sorte désarmée à une concurrence mortelle : politique étroite et fausse qui ne pouvait manquer, si elle eût été suivie, de conduire le pays, par une suite de désastres particuliers, au dégoût prochain de toute innovation. « Pourquoi, disait en 1836 M. de Saint-Cricq[16], faire entendre à tous les industriels de France ces paroles : Nous ne vous dirons pas, comme on vous l’a dit à tort dans l’enquête : Quels sont vos prix de revient, et combien vous faut-il pour protéger vos produits contre la concurrence étrangère ? Nous vous dirons : Combien vous faut-il de temps pour détourner vos capitaux des voies de la protection où ils sont engagés et les porter dans celles de la liberté qui vont s’ouvrir. » C’était, comme le dit fort bien M. de Saint-Cricq, menacer la plupart de nos industries d’une subversion prochaine. Cette menace, d’ailleurs, outre ce qu’elle avait d’impolitique, montrait une intelligence fort incomplète de notre situation présente. Certes, les partisans des restrictions, directeurs de l’enquête dont il s’agit, n’étaient pas dans le vrai lorsqu’ils se bornaient à demander aux industriels qui comparaissaient devant eux quelle somme de protection leur était nécessaire : ils auraient mieux fait, assurément, de leur demander par quelles mesures générales, par quels allégemens de charges il était possible de remédier à ces infériorité qu’ils accusaient[17], et c’est alors que ces enquêtes, presque toujours insignifiantes, auraient pu conduire à quelques résultats utiles ; mais les partisans de la liberté n’étaient pas moins qu’eux dans le faux lorsqu’ils condamnaient à périr toute industrie incapable de vendre. Actuellement ses produits au même prix que l’étranger, car enfin la plupart des industries françaises étaient alors et sont encore dans ce cas. C’était donc à dire qu’elles périraient toutes, sauf une ou deux qui survivraient seules à ce grand naufrage. Quelles armes un tel langage ne donnait-il pas aux ennemis de la liberté ! « Et s’il venait à être établi, disait encore M. de Saint-Cricq, que parmi les objets de grande consommation soit intérieure, soit extérieure, les vins et les soieries soient les seuls qui accomplissent chez nous cette condition (de se vendre au même prix que les produits étrangers), ce sera vers la culture de la vigne et la fabrication des soieries que devront se diriger tous les capitaux, toutes les intelligences, toutes les forces productives du pays ! » Réponse juste et qui sera d’ailleurs irréfutable tant qu’on n’aura pas égard aux vérités générales que nous venons l’exposer.

Certes, si la liberté du commerce venait à prévaloir en France, quelques-unes de nos industries périraient. Ce sont celles qui n’ont pas dans une sorte de privilège naturel, à d’autres peuples ou à d’autres climats ; mais ces industries sont en petit nombre, on pourrait compter celles qui sont menacées d’un sort pareil, et le pays ne pourrait d’ailleurs que s’applaudir de leur disparition. Pour les autres, elles se relèveraient presque toutes plus vigoureuses et plus fécondes, parce qu’elles puiseraient dans un affranchissement général les forces vives dont elles sentent l’impérieux besoin. Tel serait en particulier le sort de l’industrie manufacturière proprement dite. S’il est un pays au monde qui soit favorable au développement spontané des manufactures, c’est assurément la France, ce qui ne veut pas dire toutefois que l’Angleterre ne puisse les établir avec un égal succès. L’état avancé des sciences dans notre pays, l’aptitude remarquable des populations pour tout ce qui est, à un degré quelconque, une œuvre d’art, la densité même de ces populations, enfin la douceur de nos lois civiles ou politiques et l’esprit d’émulation qu’elles entretiennent avec l’égalité, ce sont là autant de circonstances favorables à la prospérité des manufactures, et que nul obstacle physique ne viendrait d’ailleurs contrarier. Si l’on nous parle de la cherté du fer, nous dirons hautement que cette cherté est toute factice, et qu’elle cesserait presque immédiatement sous un régime de liberté. Quand à la cherté du charbon, qui semble tenir à des causes plus durables, elle s’atténuerait à ce point qu’il deviendrait facile de la compenser d’ailleurs. Et comment douterait-on de ce résultat, quand on voit qu’aujourd’hui même nos industriels parviennent à neutraliser, par rapport à la masse des produits qu’ils exportent, tant de désavantages réunis ? Il n’y a donc qu’un seul obstacle sérieux à la prospérité de nos manufactures : c’est l’existence de ce même régime restrictif qu’on prétend nécessaire à leur salut.

Au fond, le procédé du système restrictif, tel qu’on l’applique en France, est assez simple. Il consiste, comme en l’a vu, à favoriser tour à tour chaque industrie particulière aux dépens de la masse : de là résultent à la fois des privilèges et des charges, privilèges particuliers, charges générales ou communes C’est une sorte de cercle vicieux. Certes, s’il était possible de faire pour chacun la balance exacte des bénéfices et des charges qui forment son partage, on trouverait qu’en général le poids de ces dernières l’emporte de beaucoup ; car enfin toute cette combinaison artificielle entraîne un mauvais emploi du capital et du travail de la nation, ce qui implique une destruction de la fortune publique. Malheureusement la plupart des industriels, touchés des privilèges particuliers dont ils jouissent et dont ils mesurent facilement l’étendue, oublient les sacrifices au prix desquels il les achètent. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’une fois engagé dans ce cercle fatal il devient difficile d’en sortir sans déterminer quelques désastres. Du moins est-il vrai que, pour en sortir sans violentes perturbations, il faut se garder de vouloir, comme on l’a fait trop souvent, opérer la réforme en s’attaquant tour à tour à chaque industrie isolément, et qu’il faut, au contraire, procéder par des mesures d’ensemble qui tendent à dégrever à la fois tout un ordre de produits. Il est certain pourtant que, par des raisons particulières, si l’on veut que le retour à la liberté s’effectue sans trouble, c’est par les produits agricoles, au nombre desquels nous comptons les produits des mines, qu’il faudra commencer.


CHARLES COQUELIN

  1. Du commerce extérieur de la France - Revue des Deux Mondes, livraison du 15 mars 1846.
  2. Voyez Codben et la ligne, par M. Frédéric Bastiat. — Introduction.
  3. Philosophie des Manufactures, par Andrew Ure.
  4. History of the cotthon manufacture in Great Britain, by Edward Baines.
  5. A tous les chiffres portés dans les deux colonnes du tarif français, il faut ajouter le décime pour franc.
  6. Le tarif pour l’importation en France du coton en laine est réglé comme suit : 5 fr. Les 100 kil. pour les cotons venant des colonies françaises ; 15 fr. par navires français et 25 fr. Par navires étrangers pour ceux qui viennent de Turquie ou d’Égypte ; 10 et 35 fr. pour ceux qui viennent de l’Inde ; 20 et 35 fr. des autres pays hors d’Europe, et enfin 30 et 35 fr. des entrepôts. On pourrait croire, d’après cela, que la moyenne du droit n’est pas même de 20 fr. ; mais les quantités de coton que nous envoient nos colonies sont tout-à-fait satisfaisantes. Sur 58,892,094 kil. que nous avons reçus en 1844 pour notre propre consommation, l’Égypte et la Turquie ensemble ne nous en ont envoyé que 2,636,867 kil. ; le reste nous est venu presque en totalité de l’Amérique, classée parmi ces autres pays hors d’Europe dont les importations sont sujettes aux plus forts droits : savoir, des États-Unis, 54,248,522 kil. ; du Brésil, 718,335 kil. ; du Chili et du Pérou, 807,485 kil. En divisant le chiffre de la recette de la douane en 1844 12,700,000 ; par le nombre des quintaux métriques importés (580,000), on trouve, comme moyenne du droit perçu, environ 22 fr. les 100 kil.
  7. La moyenne du droit perçu sur les fers ne peut pas être établie au-dessous de 20 l. ; c’est exactement le prix du fer en barres en Angleterre. (Voyez les documens fournis par M. Le ministre du commerce aux conseils-généraux dans leur dernière session.) En ce qui concerne la houille, les plus forts droits, savoir : 50 c. par navires français et 1 fr. par navires étrangers, sont établis sur cette partie du littoral qui regarde l’Angleterre, depuis Dunkerque jusqu’aux Sables-d’Olonne, c’est-à-dire précisément là où l’importation devrait être la plus considérable ; et, comme cette importation est le plus souvent faite par navire anglais, on applique le droit de 1 fr. par hectolitre, droit qui excède la valeur primitive de la marchandise.
  8. Tout ce système de primes ou de restitutions de droits nous paraît affreusement mal ordonné, quoiqu’il le fût encore plus mal en 1830, époque où il menaçait d’absorber la totalité du revenu ; mais ce n’est pas ici le lieu d’en discuter les conditions, car, si nous voulions signaler tous les vices particuliers que renferme notre système restrictif, nous n’en finirions pas. Quelques mots seulement. Pour les cotonnades, le montant des primes payées en 1844 ne s’est élevé qu’à la somme assez insignifiante de 992,660 fr. ; ce qui n’est pas même 1 pour 100 de la valeur, tandis que pour les lainages il a été payé 4,781,264 fr., différence d’autant plus extraordinaire que dans cette même année 1844, il a été importé en coton brut ou du pays, une valeur de 104 millions, alors que l’importation des laines tant en masse que peignées, ne s’est élevée qu’à 48,000,000 de fr. On peut bien expliquer cette différence, mais il serait difficile de la justifier. Il serait également difficile d’expliquer pourquoi, le droit perçu sur les laines étant restitué à la sortie des marchandises ouvrées, on n’en fait pas autant pour les toiles de lin ou de chanvre. Pour les cotonnades, la laine se règle d’après le poids c’est 25fr. pour 100 kil. : d’où il suit que ce sont les tissus les plus fins et les plus chers qui y participent le moins. Il nous serait facile de montrer que si ce chiffre de 25 fr. représente assez exactement la moyenne de ce que le trésor a perçu sur les cotons bruts, il ne représente que tout au plus les deux tiers de ce que l’industrie a payé. Pour les lainages, la prime se règle d’après la valeur, savoir : 9 pour 100 de la valeur en fabrique. De plus, cette prime de 9 pour 100 n’est payée que sur les étoffes dont la valeur excède 4 fr. 50 c. au kil. C’est exactement le contraire du principe adopté pour les cotonnades.
  9. Progrès de la Grande-Bretagne, traduction de M. Chemin-Dupontès.
  10. Philosophie des Manufactures, ou Economie industrielle de la fabrication du coton, de la laine, du lin et de la soie, par Andrew Ure.
  11. 144 millions en 1844. Cette même exportation s’était élevée à 162 millions en 1841. Elle était déjà de 160 millions en 1833.
  12. M. J.-B. Heath, Select Committee on Silk trade, 1832.
  13. La somme totale des primes payées en 1844 pour les pêches maritimes (morues, baleines et cachalots) s’est élevée à 4,000,000 de francs.
  14. Il est vrai que la loi porte que la même surtaxe de 3 francs sera appliquée aux laines brutes importées par terre, lorsqu’elles viendront de pays non limitrophes, d’où il suit que les laines anglaises venues par la Belgique en transit n’échapperaient point au droit ; mais on se garde bien d’adopter la voie du transit. Comme les laines ne paient à l’entrée en Belgique qu’un droit insignifiant, on acquitte ce droit, et on déclare la marchandise en consommation. Elle est dès-lors naturalisée belge, et expédiée comme telle pour la France.
  15. Année 1843 : France, tonnage : 590,077 ; États-Unis, 2,158,603 ; Angleterre, 3,588,387.
    Les renseignemens officiels pour l’Angleterre et les États-Unis ne vont pas au-delà de l’année 1843. (Voyez les documens fournis par M. le ministre du commerce aux conseils-généraux de l’agriculture, des manufactures et du commerce, dans leur dernière session.)
  16. Discours prononcé à la chambre des pairs.
  17. La plupart des enquêtes françaises n’ont guère eu d’autre sens ou d’autre direction que celle qu’on vient de voir. Les partisans des restrictions disaient aux industriels : Quelle protection vous faut-il ? Les partisans du libre échange leur disaient au contraire : Puisque vous ne pouvez pas vous soutenir sans protection, votre industrie est mauvaise, il faut l’abandonner. On en a vu encore un exemple assez récent en ce qui concerne l’industrie linière. Et voilà pourquoi la plupart de ces enquêtes ont été stériles. En Angleterre, au contraire, on disait aux industriels : Que faudrait-il pour vous donner la force qui vous manque ? Ils répondaient : Affranchissez les matières premières ou les agens du travail. Et voilà pourquoi la plupart de ces enquêtes ont été fécondes ; voilà comment elles ont conduit l’Angleterre pas à pas vers la liberté. Elles l’y auraient conduite beaucoup plus tôt, si les derniers et puissans débris du système restrictif n’avaient pas été si opiniâtrement défendus par l’aristocratie terrienne, particulièrement intéressée à leur conservation.