La Liberté de conscience dans l’ancienne Rome

La Liberté de conscience dans l’ancienne Rome
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 314-348).
LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE
DANS
L’ANCIENNE ROME
A PROPOS DU SEIZIÈME ANNIVERSAIRE DE L’ÉDIT DE MILAN

L’Église catholique vient de fêter le seizième centenaire de l’édit de Milan. On ne voit pas, jusqu’ici, que les partis ou les groupes qui se piquent de « libre pensée » aient manifesté la même intention : ils en auraient pourtant le droit, et peut-être le devoir. Car la date de juin 313 est importante dans l’histoire de la liberté religieuse autant que dans celle du christianisme, et, quels qu’aient été d’ailleurs les motifs qui ont incité l’empereur Constantin à autoriser dans ses Etats l’exercice de tous les cultes, si l’Église lui doit beaucoup, la cause de la tolérance lui doit beaucoup aussi.

On pourrait même soutenir, sans trop de paradoxe, qu’elle lui doit plus que l’Église. Car, en vérité, pour cette dernière, le bien n’a pas été sans quelque mélange de mal. Ce qu’elle a gagné à la conversion du prince, — une existence plus paisible et une propagande plus facile, — ne doit pas nous faire oublier ce qu’elle y a perdu. Il semble bien que l’adhésion du souverain au christianisme ait marqué pour celui-ci le commencement d’une de ces crises si graves que traverse presque toujours une minorité victorieuse. Bon nombre de ceux qui la combattaient la veille du triomphe s’y rallient le lendemain, pour des motifs qui n’ont rien d’héroïque, et ils augmentent le nombre, plus que la qualité, de ses sectateurs. Ceux mêmes qui sont sincères, n’étant plus aiguillonnés par l’âpre nécessité de la lutte, se relâchent, se laissent glisser à un mol épicurisme de satisfaits. La société chrétienne du IVe siècle n’a pas échappé à ce danger, non plus qu’à celui des querelles intestines, et il s’en faut de beaucoup que son niveau moral ait suivi la même marche ascendante que la situation politique de l’Église. On pourrait presque dire qu’il y a eu alors plus de chrétiens qu’aux siècles précédens, mais moins de christianisme. Ce n’est pas là un sophisme d’historien dilettante, disposé à trouver que la religion chrétienne était plus belle sous les princes païens, — un peu comme on répète que la République était belle sous l’Empire… Non, ce que nous disons, les théologiens d’alors l’ont eux-mêmes aperçu. Saint Hilaire, engagé dans un conflit avec l’empereur Constance, regrette de n’avoir pas affaire à un Decius ou à un Néron : avec ces « francs ennemis, » absoluti hostes, on n’avait pas de doute, et cela valait mieux que de trouver devant soi un adversaire hypocrite, « qui ne caresse que pour mieux frapper, ne confesse le Christ que pour mieux le nier. » Et saint Jérôme, un peu plus tard, est si ému de voir combien les vertus chrétiennes ont perdu de leur force depuis la fin des rigueurs légales, qu’il entreprend d’y suppléer par la pénitence et le monachisme, afin de restaurer, de tonifier en quelque sorte la mentalité religieuse trop anémiée : il compare volontiers les saints de la primitive Église et les religieuses de son temps, dont la vie est « un long martyre, » « un martyre de chaque jour ; » il invente l’ascétisme pour remplacer la persécution, la bonne, heureuse et salutaire persécution.

On le voit, les écrivains ecclésiastiques n’ont pas salué sans réserve la fameuse « paix de l’Église. » Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’ils aient refusé leur reconnaissant hommage aux intentions généreuses du prince qui en était l’auteur, ni qu’ils ne se soient pas réjouis de voir mettre fin à ces supplices, vaillamment supportés par les confesseurs de la foi, mais cruellement ressentis par la communauté chrétienne tout entière. Cela ne veut pas dire surtout que nous, d’un point de vue plus moderne, nous ne devions pas rendre justice aux dispositions si larges et si nobles d’un acte dans lequel, pour la première fois, bien avant l’édit de Nantes, bien avant la Déclaration des droits de l’homme, a été inscrite la liberté de conscience et de culte : « Nous avons résolu d’accorder aux chrétiens et à tous les autres la faculté de pratiquer la religion qu’ils préfèrent... Il nous a paru que c’était un système très bon et très raisonnable de ne refuser à aucun de nos sujets, qu’il soit chrétien ou qu’il professe un autre culte, le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux. » Peu importe qu’en écrivant ces paroles Constantin ait eu des mobiles assez éloignés de ceux qui agiraient sur un chef d’Etat de nos jours ; peu importe que ses successeurs, que lui-même déjà peut-être les ait démenties : ce n’en sont pas moins de belles paroles, et le jour où elles ont été prononcées devrait être salué par tous, croyans ou libres penseurs, avec un égal respect.

La meilleure manière de célébrer cet acte mémorable, pour un historien impartial, est peut-être d’en faire ressortir l’originale nouveauté en le comparant à l’état de choses antérieur, et c’est ce que nous voudrions essayer de faire ici. Nous en avons, au surplus, un autre motif : la publication récente d’un livre, aussi suggestif qu’érudit, sur cette question tant de fois discutée des rapports entre l’Empire romain et l’Église chrétienne. Sous le titre, peut-être un peu général, de l’Intolérance religieuse et la politique, l’un des hommes les plus versés dans la connaissance des religions antiques et dans celle des institutions romaines, le savant professeur d’histoire ancienne de la Sorbonne, M. Bouché-Leclercq, a en réalité composé un tableau de la politique impériale des quatre premiers siècles en matière cultuelle, tableau précis, clair, vivant, parfois dramatique, qui instruit et qui fait penser ceux mêmes qu’il ne convainc pas entièrement. On y retrouve toutes les qualités qui ont depuis longtemps assuré à M. Bouché-Leclercq une maîtrise incontestée : une information impeccable, une critique judicieuse et fine, une probité, tant morale qu’intellectuelle, à toute épreuve, un style grave et vigoureux, relevé par endroits d’une pointe d’humour. Ces remarquables dons d’historien, que connaissent depuis longtemps tous les lecteurs de M. Bouché-Leclercq, sont mis cette fois au service d’une « thèse » qui mérite de retenir l’attention et, sans doute, de soulever la discussion.

Si nous ne nous trompons, cette thèse a été suggérée à son auteur par deux sentimens qui peuvent sembler se contredire, quoique au fond ils aient leur racine dans un même amour de la liberté et de la tolérance. M. Bouché-Leclercq, — et ce n’est pas nous qui l’en blâmerons, — déteste tous les fanatiques, — aussi bien ceux du « cléricalisme » que ceux de l’ « anticléricalisme, » et il est aisé de surprendre dans son argumentation la trace de cette double haine. Comme les empereurs païens n’ont été traités de « persécuteurs » que par des écrivains chrétiens, — depuis Tertullien et Lactance jusqu’à M. Paul Allard, — M. Bouché-Leclercq se défie de cette flétrissure tendancieuse : par réaction contre l’opinion traditionnelle, il s’attache à découvrir, chez un Septime-Sévère ou un Valérien, chez un Decius ou un Dioclétien, des motifs de « persécution » sérieux et raisonnables. Mais, d’autre part, il lui déplairait fort que des tyranneaux modernes pussent s’autoriser de ses explications historiques pour légitimer, contre le christianisme actuel, des mesures de rigueur qui lui paraissent aussi révoltantes qu’inopportunes : c’est pourquoi il met en pleine lumière le trait, essentiel selon lui, qui caractérisait l’Église des premiers siècles et qui n’apparaît plus dans celle d’aujourd’hui. Ce trait, c’est l’esprit « anarchique » au sens propre du mot.

Et voici, dès lors, à quelles conclusions aboutit M. Bouché-Leclercq sous l’influence de ses diverses préoccupations. Le gouvernement romain, de sa nature, n’était pas persécuteur ; il a toléré toutes les religions qui coexistaient dans son vaste empire, pourvu qu’elles vécussent en bonne intelligence toutes ensemble ; il a même toléré la religion juive, quoique celle-ci fût bien plus exclusive, bien plus intransigeante que les autres, tant qu’elle est restée enfermée dans les limites de la nationalité hébraïque. Mais, ces limites, le christianisme les a franchies. Par lui, les idées juives ont été portées au sein de la société païenne, et cela sous une forme agressive qui devait les faire juger inconciliables avec les principes d’un Etat régulier. Méprisant les lois humaines, se dérobant au service militaire, dépréciant la vie familiale et la vie publique, refusant le culte dû à la divinité des empereurs (lequel n’était qu’une expression conventionnelle de l’obéissance civique), les chrétiens ne pouvaient pas ne pas être pris pour des rebelles dangereux. C’est pour cela que les souverains les plus intelligens les ont poursuivis, — ou plutôt se sont défendus contre eux, — non par fanatisme théologique, mais par prudence politique. Seulement, de nos jours, ce motif ne saurait plus être invoqué, l’Église ayant abandonné depuis longtemps tout ce qui, dans ses tendances premières, pouvait inquiéter l’autorité civile. Ce n’est plus elle qui prêche le dédain systématique des lois, de l’armée, de la patrie. Pour un homme d’Etat moderne imbu des doctrines de Marc-Aurèle, de Septime-Sévère ou de Dioclétien, l’ennemi à combattre (et M. Bouché-Leclercq le laisse suffisamment entendre) ce ne sont plus les chrétiens, mais les anarchistes, antimilitaristes ou antipatriotes, l’opposition d’extrême gauche et non celle de droite. La conception de M. Bouché-Leclercq pourrait se résumer en deux mots : le christianisme primitif était anti-social, et l’on a bien fait de le combattre ; le christianisme du XXe siècle ne l’est plus, et il faut le laisser tranquille.

Cette brève analyse suffit, nous l’espérons, pour faire pressentir l’intérêt du livre de M. Bouché-Leclercq et l’importance des problèmes qu’il pose. Ces premiers siècles de notre ère ont vu une transformation si complète de la civilisation humaine, que les esprits, même les plus indifférens aux choses antiques, ne peuvent en détourner complètement les yeux. Et, d’autre part, la difficulté de concilier ensemble la vie religieuse et la vie sociale se dresse devant nous, à toute heure et en tout lieu, si aiguë, si pressante, qu’instinctivement nos regards se portent en arrière pour chercher de quelle manière elle a été résolue la première fois qu’elle s’est imposée à l’attention des hommes d’État.

C’est ce qui nous excusera peut-être de reprendre l’étude de la politique religieuse des Romains après son plus récent historien, moins pour opposer à sa thèse une autre thèse, que pour en indiquer les lacunes et les limites. Car le danger, ici plus qu’ailleurs, serait de vouloir trop simplifier, d’enserrer dans une formule unique une réalité complexe et mouvante. Sous le nom de « liberté religieuse, » notre langage moderne enveloppe des choses assez différentes : le droit de croire et de ne pas croire, le droit de pratiquer et de ne pas pratiquer, la liberté de discussion, d’enseignement, de réunion, d’association, de culte, voilà autant de parties dont se compose la « liberté religieuse » totale, et il est fort possible qu’à telle ou telle époque, une de ces parties existe, ou plusieurs, et non les autres. De plus, quand il s’agit d’un organisme aussi vaste, aussi hétérogène que l’empire romain, — et qui a traversé une si longue histoire,-— mille distinctions sont nécessaires : l’attitude envers les cultes dissidens n’a pas pu être identique dans toutes les provinces, ni dans tous les siècles, ni à tous les étages de la société, ni chez tous les souverains. N’oublions pas enfin que les Romains n’ont pas été amateurs de « principes, » ni de « théories. » Ils ont agi beaucoup plus que pensé, et nous ne devons pas nous attendre à trouver chez eux des déclarations retentissantes sur les « droits » ou les « libertés » de la personne humaine en matière d’opinion. C’est dans les faits que nous devons essayer de découvrir leur conception des rapports entre l’État et la religion, — conception qui est peut-être trop confuse et incohérente pour se laisser ramener à une définition bien nette, — mais qu’en tout cas il importe de regarder de près et en détail.


I

Si nous remontons jusqu’aux origines de l’État romain, deux faits nous frappent, deux faits opposés, dont le contraste est à retenir : d’un côté, dans cette période primitive, — telle du moins que nous pouvons la connaître, — la question des relations et des conflits possibles entre la vie religieuse et la vie politique ne se pose pas ; — mais, d’un autre côté, on pressent les causes inévitables qui vont bientôt la poser.

Elle ne se pose pas encore, par la bonne raison que les deux élémens entre lesquels elle surgira ne sont pas alors distincts l’un de l’autre, mais se pénètrent intimement. Toutes les institutions, politiques aussi bien que domestiques, ont, si l’on peut dire, leurs racines baignées et nourries par la religion. Les gouvernans, rois ou consuls, sont prêtres en même temps que juges ou chefs d’armée, ou plutôt, c’est en tant que prêtres qu’ils sont chefs d’armée et juges. Aucun acte de la vie publique ne se produit sans être entouré de cérémonies et de sanctions religieuses, et, réciproquement, aucun acte important de la vie religieuse ne s’accomplit sans que la puissance publique y veille et s’y associe : elle intervient, par exemple, dans les rites privés du mariage, elle assure la célébration perpétuelle des sacrifices familiaux, tant elle considère que le devoir du fidèle et celui du citoyen ne font qu’un. Un individu assez insensé pour rompre le lien des croyances consacrées se mettrait par ce seul fait hors la loi, hors la société. Il ne peut donc y avoir de lutte entre la puissance de l’Etat et celle de la religion, car toutes deux ne sont que deux faces d’une seule et même autorité, la tradition, le mos majorum.

Cela est vrai, non seulement de Rome, mais de toutes les villes antiques. Seulement, Rome a eu de très bonne heure une destinée historique qui devait modifier et compliquer singulièrement la situation. Les autres cités, plus ou moins homogènes, se transforment sur place et en elles-mêmes : c’est le changement de leurs mœurs, de leurs idées, qui effrite peu à peu leur vieille armature théocratique. A Rome, en plus de cette évolution intérieure, il y a celle qui résulte de toutes les additions et annexions successives par lesquelles la bourgade Capitoline s’agrandit jusqu’à embrasser le monde civilisé. Cette juxtaposition progressive s’annonce dès l’aurore de l’histoire romaine, voire avant la fondation de la ville, ne fût-ce que par la légende qui donne comme lointains ancêtres à Romulus, d’un côté des Latins, et de l’autre des Troyens venus d’Asie. Rome n’est pas une, et le sera de moins en moins : dans une seule patrie légale vont se trouver en contact des races chaque jour plus différentes, et des cultes plus dissemblables aussi. Dès lors, il y aura, pour l’Etat romain, un problème religieux ; il commencera à poindre au moment où la conquête latine s’étendra sur la Grèce et l’Orient, et où, en retour, les croyances grecques et orientales afflueront en Italie. Et comme ce moment est aussi celui où les penseurs et les poètes de Rome, tout imprégnés de philosophie hellénique, soumettent à une discussion hostile les vieilles fables et les vieux rites, c’est à cette date, — au lendemain des guerres puniques, au commencement du IIe siècle avant notre ère, — qu’il faut envisager une première fois la politique religieuse de l’Etat romain. Cette religion nationale, dont il est né, avec laquelle il s’est toujours confondu, sur laquelle il s’appuie encore, à laquelle personne jusqu’ici ne s’était sérieusement dérobé, voici qu’elle est menacée de toutes parts, attaquée en haut par les argumens et les sarcasmes des esprits forts, supplantée en bas par la concurrence des cultes étrangers : que va-t-il faire pour la défendre ?

Il ne semble pas s’inquiéter beaucoup du danger que peut lui faire courir la propagande philosophique. Sans doute, à plusieurs reprises (en 161, puis en 92 avant Jésus-Christ), il expulse les rhéteurs et sophistes grecs qui enseignent à Rome, et probablement leur scepticisme en matière religieuse est pour quelque chose dans ces mesures de rigueur : mais pour combien ? nous ne pouvons le savoir. Ce que nous savons du moins, c’est que les décisions de cette espèce sont tardives, exceptionnelles, et, au surplus, inefficaces. Par ailleurs, les « libres penseurs » jouissent sous la République d’une large tolérance qui a surpris bon nombre d’historiens. Aucune interdiction légale ne vient à l’ordinaire entraver la liberté de parler ou d’écrire. Les tragédies d’Ennius, où sont reproduites et aggravées les railleries d’Euripide contre les légendes mythologiques et contre l’art augural, se sont jouées sans encombre, et même dans des cérémonies officielles. Les satires de Lucilius, où sont rudement traitées « les inventions de Numa, » c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus sacré dans le culte traditionnel, ont été publiées en toute indépendance. Le poème de Lucrèce, d’une si franche et robuste incrédulité, le traité de Cicéron sur la divination, où toute idée de surnaturel est radicalement niée, n’ont valu à leurs auteurs aucune poursuite. Au temps de Scipion Emilien comme au temps de César, on peut tout dire sur les dieux.

Il est vrai que cette irréligion reste confinée sur le terrain spéculatif. Poètes et philosophes répètent bien qu’il est ridicule de croire aux divinités de la Fable : mais ils ne disent pas qu’il ne faut pas les adorer en fait. Si la pensée est libre, et la parole, la pratique reste, volontairement ou non, serve des conventions établies. En faut-il citer des exemples ? Ce sera, si l’on veut, celui de Lælius, disciple de l’incrédule Panætius et défenseur acharné de l’antique organisation sacerdotale ; ou, si l’on préfère, celui de Cicéron, qui se moque de la science augurale et n’en exerce pas moins consciencieusement son métier d’augure. Ce dédoublement, qui ne va pas sans quelque hypocrisie, peut bien avoir masqué aux yeux du gouvernement romain les conséquences vraies de l’irréligion des lettrés : on ne l’a peut-être supportée que faute de voir où elle aboutissait logiquement ; on aurait sans doute été moins conciliant si elle avait prétendu passer dans les actes. Cependant, même avec cette restriction, la tolérance nous parait encore fort grande. Car enfin l’obligation de remplir toutes les formalités du culte ne s’impose pas à tous les habitans de l’Empire, pas même à tous les citoyens romains, mais seulement à ceux qui veulent jouer un rôle officiel. Pour devenir consul ou préteur, il faut se plier à certaines pratiques rituelles, qui ne sont pas bien gênantes du reste, et dont on pourra rire le lendemain avec ses amis ; mais qui ne veut rien être n’est tenu à rien non plus. Un homme comme Lucrèce, par exemple, indifférent à la vie politique, peut se tenir à l’écart de tous les sacrifices et de toutes les fêtes : il a le droit de conformer ses actes à sa pensée. Si le magistrat est assujetti au respect extérieur des traditions, le simple citoyen est libre, non seulement de ne pas croire aux dieux de la cité, non seulement de dire qu’il n’y croit pas, mais de ne pas les adorer.

Est-il libre aussi d’en adorer d’autres ? La question est plus délicate à résoudre ; elle comporte toute espèce de nuances et de restrictions. Beaucoup d’historiens admettent, parmi les maximes fondamentales du droit romain à l’époque républicaine, ce principe que nulle religion nouvelle ne peut s’établir sans autorisation du gouvernement. C’est notamment l’opinion du savant auteur de la Fin du paganisme. Commentant ce que dit Tertullien d’une vieille loi « qui défendait d’introduire aucune divinité qui n’eût été approuvée par le Sénat, » M. Boissier reconnaît que « cette loi ne se retrouve plus, sous cette forme, dans les codes romains, tels que nous les avons aujourd’hui, » mais il ajoute que « l’on ne comprendrait pas qu’elle n’eût pas existé. »

Nous n’en sommes pas aussi sûr que lui. La documentation juridique de Tertullien n’est pas à l’abri de toute suspicion, et pour ce qui est de l’argument de vraisemblance, on sait avec quelle circonspection il convient de le manier, lorsqu’on l’applique à des époques aussi éloignées de nous. Quand la législation romaine s’est constituée, il était si peu question des « nouveaux dieux » qu’on n’a pas dû se préoccuper beaucoup d’en réglementer le culte, et plus tard, quand les rites étrangers se sont introduits à Rome, il semble bien qu’on n’ait pas senti la nécessité de statuer en bloc sur leurs conditions d’exercice, mais qu’on ait laissé aux magistrats, dans chaque cas particulier, le soin d’en tolérer ou d’en interdire la célébration. Cette manière d’agir, très conforme au génie pratique et réaliste de la race latine, est celle que paraissent révéler les textes, malheureusement trop rares, que nous possédons sur ce sujet.

Trop rares, disons-nous, et il faut ajouter : parfois difficiles à concilier. Voici par exemple deux passages, l’un de Cicéron, l’autre de Tite-Live, qui tous deux s’accordent en ce qu’ils attribuent à l’autorité publique un droit de surveillance, et de contrôle, mais qui sont loin de donner à ce droit la même étendue.

« Que personne, dit Cicéron, n’ait de dieux à part ; que les dieux nouveaux ou étrangers, s’ils n’ont été officiellement reconnus, ne reçoivent aucun culte privé. » Chez Tite-Live, l’interdiction porte seulement sur le culte célébré dans des emplacemens publics ou sacrés, ce qui semble comporter toute indépendance pour le culte domestique. M. Boissier, qui signale cette opposition entre ce deux écrivains bien informés, » se tire d’embarras en supposant que « Cicéron nous dit ce qu’on avait légalement le droit de faire et Tite-Live ce qui se faisait ordinairement. » L’explication est ingénieuse, mais, à vrai dire, nous nous demandons s’il est bien légitime de traiter la phrase de Cicéron comme un texte historique. Elle se trouve dans un ouvrage de philosophie, le De legibus ; c’est un des articles de ce code supérieur que Cicéron, comme jadis Platon, élabore pour sa cité idéale. Or il est très vrai que, dans cette fiction, il se rapproche volontiers des lois réelles de sa patrie, mais il ne s’y astreint pas toujours, il les rectifie ou les complète lorsqu’il le croit nécessaire. Et ici il a, semble-t-il, deux raisons de les modifier. D’abord, imitateur et disciple de Platon, il doit être porté comme lui à admettre une « religion d’Etat, » exclusive, sinon même intolérante. De plus, comme il écrit à un moment où l’on peut mesurer les effets désastreux de l’excessive liberté, pour réagir contre la décomposition anarchique qu’il observe autour de lui, il tend à restaurer l’idée d’autorité dans toute sa force ; il arme le gouvernement, dans les matières religieuses comme dans les autres, d’un pouvoir impérieux qui fait défaut à la Rome de son temps. Pour tous ces motifs, nous inclinerions à voir dans cette phrase, tant de fois citée et discutée, un témoignage sur ce que pense Cicéron, et non sur ce qui se pratique dans son pays, l’expression d’un vœu, et non la constatation d’un fait.

Quant au texte de Tite-Live, la distinction qu’il établit, — distinction implicite, mais certaine, — entre les lieux publics et privés est tout à fait d’accord avec les habitudes de la législation latine. Que les hommes d’Etat romains, à peu près indifférens à ce qui se passait dans l’intérieur des domiciles particuliers, aient été plus attentifs, — ce qui ne veut pas dire plus hostiles, — aux cérémonies extérieures, rien n’est plus probable, et c’est une première différence à noter.

Il en est d’autres, et surtout entre les diverses religions étrangères avec lesquelles Rome s’est successivement trouvée en contact. Celles de l’Italie centrale, — Latium, Sabine, Etrurie même, — se sont de si bonne heure et si bien incorporées à la sienne propre, qu’il nous faut aujourd’hui un vigoureux effort d’analyse pour les en séparer : celles-là ont dû être accueillies sans réserve, et nous ne voyons pas que leurs sectateurs aient jamais été inquiétés ; si des divinités comme la Junon de Véies ou la Diane d’Aricie n’ont été admises que sur l’Aventin, hors du territoire de la Rome primitive, et non dans l’enceinte consacrée, ç’a été l’effet d’un scrupule religieux, mais non pas d’une hostilité défiante. Tous ces cultes ont été plus que tolérés par l’Etat romain : il les a adoptés, se les est appropriés avec empressement. On peut en dire autant de la religion grecque : les dirigeans de Rome lui ont offert une hospitalité très large ; ils ne se sont pas du tout opposés à ce travail de syncrétisme qui a fini par identifier les dieux latins et les dieux helléniques.

Parmi les cultes de la Grèce, un seul, — pour des raisons sur lesquelles il nous faudra revenir, — a été l’objet de mesures prohibitives : c’est le culte de Bacchus ; mais il importe de noter que, dans la Grèce même, il avait déjà un caractère spécial, mystique, extatique, et un peu inquiétant ; il était, plus que tout autre, chargé d’influences étrangères, presque autant oriental que grec. Et par lui nous touchons à ces religions beaucoup plus exotiques, à celles de la Phrygie ou de l’Egypte, qui ont dû être jugées par les Romains dignes d’une vigilance particulière, car, sans les proscrire d’une façon générale, ils se sont quelquefois départis envers elles de leur tolérance ordinaire, et c’est contre elles seules, — si l’on excepte l’affaire des Bacchanales, — que nous voyons l’autorité sévir de temps en temps dans les deux derniers siècles de la République.

Toutefois, même au sujet de ces interdictions exceptionnelles, deux remarques s’imposent. En premier lieu, qu’il s’agisse de défendre des cérémonies comme en 212 ou en 186, ou de raser des chapelles comme en 58, 53, 50 et 48, — où eurent lieu quatre destructions des temples d’Isis et de Sérapis, — le gouvernement romain n’agit point par une loi générale, mais par une décision d’espèce : il décrète que tel sanctuaire sera démoli, que telle fête ne pourra être célébrée, mais la question de principe n’est jamais tranchée dans toute son étendue. Les mesures prises sont plutôt du ressort de la police que de la législation. En outre, il faut bien se souvenir qu’elles sont dictées, non par un motif religieux, mais par une préoccupation politique ou sociale. Les magistrats qui prohibent ou limitent le culte des divinités étrangères ne sont pas des dévots qui réclament pour leurs propres dieux le monopole de l’adoration ; ce sont des hommes d’Etat qui croient, — à tort ou à raison, peu importe, — que les réunions trop nombreuses ou trop secrètes, les cérémonies trop enthousiastes, peuvent troubler les esprits, et par suite nuire à la tranquillité de la cité. Ce qu’ils protègent contre Cybèle ou Isis, ce n’est pas Jupiter et Mars, c’est l’ordre public.

Nulle part cette différence essentielle n’éclate mieux que dans le célèbre sénatus-consulte sur les Bacchanales, rendu en 186 avant notre ère. On a beaucoup discuté sur les raisons qui ont pu pousser le Sénat romain à réprimer avec tant de rigueur les manifestations des adorateurs de Bacchus. Tite-Live, dans le discours qu’il prête aux consuls sous lesquels le sénatus-consulte fut voté, — discours où il s’inspire sans nul doute de l’historiographie traditionnelle, — met en avant des argumens de saine prudence gouvernementale : le nouveau culte n’est qu’un prétexte à tumultes, à violences, à débauches infâmes, à meurtres, à empoisonnemens ; contre ces crimes de droit commun, l’autorité ne peut rester désarmée, malgré tout son désir de ne pas porter atteinte aux croyances religieuses. Les historiens modernes sont moins favorables aux auteurs de ce décret. Emu de l’atrocité des châtimens, — il y eut jusqu’à 1 000 prévenus, dont une grande partie furent mis à mort et le reste emprisonné, — M. Salomon Reinach déclare que « le Sénat romain fit une politique d’assassins, » mais il n’attribue pas cet « assassinat » à un zèle fanatique : suivant lui, c’est la présence de nombreux « alliés » dans la secte, d’Italiens du Sud, mal soumis encore à la domination romaine, qui aurait inquiété le gouvernement ; on aurait craint une conjuration des populations soumises sous le couvert de la religion, et le déchaînement des supplices aurait sa cause dans un accès de nationalisme apeuré.

Nous-même, frappé du grand nombre de femmes que l’on rencontre dans les Bacchanales, et du voisinage chronologique entre cette affaire et le mouvement féministe qui avait eu lieu une dizaine d’années auparavant, nous nous sommes demandé s’il ne fallait pas chercher de ce côté l’origine du sénatus-consulte de 186. On peut hésiter entre toutes ces explications, mais elles ont toutes ceci de commun qu’elles ne font intervenir que des mobiles purement « laïques, » et en effet, il est impossible de voir dans la décision sénatoriale l’acte d’une religion qui se défend contre une autre. On dirait même que les rédacteurs du décret ont pris à cœur de bien préciser leur intention sur ce point : ils commencent par interdire la célébration des Bacchanales, mais ils ajoutent tout de suite que, si quelqu’un se croit obligé de les célébrer, il peut en demander l’autorisation au préteur urbain ; ils permettent, sous la même condition, les réunions partielles des adorateurs de Bacchus, et à la fin, en édictant la suppression des sanctuaires, ils font une exception en faveur des objets sacrés qui peuvent s’y trouver. Ce n’est pas, croyons-nous, leur prêter des idées trop modernes que de voir, dans ces distinctions et restrictions si minutieuses, un désir de concilier deux choses également respectables, les droits de la puissance publique en ce qui concerne l’ordre matériel et ceux de la conscience individuelle en ce qui touche aux croyances religieuses.

Ainsi, même dans l’occasion où la République romaine s’est montrée le plus hostile à un culte étranger, il s’en faut de beaucoup qu’elle ait songé à enfreindre la liberté de conscience. A plus forte raison cette liberté a-t-elle été respectée dans le cours ordinaire des faits, et lorsqu’il s’agissait de cultes qui ne semblaient pas dangereux pour la paix sociale. Sans être inscrite dans aucune charte, elle existait dans les mœurs, ce qui vaut mieux sans doute ; elle était assurée par une pratique à peu près constante, dont on ne se départait que très rarement, et pour des motifs tout à fait extérieurs aux choses religieuses proprement dites. Si bien qu’à prendre l’histoire de Rome jusqu’au siècle d’Auguste, on est parfaitement fondé à dire, avec M. Bouché-Leclercq, que les Romains n’ont pas connu l’intolérance.


II

Cette formule, très exacte pour la période républicaine, s’applique-t-elle aussi bien à l’époque impériale ? Nous en doutons fort, et il y a, semble-t-il, deux raisons pour qu’elle ne puisse pas être absolument vraie.

Rappelons-nous d’abord ce que nous avons aperçu tout à l’heure chez Cicéron, cette tendance à relever, à reconstituer l’autorité gouvernementale pour lutter contre les excès de l’anarchie individualiste. Ce n’est, dans l’œuvre cicéronienne, qu’une idée : mais bientôt elle passe dans les faits ; elle crée l’absolutisme impérial, la concentration de tous les pouvoirs dans une main unique et forte. Dès lors, l’autorité devient plus consciente de ses prérogatives, plus exigeante, plus jalouse. Elle admet moins volontiers que par le passé qu’il puisse y avoir en dehors d’elle quelque chose de légitime et de respectable. Elle incline à contrôler, à restreindre, à interdire, plus qu’à laisser faire. Cette disposition, qui se fait jour dans tous les ordres d’idées, — qu’on songe à la lettre où Trajan refuse d’autoriser la formation d’une compagnie de pompiers volontaires à Nicomédie, — ne peut pas ne pas s’étendre aussi à la vie religieuse. Et elle est surtout enracinée, notons-le bien, chez les meilleurs empereurs : plus ils sont zélés pour la sécurité de leurs sujets et la tranquillité de l’Etat, plus ils sont portés à supprimer toutes les nouveautés susceptibles de causer des troubles ; plus ils ont le sentiment qu’ils travaillent pour le

heureux à sa guise. La comparaison souvent faite alors entre le rôle de l’empereur et celui du père de famille est assez significative : l’idéal du chef d’État, pour les plus désintéressés des princes comme pour les plus éclairés de leurs administrés, c’est la puissance paternelle, exercée sans égoïsme, mais sans réserve aussi, bienveillante, mais absolue.

En même temps que cette réaction politique, les premiers siècles de l’Empire voient se produire une réaction religieuse dont les effets ne vont pas être moins considérables. Elle n’a pas lieu d’un seul coup, ni d’une marche uniforme, mais elle est indéniable. M. Boissier, qui l’a magistralement mise en lumière dans la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, la résume en disant qu’ « un lecteur qui passerait brusquement de l’étude des lettres de Cicéron à celle de la correspondance de Marc-Aurèle se trouverait dans un monde nouveau ; en deux siècles, la société romaine est entièrement changée, et de tous les changemens qu’elle a subis, l’un des plus remarquables et des moins attendus, c’est qu’elle a passé de l’incrédulité à la dévotion. »

Cette transformation profonde n’est pas limitée aux masses populaires ou aux classes moyennes : elle gagne les parties les plus élevées du monde romain, les grands seigneurs, les souverains et leur entourage. Assurément tous les empereurs n’ont pas été de fervens adorateurs des divinités païennes. Il y en a eu de sceptiques, comme Tibère par exemple, dont on connaît le joli mot, que « les offenses faites aux dieux ne regardent qu’eux-mêmes, » deorum injuriæ diis curæ, ou comme le spirituel et fantaisiste Hadrien. Il y en a eu de philosophes aussi. Mais d’autres paraissent bien avoir été pieux, voire superstitieux. Qui peut savoir la part qu’avaient gardée les antiques croyances dans des âmes étranges et obscures comme celles d’un Néron ou d’un Domitien ?

Quant aux « philosophes, » il ne faut pas oublier que la philosophie du IIe siècle n’est plus du tout celle de l’époque républicaine : autant la première était voisine de ce que nous appellerions la « libre pensée, » autant celle-ci s’est rapprochée de la religion, glorifiant la piété et la confiance dans les dieux, justifiant même les plus strictes pratiques rituelles, faisant au surnaturel, sous toutes ses formes, la place la plus large. Ce n’est pas le stoïcisme, ainsi compris, qui peut empêcher un Marc-Aurèle d’être un croyant sincère, zélé, presque mystique. Et enfin, même les plus rationalistes des chefs d’Etat, ou les plus indifférens, sont dominés par cette idée que le respect de la religion nationale est lié, d’un lien indissoluble, à la vertu civique, qu’on ne peut pas être un loyal sujet si l’on refuse d’honorer les divinités consacrées, et que, si ce n’est pas la puissance des dieux, c’est au moins la croyance aux dieux qui a fait la grandeur de la patrie. Ce principe, que traduit avec force toute la littérature officielle de l’Empire, depuis les odes d’Horace jusqu’aux harangues de Symmaque, a dû avoir forcément sa répercussion sur la politique impériale. M. Salomon Reinach prétend plaisamment que c’est d’Auguste que date le type de « l’homme bien pensant, qui ne va pas à la messe, mais qui y envoie ses domestiques. » Mais cet « homme bien pensant, » si ses domestiques refusent d’aller à la messe, et s’il est convaincu qu’il est d’une grande utilité sociale qu’ils y aillent, n’hésitera pas à les forcer d’y aller. En d’autres termes, que le souverain croie aux dieux à la façon du vulgaire ou à celle des philosophes, ou que, sans y croire, il pense qu’il est nécessaire pour le bien public que tout le monde y croie, il est vite amené à recourir, le cas échéant, à la contrainte légale. Rien ne serait plus faux que de se représenter la politique romaine comme immuablement attachée à un seul principe : elle a varié à mesure que variaient les mœurs et les croyances. Les hommes d’Etat de l’époque républicaine étaient tolérans parce qu’ils étaient indifférens ; pendant la période impériale, la renaissance de la dévotion a dû produire une certaine intolérance.

Mais ici se présente une objection, qui a souvent été invoquée, et que M. Bouché-Leclercq a reprise avec vigueur. Si le gouvernement impérial s’est cru le droit, et le devoir, de faire respecter par tous les moyens la religion de la cité, comment se fait-il qu’il ait laissé vivre tant de cultes étrangers, et que seul le christianisme ait subi un traitement si dur ? Ce contraste avait déjà frappé les chrétiens eux-mêmes : parmi les apologistes des premiers siècles, les uns s’en plaignent comme d’une injustice, ou s’en étonnent comme d’un illogisme ; les autres ne sont pas loin d’y voir une preuve du caractère spécial de leur religion, de sa mission providentielle, on pourrait presque dire de sa divinité.

Les historiens modernes, au contraire, expliquent la même anomalie dans un sens bien moins favorable au christianisme : suivant eux, le gouvernement romain ne demandait qu’à laisser vivre en paix toutes les religions, celle du Christ aussi bien que les autres ; mais les chrétiens, par leur propagande infatigable, par leurs attaques contre les cultes rivaux, par leurs refus scandaleux d’obéissance militaire ou d’hommage à l’empereur, peut-être même par leurs tentatives de révolte et leurs sourdes conjurations, l’ont obligé à sortir de sa mansuétude habituelle. Domitien, Decius, Dioclétien, ont été des bourreaux malgré eux. Si le christianisme seul a été persécuté, c’est qu’il a provoqué les persécutions.

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. On pourrait d’abord se demander s’il est bien vrai que les persécutions n’aient été dirigées que contre le christianisme. La fermeture des chapelles consacrées aux cultes égyptiens sous Auguste, la déportation des sectateurs d’Isis sous Tibère, la proscription des druides sous Claude, prouvent au moins que la liberté religieuse n’était pas absolue au Ier siècle, sans compter que, dans les mesures violentes dont les Juifs ont maintes fois été l’objet, il est bien difficile de faire le départ entre les motifs religieux et les motifs politiques. — Il faudrait aussi remarquer peut-être que la situation n’est pas la même pour le christianisme et pour les autres cultes : ceux-ci, à vrai dire, n’obtiennent pas la tolérance à l’époque impériale, ils l’ont déjà obtenue, et ils la gardent, ce qui est assez différent. Si le culte de Sérapis ou celui de Bellone avaient fait leur apparition à Rome vers l’an 100 ou 150 après notre ère, qui sait s’ils eussent été aussi complaisamment accueillis par le gouvernement ? Mais ils avaient pour eux une longue prescription. La religion chrétienne est venue la dernière, et à un moment où, pour les raisons que nous avons essayé de démêler, on était plus défiant que jadis envers toutes les nouveautés. — Une autre différence, bien souvent signalée, est que presque toutes les religions étrangères, asiatiques, égyptiennes ou africaines, se sont aisément prêtées à une fusion avec le paganisme gréco-romain, tandis que le christianisme, seul avec le judaïsme, s’y est obstinément refusé : cela ne pouvait que le faire paraître plus inquiétant. Pour toutes ces raisons, l’antinomie entre la tolérance ordinaire de l’Etat romain et son hostilité contre le christianisme est peut-être moins radicale qu’on ne l’a dit.

Cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas : les persécutions, sans être aussi extraordinaires qu’elles semblent l’être au premier abord, restent un fait assez étonnant, et nous estimons, quant à nous, que le grand tort de beaucoup d’historiens, d’un côté comme de l’autre, a été d’en proposer une explication trop simple et trop une. L’un ne veut voir que les torts des persécuteurs, l’autre que ceux des persécutés ; l’un n’admet que des motifs politiques, l’autre que des motifs religieux. En réalité, toutes ces causes ont joué un rôle partiel, successivement ou simultanément, et il est sage de faire à chacune sa place dans cette histoire des persécutions, histoire obscure, complexe, embrouillée, qui ne peut devenir claire, nous le craignons, qu’en cessant d’être vraie.

C’est ainsi que, pour certains des persécuteurs, il est peut-être vain de chercher des mobiles rationnels là où il n’y a eu sans doute qu’une fantaisie fortuite. Tel est probablement le cas de Néron, dont l’attitude envers les chrétiens a suscité un si grand nombre d’hypothèses invérifiables et de discussions insolubles. Nous ne pouvons même pas savoir s’il y a un lien logique entre l’incendie de Rome et la persécution, ou si ces deux faits capitaux sont indépendans l’un de l’autre : la première opinion s’autorise du témoignage de Tacite, la seconde de celui de Suétone. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il reste de l’inexplicable, à quoi l’on doit se résigner. Si Néron a poursuivi les chrétiens pour rejeter sur eux l’odieux de l’incendie, pourquoi les a-t-il choisis plutôt que d’autres, parmi tous les malheureux qui grouillaient dans les bas-fonds de Rome ? et, s’il n’a pas eu même cette raison, quelle raison a-t-il pu avoir ? Le parti le plus prudent est d’admettre, comme Renan, une « lubie » du prince ou de son confident Tigellin. M. Bouché-Leclercq proteste contre cette manière de voir, qu’il juge tendancieuse, et qu’il rapproche de celle des écrivains théologiques attribuant les persécutions à la haine des démons contre l’Église du Christ. « Il suffirait de dire une lubie infernale, écrit-il, pour être tout à fait orthodoxe. » Mais précisément l’épithète surajoutée changerait tout. Dire que Néron a obéi à une suggestion démoniaque, c’est mêler à l’histoire humaine une conception métaphysique, respectable d’ailleurs, mais étrangère ; dire qu’il a cédé à un caprice, c’est faire appel à une explication purement naturelle, dont la méthode la plus « scientifique » ne peut s’effaroucher. Il n’est pas si rare de voir des gens qui agissent par boutades déconcertantes, — surtout quand ils sont aussi absolus dans leur pouvoir que Néron, et aussi détraqués. Ne perdons pas de vue les réflexions si judicieuses de Fénelon : « Tacite raffine trop, il attribue aux plus subtils ressorts de la politique ce qui ne vient souvent que d’un mécompte, d’une humeur bizarre. C’est la faiblesse, c’est la mauvaise honte, c’est le dépit, c’est le conseil d’un affranchi qui décide, pendant que Tacite creuse pour découvrir les plus grands raffinemens dans les conseils de l’empereur. »

Les historiens modernes, tout en étant très sévères pour Tacite, font un peu comme lui : intelligens eux-mêmes, il leur est malaisé de comprendre que les hommes aient pu agir autrement que par des motifs d’ordre intellectuel, et, sans s’en apercevoir, ils restreignent outre mesure la part possible de l’inconscient et de l’arbitraire. La raison d’Etat a certainement une grande influence, mais elle n’est pas tout, — chez des souverains parfaitement déraisonnables.

A côté du persécuteur par caprice, l’histoire de l’Empire romain nous présente ce que l’on pourrait appeler le persécuteur par complaisance, le prince qui, de lui-même, ne déteste les chrétiens ni ne les suspecte, mais qui les méprise, comme l’aristocratie romaine méprise en général les sectes mystiques de l’Orient, et qui, dès lors, les sacrifie volontiers aux réclamations populaires. Dans l’hagiographie traditionnelle, où tout n’est pas vrai, mais ou la fiction même repose plus ou moins sur une base de vérité, la plupart des scènes de persécution commencent par des manifestations de la foule païenne ; c’est la masse qui en veut aux chrétiens, et les dirigeans, magistrats de province ou empereurs, ne font que consentir à ce qu’elle demande : les rédacteurs des Actes des martyrs, si inventifs qu’on les suppose, n’ont pas dû travestir complètement en cela la réalité. Rien, d’ailleurs, de plus vraisemblable : la plèbe est assez dévote pour prendre en haine les sectateurs d’une religion nouvelle, assez crédule pour accepter contre eux toutes les imputations calomnieuses, assez violente pour solliciter leur supplice ; et les gouvernans, qui ont besoin d’elle, et pour qui les chrétiens sont des fous misérables, cèdent sans répugnance à ses cris. Sans répugnance ? pas toujours. Quelquefois ils sont partagés entre l’influence qu’exercent sur eux les préjugés du peuple et un vague sentiment de justice ou d’humanité. Ils se disent bien, comme le Mathan de Racine : « Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ? » mais ils voudraient pourtant qu’on en versât le moins possible. De là des hésitations, qui ne vont pas sans quelque incohérence, mais dont l’illogisme même nous prouve leur bonne foi, et dont la célèbre réponse de Trajan à Pline est l’expression la plus curieuse. En disant qu’il ne faut pas rechercher les chrétiens, ni accepter contre eux de dénonciations anonymes, ni punir ceux d’entre eux qui renient leur foi, Trajan montre assez — dirons-nous : qu’il ne les croit pas coupables ? — non, mais plutôt qu’il ne les croit pas dangereux. Mais, en même temps, en maintenant la nécessité de sévir contre ceux qui s’obstinent dans leur « superstition, » l’empereur comme son légat donnent satisfaction aux rancunes du vulgaire. Et si à cela l’on ajoute cette déclaration significative qu’ « on ne peut rien statuer sur la question d’une manière générale ni pour servir de règle fixe, » cette lettre apparaît comme un des plus beaux exemples de compromis administratif entre le libéralisme d’en haut et l’intolérance d’en bas.

N’arrive-t-il jamais que l’intolérance se rencontre en haut aussi, que les souverains, non contens de laisser agir les passions païennes de la foule, les partagent pour leur propre compte ? N’y a-t-il pas, en un mot, des persécuteurs par fanatisme ? Peut-être n’en trouve-t-on pas pendant les deux premiers siècles de l’Empire, — encore n’est-ce pas certain, — mais dans l’extrême décadence, nous avons peine à croire qu’il n’y en ait pas eu. C’est en effet une période de vie religieuse intense, débordante : toutes les sectes pullulent, avec les superstitions les plus grossières, les croyances les plus bizarres, les plus violentes ardeurs. Et, d’autre part, les empereurs, au lieu d’être issus de l’aristocratie romaine, comme les Césars, ou de la bonne bourgeoisie provinciale, comme les Antonins, se recrutent dans toutes les parties du monde gréco-latin : il n’y a pas de si basse classe, de race si barbare, de contrée si exotique, qui n’en fournisse à son tour. Or, parmi ces aventuriers couronnés, mais restés » peuple, » il serait bien étrange que pas un n’eut conservé les préjugés populaires contre le christianisme, et n’eût poursuivi en lui une religion rivale de la sienne. Pour nous en tenir à un seul exemple, si la grande persécution du commencement du IVe siècle a été aussi furieuse, la faute semble bien en être à Galerius plus qu’à Dioclétien : d’après le récit de Lactance, — que nous n’avons nul motif de révoquer en doute, et que Chateaubriand a fidèlement suivi dans ses Martyrs, — c’est Galerius qui a généralisé les poursuites, d’abord restreintes aux seuls fonctionnaires impériaux, et qui les a rendues aussi plus sanglantes. Or, si Dioclétien a eu pour sévir des raisons politiques, Galerius, soldat brutal, sans culture intellectuelle, n’a été mû, selon toute apparence, que par une haine religieuse. Lactance nous dit que sa mère, paysanne illyrienne très dévote aux dieux de sa peuplade barbare, excitait sa colère contre le christianisme : et il est bien vrai que c’est un polémiste chrétien qui nous l’apprend, mais ce n’est pas un argument suffisant pour rejeter un détail qui n’est nullement en désaccord avec ce que nous savons des croyances et des mœurs au IVe siècle. Voilà donc au moins un cas, — et il est fort douteux que ce soit le seul, — où les chrétiens ont été persécutés pour leur croyance, et par des gens qu’une croyance également forte animait contre eux.

Il est bien certain pourtant que ni le caprice individuel, ni la condescendance pour l’opinion populaire, ni le zèle païen ne sauraient expliquer toutes les persécutions. Il y en a quelques-unes qui ont été ordonnées par des princes trop intelligens pour qu’on puisse se contenter de pareilles raisons : ajoutons aussi qu’elles ont été trop bien organisées, trop méthodiques, pour ne pas déceler une intention réfléchie. Lorsque Maximin le Thrace, vers 235, négligeant la masse des fidèles, frappe à la tête des Églises, emprisonne, exile et torture les évêques afin de les acculer à l’apostasie, — lorsque Decius impose à tous les sujets de l’Empire l’obligation de sacrifier sur les autels officiels, en vue de contrôler leur loyalisme et de pouvoir poursuivre les réfractaires, — lorsque Dioclétien (nous parlons ici de Dioclétien seul, agissant de sa propre initiative, avant d’avoir subi les suggestions haineuses de Galerius) imagine de retirer aux esclaves chrétiens la faculté d’être affranchis et aux hommes libres les droits civiques, — il est clair que ces plans de campagne, si ingénieusement combinés, n’ont pas été conçus dans un moment de fantaisie arbitraire ou de passion emportée. C’est sur les persécutions de cette espèce que les historiens modernes s’arrêtent le plus ; elles sont en effet les plus déconcertantes. Qu’un fou comme Néron, qu’une brute comme Galerius, ait édicté contre de pauvres gens inoffensifs de cruels supplices, cela n’a rien d’étonnant, mais, cette fois, nous sommes en présence d’empereurs tout différens. Decius avait de remarquables qualités d’administrateur, et Corneille a eu tout à fait raison de dire qu’il ne fut « aveugle » qu’en ce qui concerne le christianisme. Et Dioclétien, énergique et adroit tout ensemble, est un de ceux qui ont le plus efficacement travaillé à sauver de l’anarchie l’Empire à moitié détruit. Or ils ont persécuté le christianisme, volontairement, systématiquement, avec une application qui ne peut guère être que l’effet d’un dessein politique. Ici il est impossible d’écarter les « raisons d’Etat : » — il reste seulement à chercher ce qu’elles étaient au juste, et ce qu’elles valaient.

Nous ne pouvons douter que Decius et Dioclétien, — et déjà avant eux Septime-Sévère, et peut-être même Marc-Aurèle, — aient estimé le christianisme dangereux pour la sûreté de l’État, mais ils ne nous ont pas dit de quelle nature était le danger qu’ils redoutaient, si bien que nous sommes réduits à le deviner, ce qui n’est pas facile. M. Bouché-Leclercq insiste, non sans raison, sur le prosélytisme chrétien, qui parait avoir alarmé l’autorité romaine. Comparant les décisions prises par les empereurs envers les juifs et envers les chrétiens, il observe que le judaïsme est épargné tant qu’il reste cantonné chez le peuple hébreu, mais que, dès qu’il en sort, dès qu’il étend sa propagande au delà des limites ethniques, dès qu’il s’efforce d’entamer la société païenne, il devient tout de suite suspect : or, aux yeux des hommes d’Etat de Rome, le christianisme n’est qu’une variété de ce judaïsme d’exportation, si l’on peut ainsi parler, et c’est à ce titre qu’il est proscrit. Il y a là, en effet, une différence intéressante à constater. Mais le prosélytisme, en soi-même, n’est pas un mal : il ne le devient que s’il est mis au service de principes mauvais. En fait, le gouvernement impérial n’a pas lutté contre tous ceux qui essayaient de répandre leurs doctrines nouvelles et de réformer la société : les écoles de philosophie, les sectes orientales, — celle d’Isis ou plus tard celle de Mithra, — ont opéré de véritables conversions, des transformations de mœurs analogues à celles qu’a accomplies le christianisme, et l’on ne voit pas que l’Etat s’en soit beaucoup tourmenté. Si donc il a sévi contre les chrétiens, ce n’est pas simplement parce qu’ils faisaient de la propagande, mais parce qu’ils faisaient une certaine propagande.

On peut raisonner de même au sujet d’une explication souvent proposée : les chrétiens auraient été poursuivis comme tenant des réunions illicites et secrètes. Cela a pu constituer une présomption contre eux, mais rien de plus. Si tracassière qu’on la suppose, l’autorité romaine savait distinguer entre une assemblée illégale et une conspiration, entre un délit et un crime. Elle n’avait qu’à dissiper les attroupemens défendus, sans en punir les membres par la confiscation, la prison ou la mort. C’est ce qu’elle faisait d’habitude, et si elle a recouru envers les chrétiens à des menaces plus graves, c’est qu’elle a eu des motifs particuliers de suspicion. Les réunions de la primitive Église excitaient sa défiance parce qu’elles étaient clandestines, mais il fallait une autre chose pour provoquer toute sa cruauté.

Cette autre chose, ce ne peut être, semble-t-il, que ce qui se passait dans ces assemblées mystérieuses, ce qu’on y faisait ou ce qu’on y disait. — Ce qu’on y faisait ? Il est bien difficile que des hommes d’Etat intelligens aient pris au sérieux les accusations ineptes de débauches infâmes et d’anthropophagie que la foule lançait contre les chrétiens, — et qui, du reste, atteignaient aussi d’autres sectes religieuses. Une enquête de police aurait suffi pour en constater le mal fondé. Enfin et surtout, rien n’était plus simple que de traduire les chrétiens en justice, si on les avait crus coupables de ces monstruosités, pour ces monstruosités mêmes. C’est ce qu’on n’a jamais fait. Pour reprendre la fameuse distinction déjà indiquée dans la lettre de Pline, c’est le « nom » qu’on a poursuivi, et non les « crimes attachés à ce nom. » On peut donc affirmer que les imputations d’inceste et de meurtre rituel, contre lesquelles les apologistes ont tant protesté, sont demeurées d’absurdes calomnies populaires, sans devenir des griefs sérieux de l’autorité légale.

Les paroles sont moins aisément vérifiables que les actions. Nous ne serions pas surpris que le gouvernement impérial, très rassuré sur les actes des chrétiens, l’eût été beaucoup moins sur leur enseignement. La doctrine que l’on prêchait dans les conventicules ecclésiastiques, plus ou moins déformée par les rapports de police, interprétée par des esprits ombrageux et malveillans, pouvait vite être jugée comme un péril social. Les fidèles du Christ tonnaient contre les vices du monde païen, contre ses violences, ses injustices, ses rapines, ses impuretés ; ils menaçaient cette nouvelle Babylone de la vengeance céleste : n’étaient-ils pas disposés à la seconder ou à la devancer, à entreprendre de détruire ce réceptacle de crimes et d’infamies ? Ils se glorifiaient de ne pas avoir peur des tyrannies terrestres, de faire passer avant tous les ordres humains la volonté de leur Dieu : n’allaient-ils pas exciter chez les humbles un esprit d’indépendance séditieuse ? Ils exaltaient la souveraine beauté de la paix, flétrissaient, sous le nom d’homicide, toutes les effusions du sang humain : n’étaient-ils pas amenés à protester contre des meurtres nécessaires, celui du coupable condamné par les justes lois ou celui des ennemis de la patrie ? Ils érigeaient la pauvreté en vertu, faisaient de la richesse une tare, presque un crime, conviaient petits et puissans à une communion fraternelle dans le dépouillement et l’humilité : ne risquaient-ils pas d’ébranler les hiérarchies du rang ou de la fortune, vieilles et nécessaires assises de la cité romaine ? Peut-être, parmi leurs disciples, plus d’un entendait-il dans un sens matériel et immédiat ces préceptes de haute spiritualité : à plus forte raison les gouvernans devaient s’y tromper. Mystiques et révolutionnaires parlent souvent le même langage : il est naturel que les hommes d’Etat romains, qui comprenaient mal et goûtaient peu le mysticisme, l’aient confondu avec la révolution, et traqué comme tel.

Il nous semble cependant que ces erreurs d’interprétation, qui ont dû être réelles et fréquentes, ne suffisent pas pour rendre compte des mesures persécutrices. Car enfin, l’époque où la morale chrétienne a affirmé avec la plus âpre intransigeance sa réprobation du siècle, où elle a pu par conséquent paraître suspecte de tendances anarchiques, est aussi celle où elle a été, nous ne dirons pas tolérée, mais ignorée par l’autorité officielle. Lorsque celle-ci a poursuivi les chrétiens d’une façon générale et suivie, ils ne professaient plus dans toute leur force ces principes compromettans dont nous rappelions tout à l’heure la contradiction flagrante avec ceux de la société profane, — ou tout au moins ils ne les pratiquaient pas. Leur genre de vie devait bannir, même chez les plus timides conservateurs, les craintes qu’à la rigueur quelques parties de leur doctrine pouvaient autoriser. Il est possible que les prémisses de leur enseignement, entendues en un certain sens, entraînassent comme corollaires logiques la désobéissance aux lois, le refus du service militaire, le partage des biens : mais, en fait, ils n’étaient ni rebelles, ni réfractaires[1], ni communistes, et il aurait fallu une véritable mauvaise foi pour voir en eux des perturbateurs de l’ordre public. Aussi bien n’est-ce point à ce titre qu’on les a accusés et punis. Ce n’est jamais ni pour des actes ni pour des propos contraires à la sécurité publique que s’engagent les procès dirigés contre eux. Aussi bien dans les textes païens, — comme la lettre de Pline, — que dans les documens ecclésiastiques, le grief mis en avant est toujours, non pas une infraction à la loi civile, mais, purement et simplement, le refus de participer au culte officiel. Ils sont dénoncés, interrogés, suppliciés, non comme destructeurs de l’État, mais comme contempteurs des dieux.

Ce n’est qu’une apparence, dit M. Bouché-Leclercq : au fond, l’autorité romaine tenait fort peu à ce que les accusés brûlassent devant les idoles quelques grains d’encens ; seulement, elle les savait dangereux, sujets mécontens ou infidèles, et pour voir s’ils étaient réellement chrétiens, c’est-à-dire réellement révolutionnaires, elle usait de ce critérium commode, expéditif et tangible. — C’est lui prêter, ce semble, un calcul bien compliqué. Rien ne l’empêchait, si elle redoutait dans le christianisme une doctrine antisociale, de le poursuivre pour ce motif, — assez grave par lui-même, certes ! — sans recourir à ce détour dont on ne voit nullement l’utilité. Ses procédés de gouvernement ou de police, en général, étaient plus brutaux que tortueux, et, envers des gens aussi peu puissans, aussi peu considérés que les chrétiens, elle n’avait aucun besoin de s’abriter derrière un faux-fuyant. Il est donc plus sûr de prendre la réalité telle que les faits historiques nous la montrent. Toutes les raisons que nous avons vues jusqu’ici, — peur des réunions clandestines, calomnies populaires, contresens sur la doctrine, — ont pu contribuer à rendre le christianisme odieux aux gouvernans, mais n’ont été que des causes accessoires de sa condamnation : la cause essentielle, c’est l’hommage aux dieux exigé systématiquement d’une part, obstinément refusé de l’autre.

Pourquoi s’en étonner au surplus, quand on songe à l’union, si intime depuis le règne d’Auguste, entre l’idée impériale et l’idée religieuse ? En somme, toutes les discussions auxquelles se livrent les historiens modernes pour savoir si les chrétiens ont été poursuivis comme mauvais citoyens ou comme apostats n’auraient pas eu de sens pour les dirigeans de Rome : à leurs yeux, le culte des divinités nationales était une partie intégrante de l’obligation civique ; on ne pouvait renier l’un sans trahir l’autre. Là est le malentendu suprême dont il est impossible de ne pas être frappé quand on lit sans prévention les textes de cette époque. Les persécuteurs et les persécutés ne parlent pas la même langue. Les uns pensent, — sans le dire formellement, mais toute leur conduite révèle cette conviction implicite, —. qu’on ne peut être un sujet loyal si l’on ne consent pas à un rite aussi simple, aussi facile, que l’adoration des dieux de la cité ; les autres se déclarent prêts à accomplir tous leurs devoirs de sujets, pourvu qu’on les purge de l’élément religieux qui y est mêlé, et, si l’on peut dire, pourvu qu’on les « laïcise. » Nous employons à dessein ce mot, parce qu’il montre combien est actuel encore le débat alors engagé, — et de quel côté se trouvent les tenans de la vraie liberté de conscience. Par exemple, en ce qui concerne l’armée, le serment prêté selon la formule rituelle et les actes liturgiques accomplis devant les aigles sont-ils forcément liés au devoir militaire ? Le chef païen le croit, le soldat chrétien le nie ; chacun d’eux, enfermé dans son opinion propre, est incapable d’entrer dans les raisons de son adversaire, et le quiproquo se poursuit sans fin, — mais un quiproquo tragique et sanglant, comme il est naturel là où l’un des deux antagonistes possède un pouvoir absolu, et l’autre un héroïsme invincible.

On le voit, l’intolérance déployée contre les chrétiens est tout ensemble politique et religieuse : ils sont frappés à la fois au nom de l’Etat et au nom des dieux, les dieux étant considérés comme les protecteurs nécessaires et en quelque sorte les symboles sacrés de l’Etat. Dans ce conflit, les chrétiens soutiennent une cause toute moderne, celle de la séparation entre les devoirs du citoyen et ceux du fidèle ; la conception opposée peut avoir toute sorte d’excuses historiques, elle a même, si l’on veut, sa grandeur, mais elle est essentiellement archaïque. Le principe dont elle procède était enveloppé en germe dans les croyances les plus reculées de l’antiquité : la République romaine l’avait laissé pour ainsi dire en sommeil ; l’Empire le réveille et le ranime. Au libéralisme de fait que nous avons constaté à l’époque des Scipions ou de César, succède une doctrine juridique beaucoup plus exclusive. « Quiconque aura fait quoi que ce soit qui inspire aux esprits légers des hommes une terreur superstitieuse de la divinité, le divin Marc a ordonné de le reléguer dans une île. » « Ceux qui introduisent des religions nouvelles, inconnues pour la pratique et la doctrine, sont déportés s’ils sont de condition élevée, mis à mort s’ils sont roturiers. »

Ces textes de lois, qui datent des Antonins, sont d’une élasticité terrible : ils autorisent toutes les interdictions, toutes les répressions de cultes nouveaux. Il n’est guère possible de douter qu’ils n’aient été suggérés par le besoin de lutter contre le christianisme, et que par conséquent le contact entre l’Etat et l’Église naissante n’ait marqué dans la politique religieuse de Rome un « moment » décisif. La législation latine, jusqu’alors, avait été accueillante, en pratique, sinon en théorie : c’est contre le christianisme qu’elle est devenue intolérante pour la première fois. — C’est grâce à lui aussi qu’elle allait revenir à la tolérance, mais à la vraie tolérance cette fois, à celle qui a sa source, non dans une indifférence fatiguée, mais dans une large et noble conception de la liberté humaine.


III

Nous voici ramenés à cet édit de Milan, dont nous pouvons mieux mesurer maintenant l’originalité historique. Rapprochées des textes législatifs que nous citions tout à l’heure, les dispositions qu’il renferme vont, par contraste, s’illuminer d’un vif éclat. « Nous donnons aux chrétiens et à tous la libre puissance de suivre la religion que chacun préfère, liberam potestatem sequendi religionem quam quisque voluisset, » telle est la première phrase de ce manifeste, et elle est corroborée, à trois ou quatre reprises, par des affirmations analogues. « Libre et absolue faculté de pratiquer sa religion, « « puissance absolue et libre de culte, » « libre faculté de pratiquer ce qu’on aura choisi, » il semble que l’auteur de l’édit ait peur de ne pas se faire assez comprendre, de ne pas assez convaincre les fonctionnaires païens ou de ne pas assez rassurer les chrétiens persécutés, et qu’il veuille accumuler les formules les plus énergiques. Ce luxe de répétitions, à lui seul, prouve sa forte intention libérale : il est bon cependant d’examiner plus attentivement ses déclarations pour voir sur quoi se fonde son initiative, d’où elle provient, et quelle en est enfin la sincérité.

Un fait a frappé tous les historiens qui ont lu ce fameux édit, soit dans la rédaction latine qu’en a conservée Lactance, soit dans la rédaction grecque transmise par Eusèbe : c’est la place toute particulière qu’y occupe le christianisme. Il est seul nommé parmi toutes les religions qui existent alors, et qui ne sont désignées que par des expressions abstraites et collectives. C’est à lui seul que se rapportent les mesures d’exécution spécifiées à la fin du décret : restitutions d’églises, de cimetières, etc. On dirait même, si l’on devait prendre au pied de la lettre une phrase fort curieuse, que la tolérance accordée aux autres cultes n’est qu’une conséquence de celle dont vont bénéficier les chrétiens. Bref, l’édit tout entier semble fait uniquement en vue du christianisme. — Ce n’est cependant pas une raison pour conclure, dès maintenant, qu’il est l’œuvre d’un fervent chrétien : les caractères que l’on y remarque peuvent s’expliquer d’autre façon. Si le christianisme est seul appelé par son nom, c’est que seul jusqu’alors il a été l’objet de poursuites légales. Si l’on ne statue que sur les biens de l’Église chrétienne, c’est que seuls ils ont été confisqués. Et quant à la phrase où Constantin prend soin d’avertir les gouverneurs de provinces que la liberté concédée aux chrétiens l’est aussi aux fidèles des autres cultes, nous croyons qu’elle a été inspirée par le désir, très respectable, de prévenir une confusion possible. On était tellement peu habitué a l’idée de tolérance que les magistrats impériaux devaient être convaincus qu’ils feraient plaisir au nouveau gouvernement, non seulement en cessant de poursuivre les chrétiens, mais en se mettant à inquiéter leurs anciens persécuteurs. Du moment que l’autorité n’était plus contre le christianisme, elle allait forcément être contre le paganisme, et il fallait se hâter de la suivre dans cette volte-face : qu’elle put n’être contre personne, c’était une conception trop neuve, trop hardie, pour être intelligible aux fonctionnaires d’alors. Constantin, qui les connaissait bien, a voulu les mettre en garde contre toute méprise ; il a tenu à leur rappeler que la cessation des hostilités contre un parti n’entraînait pas la déclaration de guerre au parti adverse. Et cette phrase, qui peut paraître au premier abord la plus strictement confessionnelle de toutes, est au contraire celle où se marque le mieux son souci de neutralité.

Cette neutralité est d’ailleurs, ne l’oublions pas, assez différente de celle que nous nous représentons aujourd’hui, sinon dans les conséquences auxquelles elle aboutit, du moins dans quelques-uns des motifs sur lesquels elle s’appuie. Elle ne repose pas, par exemple, sur cette opinion, de plus en plus répandue dans les sociétés modernes, que l’Etat a les mains liées en matière religieuse par son incompétence, et, si l’on peut dire, par son agnosticisme nécessaire : l’auteur de l’édit ne considère nullement que les questions théologiques soient un domaine étranger et clos, où il ne puisse pénétrer. Il ne paraît pas non plus très préoccupé de ce que nous appellerions les droits de l’individu : s’il juge les diverses croyances dignes de respect, ce n’est pas parce que chacune d’elles est l’expression et comme le prolongement d’une personnalité humaine. L’argument de l’utilité publique, toujours si puissant sur l’esprit des Romains, lui est moins inconnu : il n’oublie pas de signaler que la tolérance qu’il accorde est « en harmonie avec la tranquillité de son siècle, » pro quiete temporum nostrorum. Mais la raison sur laquelle il insiste le plus, qu’il répète sans cesse, à la fin de l’édit comme au début et au milieu, celle qui par conséquent a dû avoir le plus de poids sur lui et sur ses contemporains, c’est la nécessité de ne pas mécontenter la divinité en proscrivant un seul des cultes qui lui sont rendus. Il veut que « tout ce qu’il peut y avoir de substance divine dans le ciel, » — on notera la généralité très abstraite des termes, — soit bien disposé pour lui et pour ses sujets, que la « faveur divine, » qu’il a déjà éprouvée au cours de ses précédentes entreprises, continue de lui être assurée.

Il y a là une manière de voir très éloignée de la nôtre, et que les historiens même les plus perspicaces n’ont pas toujours bien saisie. Ainsi M. Boissier est porté à retrouver dans l’édit de Milan un scrupule analogue à celui qui faisait accumuler dans les prières de la vieille Rome tous les noms des divinités, par crainte d’en froisser une et de susciter sa colère. ; « Constantin veut qu’on respecte tous les dieux, de peur de s’en faire des ennemis ; il espère que, si aucun d’eux n’a lieu d’être mécontent, ils s’uniront ensemble pour assurer le bonheur d’un Empire qui les traite si bien. » Ce n’est pas tout à fait exact : à lire ces lignes, on se figurerait Constantin comme un païen qui admet l’existence d’un grand nombre de dieux, et qui redoute d’en oublier un ; c’est plutôt un déiste, qui croit à une seule divinité, — très mal définie d’ailleurs, — et sa grande frayeur est de mal l’honorer. L’idée dominante, l’idée neuve, dans l’argumentation de l’édit, c’est qu’un culte forcé est un culte sacrilège, un outrage, et non un hommage, à l’être céleste qu’on prétend servir. « Il faut que la divinité suprême, dont nous pratiquons la religion avec un libre esprit, cujus religioni liberis mentibus obsequimur, puisse nous témoigner en toutes choses sa faveur et sa bienveillance. » Voilà la phrase qui nous parait contenir la pensée essentielle de l’édit : l’alliance intime entre la notion de religion et celle de liberté.

Or cette alliance, c’est précisément le thème favori des apologistes du christianisme depuis près de deux siècles. Tous redisent à l’envi que le culte divin doit être pratiqué en toute indépendance, non pas seulement pas respect pour l’homme, mais plus encore par respect pour la divinité, et qu’il n’est pas de l’essence d’une religion de vouloir en contraindre une autre, non est religionis cogere religionem. On trouverait partout, chez Minucius Félix, chez Tertullien, chez Arnobe, d’éloquens développemens sur ce point, mais il suffit de citer quelques paroles de Lactance, parce qu’il a été le témoin de la dernière et de la plus générale persécution, et parce qu’il a vécu dans l’entourage de Constantin : « Il n’est point besoin de recourir à la violence et à l’injustice, car la religion ne peut être contrainte, religio cogi non potest. Ce sont les paroles, non les coups, qui peuvent agir sur la volonté... Nous autres, nous ne retenons personne à contre-cœur : Dieu n’a que faire de ceux qui n’ont pas la piété et la foi. On défend sa religion, non en tuant, mais en mourant, non par la cruauté, mais par la patience. La défendre par le sang et la torture, ce n’est plus la défendre, c’est la souiller. Il n’y a rien de si volontaire que la religion... Les païens détruisent eux-mêmes leurs dieux, en se défiant de leur pouvoir : ils sont plus impies que les athées. Un sacrifice n’en est plus un quand il est arraché de force : s’il n’est spontané et sincère, il devient un sacrilège... Nous ne voulons pas pour notre dieu d’adoration contrainte, et, en cas de refus, nous ne nous irritons pas : nous avons trop de confiance dans son pouvoir. » Ces maximes, qui attestent avec une netteté si rigoureuse l’antithèse, non seulement entre deux religions, mais entre deux conceptions de la vie religieuse, sont de quelques années à peine antérieures à l’édit de Milan : Constantin n’a fait, en quelque sorte, que transposer en style législatif la morale de Lactance, qui lui-même n’avait fait que reprendre la doctrine commune de tous les défenseurs du christianisme.

C’est en vain que, pour nier cette filiation, on chercherait un argument dans le vocabulaire théologique de l’édit. Il est vrai que ce vocabulaire est plus philosophique que religieux, plus déiste que chrétien : avec ses termes très généraux et ses épithètes vagues, « divinité, » « puissance divine, » « faveur céleste, » il peut convenir aussi bien à un disciple de Platon ou de Zénon qu’à un adorateur du Christ ; il pourrait même convenir à un païen, à un de ces païens, si nombreux alors, qui considéraient les dieux du polythéisme comme des émanations diverses d’un être suprême et unique. Il est tout à fait voisin de la phraséologie qu’on rencontre, à la même époque, dans des œuvres profanes comme les Panégyriques, qu’on retrouvera plus tard dans les écrits de païens avérés, comme Maxime de Madaura, le correspondant de saint Augustin. Le style impérial, en un mot, ne rend aucun son proprement chrétien. Mais cela ne veut pas dire que la pensée ne soit pas chrétienne. Les écrivains chrétiens eux-mêmes, au moins lorsqu’ils s’adressent au grand public et non aux conventicules des fidèles, emploient volontiers des locutions qui ne sont pas beaucoup plus caractérisées. Minucius Félix donne de son Dieu une définition si peu confessionnelle, si proche du pur déisme, qu’on s’est demandé s’il connaissait bien la religion qu’il prétendait défendre. Lactance commence par présenter la doctrine chrétienne comme un monothéisme spiritualiste, analogue à celui des philosophes anciens, et ce n’est que plus tard qu’il superpose à cette religion naturelle la révélation scripturaire. Même Tertullien, si fougueux pourtant, si peu circonspect, parle un langage plus philosophique dans ses apologies que dans ses autres livres. L’aspect éclectique, un peu flou, de la terminologie que nous observons dans l’édit de Milan ne doit donc pas nous étonner, ni nous faire douter de son origine chrétienne. Pas plus dans la forme que dans le fond, il n’y a désaccord entre ce manifeste et la tradition des apologistes. Constantin a reçu des Pères de l’Église sa conception d’une religion libérale. Eux l’avaient réclamée, lui a voulu la réaliser.

Avaient-ils été sincères ? et leur impérial disciple l’a-t-il été ? Bien des historiens ont témoigné à cet égard une défiance qui peut s’expliquer, mais qui ne nous paraît pas justifiée.

Il faut bien avouer que la tolérance si solennellement promise dans l’édit de Milan n’a pas été de longue durée : à peine l’équilibre avait-il été obtenu qu’il s’est rompu de nouveau, en sens inverse cette fois. Constantin, après avoir restitué les biens de l’Église chrétienne, s’est approprié ceux des temples païens ; après avoir autorisé le libre exercice du culte jadis proscrit, il a menacé des sanctions légales le culte jadis triomphant. Est-il passé de la menace à l’exécution ? ses biographes ne sont pas d’accord là-dessus, mais ses fils du moins franchissent ce pas décisif : ils font fermer les temples, interdisent les sacrifices, punissent de mort et de confiscation les païens qui contreviendront à cette défense et les gouverneurs de provinces qui ne la feront pas respecter. Et, s’il est vrai que les habitudes tyranniques de l’autorité impériale sont pour beaucoup dans ces actes de rigueur, on ne peut nier que l’opinion chrétienne ne les approuve et ne les encourage. Dans la série des écrivains ecclésiastiques, Firmicus Maternus vient tout de suite après Lactance : or qu’on se rappelle ce qu’écrivait Lactance à la veille du triomphe de Constantin, et qu’on y compare les exhortations de son successeur aux empereurs Constant et Constance. L’appel au bras séculier contre le paganisme n’y est aucunement dissimulé : « Il faut couper le mal dans sa racine, le détruire, le corriger par les lois les plus sévères, afin que le monde romain ne soit pas plus longtemps souillé par cette erreur mortelle. » À l’appui de cette thèse radicalement intolérante, l’auteur ne néglige aucun argument subsidiaire, — ni celui de la tradition : il rappelle l’antique répression des Bacchanales, « ce supplice digne de la grandeur romaine ; » — ni celui du droit divin des rois : « Dieu ne vous a confié l’empire que pour guérir cette plaie ; » — ni celui de l’intérêt bien entendu des coupables : « Secourez ces malheureux, sauvez-les de la mort ; les malades ne se plaisent qu’à ce qui leur nuit ; » — ni même celui du profit matériel que le gouvernement trouvera dans les mesures proposées : « Enlevez sans crainte les ornemens des temples ; envoyez les dieux à la Monnaie, faites-les fondre, et servez-vous-en. » Nobles ou bas, subtils ou grossiers, tous les motifs de persécution sont entassés dans cette véhémente philippique, — un quart de siècle après que Lactance avait si hautement flétri les persécuteurs païens, et que Constantin avait désavoué toute politique persécutrice. On peut mesurer le chemin parcouru, — et le regretter ; et l’on comprend, dès lors, le raisonnement qu’ont fait bien des auteurs modernes : si l’Église chrétienne et l’Empire chrétien ont aussi vite renoncé à la tolérance, c’est qu’ils n’y tenaient pas, qu’ils ne l’aimaient pas pour elle-même ; elle n’a été pour eux qu’un abri provisoire, qu’ils ont jeté bas dès qu’ils se sont crus assez forts pour combattre ouvertement. Les revendications des apologistes ne sont qu’un trompe-l’œil ; l’édit de Milan, qu’un subterfuge. Le christianisme n’a jamais voulu que la domination : tant qu’il a désespéré de l’avoir, il a demandé la liberté, faute de mieux ; quand il a pu dominer à son tour, la liberté l’a gêné, et il l’a sacrifiée.

Qu’il y ait dans cette façon de prendre les choses une apparence de vérité, nous n’en disconvenons pas, — mais une apparence seulement. Incriminer ainsi rétrospectivement les intentions de ceux qui ont plaidé au IIe et au IIIe siècle pour la tolérance religieuse, c’est leur faire un procès de tendances, — comme on pourrait en faire à tous les novateurs et réformateurs. Car enfin rien n’est si commun dans l’histoire que l’exemple d’une minorité qui, libérale dans l’opposition, devient tyrannique en s’installant au pouvoir, et il serait peut-être exagéré de conclure de sa tyrannie à l’insincérité de son libéralisme. Les disciples de Voltaire et de Diderot, lorsqu’ils ont été les maîtres, n’ont guère respecté la liberté de pensée : est-ce une raison pour affirmer que Diderot et Voltaire mentaient quand ils soutenaient que la pensée doit être libre ? On ne peut s’armer d’une pareille défiance sans professer un pessimisme excessif, — disons aussi : sans simplifier l’histoire outre mesure. Ceux qui raisonnent de la sorte ont l’air de se figurer une secte religieuse, ou une école philosophique, ou un parti politique, comme une seule et même personne dont l’existence est homogène, et dont on a le droit de suspecter la bonne foi si l’on relève des contradictions entre ses paroles du début et ses actes de la fin. En réalité, les hommes qui ont fait la Terreur ne sont pas ceux qui ont écrit l’Encyclopédie, et de même la génération qui a applaudi en 320 aux décrets contre le paganisme n’est pas celle qui, en 250 ou en 300, demandait la liberté des cultes.

Cessons donc d’envelopper dans des appellations uniques des époques et des individualités foncièrement différentes. Tertullien et ses contemporains proclament le droit de la conscience à ne relever que d’elle-même, et ils le proclament dans toute son extension, sans distinguer entre la vérité et l’erreur : voilà le fait. Ce droit, l’auraient-ils respecté ou violé s’ils avaient été les maîtres ? il est vain de se poser la question, parce que le triomphe de leur doctrine était une hypothèse qu’ils n’envisageaient pas, qu’ils ne pouvaient envisager. Tertullien considère comme deux suppositions aussi absurdes l’une que l’autre que le monde puisse exister sans les Césars et que les Césars puissent être chrétiens.

Plus tard, à un moment où la victoire de l’Église est devenue possible et va bientôt devenir réelle, des apologistes comme Lactance s’attachent encore au principe de la liberté, et, par la manière dont ils la revendiquent pour eux, s’engagent implicitement à l’accorder à leurs adversaires en cas de succès : pourquoi ne pas admettre que cette promesse soit loyale ? Est-il donc si extraordinaire que des hommes qui avaient pu toucher du doigt toute l’horreur des supplices infligés pour cause de religion, les aient exécrés tant pour les autres que pour eux-mêmes ? n’est-il pas naturel qu’après avoir traversé une si atroce tourmente, ils aient aspiré à l’indépendance et à la tranquillité, sans rien de plus ? est-il incroyable qu’ils aient, non seulement accepté, mais aimé un état de concorde fraternelle, où il n’y aurait plus ni persécuteurs ni persécutés, et vers lequel les portait la douce morale de l’Evangile aussi bien que leur conception hautement spiritualiste du culte dû à Dieu ? On ne peut douter de leurs paroles à moins de taxer de mensonge, a priori, toutes les déclarations de pardon et de paix, ce qui est tout de même d’une psychologie bien misanthropique.

Nous croyons donc à la sincérité des docteurs chrétiens du IVe siècle, et nous croyons aussi à celle de Constantin. S’il avait eu des arrière-pensées de représailles contre les païens vaincus, il est probable qu’il ne les eût pas ajournées. Il était tout-puissant ; il était emporté, brutal même, et l’opinion acceptait assez facilement les volte-face du despotisme pour qu’il n’eût pas à craindre de la heurter en retournant contre le paganisme les prohibitions dont celui-ci avait frappé le christianisme. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a cru ne pas devoir le faire, par probité de chef d’Etat, peut-être plus encore par scrupule de chrétien. Il a laissé tranquilles les polythéistes, il n’a essayé de les convertir que par des discours et des argumentations, suivant à la lettre le programme tracé par Lactance : à la fin de son règne seulement, il a quitté la controverse pour la menace ; mais cette défaillance tardive ne suffit pas à annuler ses actes antérieurs. S’il n’a pas eu la force de garder jusqu’au bout la même attitude, cela n’implique pas que cette attitude ait été celle d’un comédien.

En fait, il y a eu, au commencement du IVe siècle, une vingtaine d’années où cet idéal de franche et noble tolérance a été réalisé. Ensuite souverains et théologiens y sont devenus infidèles : les lois ont recommencé de punir le crime d’hétérodoxie, et le sang de couler. Mais, de ce que la paix religieuse instituée par Constantin sous l’inspiration de l’Église a été de peu de durée, avons-nous moins à l’admirer ? Ne faut-il pas au contraire la saluer avec une reconnaissance plus émue, revêtue comme elle l’est de cette beauté fragile des choses qui ne doivent avoir qu’une existence brève ? Entre l’antiquité païenne, où les droits de la conscience étaient précaires, — tantôt sauvegardés par une indifférence nonchalante, tantôt méconnus par une autorité tracassière, — et la civilisation médiévale, où ils ont été systématiquement subordonnés à un idéal théocratique, il a existé une courte période où ils ont été reconnus pour la première fois. Les hommes qui ont préparé ou établi ce règne éphémère de la liberté de pensée ne peuvent être méconnus d’aucun parti : pour les chrétiens, ce sont des bienfaiteurs ; pour les libéraux, ce sont des précurseurs.


RENE PICHON.

  1. Insistons un peu sur ce point, plus controversé que les autres. Il y avait des chrétiens dans l’armée romaine, et ceux qui refusaient d’y rester ne protestaient que contre les cérémonies païennes auxquelles on les forçait de prendre part, non contre le service militaire pris en lui-même. Tertullien dit aux païens : « Nous naviguons avec vous, nous combattons, cultivons, commerçons avec vous ; » et il est bien difficile de voir dans ce militamus, comme l’insinue M. Bouché-Leclercq, une simple métaphore relative au « combat » des chrétiens contre les démons : tout le contexte affirme que le mot doit être pris dans son sens propre...