La Liberté des banques d’émission et le taux de l’intérêt

La Liberté des banques d’émission et le taux de l’intérêt
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 75-98).
LA LIBERTE
DES BANQUES D'EMISSION
ET
LE TAUX DE L'INTERET

I. Réorganisation du Système des Banques, in-8o. — II. La Banque de France et les Crises monétaires, in-8o. — III. L’Escompte fixe et invariable à 2 pour 100, par M. A. Boutarel.

Il y a en France des questions qui ne sont jamais résolues. On a beau, lorsqu’elles se présentent, les livrer à une discussion sérieuse, épuiser de part et d’autre les argumens : rien ne change au fond, les questions disparaissent, si les circonstances se modifient ; mais à la première occasion on les voit reparaître avec tout leur cortège de préjugés et d’erreurs, comme si elles, n’avaient jamais été discutées. La question de l’élévation du taux de l’escompte par la Banque de France est de ce nombre. Chaque année, lorsque, pour une raison ou pour une autre, des besoins d’argent se manifestent et que la Banque, pour défendre son encaisse, se croit obligée de recourir à l’élévation du taux de l’escompte, immédiatement on conteste l’utilité de cette mesure ; on dit que la Banque abuse de son monopole, que les dangers contre lesquels elle se défend sont chimériques, et qu’il n’y a de dangers que ceux qu’elle crée elle-même par sa précipitation à prendre des mesures excessives. Tel est le thème que l’on voit se renouveler invariablement lorsque la situation devient difficile, et comme cette situation se représente à peu près chaque année, vers le mois d’octobre ou de novembre, avec des différences de gravité dans les embarras qu’elle amène, chaque année on voit remettre en question le point de savoir si la Banque ne pourrait pas aviser aux besoins d’argent autrement qu’en élevant le taux de son escompte. En 1863, la discussion a été plus vive que jamais à cause d’un incident dont nous devons dire un mot.

Lors de l’annexion de la Savoie et du comté de Nice à la France, après la guerre d’Italie, il fut stipulé tout naturellement que les droits existans dans les pays annexés seraient respectés, et qu’ils s’exerceraient en France comme ils s’exerçaient auparavant en Piémont. Or il y avait à Annecy, créée depuis quelques années, la Banque de Savoie, qui avait, entre autres privilèges, celui d’émettre des billets au porteur avec faculté d’établir des succursales en Piémont. Que devenait ce privilège le lendemain de l’annexion ? En France, nous vivons sous le régime du monopole en fait d’émission des billets au porteur ; depuis 1848, il n’y a plus qu’une seule banque qui ait le droit d’en émettre : c’est la Banque de France ; par conséquent le droit qu’avait la Banque de Savoie allait se trouver en compétition avec le privilège de la Banque de France. On a fait beaucoup de bruit autour de cette question ; on a invoqué les idées de droit et les principes économiques. Nous n’avons pas à nous occuper des idées de droit ; mais puisqu’au point de vue économique on a invoqué le principe de la liberté des banques, et cherché à démontrer qu’il était utile pour la modération du taux de l’intérêt qu’il y eût dans un pays plusieurs banques pouvant émettre des billets au porteur, que tout récemment encore cette théorie a été affirmée de la façon la plus doctorale dans un écrit intitulé Réorganisation du système des banques, publié avec grand fracas et attribué à une de nos célébrités financières, nous croyons utile d’examiner la question.

Certes nous sommes grand partisan de la liberté en toutes choses ; outre qu’elle est de droit commun et qu’il ne faut y déroger que par les considérations les plus puissantes, nous savons ce qu’elle vaut pour rendre les nations riches et fortes : ce n’est donc pas nous qui conseillerons jamais à l’état de s’ingérer là où il n’a que faire, et de constituer dés monopoles là où l’action de la libre concurrence peut rendre les mêmes services. Cependant on est obligé de reconnaître que, même dans les sociétés les plus libres, il y a, en dehors de l’administration proprement dite, des services qui incombent à l’état, ou qui doivent être accomplis en son nom avec un monopole : ce sont ceux qui ont un caractère public. Partout on a reconnu que l’état devait être chargé du transport des lettres et des dépêches, et on n’a jamais eu l’idée de lui disputer ce service au nom de la liberté ; on ne lui dispute pas davantage le droit d’exploiter lui-même ou de faire exploiter en son nom avec un monopole les chemins de fer, les canaux, etc. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit là de grands services publics qui doivent s’accomplir avec ordre et régularité, et sous la foi d’une grande responsabilité, comme l’est celle de l’état ; on sent que, si on y introduisait la concurrence, le service n’y gagnerait pas, ou plutôt qu’il en souffrirait. Ce qui est vrai du monopole pour le transport des lettres et des dépêches, pour l’exploitation des chemins de fer, l’est également et a fortiori pour la fabrication de la monnaie. Tout le monde reconnaît que l’état seul a le droit de battre monnaie, c’est-à-dire de mettre dans la circulation des pièces d’or, d’argent ou de cuivre, après les avoir revêtues de son empreinte et en leur attribuant une valeur déterminée. Et pourquoi cette fonction est-elle réservée exclusivement à l’état ? Des compagnies, des associations particulières auraient bien pu, comme lui, mettre une empreinte sur une pièce de métal, lui donner la garantie d’un certain poids et d’un certain titre et la répandre dans la circulation à leurs risques et périls : il est même probable qu’elles auraient pu le faire à meilleur marché, c’est-à-dire avec un droit moindre pour les frais de monnayage ; pourquoi nulle part n’a-t-on voulu de cette concurrence et a-t-on laissé à l’état le monopole de la fabrication de la monnaie ? Parce qu’on a compris qu’il y avait un intérêt énorme à ce que la monnaie, qui doit servir de mesure à la valeur de base à toutes les transactions, n’eût qu’un seul type, et qu’elle fût garantie, quant au poids et au titre, par la plus haute autorité qui existe, c’est-à-dire par l’état ; c’était un service public de premier ordre, et la petite économie dans la fabrication qui pouvait résulter de la libre concurrence n’était rien à côté de cette garantie.

On peut dire qu’il n’en est pas de même pour les billets au porteur, qui ne sont après tout que des promesses de paiement et non le paiement lui-même, et que chacun doit être libre de donner à sa promesse de paiement la forme qui lui convient. Sans doute le billet de banque au porteur n’est pas la monnaie même, et tant qu’il n’a pas cours forcé, chacun est libre de le refuser ; cependant en fait il circule comme la monnaie, il libère celui qui l’a donné en paiement quand on a bien voulu l’accepter, et il remplit si bien l’office de monnaie que c’est pour économiser l’usage de celle-ci qu’on cherche à le répandre de plus en plus dans la circulation. En fait donc, le billet au porteur remplit l’office de monnaie, et c’est là son grand mérite. Or peut-on donner à tout le monde le droit de faire sous forme de papier ce que l’état seul peut faire sous forme de métal ? Et parce que la monnaie ainsi créée sera un billet au porteur, au lieu d’être une pièce d’or ou d’argent, cela change-t-il la question ? Il s’agit toujours de la fabrication de la monnaie, et si on a jugé utile que la monnaie métallique n’eût qu’un seul type avec la garantie de l’état, nous ne voyons pas qu’il y ait lieu de faire autrement pour la monnaie fiduciaire ou le billet au porteur.

Si vous donnez à plusieurs banques le droit d’émettre des billets, ils se nuiront les uns aux autres par leur diversité même ; ici on prendra les billets de telle banque, là ceux de telle autre suivant le degré de confiance qu’on aura et surtout, suivant la possibilité où l’on sera d’être remboursé en espèces à volonté ; en général les billets émis par une banque n’ont guère de circulation que dans le rayon de la localité où la banque est établie. C’est ce qui avait lieu lorsque nous avions des banques départementales ; les billets émis par ces banques ne sortaient guère d’un certain rayon, et en même temps ils empêchaient ceux de la Banque de France d’y pénétrer, de sorte que, pour un paiement à faire dans une localité où il y avait Une banque d’émission, il fallait procéder par voie de change, comme on fait vis-à-vis de pays étrangers, ou se procurer des billets émis par la banque de cette localité même, ce qui dans la pratique avait de grands inconvéniens et tendait à restreindre la circulation de la monnaie fiduciaire ; le grand avantage du billet au porteur, c’est de pouvoir circuler partout et d’être accepté partout comme de la monnaie. Or cet avantage, il n’y a qu’un établissement central comme la Banque de France, placée sous le contrôle direct de l’état et ayant un capital considérable, qui puisse l’assurer. Cela est si vrai que c’est à partir du moment où la concurrence des banques départementales a été supprimée que la monnaie fiduciaire a pris son plus grand essor. En 1846, lorsqu’il y avait encore des banques départementales, la monnaie fiduciaire de toutes ces banques, jointe à celle de la Banque de France et de ses succursales, ne dépassait pas 363 millions ; après la fusion, en 1850, elle s’est tout à coup élevée à 470 millions ; elle était de plus de 800 millions au bilan de novembre 1863, et de 754 millions à celui de décembre. Par conséquent ce n’est pas au point de vue de l’extension de sa monnaie fiduciaire qu’il faut se placer pour demander la liberté des banques d’émission. Serait-ce à celui de la sécurité ? Croit-on que les banques d’émission libres donneraient plus de sécurité et inspireraient plus de confiance que le monopole d’une seule banque ? Ici encore les faits sont d’accord avec la théorie pour démontrer le contraire. S’il y avait plusieurs banques ayant le droit d’émettre du papier-monnaie, ces banques seraient en quelque sorte solidaires les unes des autres ; la moindre atteinte portée au crédit de l’une les ébranlerait toutes plus ou moins. En 1857, il a suffi en Amérique qu’une banque, the Ohio and life insurance, fît faillite pour qu’immédiatement le public prît l’alarme et assiégeât toutes les autres banques pour avoir à la fois le remboursement de ses billets et de ses dépôts, et cependant, en ce qui concerne les billets, ils étaient parfaitement garantis ; ils ne dépassaient pas 8 millions de dollars contre une réserve métallique de 11 millions, et les porteurs avaient, avant les déposans, un privilège sur cette réserve : ils n’avaient donc qu’à attendre, et ils étaient sûrs d’être remboursés intégralement ; mais la panique s’en était mêlée, et toutes les banques furent obligées de suspendre leurs paiemens. Or, si une panique de cette nature a pu avoir lieu sur une place comme New-York, où il y a de grandes habitudes commerciales et partant une grande latitude pour le crédit, que se passerait-il chez nous avec notre vivacité d’impression ordinaire et avec un crédit qui est encore en France quelque chose d’assez nouveau ? Il est évident que le moindre échec qui arriverait à une banque d’émission mettrait toutes les autres en péril, et que si par exemple dans les circonstances actuelles il y avait plusieurs banques ayant du papier-monnaie en circulation, ces banques seraient assaillies de demandes de remboursement beaucoup plus que ne l’est la Banque de France toute seule. Les mêmes besoins existeraient, et comme on n’aurait pas dans la solidité de toutes ces banques la confiance qu’on a justement dans la Banque de France, on leur demanderait le remboursement de leurs billets non-seulement par besoin, mais par prudence, comme il arrive dans les momens de panique. Avec un établissement comme la Banque de France, le même danger n’est pas à craindre. On lui demande en temps de crise tout l’argent dont on a besoin, mais on ne lui demande rien de plus ; personne n’oserait soutenir qu’aujourd’hui la crainte soit pour quelque chose dans la diminution de l’encaisse métallique de la Banque de France.

Mais, dit-on, les besoins qui se manifestent sont des besoins factices que la Banque pourrait conjurer avec un peu plus d’intelligence, et si elle n’abusait pas de son monopole. Nous n’avons pas mission de défendre la Banque de France, nous savons tout ce qu’on peut lui reprocher en fait de routine et de formalisme ; elle n’est pas aussi libérale qu’elle pourrait l’être, et nous avons déjà relevé une partie des reproches qu’on peut justement lui adresser[1] ; mais qu’elle soit responsable des besoins d’argent qui se produisent aujourd’hui, qu’elle ait un moyen de les atténuer autrement que par l’élévation du taux de l’escompte, comme le prétendent tous les projets de réforme qui ont surgi depuis quelque temps, voilà ce que nous ne comprenons pas et ce qui nous paraît difficile à prouver. S’imagine-t-on que, s’il y avait la liberté des banques, on aurait moins besoin d’argent ? On oublie toujours, quand on parle de la liberté des banques et de l’extension à donner au papier-monnaie, que cette extension ne dépend ni du législateur ni des banques : c’est le public seul qui est juge de la quantité de papier-monnaie qu’il veut recevoir et garder, et si vous lui en donnez plus qu’il ne lui convient d’en prendre, il porte immédiatement au guichet du remboursement ce qu’il a reçu au guichet d’émission. Aujourd’hui, pour des raisons qu’il est facile d’indiquer, il a besoin d’espèces métalliques ; on aura beau créer de nouvelles banques d’émission en concurrence avec la Banque de France, on ne parviendra point à lui donner le change et à lui faire accepter du papier lorsqu’il a besoin de numéraire. On dit que les besoins d’argent sont factices et sont l’œuvre de la spéculation exclusivement. Nous ne savons pas si la spéculation s’en mêle : cela est possible, parce que la spéculation se mêle à tous les courans commerciaux, et le trafic du numéraire est en ce moment de ce nombre ; mais ce que nous pouvons assurer, c’est qu’elle n’est tout au plus que l’accessoire dans les besoins qui existent.

Autrefois, lorsque l’Amérique était en paix et que l’Europe allait y chercher son approvisionnement de coton, il y avait entre les deux pays de telles relations commerciales que les exportations balançaient les importations, sans que l’Europe eût un sou à débourser pour payer les différences. Les produits s’échangeaient réellement contre des produits, et s’il y avait une balance, elle s’établissait à notre profit. Il n’en est plus de même aujourd’hui, les pays auxquels nous demandons le coton, comme l’Inde et l’Égypte, sont des pays avec lesquels nous faisons peu d’affaires : Ils peuvent bien à un certain moment nous vendre la denrée dont nous avons besoin, mais ils ne nous demandent rien en retour que de l’argent, et il faut ajouter qu’à raison même des difficultés de l’approvisionnement on paie le coton aujourd’hui beaucoup plus cher que lorsque nous le tirions d’Amérique pour la plus grande partie. L’Economist du 14 novembre 1863 donnait le chiffre du prix des importations de coton de l’Inde en Angleterre dans les huit premiers mois de l’année : il s’élevait à 14 millions de livres sterling contre 3,354,000 livres sterling en 1861 et 6,673,000 livres sterling en 1862, et dans ce chiffre il n’est question que de l’Inde ; il n’est pas question des autres pays de provenance, tels que l’Égypte, le Brésil, l’Italie, etc. On ne sera certainement pas au-dessus de la vérité en estimant à 6 ou 700 millions la somme de numéraire qu’il aura fallu expédier d’Europe en 1863 aux pays d’où l’on aura tiré le coton, pour payer la différence entre leurs importations et leurs exportations, et il faudra peut-être en envoyer autant en 1864, ce qui donne à la crise monétaire actuelle une gravité particulière, et fait craindre qu’elle ne soit pas près de finir. Cet envoi de 6 à 700 millions aura produit sur le stock métallique de l’Europe le même effet qu’une mauvaise récolte en céréales. Toutes les fois qu’il y a un déficit dans la récolte, ce déficit se traduit d’abord par la cherté de la denrée qui a manqué, puis par une crise monétaire. Ajoutez à cela les entreprises et les emprunts étrangers qui viennent à tout moment chercher leurs capitaux en Angleterre et en France, qui chaque année se font dans des proportions plus considérables, et on ne devra pas s’étonner qu’il puisse y avoir dans ces deux pays des besoins d’argent exceptionnels.

Sans doute les 6 ou 700 millions et plus à prendre dans le stock métallique de l’Europe ne sont pas d’une importance considérable par rapport à ce stock, qu’il soit de 12 ou même simplement de 10 milliards ; mais ce n’est pas ainsi qu’il faut calculer : il faut considérer que les 10 ou 12 milliards ne sont pas disponibles, qu’ils sont répandus dans la circulation, où ils jouent un rôle plus ou moins utile, et que ce n’est pas là qu’on peut aller les chercher pour les paiemens à faire au dehors par l’entremise des maisons de banque. Ces maisons puisent dans les grands réservoirs où s’amasse à certains momens une partie du numéraire d’un pays : à la Banque d’Angleterre, si c’est à Londres ; à la Banque de France, si c’est à Paris, et la pression exercée sur l’encaisse métallique de ces deux banques a été d’autant plus vive en 1863 que, toujours par suite de la suspension des affaires en Amérique, elles en ont reçu moins d’or que par le passé. Elles ont donc été amenées à se défendre par la seule arme qu’elles eussent entre les mains, qui est l’élévation du taux de l’escompte. — Cette élévation du taux de l’escompte dira-t-on, n’est pas un remède ; elle n’empêchera pas l’argent de sortir pour payer les achats de coton qui ont. eu lieu ; elle fera seulement qu’on le paiera un peu plus cher, ce qui ajoutera encore au prix de revient du coton. — Cela est vrai, la somme qui est due au dehors devra être exportée, quel que soit le taux de l’escompte ; mais à côté de ce besoin essentiel, auquel on ne peut échapper, il y en a d’autres, de moindre importance, qui pourront s’atténuer en raison même de la cherté de l’escompte. Avec l’escompte à bas prix, différentes entreprises se forment qui n’ont pas lieu lorsqu’il est cher ; puis, s’il est vrai que la spéculation joue un certain rôle dans les besoins qui se manifestent, cette spéculation, encouragée par le bas prix de l’argent, ne tarde point à s’arrêter lorsqu’il est cher. Enfin l’élévation du taux de l’escompte a encore pour avantage d’attirer les capitaux étrangers qui trouvent profit à escompter notre papier, et nous aident ainsi à rétablir l’équilibre. Sans doute l’élévation du taux de l’escompte gêne les affaires, c’est une entrave apportée au mouvement industriel et commercial ; mais qu’y faire ? Quand une chose est rare, il faut bien la payer cher ; c’est la loi du commerce, et elle s’applique à l’argent comme à toute autre valeur commerciale. Il n’y a que deux moyens d’aviser : diminuer la demande ou augmenter l’offre ; on diminue la demande par l’élévation du prix de la marchandise, et on augmente l’offre par une plus grande quantité de cette marchandise. Peut-on augmenter l’offre à volonté lorsqu’il s’agit de numéraire ? Il y a des gens qui le prétendent.


I

Au commencement du XVIIIe siècle, en 1720, un homme dont nous ne méconnaissons pas la portée intellectuelle, mais qui, dans sa manière de comprendre le crédit, s’était laissé aller aux exagérations les plus funestes, Law, écrivait : « La valeur des choses varie par deux causes distinctes, la plus ou moins grande abondance des produits et la plus ou moins grande abondance de la monnaie. De ces deux choses, l’une échappe à l’action de l’homme, tandis que l’autre peut être soumise à son empire. Il ne dépend pas de l’homme que la quantité du blé, du vin, etc., se maintienne toujours en équilibre avec les besoins ; mais il dépend de lui que la somme de la monnaie demeure toujours dans un juste rapprochement avec la demande, pourvu que cette monnaie n’ait pas de valeur intrinsèque, qu’elle ne consiste point dans l’or et dans l’argent. » On sait quelle a été la conséquence de ce système et à quelle catastrophe il est venu aboutir. Eh bien ! en 1863, après cette expérience et tant d’autres, l’auteur anonyme de la Réorganissation du système des banques ose écrire encore ce qui suit : « S’il est vrai que l’or et l’argent sont une marchandise et que leur prix résulte des quantités offertes et demandées, il n’est pas moins vrai que l’on puisse modifier ces quantités offertes dans un sens favorable aux besoins du commerce. » En d’autres termes, c’est dire que l’on peut suppléer par du papier à l’or et à l’argent qui manquent.

On le voit, c’est toujours le même système, il s’agit toujours de créer un capital supplémentaire par des billets de banque. Sans aller chercher des exemples dans le passé, nous en avons en ce moment sous les yeux de très significatifs ; la Russie, par suite de circonstances diverses, a été amenée à mettre en circulation un chiffre exagéré de papier-monnaie, qui, n’étant pas remboursable, subissait une dépréciation de 10 à 12 pour 100. Le gouvernement de ce pays, sentant les embarras de cette situation pour son commerce et voulant y remédier, eut l’idée de contracter au dehors un emprunt de 375 millions, dont le produit serait affecté à rétablir l’équilibre entre la monnaie fiduciaire et la monnaie métallique. Tant que les ressources de l’emprunt ont duré, le papier s’est tenu en effet aux environs du pair ; mais les ressources se sont épuisées, et comme le papier en circulation était toujours trop considérable par rapport à la réserve métallique (2 milliards et demi en billets contre 200 millions en espèces), le gouvernement a dû cesser encore une fois de rembourser. Immédiatement le change sur le papier-monnaie est tombé de 10 pour 100, et dans cet heureux pays qui a une monnaie fiduciaire si abondante, où l’offre par conséquent devrait toujours être en rapport avec la demande, le taux de l’intérêt est à 10 pour 100.

À côté, on voit l’Autriche qui depuis quelques années se débat en vain contre l’adversité perpétuelle du change ; là aussi il y a une abondance considérable de monnaie fiduciaire, beaucoup trop considérable par rapport à la réserve métallique : on y trouve l’idéal des plus petites coupures, puisqu’il y en a d’un florin. Qu’en résulte-t-il ? Que le gouvernement, malgré ses efforts les plus louables, ne peut arriver à faire reprendre les paiemens en espèces, que la monnaie fiduciaire perd de 15 à 20 pour 100, et que tout l’argent s’en va au dehors. Enfin il y a en Amérique, par suite des besoins de la guerre, un papier-monnaie émis par le gouvernement et qui n’est pas remboursable ; il perd de 40 à 50 pour 100 dans le nord, et 150 pour 100 dans le sud. Quant au taux de l’intérêt, il est à un chiffre qui dépasse tout ce que nous connaissons en Europe. Que veut-on de plus concluant pour démontrer que la monnaie fiduciaire n’est pas un capital qui remplace l’argent, qui enrichisse le pays à mesure de son extension, et qui puisse agir sur le taux de l’intérêt ? Si on dit qu’il n’est question, dans les pays que nous venons de citer, que d’une monnaie fiduciaire non remboursable, tandis qu’on ne veut donner d’extension qu’à la monnaie fiduciaire toujours remboursable, nous répondrons qu’on caresse une chimère ; tous les pays qui ont du papier-monnaie en circulation ont commencé par l’idée de n’en pas émettre au-delà des facultés de remboursement, puis les besoins extraordinaires sont arrivés, comme les demandes de remboursement, auxquelles on n’a pu satisfaire, et alors la monnaie fiduciaire remboursable est devenue du papier-monnaie non remboursable. Le cours forcé est au bout de tous les systèmes qui ne tiennent aucun compte des besoins d’argent, qui croient qu’on peut les dominer par l’extension du papier-monnaie. Ah ! s’il n’en coûtait pas si cher à la France de tenter des innovations de cette nature, nous voudrions qu’on pût prendre au mot ces grands théoriciens de la réorganisation du système des banques et leur dire : — Allons, mettez-vous à l’œuvre, organisez votre Banque de Savoie, émettez tout le papier-monnaie que vous pourrez émettre, et si en fin de compte, comme vous le promettez, vous ne nous mettez pas à l’abri des crises, si vous ne nous donnez pas l’argent toujours à bon marché, alors vous reconnaîtrez que vos théories sont vaines, et vous cesserez de fatiguer le public de vos déclamations stériles.

En ce moment, on pousse la Banque de France à jeter dans la circulation les billets de 50 fr. qu’elle a été autorisée à émettre par la loi de 1857, qui a renouvelé son privilège, et on dit qu’elle y est enfin décidée. Si cela est, nous n’y ferons pas d’objection ; mais il faut se garder de croire qu’aujourd’hui du moins ces billets contribueront beaucoup à augmenter la monnaie fiduciaire. Le public a besoin d’argent et non de billets, et si on lui donne pour 100 millions de billets de 50 fr., il est probable qu’il les échangera contre pareille somme de billets de 1,000 fr. et de 500 fr. qui viendront au remboursement. Nous ne voyons pas alors ce qu’on y aura gagné, et comment ces billets pourraient servir à atténuer la crise. C’est en temps ordinaire seulement qu’une émission de billets de 50 fr. peut avoir son effet et enrichir la circulation ; mais cet effet est-il bien désirable ? Supposons qu’à l’aide de ce moyen, pris en temps opportun, on fût parvenu à augmenter la monnaie fiduciaire de 100 millions ; on ne pourra prétendre que, parce que nous aurions 100 millions de plus de monnaie fiduciaire, nous serions à l’abri des crises, et qu’à certains momens il ne se manifesterait pas, comme aujourd’hui, des besoins d’argent assez vifs. Supposons une de ces crises avec une monnaie fiduciaire dépassant 900 millions et un encaisse égal à celui qui existe aujourd’hui, car il ne faut pas croire que, dans les pays où les banques ne sont pas régies, comme la Banque d’Angleterre, par le fameux acte de 1844, l’encaisse métallique augmente en proportion de l’émission des billets au porteur. C’est le contraire qui arrive. En France, lorsque la monnaie fiduciaire se tenait à un chiffre d’environ 600 millions, la moyenne de l’encaisse était plus élevée qu’elle n’a été depuis que la circulation a atteint et dépassé 800 millions. Cette moyenne, de 1852 à 1862, excepté à certains intervalles de crise très courts, comme en 1857, a presque toujours été d’un encaisse métallique égal à la moitié des billets au porteur, soit de 300 ou 350 millions contre 600 ou 700 millions de billets. Depuis que la circulation semble avoir franchi définitivement le chiffre de 800, depuis 1863 notamment, la moyenne de l’encaisse métallique a été au-dessous de 300 millions. Elle était, au bilan de novembre 1863, de 205 contre 805 millions de billets. Supposons donc que, par l’émission des billets de 50 francs en temps opportun, cette monnaie fiduciaire soit aujourd’hui de 900 millions, avec un encaisse de 200 millions ; croit-on que la situation serait meilleure ? Elle serait infiniment moins bonne : la Banque de France aurait 100 millions de plus d’engagemens exigibles à tout moment, sans avoir un sou de plus en caisse pour en répondre. Qu’importe ? dira-t-on. Les billets sont suffisamment garantis par les valeurs que possède la Banque, par le portefeuille, et alors, sans aboutir du premier coup au cours forcé, qui est, nous le répétons, le dernier mot de tous ces systèmes, on imagine, pour écarter le remboursement en espèces, la création de billets ou portant intérêt, ou payables à un mois ou deux de date. On ne réfléchit pas que c’est le renversement complet du système de la monnaie fiduciaire. La monnaie fiduciaire ne vaut et n’entre en circulation pour remplacer la monnaie ordinaire qu’autant qu’elle est échangeable contre cette monnaie même, à la volonté de celui qui la possède. Du moment que les billets ont une échéance et ne sont plus payables à volonté, ce sont des obligations plus ou moins valables, qui peuvent entrer en compétition avec les billets à ordre, les lettres de change, etc. ; mais ce n’est pas de la monnaie fiduciaire, et certainement le commerce ne s’en arrangerait pas pour l’escompte de son papier. Autrement il n’est pas nécessaire de recourir à la Banque de France ; il y a aujourd’hui en circulation une masse de valeurs portant intérêt et jouissant d’un grand crédit, parfaitement acceptées du public : les obligations de chemins de fer par exemple. Pourquoi, si l’expédient est bon, ne pas faire escompter le papier de commerce par des obligations de chemins de fer ou d’autres valeurs identiques ? Personne n’y songe. C’est qu’en effet l’obligation de chemin de fer, quelque valable qu’elle soit, n’est pas de la monnaie, c’est-à-dire un instrument d’échange, un signe représentatif de toutes les valeurs, et que c’est de cet instrument, de ce signe, qu’on a besoin pour l’escompte du papier de commerce.

On vante la liberté des banques d’émission qui existe en Amérique et même en Angleterre, et on oublie de nous montrer l’effet qu’elle a eu, soit pour empêcher les crises, soit pour modérer le taux de l’intérêt. Nous n’apprendrons rien à personne en disant qu’en Amérique les crises sont plus fréquentes et plus violentes que partout ailleurs, et le taux de l’intérêt y varie dans des proportions fabuleuses, tantôt à 6, tantôt à 10 et 12, et même 15 pour 100 ; il n’est pas rare de le voir varier en un mois de 3 à 4 pour 100. Nous sommes loin d’en être là. Quant à l’Angleterre, les crises y sont aussi plus fréquentes que chez nous, et généralement, quand nous élevons le taux de l’escompte, nous ne faisons que suivre l’exemple qu’on nous donne au-delà de la Manche. Ainsi ce taux, qui est maintenant à 7 pour 100 chez nous, était hier à 8 pour 100 en Angleterre. Par conséquent, si tant est que la liberté des banques d’émission existe dans les pays qu’on nous cite comme modèles, l’Amérique et l’Angleterre, il n’en faut rien conclure, soit pour prévenir les crises, soit pour modérer le taux de l’intérêt ; mais cette liberté est loin d’être ce qu’on suppose. À New-York par exemple, qui est la ville la plus considérable et la plus commerçante de l’Amérique, aucune banque, depuis 1838, ne peut émettre des billets au porteur sans avoir préalablement déposé chez un fonctionnaire qui a le titre de surintendant des banques des valeurs pour une somme correspondante à celle des billets qu’elle veut émettre, et ces valeurs ne peuvent être que des fonds de la Ville de New-York à 5 pour 100 au pair. On a plus tard admis qu’on pourrait y substituer, pour une certaine portion, des obligations hypothécaires. Une fois ces garanties données, les billets sont remis à la banque par le surintendant avec cette estampille : garanti par des fonds publics. Ce n’est pas tout. La loi exige encore que la banque ait en espèces, métalliques 12 pour 100 au moins des billets qu’elle met en circulation ; enfin elle complète toutes ces garanties en déclarant qu’en cas de sinistre.de la banque, le billet au porteur aura un privilège et sera payé avant tout autre engagement. Voilà la liberté des banques d’émission telle qu’on la pratique à New-York ; nous doutons fort que ce soit à cette liberté-là qu’on fasse allusion lorsqu’on cite l’Amérique.

En Angleterre, la liberté des banques d’émission est soumise aussi à beaucoup de restrictions. D’abord, depuis 1835, dans un rayon de soixante-cinq milles de Londres, il n’y a que la Banque d’Angleterre qui ait le droit d’émettre des billets au porteur, et au-delà les banques qui peuvent en émettre, et dont le nombre diminue chaque année, sont soumises aux restrictions imposées par le fameux acte de 1844, c’est-à-dire qu’au-delà d’un certain chiffre, représenté, comme en Amérique, par des valeurs publiques, elles ne peuvent pas émettre une seule bank-note sans en avoir la contre-valeur exacte en numéraire. Ce chiffre, pour la Banque d’Angleterre, est de 14 millions de livres sterling, et il est, pour les diverses banques locales de l’Angleterre, de 7 millions de livres. Cette loi régit aussi les banques d’Irlande et d’Ecosse. Il en résulte que dans ces pays la monnaie fiduciaire qui n’est pas représentée par des espèces métalliques est moins considérable que chez nous ; à New-York, d’après le bilan du 10 octobre 1863, la circulation fiduciaire de toutes les banques était de 5 millions de dollars et l’encaisse de 30. Dans toute l’Angleterre, la circulation non couverte par des espèces métalliques n’atteint pas là millions de livres sterling ou 350 millions de francs[2]. Elle est en France d’environ 600 millions de francs ; par conséquent, si le progrès consiste à avoir une circulation fiduciaire très étendue, nous n’avons rien à envier à nos voisins d’outre-mer et d’outre-Manche. Nous sommes en avance sur eux ; mais nous doutons fort que ce soit là le progrès, et puisqu’on par le de la liberté des banques qui existe en Amérique et en Angleterre, nous allons montrer ce que devient la circulation fiduciaire sous l’influence de ce régime. En Angleterre, en Écosse, en Irlande, dans l’état de New-York, nous pourrions dire dans toute l’Amérique, la circulation fiduciaire tend à diminuer plutôt qu’à augmenter ; c’est un fait qu’on ne remarque pas suffisamment, et qui mérite pourtant la plus grande attention. Au mois d’octobre 1857, vers le milieu de la crise quia sévi à cette époque, la monnaie fiduciaire émise par les banques de New-York s’élevait à peine à 8 millions de dollars, soit à 40 millions de francs, couverts par un encaisse métallique de plus de 11 millions de dollars. En 1863 (bilan du 10 octobre), à six ans d’intervalle, elle est de 5 millions seulement, couverts par un encaisse de près de 30 millions de dollars ou 150 millions de francs, c’est-à-dire qu’elle est devenue presque insignifiante, et que le rôle qu’elle joue dans le mécanisme de ces banques s’amoindrit de plus en plus. Si aux banques de la ville de New-York nous joignons celles de Philadelphie et de Boston, nous trouvons les résultats suivans au 1er novembre 1863 :


Billets au porteur 15,804,000 dollars.
Espèces. 40,131,000

En Angleterre, le même phénomène a lieu. Après la crise de 1857, au commencement de 1858, M. Mac-Culloch évaluait ainsi la quantité des billets en circulation :


liv. sterl.
Par la Banque d’Angleterre 28,000,000
les banques privées 3,700,000
joint stock banks 3,050,000
les banques d’Ecosse 4,008,000
les banques d’Irlande 7,000,000
Total 45,750,000 liv. sterl.

Si on retranche 5 ou 6 millions qui servaient de réserve dans les mains de la Banque, la circulation active pouvait être de 40 millions de livres sterling. Voici les chiffres de la circulation active au 19 septembre 1863, tels que les donnait le journal anglais the Economist, dont les renseignemens sont les plus sûrs en matière de finances :

19 septembre 1863. — Billets au porteur émis :


liv. sterl.
Par la Banque d’Angleterre 20,970,780
les banques privées 3,024,000
les joint stock banks 2,817,517
Total 20,812,297
Ajoutons pour les banques d’Ecosse 4,114,276
Pour les banques d’Irlande 5,039,653
Total 35,906,226

Cette circulation des billets au porteur a donc diminué de plus de 100 millions de francs depuis 1858, et on a pu voir par les chiffres cités tout à l’heure le peu d’importance qu’avait la circulation des banques locales ; elle représente le quart de celle de la Banque d’Angleterre, soit 143 millions contre 510. Cette faculté d’émettre des billets au porteur a si peu d’attraits pour nos voisins et leur paraît si pleine de périls qu’on voit des banques qui ont le droit d’en émettre n’en pas user, et celles qui en usent le font dans des limites si restreintes que presque toujours elles ont une somme au moins égale en espèces ou en billets de la Banque d’Angleterre. Cette diminution de la quantité des billets au porteur n’a pourtant empêché ni l’Amérique ni l’Angleterre de développer leur industrie et leur commerce, et de continuer à prospérer. Enfin à Hambourg, dans la ville la plus commerçante du monde après Londres, il n’y a pas une banque d’émission. On n’y connaît pas le billet au porteur, et on n’imagine pas que les transactions en soient gênées et que l’intérêt de l’argent y soit plus cher qu’ailleurs, qu’en France notamment. Ainsi aujourd’hui l’escompte y est à 6 1/2 pour 100, tandis qu’il est à 7 pour 100 chez nous. Pourquoi en Amérique et en Angleterre fait-on un usage de plus en plus restreint des billets au porteur ? Et pourquoi sont-ils inconnus à Hambourg ? Parce qu’on a compris que de tous les moyens v de crédit c’était le plus dangereux et le moins efficace. En effet, quand il s’agit d’un billet de commerce, billet à ordre ou lettre de change, le souscripteur qui l’a mis en circulation a une époque déterminée d’échéance, un délai pour le payer. Il suffit qu’il soit prêt à cette époque pour que sa signature ne soit pas en souffrance, tandis qu’avec le billet au porteur l’échéance est de tous les momens. À tout instant, on peut en venir demander le remboursement, et comme il est émis précisément en vue de remplacer la monnaie, aucune banque n’a la représentation en espèces de tous les billets qu’elle a émis ; c’est un crédit pour lequel il n’y a pas de provision suffisante. Sans doute les billets, ayant un rôle utile dans la circulation, ne viendront jamais tous au remboursement, il en restera toujours dehors un nombre plus ou moins considérable. Mettons que ce nombre soit de 5 à 600 millions, et qu’il y en ait 2 ou 300 à l’état flottant, susceptibles d’être convertis à tout moment, selon les besoins d’argent qui se manifestent : cela suffit pour mettre une banque en péril, surtout si, comme la plupart des banques aujourd’hui, elle a une certaine quantité de dépôts et 2 ou 300 millions d’espèces pour répondre du tout.

Le billet au porteur est aussi le moins efficace de tous les moyens de crédit. En effet prenons les 600 millions qui en France, abstraction faite de l’encaisse, constituent, à proprement parler, notre monnaie fiduciaire ; comparons-les, non pas à l’ensemble de la richesse mobilière, ni même au revenu annuel du pays, comme le faisait dernièrement un économiste distingué dans une réunion où se discutait précisément la question de la liberté des banques, car la circulation fiduciaire, en tant qu’elle remplit le rôle de monnaie, qu’elle sert d’instrument aux échanges, n’est pas un capital ordinaire dont l’importance peut se chiffrer par sa proportion avec le capital général d’un pays : c’est un capital sui generis, on ne peut que le comparer à lui-même ou à ce qui en tient lieu ; comparons donc les 600 millions de monnaie fiduciaire à tout ce qui dans un cas donné est susceptible de servir de règlement aux transactions, aux espèces métalliques pour les opérations au comptant, aux billets à ordre, lettres de change, chèques, mandats ou simples reconnaissances pour les opérations à terme ; supposons que cet ensemble des transactions, qu’il est impossible d’évaluer d’une façon exacte, soit de 20 milliards ou seulement de 15 : que sont à côté de ce chiffre les 600 millions de la circulation fiduciaire ? Ils en sont la vingt-cinquième partie, et si par un expédient quelconque, au prix des plus grands risques pour la sécurité commerciale, on parvenait à y ajouter 100 millions de plus, ils n’en seraient encore que la vingt et unième partie. On voit combien en définitive la monnaie fiduciaire a peu d’importance dans la circulation générale d’un pays, et combien il est chimérique de s’attacher au développement de cette monnaie pour agir sur le taux de l’intérêt, d’autant plus chimérique, on ne saurait trop le répéter qu’il ne s’agit pas là d’un capital nouveau jeté dans la circulation, mais tout simplement d’une dette de plus contractée, et qui, à un moment donné, peut causer les plus graves embarras. C’est précisément afin de prévenir ces embarras que les banques d’Amérique et d’Angleterre ont été soumises, depuis une trentaine d’années, à des restrictions si rigoureuses, et qu’elles ne sentent pas le besoin de s’en affranchir.

Il est vrai que dans la Réorganisation du système des banques, à côté de l’extension à donner au papier-monnaie » qui est la thèse principale et qui a surtout pour but de favoriser les prétentions de la Banque de Savoie, il y a une idée subsidiaire, qui consiste « à porter l’emprunt nouveau que l’on projette à 450 millions au lieu de 300, afin de pouvoir comprendre dans cette émission nouvelle les rentes que possède la Banque de France, et lui rendre ainsi la disponibilité intégrale de son capital. » Il va sans dire que, si on n’attend pas de ce second moyen les mêmes résultats fabuleux que donnerait l’extension du privilège de la Banque de Savoie, on en attend encore merveille. « Tout le monde comprendrait, dit-on, que lorsque la Banque de France aurait en caisse plus de 150 millions à elle appartenant, la Banque n’aurait plus à craindre que le public lui retirât ses fonds ; dès lors la réduction de l’escompte à son taux le plus bas serait assurée. » On se complaît ensuite à examiner les avantages qui en résulteraient pour la prospérité générale. « Ce sont les fonds publics relevés, l’emprunt (le prochain) souscrit à un taux plus avantageux pour le trésor, enfin une ère de justice, de régularité, de sage prévoyance succédant aux perturbations incessantes que subit le marché. » Voilà l’idéal qu’on nous met sous les yeux, si la Banque de France veut rendre son capital disponible. Examinons la proposition.

On n’imagine pas, je suppose, que les 150 millions qu’on veut donner à la Banque de France pour remplacer les rentes 3 pour 100 qu’elle a en réserve vont tomber du ciel gratuitement, et qu’il n’en résultera aucune gêne pour personne. Ces 150 millions, on les prendra quelque part sur le marché des capitaux apparemment ; or nous admettrons volontiers que les 300 millions que l’on se propose d’emprunter pour consolider ce qu’il y a d’excessif dans la dette flottante ne changeront rien à la situation du marché, puisqu’ils auront pour effet de rendre à la circulation pareille somme employée aujourd’hui en bons du trésor. Il n’en serait pas tout à fait de même des 150 millions de plus à emprunter pour la Banque de France, la somme de rentes représentant ces 150 millions est aujourd’hui en dehors de la concurrence des autres valeurs ; elle est placée, elle ne pèse plus sur le marché comme un titre qui n’a pas son classement. Si on la rend disponible par un mode d’aliénation quelconque, par vente ou par emprunt, immédiatement elle vient faire concurrence à toutes les valeurs qui s’adressent au capital disponible, elle augmente l’offre de ces valeurs, et tend ainsi à en déprécier les cours. Viendra-t-on dire que notre marché est très riche, qu’il y a abondance de capitaux, et que 150 millions de plus ou de moins à emprunter ne changeront rien à l’état des cours ? Cela nous paraît peu probable. Si aujourd’hui la rente est à 66 50, si les meilleures valeurs ne trouvent à se placer que difficilement, cela prouve ou que les capitaux ne sont rien moins que très abondans, ou qu’ils ne se soucient pas d’entrer dans les valeurs. Il faut savoir de plus que la rente est de toutes les valeurs celle dont le classement est peut-être le plus difficile. On la souscrit avec empressement dans les emprunts publics : quand le chiffre de l’emprunt présente une bonification assez large, on offre quatre ou cinq capitaux pour un ; mais il faut se garder de croire que ceux qui la souscrivent ont l’intention de la garder : ils ne veulent généralement que réaliser le bénéfice, et ils la rejettent ensuite sur le marché, où elle pèse pendant un temps plus ou moins long ; on n’a qu’à se rappeler ce qui s’est passé après chaque emprunt, ce qui s’est passé encore tout récemment à la suite du grand déclassement opéré par la conversion. Nous n’hésitons pas à dire que, si dans les circonstances actuelles on empruntait 150 millions de plus qu’il ne convient pour les besoins du trésor, ces 150 millions affecteraient le marché public pendant un temps plus ou moins long, et que, loin de faire hausser la rente, le premier effet serait de la faire baisser.

Maintenant est-il vrai que l’utilité de l’emploi de ces 150 millions puisse compenser largement cet inconvénient ? On prétend qu’il en résultera immédiatement un abaissement notable du taux de l’intérêt. Veut-on dire que la Banque de France pourra mettre, comme autrefois, le taux de son escompte à 4 pour 100, lorsqu’il est à 8 pour 100 à Londres, à 10 pour 100 à Saint-Pétersbourg, et à 6 à 7 pour 100 sur les principales places de l’Allemagne ? Alors nous lui prédisons qu’elle ne gardera pas longtemps dans sa caisse les 150 millions, qu’il ne se sera pas écoulé huit jours avant qu’elle ne soit revenue à la situation où elle est aujourd’hui avec 150 millions de rentes de moins en réserve, comme garantie de ses opérations. Cependant il faut supposer qu’une fois les 150 millions réalisés, la Banque ne commettrait pas l’insigne folie qu’on lui propose de les prêter à un taux d’intérêt notablement inférieur au taux actuel. Mais s’en servît-elle pour diminuer tant soit peu le taux de l’intérêt au-dessous du cours normal, ces 150 millions lui seraient encore enlevés en très peu de temps par la solidarité qui existe entre tous les principaux marchés de l’Europe, et ils ne contribueraient en rien à atténuer la crise.

Ce n’est pas seulement la Banque de France qui a son capital immobilisé en rentes : c’est aussi la Banque d’Angleterre, ce sont les principales joint stock banks de nos voisins, ce sont même les banques de New-York, qui ne peuvent avoir, comme on l’a vu, de billets au porteur en circulation qu’à la condition d’en avoir la représentation en fonds publics. Et pourquoi en est-il ainsi partout ? Parce qu’il y a dans cette réserve en fonds publics une garantie supplémentaire qui a son utilité. Il n’est pas indifférent, quand on voit la Banque de France, avec 200 millions d’espèces seulement pour répondre de 800 millions de billets et de 200 millions de dépôts, de savoir qu’en dehors de son portefeuille elle a encore en réserve une certaine somme de rentes ; cela ajoute à son crédit, et comme ce crédit est en définitive la clé de voûte de tout l’édifice, celui auquel on s’adresse en dernier ressort dans les temps de crise, il faut se garder de l’affaiblir, surtout pour arriver à des résultats aussi stériles que si l’on s’imaginait de faire hausser le niveau d’un fleuve en y versant une goutte d’eau. Les 150 millions de rentes que possède aujourd’hui la Banque, rendus à la circulation disponible, non-seulement de la France, mais de toute l’Europe, y produiraient, pour l’abaissement du taux de l’intérêt, le même effet que la goutte d’eau. Cherchons donc ailleurs un moyen plus efficace.


II

Nous avons en France un stock métallique qu’on évalue à 6 ou 7 milliards, c’est beaucoup trop assurément, et si un pays comme l’Angleterre, qui fait infiniment plus d’affaires que nous, peut s’arranger d’un stock métallique d’environ 1,500 millions, il n’y a pas de raison pour que nous en restions à ce stock de 6 ou 7 milliards. Les métaux précieux sont comme les routes, on les possède à titre onéreux : il faut avoir tous ceux qui sont nécessaires ; mais il ne faut pas en avoir plus, car de même que les routes sont du terrain enlevé à l’agriculture, de même les métaux précieux pourraient être échangés utilement contre d’autres marchandises qui viendraient augmenter la richesse du pays. La science financière doit donc chercher, non pas à les supprimer (on ne les supprimera pas plus qu’on ne peut supprimer les routes), mais à les économiser par le perfectionnement du crédit. En Angleterre, en Amérique, dans tous les pays où l’on apprécie l’importance du capital, aussitôt qu’une épargne est formée, elle est déposée dans une banque qui se chargé de la faire valoir, qui vous ouvre un crédit proportionnel, et comme elle se charge aussi de vos paiemens, on n’a pas besoin de garder chez soi d’argent improductif. En France, nous sommes tous plus ou moins notre propre banquier ; nous faisons nous-mêmes nos paiemens, et nous gardons en conséquence l’argent qui nous est nécessaire ; nous faisons de même nos recettes, de sorte que nous perdons à la fois et l’intérêt de l’argent, qui pourrait être employé en attendant que nous en ayons besoin, et le temps que nous mettons à faire un service qui serait fait plus brièvement par une banque agissant à la fois pour un grand nombre de personnes. C’est ce qui explique comment nous avons un stock métallique si considérable, tandis que, si nous avions un compte dans une banque qui serait chargée de recevoir et de payer pour nous, nous n’aurions besoin de garder d’autre réserve en monnaie métallique ou fiduciaire que ce qui serait nécessaire pour ce qu’on appelle l’argent de poche, et la banque elle-même, compensant les comptes de ses cliens, les liquiderait par de simples viremens sans débourser ni numéraire ni billet au porteur, surtout si, comme complément de ce système, il y avait un établissement central, un clearing house, où les diverses banques pourraient échanger entre elles le papier qu’elles auraient l’une sur l’autre. M. Hankey, un des derniers gouverneurs de la Banque d’Angleterre, déclarait, dans une lecture publique faite en 1858, que 47 milliards et demi de transactions avaient été liquidés, pour l’année 1856, au moyen de simples chèques sur la Banque d’Angleterre sans l’intervention de bank-notes ou de numéraire. On comprend que dans un pays où 47 milliards et demi d’opérations se liquident ainsi, 1,500 millions de monnaie métallique suffisent, et qu’il n’y ait pas lieu d’augmenter le nombre des bank-notes. C’est ce qui fait qu’en Écosse, avec 4 millions de livres sterling en numéraire et autant en bank-notes, ont suffit à toutes les transactions d’un pays qui est un des plus avancés de l’Europe en progrès industriel et commercial. C’est ce qui explique encore pourquoi aux États-Unis, à New-York, on attache si peu d’importance à augmenter la quantité des billets au porteur, et pourquoi à Hambourg cette sorte de monnaie fiduciaire est inconnue. Il y a dans ces divers pays un instrument de crédit, un moyen d’échange beaucoup plus perfectionné que l’emploi du numéraire ou des bank-notes : c’est l’emploi du chèque au moyen des dépôts.

Le dépôt en compte courant et le chèque, voilà le perfectionnement nouveau du crédit, la voie où se feront les progrès de l’avenir, et qui laisse bien loin derrière elle l’emploi du numéraire ou même des billets au porteur. Au moyen du chèque, c’est-à-dire d’un mandat sur la banque avec laquelle on est en compte, on peut régler toutes les transactions avec économie de temps et d’argent. Le chèque a encore sur le billet au porteur cet avantage essentiel, qu’il repose sur un capital réel et disponible, tandis que le billet au porteur ne repose que sur la confiance, et n’est qu’un capital imaginaire. Aussi, pendant que ce billet tend à diminuer dans les pays que nous venons de citer, le chiffre des dépôts s’accroît de jour en jour. En Écosse, en 1845 et 1846, Wilson, le célèbre fondateur de l’Economist, estimait à 30 millions de livres sterling ou à 750 millions de francs les dépôts en comptes courans qui pouvaient exister dans les diverses banques du pays, et dont on faisait usage par des chèques. En 1857, M. Mac-Culloch les évaluait à 50 millions de livres sterling ; ils sont au moins aujourd’hui de 60 millions de livres ou 1 milliard 500 millions de francs. En Angleterre, la somme des dépôts, qui atteignait à peine, il y a vingt ans, 100 millions de livres, était, il y a quelques années, au dire du même M. Mac-Culloch, de 200 millions de livres ; elle est aujourd’hui certainement de 250 millions de livres, soit plus de 6 milliards de francs. Enfin aux États-Unis, dans la ville de New-York, les banques au moment de la crise de 1857, au mois d’août, avaient en dépôt 94 millions de dollars, ce qui paraissait alors un chiffre énorme pour une seule ville ; elles ont aujourd’hui, d’après le bilan du 10 octobre 1863, plus de 180 millions. Voilà le capital qui sert à déterminer le taux de l’intérêt, ce n’est pas le billet au porteur, qui n’est qu’un capital imaginaire, qui d’ailleurs ne peut jamais avoir assez d’importance pour agir sur les rapports de l’offre et de la demande. Ce n’est pas non plus la richesse mobilière prise en général, car cette richesse, quelque grande qu’elle soit, n’est pas toute disponible, elle est employée pour la plus grande partie ; ce ne sont pas même les 5 ou 6 milliards de numéraire qui existent, dit-on, dans notre pays, car tant qu’ils restent dans la circulation, ils ne sont pas disponibles davantage, et il n’y a que le capital disponible qui puisse agir sur le taux de l’intérêt. Or ce capital disponible, c’est celui qu’on trouve sur le marché des capitaux, que ce marché s’appelle la bourse, le comptoir d’une maison de banque ou même une étude de notaire. Nous n’avons aucun moyen de nous rendre un compte exact de ce qu’il peut en y avoir en France dans les mains des notaires pour les placemens qu’ils ont à faire, ni même ce qui en arrive a la Bourse ; mais si nous interrogeons le chiffre des dépôts de toutes les banques publiques, et c’est là surtout le véritable capital disponible pour les usages commerciaux, nous trouvons qu’il atteint à peine 400 millions pour Paris, et comme Paris est plus que jamais le grand réservoir financier de notre pays, ce serait s’avancer beaucoup que de dire qu’il y en a autant dans le reste de la France. Supposons-le pourtant, et ajoutons-y encore de 6 à 700 millions pour les emplois de la Bourse et ceux des notaires, nous voilà à 1 milliard 500 millions, c’est-à-dire au chiffre du capital disponible de l’Ecosse, qui n’a que 3 millions d’habitans pendant que nous en avons plus de 36, et au quart de celui de l’Angleterre proprement dite, qui n’en a que 20. Il y a donc en France une somme considérable de capitaux qui ne sont pas exploités, qui, comme les mines d’or de la Californie, ont besoin d’être mis au jour pour avoir toute leur valeur ; il s’agit de leur donner cette valeur.

En Angleterre, en Amérique, les banques se préoccupent peu de la faculté d’émettre des billets au porteur, qui nous agite si fort en France ; elles se contentent de recevoir des dépôts qu’elles bonifient à un intérêt moindre que celui qu’elles retirent en les faisant valoir. Il y a là pour elles la marge d’un bénéfice considérable, qui fait que la moyenne du dividende distribué depuis quelques années aux actionnaires des joint stock banks, qui sont particulièrement des banques de dépôt, a été de 12 à 15 pour 100. Une seule de ces banques à Londres, the London and Westminster, la plus importante il est vrai, a maintenant en dépôt une somme qui dépasse 350 millions, c’est-à-dire presque égale à tous les dépôts qui existent à Paris. Il faut faire de même en France, et au lieu de nous attacher à cette chimère de la multiplication du capital par la liberté des banques d’émission, il faut chercher à utiliser, à rendre disponible celui qui existe réellement. Supposons qu’au lieu d’avoir de 7 à 800 millions de dépôts nous en ayons de 3 à 4 milliards, ce qui certainement n’excède pas les ressources réelles de notre pays, l’accumulation successive de nos épargnes, l’effet qui pourrait en résulter serait immense pour la réduction du taux de l’intérêt et pour la diminution de notre stock métallique. Nous sommes très frappés en France depuis quelques années de l’augmentation rapide de la richesse publique. Cette augmentation est rapide en effet, elle est due surtout aux chemins de fer et aux applications scientifiques de toute nature ; mais elle n’est pas encore, il s’en faut, ce qu’elle pourrait être avec un meilleur système de crédit, avec l’emploi immédiat de nos épargnes. En Angleterre, en Amérique, la richesse s’accroît avec la puissance de l’intérêt composé, tandis qu’en France c’est à peine si elle s’accroît avec la puissance de l’intérêt simple.

Certes nous ne voulons pas dire que cette théorie de l’extension du crédit au moyen des dépôts soit sans inconvéniens et même sans périls. Il ne faut pas oublier que la banque qui reçoit le dépôt pour s’en servir et le faire valoir laisse en même temps au déposant la faculté d’en disposer par le moyen des chèques, ce qui fait que le capital peut être employé deux fois, par la banque et par le déposant. En temps normal, les choses ne présentent pas d’inconvénient : le dépôt employé par les banques ne l’est jamais que momentanément par l’escompte d’effets commerciaux à deux ou trois mois d’échéance, souvent moins ; ensuite la puissance de l’épargne est telle que le retrait du dépôt, lorsqu’il a lieu, se trouve bien vite compensé par un dépôt nouveau. Il suffit à la banque d’avoir, soit en caisse, soit en compte courant à la banque principale, à celle d’Angleterre ou à celle de France selon les pays, une somme disponible assez légère pour faire face aux éventualités. En temps de crise, la question se complique ; les dépôts ne compensent plus les retraits, et les banques sont obligées d’user de toutes leurs ressources pour faire face aux demandes de remboursement. Si elles ont fait un bon emploi des capitaux qui leur ont été remis, si elles ne se sont pas engagées au-delà d’une certaine mesure, si enfin elles inspirent confiance, elles réussissent à se tirer d’embarras ; mais toujours est-il que ces momens-là sont critiques pour les banques de dépôt, et on peut même dire qu’en Amérique et en Angleterre, depuis que les dépôts ont pris un développement si considérable, les crises n’ont pas d’autre cause que la variation de ces mêmes dépôts. Est-ce à dire que le péril soit sans remède ? Nous croyons au contraire qu’il est possible de le conjurer en grande partie. On pourrait, comme cela se fait déjà en Angleterre, exiger un certain délai pour les retraits de quelques dépôts en bonifiant un intérêt plus élevé à ceux qui se soumettraient à cette condition, de telle façon que, l’échéance du portefeuille coïncidant avec l’exigibilité de ces dépôts, on fût à l’abri de ce côté. Resteraient les dépôts en comptes courans qu’on a le droit de retirer par des mandats payables au porteur ou à deux ou trois jours de vue : il est évident qu’il y a là une part de danger inévitable, car la banque ne peut pas bonifier un intérêt au déposant et garder le dépôt intact dans sa caisse ; mais cette part de danger, c’est celle qui accompagne tous les actes de l’humanité, surtout les actes commerciaux. Certes, en gardant dans notre coffre-fort les épargnes que nous pouvons faire, nous les exposons moins, et lorsque la crise arrive, elle est moins forte qu’elle ne le serait avec une conduite différente. C’est ce qui a eu lieu en 1857 ; on a attribué l’attitude assez calme que nous avons eue à cette époque à côté des perturbations énormes que la crise causait en Angleterre, aux États-Unis et à Hambourg, on a attribué cette attitude à la fermeté de notre crédit ; il eût été plus juste de l’attribuer à l’infériorité de notre crédit. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est qu’au bout de très peu de temps, grâce à l’énergie des moyens de crédit, les pertes sont réparées dans les pays dont nous parlons, tandis que chez nous la moindre secousse rend notre commerce languissant pendant plusieurs années. Les chemins de fer aussi ont leurs dangers ; à tout moment, nous sommes émus par le récit d’un accident terrible arrivé dans l’emploi de ce moyen de locomotion. Faut-il y renoncer ? Personne n’y songe, on ne songe qu’à diminuer les risques ; il faut faire de même pour les dépôts en comptes courans, il faut s’attacher à en conserver, à en développer l’usage en cherchant à en atténuer les périls. Les banques de dépôt devraient être en France ce qu’elles sont en Amérique, en Écosse et même déjà un peu en Angleterre, les caisses d’épargne du pays.

D’après un travail économique récemment publié, il sort chaque année du sein des populations ouvrières, sous forme d’épargne, une somme plus ou moins considérable qui est placée soit entre les mains du gouvernement, où elle devient souvent un embarras, soit autrement, mais toujours d’une façon peu profitable au crédit. Cependant ces mômes classes ouvrières ne trouvent point de crédit lorsqu’elles en ont besoin, et on en concluait justement qu’avec un meilleur emploi de leurs épargnes elles pourraient se le procurer à elles-mêmes. La conclusion est parfaitement juste ; mais la première chose à faire pour arriver à un tel résultat, c’est d’abord que l’on considère les banques de dépôt comme des caisses d’épargne. Cela ne veut pas dire que, même avec ce moyen poussé aussi loin qu’on peut l’imaginer, on aura toujours le capital à bon marché. Le capital est comme toutes les marchandises, dont le prix dépend du rapport de l’offre et de la demande, et comme on ne peut répondre qu’il ne sera point quelquefois plus demandé qu’offert, on ne peut pas répondre davantage qu’il ne variera pas de prix, on peut même dire que de toutes les marchandises le capital disponible est celle dont le prix doit le plus varier, car c’est celle dont l’usage est le plus général et le plus indispensable. On peut à la rigueur se passer d’une certaine étoffe et la remplacer par une autre équivalente : on ne peut pas se passer du capital disponible, qui est l’âme de toutes les transactions, et quand il manque, il n’a pas d’équivalent, il faut le payer cher. On a beaucoup dit que pendant un grand nombre d’années en Angleterre le loyer du capital ou taux de l’intérêt, ce qui est la même chose, n’avait guère varié qu’entre 2 et 3 pour 100, et qu’il s’était tenu à 4 pour 100 à la Banque de France pendant plus de trente ans. Cela est possible, mais on aurait tort de conclure du passé en faveur de l’avenir. Autrefois, en France surtout, les opérations commerciales étaient très limitées, l’ensemble du commerce extérieur représentait, il y a seize ans, en 1846, 2 milliards 437 millions, et le mouvement des opérations de la Banque de France et des banques départementales se résumait dans le chiffre de 2 milliards 299 millions. En 1862, l’ensemble du commerce extérieur a été de 5 milliards 949 millions, et le mouvement des opérations de la Banque de 7 milliards 783 millions ; il n’est donc pas étonnant qu’autrefois le taux de l’escompte ne variât guère : l’offre du capital dépassait presque toujours la demande. Il n’en est pas de même aujourd’hui. Le mouvement des affaires s’est surtout fort accru depuis dix ans ; aussi est-ce depuis cette époque que le taux de l’intérêt a subi les plus grandes variations, non-seulement en France, mais en Amérique, en Angleterre, partout. À cette cherté du capital, à mesure que nous avançons en civilisation et en progrès matériel, il y a la même cause qu’à l’élévation du prix de toutes choses. La liberté commerciale avait promis aussi la vie à bon marché aussitôt qu’on la réaliserait ; on l’a réalisée en partie au moins dans certains pays, et la vie y est plus chère que jamais. Est-ce la faute de la liberté commerciale ? Non, assurément ; mais par cela même qu’elle a été utile au progrès de la richesse publique, elle a donné à plus de monde le moyen de se procurer les choses qui auparavant étaient le privilège de quelques-uns, et ces choses ont tout naturellement augmenté de prix. Cependant, comme les facultés de chacun ont augmenté dans une proportion plus forte encore, cette augmentation du prix des choses a été un bienfait plutôt qu’un malheur. Il en est de même du loyer du capital ou taux de l’intérêt : s’il a augmenté malgré les immenses ressources qu’ont procurées au Nouveau-Monde et à l’Europe en particulier les mines d’or de la Californie et de l’Australie, malgré l’augmentation énorme du capital qui est résultée des facilités données aux échanges par les chemins de fer, malgré enfin les nouveaux perfectionnemens du crédit qui ont contribué à rendre ce capital accru plus disponible encore, c’est que l’emploi s’en est fait sur une échelle beaucoup plus considérable, et cet emploi du capital, qui le rend cher, il faut le bénir, car c’est lui qui donne du travail à tout le monde, et qui assure la richesse d’un pays. Dans tous les cas, ce ne sont pas les systèmes empiriques qu’on propose qui réussiraient aie rendre plus accessible, ils ne feraient au contraire que compromettre la fortune publique, et alors le capital deviendrait plus cher, non pas parce qu’il serait très employé, mais parce qu’il n’oserait plus se montrer.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1862.
  2. D’après le bilan de la banque d’Angleterre du 18 décembre 1863, la circulation active était de 19,801,000 livres sterling, avec 12,916,000 livres d’espèces en caisse ; différence 6,885,000 livres sterling. — Ajoutons la même somme pour le reste des îles britanniques, et nous n’arrivons pas au chiffre de 14 millions de livres sterling.