La Lettre du Pape à l’archevêque de Cologne

La Lettre du Pape à l’archevêque de Cologne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 695-706).
LA
LETTRE DU PAPE
A
L’ARCHEVÊQUE DE COLOGNE

Le pape Léon XIII a écrit dernièrement à l’archevêque de Cologne une lettre qui a causé en Allemagne une vive sensation; cette lettre est tout un événement. Après de longues hésitations le souverain pontife vient de s’imposer un dur et pénible sacrifice pour rétablir en Prusse la paix religieuse. Dans la grande partie qui se jouait, depuis 1872, entre le Vatican et le prince de Bismarck, c’est le prince de Bismarck qui a gagné la première manche; il peut s’applaudir de son succès. Après avoir fait sentir à l’église catholique toute la vigueur de son poignet et la pesanteur de son bras, après avoir frappé de grands coups, qui pourtant ne semblaient pas décisifs, il en a attendu patiemment les effets. Il n’a pas attendu en vain, sa patience a été récompensée, sa clairvoyance n’a point été mise en défaut, ses prédictions se sont accomplies. Dès le 16 avril 1875, il avait dit à la chambre des députés de Prusse : « L’histoire nous montre des papes guerroyans et des papes débonnaires. J’ose espérer que nous verrons un jour sur le trône pontifical un homme pacifique, qui, renonçant à revendiquer la domination universelle pour l’élu du clergé italien, sera disposé à laisser chacun vivre à sa façon et avec lequel nous pourrons conclure un traité de paix. » Ce pape pacifique s’est rencontré; il vient de faire à M. de Bismarck une importante concession, qui rend un accord possible. Qu’obtiendra-t-il en retour? Selon toute apparence il ne le sait pas encore. Il a affaire à un homme qui dans les marchés qu’il conclut a l’habitude de donner peu pour recevoir beaucoup. Il n’en est pas moins vrai que désormais la négociation est ouverte ; il est intéressant pour tout le monde de savoir ce qui en sortira et qui en sera le bon marchand.

L’une des fameuses lois de mai votées et promulguées en 1873 consacrait le principe de l’intervention du pouvoir civil dans la nomination des fonctionnaires de l’église. Elle portait que les chefs des diocèses seraient tenus de notifier aux gouverneurs ou présidons des provinces le nom des candidats aux cures vacantes, que les présidens auraient trente jours pour faire valoir leur droit de veto. Cette loi a été une source abondante, intarissable, d’aigres et violens conflits entre le gouvernement prussien et l’église catholique. Plutôt que de s’y soumettre, les évêques ont préféré des années durant laisser plusieurs centaines de cures sans curés. Ni les sommations impérieuses, ni l’énormité des amendes, ni la prison n’ont pu triompher de leur parti-pris. Ils étaient encouragés dans leur résistance obstinée par le chef de l’église ; dans son encyclique du 5 février 1875, le pape Pie IX les avait exhortés à mépriser des lois « qui bouleversaient de fond en comble la constitution divine de l’église, qui anéantissaient les privilèges sacrés des évêques, et qui semblaient faites pour des esclaves dont on force la volonté par la terreur et la violence. » Le pupe Pie IX était un tribun mystique; il jetait le gant à Dioclétien, il se refusait à toute transaction avec celui qu’il appelait l’Attila de Berlin. Il se souciait peu des colères que provoquaient ses refus, il ne s’alarmait point des conséquences de ses anathèmes; il croyait fermement que le bien sort quelquefois de l’excès du mal. Le 1er août 1869, M. de Bismarck écrivait au prince Hohenlohe : « Le parti qui domine aujourd’hui à Rome ne craint point de troubler la paix politique et ecclésiastique de l’Europe; son fanatisme lui persuade que les maux engendrés par les discordes civiles accroissent la considération de l’église, comme cela s’est vu en 1849, et la psychologie lui apprend que l’humanité souffrante recherche avec plus d’ardeur les secours spirituels qu’elle s’en passe plus aisément quand elle trouve sa satisfaction sur cette terre. »

Les papes se suivent et ne se ressemblent pas. Dès les premiers jours de son pontificat, le pape Léon XIII a prouvé combien il différait de son prédécesseur par l’humeur, le tour d’esprit, les principes de conduite, et combien il était disposé à apaiser par les mesures conciliantes d’une sage politique les tempêtes que le mysticisme avait déchaînées. Sa tâche était bien difficile. « Il suffit d’un fou, a dit un diplomate, pour jeter une pierre dans l’eau, et souvent ce n’est pas assez de cent hommes sages pour la repêcher. » Longtemps on a pu croire que les généreuses intentions du nouveau pontife seraient tenues en échec par le mauvais vouloir de la curie romaine. Personne peut-être n’est moins maître de ses actions qu’un pape infaillible. A Rome, comme le remarquait Rossi en 1845, « les opinions, ne descendent pas du haut vers le bas, mais remontent du bas vers le haut; » dans aucun endroit du monde les subalternes ne sont plus enclins à faire la loi aux maîtres. Depuis les mystérieux entretiens que M. de Bismarck eut à Kissingen avec Mgr Masella, on a répété mainte fois que les négociations entre Rome et Berlin n’aboutiraient pas, que si le gouvernement prussien se flattait d’obtenir quelque concession du pape, il ne tarderait pas à se désabuser, que le pape ne céderait rien parce qu’il ne pouvait rien céder. Le comte Arnim écrivait il y a dix-huit mois que Léon XIII ne se sentait pas assez fort pour résister aux mines grises de son entourage. Il ajoutait : « Beaucoup de princes et de ministres échouent dans leurs desseins par la peur que leur inspirent les mines grises. Il en va tout autrement pour le chancelier de l’empire allemand, lequel n’a jamais considéré des visages réjouis comme un élément essentiel de son mobilier. » Il paraît certain que le pape Léon XIII est demeuré quelque temps en suspens, que de grands combats se sont livrés dans son cœur douloureusement partagé, qu’il a balancé à franchir le pas. Il a dû se dire plus d’une fois que dans ce grand procès il était le demandeur et le plaignant, qu’il avait des indemnités à réclamer, qu’il n’avait rien à offrir. Et cependant il a fini par prendre son parti; à la date du 24 février dernier, il a écrit à l’archevêque de Cologne une lettre livrée récemment à la publicité, qui contient cette phrase : « Dans l’intérêt du rétablissement de la paix, nous tolérerons que les noms des pi êtres que les évêques choisissent pour les seconder dans l’exercice de leur saint ministère soient portés à la connaissance du gouvernement prussien avant l’institution canonique. » L’étonnement fut grand en Allemagne, lorsqu’on apprit que le pape consentait à se soumettre à l’une des lois de mai; ce fut pour les uns une grande cause de joie, pour les autres un douloureux sujet de scandale. Ce qu’en a dit M. de Bismarck, personne ne le sait, mais il est facile de deviner ce qu’il en a pensé.

Il ne faut pas trop s’étonner que Léon XIII se soit déterminé à faire au gouvernement prussien des ouvertures conciliantes et que ces ouvertures aient été reçues favorablement; de part et d’autre, on avait sujet de désirer la paix. Quelle qu’ait été la clairvoyance de M. de Bismarck, il est permis de croire qu’au début de la campagne, il s’était fait quelques illusions. Il avait pensé pouvoir s’appuyer sur le vieux-catholicisme, et le vieux-catholicisme s’est dérobé sous sa puissante main comme le plus fragile des roseaux. Il s’était flatté de rompre le faisceau des intérêts catholiques, de répandre le trouble et la désunion dans le sein de l’église ; mais l’église est restée unie, et au tentateur qui, en retour de ses complaisances, lui promettait de changer les pierres en pains, elle a répondu fièrement : « Ceux qui croient ne se nourrissent point de pain seulement, mais de toute parole tombée des lèvres du saint-père. » M. de Bismarck n’est parvenu ni à détacher le clergé inférieur de ses chefs hiérarchiques, ni à persuader aux populations de faire acte d’indépendance à l’égard de leurs conducteurs spirituels. Toutes les fois qu’un évêque a été déposé, les chapitres ont refusé énergiquement de tenir l’arrêt pour valide et de pourvoir à l’administration des diocèses, et il ne s’est pas trouvé une seule paroisse qui ait consenti à faire usage de la faculté qu’on lui octroyait de nommer elle-même ses pasteurs.

On peut croire également que la cour de Prusse ne voyait pas sans déplaisir, ni sans inquiétude, se prolonger indéfiniment une situation troublée et tendue, qui paraissait sans remède. Un souverain tel que le roi Guillaume prend difficilement son parti de se brouiller à jamais avec un tiers de ses sujets. Dans l’exaltation de sa colère, un catholique disait de lui : « C’est Henri VIII, moins Anne Boleyn.» Personne ne ressemble moins à Henri VIII que le roi Guillaume, et les patrons des lois de mai ont eu plus d’une fois à combattre ses royales sollicitudes et ses augustes scrupules. Après les attentats de Hœdel et de Nobiling, on éprouva le besoin de grouper pour la défense de l’ordre social toutes les forces conservatrices du royaume, et on s’alarma de voir les catholiques aigris, exaspérés, faire en mainte rencontre cause commune avec la révolution, conclure avec le socialisme des alliances électorales et des pactes de circonstance. On s’est aussi demandé si une politique qui abuse des mesures brutales et en fait un moyen ordinaire de gouvernement n’est pas une mauvaise école pour les peuples, s’il n’est pas fâcheux de les accoutumer à croire, sur la foi des exemples qu’on leur donne, qu’on peut remédier à toutes les situations incommodes par l’arbitraire et la violence. Enfin on n’a pas tardé à s’apercevoir que le Culturkampf réjouissait surtout les mécréans, les libres penseurs et les juifs, lesquels ne sont pas en bonne odeur à la cour de Prusse, et que les lois de mai ne causaient une satisfaction sans mélange a qu’à ces passions révolutionnaires qui englobent dans la même condamnation la sœur grise et le jésuite, le pasteur fidèle à son roi et le brouillon de sacristie, l’évêque tout appliqué à l’exercice pacifique de ses fonctions et le dévot intrigant qui se faufile dans les familles pour y semer la zizanie. »

On avait au Vatican encore plus qu’à Berlin d’excellentes raisons de soupirer après la conclusion d’un traité de paix. Sans doute, le berger pouvait se glorifier de la fidélité que lui avaient témoignée ses ouailles dans les douloureuses épreuves qu’on venait de traverser. On s’était bercé de l’espérance que cette inébranlable fidélité ferait impression sur le gouvernement prussien, qu’il reconnaîtrait la vanité de son entreprise, qu’il renoncerait à détruire ce que le ciel a uni, qu’il se relâcherait de ses avantages et de ses rigueurs; mais le gouvernement prussien ne s’est relâché sur rien, il a continué d’appliquer sans ménagement les lois que son parlement avait votées, il n’a donné aucune marque de repentir ni de résipiscence, et on a vu s’accroître d’année en année le nombre des cures sans curés et des paroisses catholiques où il ne se disait plus que des messes d’occasion. N’était-il pas à craindre que dans ces paroisses, privées de l’enseignement comme du culte, à demi abandonnées et laissées en friche, les fidèles ne perdissent l’habitude et le besoin des pratiques religieuses? Il est bon de compter avec l’esprit du siècle, avec son indifférence en matière de dogmes, avec l’inévitable lassitude que produisent dans les cœurs les petites injustices. Tel homme que révoltent les grandes iniquités n’a pas une constance à l’épreuve des petites vexations journellement répétées. Il est bon de tenir compte des réflexions fâcheuses que peuvent faire des catholiques lésés dans leurs droits, quand ils habitent un pays mixte aux deux tiers réformé ou luthérien, et qu’ils voient l’église rivale accaparer les faveurs de l’état, prospérer, jouir d’un repos qui leur est refusé. A tort ou à raison, on affirme que nombre de catholiques prussiens ont passé au protestantisme dans ces dernières années. Apparemment, ils se seront dit tout bas ce que l’un d’eux disait tout haut : « Après tout, les protestans sont d’aussi braves gens que nous, et leur religion est décidément plus commode à pratiquer. »

D’ailleurs la guerre, quand elle sa prolonge outre mesure, a l’inconvénient de tout remettre en question ; elle enfante de grands désordres, elle répand la confusion partout, elle tue la discipline. Pour faire tête à l’ennemi, l’église catholique n’avait pas seulement mobilisé toutes ses troupes, elle avait mis sur pied ses irréguliers, ses francs-tireurs, et ces irréguliers ont fini par donner de l’ombrage, par causer de graves soucis à ceux qui les employaient. Les soldats d’aventure sont une espèce difficile à gouverner. On ne pouvait soutenir la lutte sans recourir aux services de ces ecclésiastiques sans emploi, de ces abbés nomades ou ambulans qui, n’ayant pas charge d’âmes, ont l’humeur batailleuse, le goût de l’escrime et de l’invective. On avait lancé sur M. de Bismarck ceux qu’il appelait un jour les chapelains de combat, die Hetzcapläne, gens habiles à pérorer dans les conventicules, à rédiger des libelles, à tourner avec art une philippique de journal. Dans beaucoup de paroisses prussiennes les chants d’église avaient cessé et l’orgue s’était tu; en revanche on a entendu partout un grand bruit de plumes irritées, qui couraient fiévreusement sur le papier et parfois le déchiraient de part en part. Ces polémistes tonsurés, se sentant nécessaires et se grisant de leur importance, ont eu le tort de s’oublier; ils ont eu le verbe haut, le geste insolent, ils se sont ingérés en toute chose, ils n’ont plus voulu recevoir de conseils, ils se sont mêlés de donner des ordres. Plus d’un prélat s’est affligé de se trouver aux prises avec leur arrogance et n’a courbé la tête qu’à regret sous leur incommode tyrannie. Un pontife aussi pénétré que 1 est le pape Léon XIII du véritable esprit conservateur et des vraies traditions de l’église ne peut voir sans douleur la moindre atteinte portée à la hiérarchie ; il n’admet pas que celui qui est né pour obéir se mêle de commander, il éprouve le besoin de remettre à leur place les choses et les hommes. Quand il s’est déterminé à négocier, il ne s’est inspiré que des intérêts les plus pressans de l’église, et il est hors de doute que les évêques allemands ont approuvé sa démarche; elle n’a consterné que les chapelains de combat, leurs encriers et leurs fleurets.

A vrai dire, les choses ne se sont pas passées comme le pape Léon XIII l’avait espéré. Les natures généreuses sont disposées à voir en beau leurs ennemis, et au surplus le Vatican est l’endroit du monde où les vérités désagréables pénètrent le plus difficilement. Quand elles réussissent à forcer la porte, elles ont peine à trouver leur chemin à travers les détours infinis de ce palais enchanté, où abondent les corridors et les chambellans. Tout semble prouver que, lorsqu’il commença à négocier avec le gouvernement prussien, le saint-père connaissait peu Berlin, qu’il se faisait une idée fort inexacte des résistances qu’il allait rencontrer, du véritable état des choses, du caractère des hommes, de leur âpreté dans la discussion de leurs intérêts. Il se flattait que la douceur, la finesse, l’entregent romain triompheraient de la rigidité berlinoise, que les barres de fer fondraient dans ses mains souples et chaudes, qu’il obtiendrait la révocation des lois de mai. Il s’est heurté contre un Non possumus qu’il n’avait pas prévu. « Vous nous demandez l’impossible, lui a-t-il été répondu; nous n’avons pas l’habitude de nous démentir, nous n’avons jamais dit notre peccavi. Commencez par reconnaître nos lois, nous verrons ensuite à les modifier ou à les adoucir dans l’application. » La lettre que lui adressa à la date du 10 juin 1878 le prince royal de Prusse, remplaçant provisoirement son père après l’attentat de Nobiling, aurait dû lui ouvrir les yeux. Dans cette lettre, que M. de Bismarck avait sûrement revue, l’héritier de la couronne témoignait un vif regret que sa sainteté ne se fît pas un devoir de recommander aux serviteurs de l’église avant toute chose l’obéissance aux autorités de leur pays. Il déclarait qu’aucun monarque prussien ne pouvait se prêter à modifier la constitution et les lois de la Prusse au gré de l’église catholique romaine, que l’indépendance de la monarchie serait en péril si elle souffrait que sa législation fût soumise au contrôle d’une puissance étrangère.

Ces déclarations ont été depuis lors répétées tant de fois et sous tant de formes diverses que Léon XIII a fini par comprendre. Son amour de la paix a prévalu sur ses répugnances, sur ses indignations, sur ses scrupules. Il a avalé l’amer calice, il a écrit sa lettre à l’archevêque de Cologne, il s’est déclaré prêt à tolérer que les évêques prussiens se soumissent à la loi du 11 mai 1873. Il a reconnu ainsi que les souverains et les républiques peuvent légiférer sur les matières religieuses sans recourir à la voie des concordats, que l’église consent quelquefois à reconnaître des lois promulguées motu proprio par le pouvoir civil, sans son aveu, sans son agrément, sans un accord préalable avec elle. Ce consentement lui a coûté, cette concession lui a été cruelle; mais en la faisant il n’a pas dérogé aux traditions du pontificat romain. L’église catholique aurait depuis longtemps perdu l’ascendant qu’elle conserve encore, si sa doctrine n’était pas un idéalisme tempéré par la politique et par la connaissance des hommes. Dans ses encycliques, elle pose comme indubitables des principes absolus et farouches contre lesquels les portes de l’enfer ne sauraient prévaloir; dans la pratique, elle se prête aux transactions, aux accommodemens. Elle prononce des anathèmes contre la liberté de conscience et la liberté des cultes; mais elle estime que dans certaines circonstances il faut tolérer comme un moindre mal ces inventions impies et diaboliques, sans jamais les présenter comme un bien désirable. Elle condamne la liberté de la presse, elle en fait usage avec un art infini. Elle réprouve le divorce, mais elle multiplie les cas de nullité de manière à mettre à l’aise toutes les infortunes conjugales. Elle affirme en toute rencontre qu’il faut obéir à Dieu et non aux hommes; mais les hommes, surtout quand ils sont nés à Schönhausen et qu’ils possèdent à Varzin de vastes sapinières, parlent toujours clairement, leurs déclarations sont fort nettes. Dieu au contraire se plaît aux énigmes, et ses arrêts sont sujets à interprétation. Quand il voulut avertir saint Pierre, il se contenta de faire chanter un coq; sait-on toujours bien ce que veulent dire les coqs?

Quelles seront les conséquences probables de la lettre à l’archevêque de Cologne et du sacrifice que le souverain pontife vient de s’imposer? Le gouvernement prussien se hâtera-t-il de payer d’un généreux retour l’avance qui lui a été faite? On peut être assuré qu’il n’y a rien d’écrit: M. de Bismarck n’écrit jamais; en revanche, il est très friand de l’écriture des autres. Les journaux officieux de Berlin annoncent que le ministère s’est réuni pour aviser à la situation, qu’il a délibéré vaguement sur les adoucissemens qu’on pourrait apporter, le cas échéant, à la législation religieuse. Rien n’est encore décidé, rien n’est fait. Ce serait s’abuser étrangement que de prévoir la fin très prochaine du conflit. Si la paix est rétablie, ce sera une œuvre de longue haleine, et il faudra que tout le monde y mette beaucoup de bon vouloir. Le pape a consenti à ce que les évêques se conformassent à l’une des lois de mai, il n’a rien dit des autres, et il y en a beaucoup. Comme on sait, il y a eu trois pontes et trois couvées successives de lois de mai. Les rancunes du roi sont terribles, a dit le fabuliste, et surtout celles du roi lion. Trois années de suite, dans le beau mois où le rossignol chante, où les roses fleurissent, où les poètes allemands accordent leurs lyres ou leurs guitares, le gouvernement prussien s’est présenté devant son parlement les mains pleines de lois de rigueur et de colère, que la chambre des députés a votées avec un joyeux empressement, en se donnant le plaisir d’en aggraver quelques dispositions, tandis que la chambre des seigneurs les acceptait de mauvaise grâce, par esprit d’obéissance, en faisant de nécessité vertu.

A la vérité, les lois promulguées en 1874 et en 1875 n’étaient que des lois de circonstance, destinées à dompter les résistances du clergé ; il sera facile d’en obtenir l’abrogation. On a octroyé aux fidèles le droit d’élire eux-mêmes leurs pasteurs, on a pourvu à l’administration des sièges épiscopaux tombés en déshérence, on a décidé que toute subvention de l’état serait retirée à tout ecclésiastique qui ne ferait pas sa soumission. Une fois l’accord conclu, ces mesures seront sans objet et frappées de nullité. Quant à la loi sur la gestion des biens des paroisses, le clergé l’avait acceptée. Sur d’autres points on aura plus de peine à s’entendre. Dès 1872, pour punir la cour de Rome de n’avoir pas voulu recevoir le cardinal Hohenlohe en qualité d’ambassadeur de Prusse auprès du saint-siège, M. de Bismarck, dont les ripostes ne se font jamais attendre, avait fait décréter par le Reichstag la suppression de la compagnie de Jésus sur toute l’étendue du territoire de l’empire, la fermeture de ses établissemens et de ses maisons, l’expulsion des jésuites étrangers, l’internement des jésuites indigènes. On peut être certain que, quoi qu’il arrive, les jésuites ne seront pas rappelés. Trois ans plus tard, en réponse à l’encyclique du 5 février, le parlement prussien vota la dissolution dans l’espace de six mois de tous les ordres et de toutes les congrégations établies en Prusse; on n’a fait grâce qu’aux communautés vouées aux œuvres de charité, on a accordé aux communautés enseignantes un délai de quatre ans, que le gouvernement était libre de prolonger. Il est peu probable que cette loi soit rapportée, mais il ne sera pas difficile d’en tempérer l’application par des mesures de tolérance. En tout cas ce n’est pas là une de ces pierres d’achoppement qui rendent tous les accords impossibles. On a beau s’obstiner à confondre les droits et les intérêts des congrégations avec ceux de l’église, l’église elle-même a témoigné plus d’une fois qu’elle en savait faire la distinction.

La principale difficulté gît dans les vraies lois de mai, dans celles de 1873, qui sont au nombre de quatre, et surtout dans la quatrième. Du moment que les évêques reconnaissent au pouvoir civil le droit d’autoriser leurs choix pour les cures vacantes, il en coûtera peu au gouvernement de revenir sur la disposition qui soumettait à un examen d’état tous les candidats aux fonctions ecclésiastiques ; on pourra abroger cet examen ou le réduire à une pure formalité. Mais que fera-t-on de ce redoutable tribunal pour les affaires d’église, composé de onze membres parmi lesquels six juges, cour d’appel destinée à protéger le bas clergé contre les peines disciplinaires que lui infligent ses supérieurs, destinée aussi à frapper d’amendes, d’emprisonnement, de destitution tout évêque accusé d’entreprendre sur l’autorité des lois ou dont les agissemens paraissent incompatibles avec l’ordre public? L’institution de ce tribunal avait causé des inquiétudes, inspiré de vives répugnances aux protestans eux-mêmes; ils ont fini par l’accepter, parce qu’après tout ils n’ont jamais eu à se plaindre de lui. Mais si pacifique que soit un pape, le moyen qu’il se soumette aux décisions d’un juge laïque et hérétique dans des matières de discipline où souvent le dogme est intéressé? Le comte Arnim a raconté un entretien qu’il eut à ce sujet avec M. Thiers : — « Un tribunal d’état pour les affaires ecclésiastiques, lui disait son illustre interlocuteur, me paraît un attentat contre le bon sens. Vous y avez mis des juristes, malgré tout ce sera une cour prévôtale. » Il est aussi difficile à Léon XIII de reconnaître l’autorité de cette cour prévôtale qu’au gouvernement prussien de mettre à pied ses juges.

Et puis quel arrangement prendra-t-on à l’effet de pourvoir à la nomination aux évêchés vacans? La mort et le tribunal ecclésiastique ont bien travaillé; sur les douze sièges épiscopaux ou archiépiscopaux que comptait le royaume de Prusse, il n’y en a plus aujourd’hui que trois d’occupés, ceux de Culm, d’Ermeland et d’Hildesheim. Antérieurement aux lois de mai, les relations du gouvernement prussien et de l’église catholique avaient été réglées non par un concordat, mais par une bulle qu’après de longues et laborieuses négociations, Pie VII promulgua en 1821, et à laquelle le roi Frédéric-Guillaume III accorda sa sanction. Apparemment M. de Bismarck s’en tiendra aux dispositions de cette bulle, qui attribue aux chapitres l’élection des évêques et réserve au roi le droit absolu de veto. Il dira : « Présentez-nous vos candidats, nous raierons de votre liste ceux qui nous déplairont. » Si les chapitres et le pape souscrivaient à cette proposition, ils reconnaîtraient par là que les sièges dont le titulaire a été destitué sont devenus réellement vacans ; partant ils admettraient la validité des arrêts rendus par le tribunal ecclésiastique et la compétence de la cour prévôtale. Comment se tirera t-on de ce pas difficile? L’archevêque de Cologne, à qui Léon XIII vient d’écrire, est un de ces prélats destitués; la sentence qui le frappait lui a été signifiée le 28 juin 1876. En le prenant pour confident de ses résolutions, le saint-père n’a-t-il pas témoigné hautement qu’il le considérait comme le véritable archevêque de Cologne? S’en dédira-t-il ou faut-il croire que le gouvernement consentira à réviser le procès et à casser la sentence? Le poète antique avait mille fois raison : «Troubler une cité est chose aisée même pour le faible, mais il est bien malaisé d’y remettre l’ordre, à moins qu’un dieu, prenant en main la barre du gouvernail, ne montre la voie à ceux qui dirigent l’état. »

Ce dieu de Pindare, seul capable de débrouiller les imbroglios les plus compliqués, ce n’est pas à Rome qu’il faut le chercher, c’est à Berlin; si emmêlé que soit l’écheveau, M. de Bismarck saura le dévider; il trouvera des expédiens et des biais pour tout arranger à la satisfaction générale, pourvu seulement qu’il le veuille, car rien ne lui est impossible. Mais le voudra-t-il? On peut affirmer hardiment que cela dépend moins du pape que de M. Windthorst, et que M. de Bismarck attache moins de prix aux concessions auxquelles pourra se résoudre Léon XIII qu’aux complaisances dont le parti du centre catholique usera à son égard, principalement dans les questions d’impôts. « Qu’ils murmurent pourvu qu’ils paient! » Tel est encore le mot de la situation.

Le nonce Roberti disait jadis : « Il faut s’enfariner de théologie et se faire un fonds de politique : Bisogna infarinarsi di teologia e farsi un fondo di politica. » M. de Bismarck, qui n’est pas nonce, n’a jamais éprouvé le besoin de s’enfariner de théologie, et jamais non plus il n’a eu besoin de se faire un fonds de politique ; en venant au monde à Schönhausen, il l’avait trouvé dans son berceau, il n’a eu que la peine de défaire le paquet. Il n’a porté dans la lutte contre l’église aucune passion dogmatique, il ne veut aucun mal au catholicisme, il n’est pas homme à s’échauffer pour ou contre une doctrine, il n’est théologien que par occasion et, comme on l’a dit, « pour le besoin de la cause ou plutôt de sa cause. » Il est un pur spécialiste, et sa spécialité est la politique ; il n’a jamais fait, il ne fera jamais durant toute sa vie que de la politique, et le premier article de son Credo politique est qu’il entend être et rester maître chez lui. Il n’est entré dans une voie de rigueur à l’égard du saint-siège et du clergé que le jour où il a vu apparaître dans la chambre des députés de Prusse comme dans le parlement impérial un parti d’opposition compact, formé de catholiques de toutes les provinces du royaume, disposé à pactiser avec ses ennemis, c’est-à-dire avec les particularistes, les Polonais et les guelfes, et ayant à sa tête un ancien ministre du roi de Hanovre, dont il disait que « l’huile de sa parole n’était pas de cette espèce qui adoucit les blessures, mais de celle qui attise les flammes, les flammes de la colère. » Le chancelier de l’empire n’a jamais considéré le Culturkampf que comme une mesure de représailles, ou, pour mieux dire, il s’en est servi pour briser une opposition qui le gênait et l’irritait. Les lois de mai n’excitaient pas son enthousiasme, elles n’ont été pour lui qu’un moyen. Le 6 mars 1872, il disait à la chambre des seigneurs : « Il en est des lois comme de la plupart des remèdes; le plus souvent elles ne servent qu’à guérir une maladie par une autre maladie passagère et moins fâcheuse. »

Un journal catholique de Vienne, qui paraissait bien informé, s’est chargé de nous faire savoir que M. de Bismarck, dans les premiers mois de 1872, avait négocié secrètement avec le cardinal Antonelli et le pape Pie IX, qu’il les avait engagés à s’entremettre comme d’honnêtes courtiers pour seconder sa politique intérieure en déterminant le parti du centre à se désister de son opposition systématique. Il avait joint, selon son habitude, les menaces aux caresses, il avait insinué qu’en cas de refus, il se verrait forcé de faire régler ses relations avec l’église par son parlement, et il ne répondait pas des suites. Les révélations du journal viennois ont été confirmées par le témoignage du comte Arnim, qui plus que tout autre diplomate, connaît le Vatican, ses corridors et leurs détours. M. de Bismarck ne doutait pas que le saint-père et son secrétaire d’état ne finissent par entendre raison ; il était persuadé qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints. Le pape Pie IX déclina obstinément les ouvertures du chancelier, il protesta qu’il ne s’occupait jamais de politique, qu’il ne s’ingérait pas dans les affaires intérieures des états, qu’il ne savait pas, qu’il ne voulait pas savoir ce qui se passait dans les conciliabules du parti du centre, qu’il n’avait pas de conseils à donner à M. Windthorst. M. de Bismarck envisagea cette réponse comme une défaite. Il ne peut admettre que celui qui a l’autorité s’abstienne d’en faire usage et qu’il y ait pour les chefs d’état ou d’église des curiosités défendues. Peut-être aussi avait-il de bonnes raisons de croire que le saint-siège avait la main dans les affaires de Prusse et que M. Windthorst entretenait une correspondance suivie avec Rome. Ses caresses avaient été mal reçues, il exécuta ses menaces. « Sa conduite ressembla à celle d’un père qui pendant de longues années a prêché à son fils l’obéissance à son précepteur et qui, découvrant tout à coup que l’influence de ce précepteur porte atteinte à son autorité paternelle, cherche désormais à reconquérir la tendresse de l’enfant par de fréquentes et vertes corrections, dans lesquelles il fait aussi leur part à tous les serviteurs de la maison[1]. »

On peut dire que dans cette affaire M. de Bismarck a joué cartes sur table. Personne n’a pu s’abuser sur les vraies raisons qui déterminaient sa conduite; loin d’en faire mystère, il s’en est expliqué avec une audacieuse franchise. Quand le parti du centre se récriait sur les coups que portait au catholicisme une main meurtrière, quand M. Windthorst gémissait sur les plaies de l’église, quand, se souvenant d’Antoine, vengeur de César, il étalait et agitait sous les yeux du parlement une robe percée et tachée de sang, M. de Bismarck répondait : « Ne vous en prenez qu’à vous-mêmes ; il ne tient qu’à vous que tout cela change, vous le savez aussi bien que moi. » Le 30 janvier 1872, à propos de la loi qui supprimait la division catholique dans le ministère des cultes, il s’écriait : « Je me suis toujours bien trouvé d’être l’ami de mes amis et je ne veux pas dire l’ennemi de mes ennemis, mais l’adversaire résolu de mes adversaires. Si vous voulez obtenir de moi des concessions, rappelez-vous la vieille fable du vent et du soleil disputant à qui dépouillera un voyageur de son manteau. Ce ne fut pas le vent qui gagna le pari ; vous feriez mieux, messieurs, de faire un pacte avec le soleil. » Du reste, il n’avait garde d’engager à jamais l’avenir à l’exemple des politiques imprévoyans et courts d’esprit. Le 18 mars 1874, il répondait à M. Windthorst, qui avait exprimé l’espoir qu’on arriverait un jour à s’entendre : « Vous savez où je demeure, celui qui a besoin de moi saura me trouver : Wer uns braucht weiss uns za finden. » M. Windthorst a fini par se rendre, il se l’est tenu pour dit ; il s’est résolu, quoiqu’il lui en coûtât, à aller trouver M. de Bismarck, et à la suite de leur entretien, le parti du centre, qui jusqu’alors avait dit non à tout ce que M. de Bismarck proposait, a voté presque unanimement le tarif douanier. De ce jour il a été visible que le conflit religieux était en voie d’apaisement, et on a pu se flatter que M. de Bismarck découvrirait les termes d’un modus vivendi convenable et supportable.

Malheureusement ses exigences croissent avec ses succès ; il tient peu de compte des services rendus, il ne s’occupe que des services qu’on peut lui rendre encore. Ses besoins d’argent sont infinis ; on assure qu’il n’a pas renoncé à revendiquer le monopole du tabac, qui lui assurerait non-seulement la richesse, mais l’opulence. Les catholiques voteront-ils le monopole du tabac ? Peut-être est-ce à ce prix seulement que les lois de mai seront révisées. En 1742, le grand Frédéric-écrivait de Chrudim à son ministre d’état, le comte de Podewils : « Je me suis déterminé définitivement à la paix ; mais je n’ai pas renoncé aux meilleures conditions d’avance. Il faut disputer son terrain et ne céder que ce qu’il est impossible de maintenir. C’est pourquoi il faut attendre la réponse de la cour de Vienne pour hausser ou baisser le ton, selon qu’il nous paraîtra convenable. » Dans ses négociations avec le saint-siège, M. de Bismarck haussera ou baissera le ton selon que M. Windthorst et le parti du centre montreront plus de souplesse, se donneront plus de peine pour se concilier ses bonnes grâces. Les journaux annoncent que le monopole du tabac sera demandé et discuté en automne, que la révision des lois de mai ne sera proposée au parlement prussien, s’il y a lieu, que dans la session d’hiver. Il est possible que cette nouvelle soit fausse, mais elle n’a rien d’invraisemblable ; M. de Bismarck a dit depuis longtemps que donnant donnant est le premier et le dernier mot de la diplomatie. Quoi qu’il en soit, le succès qu’il vient de remporter, et dont la lettre du pape à l’archevêque de Cologne est un témoignage suffisant, prouve que, pour engager une lutte heureuse avec l’église, il faut être un pur politique, dégagé de tout parti-pris et de tout fanatisme. Les libres penseurs qui s’enfarinent de théologie ont plus de peine à s’en bien tirer. Ils jouent mal leur rôle, tôt ou tard leur masque le gêne, ils le laissent tomber ; ce sont là de ces accidens qui compromettent l’autorité d’un homme d’état.


G. VALBERT.

  1. Der Nuntius kommt, Essay von einem Dilettanten; Vienne, 1878.