La Leçon d’un grand classique français - Camille Saint-Saens

La Leçon d’un grand classique français - Camille Saint-Saens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 632-644).
LA LEÇON
D’UN
GRAND CLASSIQUE FRANÇAIS

CAMILLE SAINT-SAËNS

« Un enfant très délicat, dont l’existence était précaire. Les médecins n’en répondaient pas. » L’illustre auteur de Samson et Dalila et de la Symphonie en ut mineur assure, qu’il fut cet enfant-là, quand il avait deux mois. Il y a de cela quatre-vingt-un ans accomplis. Si les médecins ne répondaient pas alors de M. Camille Saint-Saëns, il s’est chargé, depuis, de répondre aux médecins. Après avoir été, de très bonne heure, un enfant prodige, il leur devait bien d’être plus tard, de corps et d’esprit, un vieillard à peine moins extraordinaire. Il a déjà commencé., Souhaitons, en guise d’exorde, ou d’heureux augure, qu’il continue, encore longtemps.

Classique et français. Voilà l’éminent et double caractère du grand artiste que les circonstances présentes nous font plus que jamais un devoir, un devoir national, d’honorer.

« Du plus loin qu’il me souvienne, » nous écrivait un jour M. Saint-Saëns, « mon but, mon plus cher espoir, a toujours été d’ajouter une pierre à l’édifice de l’art français. » Chacun sait comment il a touché son but et rempli son espérance. En son œuvre, de soixante années, rien n’est étranger, encore moins contraire au génie de notre pays et de notre race. M. Saint-Saëns, — il sied de l’en remercier d’abord, — n’a rien sacrifié, rien soumis, de lui ni de nous, à personne. Ni les théories ni les pratiques de Wagner n’ont trouvé, dans M. Saint-Saëns, les unes un doctrinaire, les autres un servile imitateur. Musicien de la Bible, de l’histoire, de la haute poésie, le musicien de Samson et du Déluge, d’Etienne Marcel et de Henry VIII, de la Lyre et la Harpe, ne l’a pas été de la légende. En outre, s’il est juste d’appeler M. Saint-Saëns un maître, même au théâtre, de l’orchestre et de la symphonie, c’est apparemment que par l’un et par l’autre il ne se laisse pas faire la loi. Enfin, quant au leitmotiv, dogme et commandement suprême de la religion wagnérienne, il s’en faut que le musicien de France y ait aveuglément souscrit. Il nous écrivait encore : « Ne soyons pas ingrats pour le grand Richard. Bülow a dit que j’étais le seul qui eût su profiter de ses théories sans me laisser égarer par elles. Dans toutes mes œuvres théâtrales, j’ai usé largement du leitmotiv, non par caprice, mais par principe ; seulement, tandis que Wagner le met au premier plan, j’en fais le fond du tableau, laissant au premier plan la partie vocale, traitée vocalement, autant que le permet la vérité scénique. » On le voit, par rapport à l’église wagnérienne, il y a là beaucoup plus qu’une réserve, quelque chose comme un schisme ou une hérésie.

Sera-ce un Liszt, à défaut d’un Wagner, qu’on appellera le maître d’un Saint-Saëns ? Assurément, (il l’a déclaré le premier, et très haut), l’auteur de la Danse macabre et du Rouet d’Omphale, de Phaéton et de la Jeunesse d’Hercule, est redevable aux Poèmes symphoniques du maître hongrois de l’idée au moins, sinon du style des siens. Mais tout de même, longtemps avant Liszt et chez nous, dans l’œuvre pour piano d’un Rameau, dans l’œuvre, fort différente, d’un Lesueur, et plus encore d’un Berlioz, un Saint-Saëns a pu rencontrer, — avec quelle abondance ! — et reconnaître comme nôtre le genre de la musique à programme ou à sujet.

Enfin, au-dessus des Français, fût-ce les plus glorieux, il est certain, de son propre aveu, qu’un Saint-Saëns a tenu pour les maîtres des maîtres les grands Allemands, ceux du passé : les Bach et les Haydn, les Mozart et les Beethoven. Mais on peut également affirmer que s’il ressemble à ceux-là, c’est en ce qu’ils ont eu non pas de national, mais d’universel, en ce qui fait d’eux les maîtres par excellence, de tous les pays comme de tous les temps.

De même qu’il est, ou plutôt parce qu’il est très français, M. Saint-Saëns est très classique, le classicisme (passez-nous ce terme inharmonieux), étant, sinon l’unique forme, au moins la forme la plus pure et la plus notre de notre génie.

Classici, les classiques, on appelait ainsi à Rome les citoyens de la première classe, de la plus riche, ceux qui possédaient un revenu supérieur à une somme déterminée. Sainte-Beuve nous apprend qu’Aulu-Gelle appliqua le terme à certains écrivains : « Un écrivain de valeur, et de marque, classicus assiduusque scriptor, — excusez tout ce latin, — un écrivain qui compte, qui a du bien au soleil et qui n’est pas confondu dans la foule des prolétaires. » En musique, il apparaît assez que M. Saint-Saëns figure au premier rang de ces écrivains-là. Nul ne possède au soleil, au clair soleil de France, un domaine plus vaste, plus riche et plus varié. Rien de la musique entière n’est étranger à ce musicien. Il a touché toutes les cordes de la lyre. Opéras, oratorios et cantates, poèmes symphoniques et symphonies, musique de chambre, de la sonate au concerto, je ne sais pas un genre où il n’ait excellé. Il règne sur toutes les provinces de l’immense empire des sons. Pour ceux-ci tantôt il a recherché, tantôt négligé le concours ou le secours du verbe. Samson et Dalila et la Symphonie en ut mineur, son chef-d’œuvre de musique en quelque sorte appliquée et son chef-d’œuvre de musique pure, se répondent et s’égalent ; mais de l’un à l’autre il a rempli : tout l’espace et, comme disait Pascal, tout l’entre-deux.

Il y a plus encore : pour nous, Français, le terme de « classique » implique toujours, dans la littérature et dans l’art, la présence de certaines qualités que les œuvres de notre grand siècle, — c’est le dix-septième que je veux dire, — ont possédées à un degré éminent : la clarté, la mesure et l’unité, l’ordre et l’équilibre, enfin, et en deux mots qui rassemblent tous les autres : l’intelligence et la raison.

Un admirable « compositeur. » On nommerait volontiers M. Saint-Saëns de ce nom, si le mot disait moins mal et moins pesamment ce qu’il veut dire, s’il ne semblait définir, au lieu du talent et de l’art, le travail et le métier. Mais comme il « compose, » le grand musicien de Samson et de la Symphonie en ut mineur, du Déluge et de la Lyre et la Harpe, du Septuor avec trompette et des concertos pour piano ! Comme il compose et comme il dispose aussi ! Comme il distingue ! Entendez par-là : comme il choisit ! Nul ne s’est mieux gardé de ce crime que Charles Maurras, le reprochant aux Germains, appelait un jour « le crime le plus naturellement haï de l’homme civilisé, à savoir le crime d’excès, et d’excès sans variété, du monotone excès, prolongé, comme en vertu d’une mathématique butorde, toujours et de plus en plus dans la même direction et dans le même sens. » On l’écrivait un jour de l’auteur des Barbares : « C’est à simplifier, à clarifier, que le maître vieillissant tend chaque jour davantage. De plus en plus il goûte surtout l’essence des choses ou leur fleur. Il sait tous les moyens, mais, loin de les prodiguer, il les épargne. Il allège la matière sonore et, pour ainsi dire, il la sublime, au lieu, comme tant d’autres, de l’accroître sans cesse et de la surcharger. »

Parlerons-nous de la clarté de son œuvre ? Elle éclate aux esprits comme aux oreilles. Pas une page, pas une phrase n’en est obscure. Si complexe et même raffinée ou « travaillée, » — j’accorde le mot, — que puisse être une telle musique, ce n’est pas d’un travail, encore moins d’un effort, qu’elle donne l’idée et la sensation, mais d’un jeu, d’un jeu supérieur et libre. Lucidus ordo, j’ai souvent pensé qu’on pourrait ainsi définir un art où l’ordre n’est égalé que par la lumière.

L’équilibre de cet art est parfait et constant. Tout y est partage, quand ce n’est pas antithèse, et dans les deux cas, tout y est harmonie et nombre. L’œuvre dramatique de Saint-Saëns et son œuvre de musique pure s’égalent et se balancent, et cela, jusqu’à lui, ne s’était rencontré, je crois, que chez le seul Mozart. Samson et Dalila, le premier acte surtout, se divise, pour ainsi parler, entre l’esprit et les sens, entre l’amour sacré et l’amour profane. Le musicien de la Lyre et la Harpe, en développant (avec quelle puissance et quelle ampleur ! ) l’opposition pagano-chrétienne qui fait tout le sujet du poème, en a fortifié la symétrie, ou le dualisme éminemment classique. Classique encore est l’orchestre de Saint-Saëns, par la répartition des élémens sonores, par l’observance fidèle d’une hiérarchie instrumentale où le quatuor à cordes, suivant la tradition classique toujours, continue d’occuper le premier rang. Equilibre également, équilibre classique, entre l’orchestre et la voix, avec une préférence déclarée, que d’aucuns traiteront de faiblesse, pour cette voix humaine que l’illustre symphoniste n’a pas craint d’appeler un jour « non seulement le plus beau des instrumens, mais l’instrument primordial et éternel, l’alpha et l’oméga, le timbre vivant, celui qui subsiste quand les autres passent, se transforment et meurent. »

Equilibre enfin, ordre et proportion à l’intérieur d’une période ou d’une phrase unique, longue ou brève, instrumentale ou vocale, entre les divers membres qui la composent, entre le thème ou l’idée mère et les corollaires qui s’en déduisent, pour la ramener ensuite et la reconstituer, plus forte en quelque manière de leur témoignage et plus riche de leur apport. En vérité, s’il fallait trouver l’équivalent d’un morceau, d’une « tirade » sonore de Samson, d’un récit du Déluge, c’est chez nos grands classiques, prosateurs ou poètes, et peut-être jusque chez Racine, le Racine d’Esther et d’Athalie, qu’on ne craindrait pas de l’aller chercher.

Et s’il nous fallait dire à quel type idéal, à quel modèle, inégalé sans doute et qu’on n’égalera jamais, se rapporte la Symphonie en ut mineur de Saint-Saëns, plus haut que Mendelssohn et que Schumann, c’est peut-être vers Beethoven lui-même, au moins jusqu’au pied de son trône, que nous oserions lever les yeux. Gounod, écoutant à côté de nous cette symphonie pour la première fois, nous disait : « Elle a sa place au Louvre. » Elle l’y a prise et l’y gardera. Chef-d’œuvre de musique française et de musique tout court, elle l’est à plus d’un titre et de plus d’une façon, mais elle l’est avant tout par cet élément et dans cet ordre que nous avons essayé de définir, l’ordre classique, l’ordre de l’intelligence et de l’entendement.

Il y a, chez nous du moins, chez nous Français, une manière encore d’être classique : c’est d’avoir de l’esprit. M. Saint-Saëns en a beaucoup. Il en a parfois à ses propres dépens. Ainsi le musicien de Phryné écrivait un jour à son collaborateur : « Je vous demande de réfléchir s’il ne serait pas avantageux de mettre au premier acte le merveilleux récit que cette belle personne dégoise au second (celui du bain de mer : cinquante centimes, peignoir compris). » C’était parler avec irrévérence d’un sujet, d’un épisode au moins, plus que sérieux, auguste et, nous le verrons tout à l’heure, quasi divin. Mais il y a dans Phryné des pages très différentes, et celles-là toutes spirituelles. M. Saint-Saëns, qui fait tout ce qu’il veut, n’aurait eu qu’à le vouloir pour changer cet opéra-comique en savoureuse opérette. Je ne saurais trop vous recommander, au premier acte, l’inauguration du buste d’un archonte. Dans le genre de la satire, de la caricature politique, pour bafouer, ou « conspuer » selon ses mérites tel ou tel de nos archontes modernes, la musique, musique d’orphéon ou de fanfare, ne saurait déployer plus de verve et d’ironie. Dans l’œuvre intime, familière du maître, n’oublions pas deux opuscules comiques : Gabriella di Vergy, plaisante imitation de certaine musique italienne, et l’album de croquis zoologiques intitulé le Carnaval des Animaux. Jusqu’en des sujets plus graves, M. Saint-Saëns ne craint pas de se divertir, de se moquer même : il a le goût des boutades et des saillies. Je sais, dans les Barbares, un duo d’amour que viennent interrompre, à la cantonade, des cris et des menaces de mort. L’épisode est le plus banal du monde. Un autre s’y serait laissé prendre et le répertoire compterait un « chœur de Barbares » de plus. En homme d’esprit, que fait M. Saint-Saëns ? Ne pouvant éviter la vulgarité, il l’exagère à plaisir, « il en remet, » et sur un rythme de quadrille il jette un refrain bambocheur. Autre trait d’humour et de verve gamine : à la fin du ballet d’Ascanio, devant le roi François Ier et sa Cour, après toute une série de danses exquises et qui font songer aux plus nobles pages de Rameau, voici que, sur un tempo de valse, la brusque échappée d’un piston en goguette semble mêler d’avance un coin de Montmartre aux parterres de Fontainebleau.

Sans paroles même, sans gestes et rien qu’en musique, le musicien a de l’esprit. Il en a dans le Septuor avec trompette ; il en a dans ses œuvres légères, qui sont légion, pour orchestre, pour piano, pour les deux à la fois. Telle pièce, telle phrase de lui se reconnaît tout de suite à la finesse, parfois, je l’avoue, à la sécheresse du trait, à la vivacité du tour, à la grâce imprévue et piquante d’une repartie sonore, d’une cadence, d’une harmonie ou d’une modulation. Tout à l’heure, il rappelait Racine. Si maintenant il fait songer à Voltaire, avouez que ce n’est pas là non plus une médiocre façon d’être classique et français.

Vous savez le mot d’un autre de nos classiques, et non des moindres. « Les sens seuls, » disait Nicolas Poussin, « ne doivent pas- juger mes tableaux. Il faut appeler la raison. » Principe et règle des œuvres d’un Saint-Saëns, la raison, nous venons de le voir, en est également le juge. Et toujours elle décide en leur faveur. Mais, après le Poussin, écoutons aussi Beethoven. A peine a-t-il dit : « La musique est esprit, » qu’il ajoute aussitôt : « et elle est âme. » Cela, tout cela, est vrai de la musique classique elle-même, y compris la musique, au moins certaine musique d’un Saint-Saëns. De la seconde vérité, le maître ne convient pas tout à fait, ni tout de suite. Ce fut et c’est parfois encore le sujet d’un débat affectueux entre l’illustre musicien et certain critique, de ses admirateurs et amis. Nous connaissons un peu l’affaire, en possédant les pièces principales, et nous pouvons, brièvement, l’exposer.

De M. Saint-Saëns à son correspondant (4 février 1907) :

« Cet art pour l’art, dont vous ne voulez pas, c’est, qu’on le veuille ou non, la forme, aimée et cultivée pour elle-même… La recherche de l’expression, pour légitime et véritable qu’elle soit, est le germe de la décadence, qui commence du moment que la recherche de l’expression passe avant celle de la perfection de la forme… Si le principe que je viens d’énoncer n’était pas vrai, si la recherche de l’expression constituait un progrès de l’art, le Laocoon serait supérieur à l’Hermès de Praxitèle. »

Une autre fois (du 3 mars 1907) :

« L’art est fait pour exprimer la beauté et le caractère ; la sensibilité ne vient qu’après et l’art peut parfaitement s’en passer. C’est même tant mieux pour lui quand il s’en passe. Comme je vous l’ai démontré, avec la sensibilité s’introduit en lui le germe de la décadence et de la mort. Il n’y a pas de sensibilité dans la première fugue du Clavecin bien tempéré, et c’est de l’art le plus grand. »

Quelques années plus tard (février 1914) :

« J’ai dit et je ne cesserai de le redire, parce que c’est la vérité, que la musique, comme la peinture et la sculpture, existe par elle-même en dehors de toute émotion. L’émotion, la sensibilité lui donnent la vie, mais cette vie, comme la vie elle-même, contient un germe de mort. Plus la sensibilité se développe, plus la musique et les autres arts s’éloignent de l’art pur, et lorsqu’on ne cherche que des sensations, l’art disparait. »

Sur ce dernier point et ce dernier terme, « des sensations, » nous sommes sans doute et tout de suite d’accord. Mais s’il s’agit du sentiment, de la sensibilité, de l’expression, que de réserves ou de contradictions s’imposent ! Même à l’esprit de la musique, ne sacrifions pas son âme. N’oublions pas que tous les classiques, je parle des grands, depuis un Homère, un Sophocle, un Virgile, jusqu’à un Corneille et à un Racine, ont été de grands passionnés. L’expression, non pas certes aux dépens, au mépris de la forme, mais tout au contraire, dans son obéissance et sous sa loi, ne serait-ce pas ainsi que l’art ou l’idéal classique, une fois de plus, se pourrait définir ?

Assurément, nous citerions nous-même, avec M. Saint-Saëns, « bien des morceaux de musique dont toute émotion est absente et qui n’en sont pas moins beaux, d’une beauté purement esthétique. » Mais d’abord, on se demanderait peut-être s’ils sont bien, ces morceaux-là, parmi les plus beaux. Et puis, fût-ce de ceux-là, M. Saint-Saëns est-il assuré, ne disons pas que toute émotion, mais que toute expression du moins soit absente, quand ce ne serait que l’expression, grave sans doute, sévère, mais auguste et qui peut tout de même aller jusqu’à nous émouvoir, d’un ordre ou d’un monde sonore, régi comme l’autre, comme tous les autres, par une sagesse infaillible, harmonieusement obéie. J’ai quelquefois trouvé qu’il en est de la musique, de certaine musique, un peu comme de la nature. De la nature non plus tous ne comprennent pas l’expression. Les choses ont leur langage. Et si tous ne savent point l’entendre, en conclurons-nous qu’elles sont muettes ? Rappelons-nous plutôt le cri du poète attestant qu’elles parlent et que leurs paroles ont un sens. Crions avec lui, non plus aux « verts gazons, » aux « sombres mers, » non plus aux formes visibles, mais aux formes sonores, aux chefs-d’œuvre, non plus de Dieu, mais des hommes :


Si vous n’exprimez rien, qu’avez-vous donc en vous
Qui fait bondir le cœur et fléchir les genoux !


Ce qu’ils ont en eux, les chefs-d’œuvre de la musique, dans l’ordre de l’expression, ou de la sensibilité, ou de l’âme, cela ne pouvait malgré tout et malgré lui-même échappera M. Saint-Saëns. Au cours de la controverse, il en a plus d’une fois comme un vague instinct, une conscience obscure, qui se trahit par des échappées, des concessions, bien plus par des aveux. Que pensez-vous de celui-ci : « La recherche de l’expression, pour légitime et inévitable qu’elle soit. » Et de cet autre : « Sébastien Bach et Mozart, ces deux grands expressifs. » Ailleurs encore : « Ne me dites pas que dans le Clavecin bien tempéré il y a des choses d’une sensibilité profonde, extrême. Je le sais aussi bien que vous. »

Nous n’en demandions pas tant. Et voici que le maître va nous donner encore davantage. En son volume Harmonie et Mélodie, il écrit, à propos de l’orage de la Symphonie Pastorale, et, plus précisément, de la note inattendue, étrange, par où cet orage commence : « Au point de vue de l’oreille et de la jouissance physique, au point de vue même de la froide raison, cette note est absurde, car elle détruit la tonalité et le développement logique du morceau.

« Et pourtant cette note est sublime. Elle ne s’adresse donc ni à l’oreille qui veut être caressée, ni à cette raison myope qui se repaît de phrases carrées comme une figure de géométrie. Il y a donc dans l’art des sons quelque chose qui traverse l’oreille comme un portique, la raison comme un vestibule, et qui va plus loin.

« Toute musique dépourvue de ce quelque chose est méprisable.

« Il ne s’agit plus de rechercher ce qui donne plus ou moins de plaisir à l’oreille, mais ce qui dilate le cœur, ce qui élève l’âme, ce qui éveille l’imagination en lui découvrant les horizons d’un monde inconnu et supérieur. »

L’imagination, l’âme, le cœur, autrement dit la sensibilité, l’expression, ce n’est pas d’autre chose qu’entend parler le musicien quand il prend ainsi la défense de la Polonaise-Fantaisie de Chopin : « Elle me semble, à moi, si touchante ! Découragement et désillusion, regrets de quitter la vie, pensées religieuses, espérance et confiance en l’immortalité, elle exprime tout cela sous une forme éloquente et captivante[1]. »

Elle « exprime, » dit-il. Ainsi le voilà reconnu, proclamé, le grand pouvoir, le don mystérieux de la musique. Et voici qu’à sa propre musique même le musicien, malgré lui peut-être, est contraint de l’accorder. Parlant de Phryné, il écrit à son collaborateur : « J’ai trouvé l’apparition : il y a là un mélange de terreur sacrée et de volupté qui n’est pas sans charme ; du moins je l’espère. »

Et plus tard, en 1909, un auditeur d’Henry VIII qu’avaient ému les adieux de la reine Catherine à ses femmes, recevait de l’auteur ce billet : « Savez-vous que si j’ai rendu à votre satisfaction les tristesses de Catherine mourante, c’est que j’étais moi-même assez moribond quand j’ai écrit ce quatrième acte ? Je ne sais comment j’ai pu sortir de ce mauvais pas pour arriver à mon âge. Ces adieux à la vie, je croyais les faire moi-même, et c’est pourquoi j’y ai mis tant de sincérité. »

Le grand musicien pourra-t-il contester encore la faculté, la valeur expressive de la musique, après avoir avoué que par sa musique à lui, ses propres sentimens, avec ceux d’un de ses personnages, se sont un jour, ne fût-ce qu’un jour, exprimés ? Aussi bien cette musique, la sienne, en maint endroit, témoignerait assez haut dans notre propre sens. Avant tout, l’un des genres où M. Saint-Saëns excella, le poème symphonique, n’est-il pas, se proposant de raconter, de représenter ou de décrire, expressif en quelque sorte par nature et par définition ? Les autres œuvres du maître abondent en images ou en tableaux sonores. Il y en a de toute espèce et de dimensions variées. Dans l’oratorio du Déluge, c’est le cataclysme biblique. Dans le Déluge encore, dans la Lyre et la Harpe et jusque dans cette fantaisie ou cette pochade, le Carnaval des animaux, qui n’est pas seulement spirituelle, c’est une véritable collection de croquis zoologiques, depuis l’éléphant et l’aigle, jusqu’au cygne et à la colombe. Tous ressemblans, tous vivans, ils ne sont pas loin, pour la puissance ou la grâce, pour la poésie et la vérité, de faire songer, — encore un souvenir classique, — à quelque La Fontaine musicien.

Qu’est-ce enfin que l’exotisme, — un dernier caractère de la musique de M. Saint-Saëns, et qu’il ne faut pas négliger, — sinon le goût de représenter ou d’exprimer par les sons des choses lointaines et rares ? Nous devons à ce goût mainte composition du maitre : une Suite algérienne, une Valse canariote, une Africa, bien d’autres encore, et par-dessus toutes les autres, le cinquième concerto pour piano (l’égyptien), dont le second tempo est peut-être le chef-d’œuvre du musicien voyageur, ou de sa musique de voyage. Et s’il vous parait d’abord que l’exotisme, par ce qu’il a de spécial ou d’extraordinaire, s’accorde malaisément avec l’esprit, ou le génie classique, voici par quel détour il peut, en musique, y revenir et. de quelque manière, y rentrer. Pour originaux, étranges même, pittoresques ou colorés que soient les thèmes rapportés de loin par un Saint-Saëns, la véritable valeur musicale n’est pas en eux : elle est bien plutôt dans leur métamorphose et leur transfiguration, dans leur passage ou leur promotion de l’ordre de la nature et de l’instinct à celui de la conscience, de la règle, de l’art enfin. On pourrait fixer le moment où cet art intervient, où, sur l’élément indigène, local, il commence d’agir et de réagir. Alors, il ouvre à l’idée, au thème exotique, une route inconnue, un plus vaste horizon. Il l’agrandit, l’épanouit en musique pure, plus largement humaine, où nous pouvons nous-mêmes, nous tous, nous reconnaître et nous entendre. Et voilà comment une humble chanson de bateliers du Nil s’élève jusqu’à la région de l’idéal classique et de l’universelle beauté.

Si le genre exotique, en musique et dans la musique de M. Saint-Saëns, comporte par sa nature même une certaine expression, le reste de l’œuvre du grand musicien nous offrirait, en abondance, des pages plus expressives encore.

Qui donc entendrait ou lirait sans émotion, dans Henry VIII, non seulement les adieux de la reine Catherine, au dernier acte, mais ce dernier acte tout entier ? L’inspiration de M. Saint-Saëns ne fut jamais plus qu’ici cordiale et profondément humaine. Elle nous paraît digne des dieux, ou de la déesse, dans certain récit de Phryné, dans ce tableau de la naissance de Vénus, qui n’a pas, en musique au moins, son pareil. Tout est exprimé là, tout y est sensible, émouvant, depuis le paysage et l’apparition de la forme divine, jusqu’au trouble, à l’effroi sacré des êtres et des choses mêmes devant le mystère et le miracle de la beauté parfaite apparue au monde pour la première fois.

« La musique est esprit et elle est âme. » Dans la musique de Samson et Dalila, qui fera le partage ? Si des pages archi-classiques, scolastiques même, telles que le célèbre finale : « Gloire à Dagon vainqueur !  » constituent un chef-d’œuvre de la raison, les raisons du cœur peuvent seules expliquer la beauté de scènes plus touchantes, entre autres la scène « de la meule. » Je ne connais pas en musique, fût-ce en poésie, une aussi poignante expression du repentir. Gluck lui-même, le maître des sublimes douleurs, avouerait, envierait peut-être cette mélopée humiliée, où la honte et le regret du péché laissent tant de grandeur et de noblesse. Rien de plus émouvant, avec cela rien de plus classique. C’est du dedans plus que du dehors, de l’âme plus que des choses, que cette musique est l’interprète. L’appareil du supplice, le détail matériel de la meule, l’effort du prisonnier aveugle qui la pousse, tout cela n’est qu’indiqué. L’âme encore une fois est ici la plus forte., « Peccantem me quotidie. » Palestrina jadis, en un motet fameux, a fait chanter le pécheur endurci. Du vieux chef-d’œuvre et du nouveau, contraires par le sujet, dissemblables par la forme, mais voisins par l’expression pathétique, je ne sais trop lequel l’emporte et je n’oserais décider entre cette impénitence et cette contrition.

Il y a plus, et puisque, à l’heure terrible et glorieuse où nous sommes, nul ne peut échapper au désir, au besoin de tout rapporter à cette heure, aux pensées, aux douleurs, aux espoirs qu’elle suscite et qu’elle entretient en nous, il ne serait pas malaisé de trouver çà et là quelque rapport entre l’âme de la France, son âme présente, et l’Inspiration du grand musicien français. Auditeurs de Samson et Dalila, quand vient la scène « de la meule, » nul ne vous empêchera d’écouter, au théâtre du moins, une leçon ailleurs interdite, mais donnée ici avec quelle éloquence ! sur le repentir et l’expiation. Béni soit l’accord mystérieux, l’ « Union sacrée, » qui fait aujourd’hui chanter en notre musique toutes les voix de notre patrie ! Une œuvre moindre que Samson, Proserpine, contient aussi des pages plus que jamais capables de nous toucher. Nous l’écrivions ici même, il y a déjà deux années, le finale du second acte (une distribution d’aumônes par les religieuses et les pensionnaires d’un couvent) forme un tableau sonore qui pourrait s’appeler la Charité. La musique de Saint-Saëns ne se montra jamais plus souple, plus onduleuse, enveloppante avec plus de sollicitude et de sympathie. Sans hâte et sans relâche, sans bruit surtout, elle va, vient et revient ; empressée, attentive, elle circule pareille à la mélodie dont parle Dante. Quelquefois, par la courbe de son dessin et de son mouvement, on dirait que, vivante, humaine, elle s’incline vers la misère pour la soulager et la guérir. Ainsi, pensons-nous en relisant aujourd’hui ces pages, ainsi, depuis bientôt trois ans, dans nos hôpitaux de guerre, nous voyons des formes gracieuses qui sont nos femmes, nos sœurs, nos filles, se pencher sur la souffrance de nos soldats, et jusqu’en cette musique douce et tendre comme elles, nous sommes émus de retrouver et de saluer l’image ou la ressemblance de leurs soins, de leur dévouement et de leur amour.

Oserons-nous enfin demander à l’art d’un Saint-Saëns quelque signe sensible, j’allais dire la promesse, ou le gage, ou tout au moins le symbole de nos proches et glorieux destins ? Ouvrons alors, aux dernières pages, la Symphonie en ut mineur et, dans cette péroraison victorieuse, triomphale, dans cette espèce de « gloire » sonore, un des plus hauts chefs-d’œuvre de notre grand musicien, nous saluerons, d’avance, l’apothéose de notre patrie.


Et pourtant, près de conclure et de rassembler une dernière fois en notre mémoire l’œuvre entier d’un Saint-Saëns, nous ne saurions y donner la première place aux « puissances de sentiment. » Les autres, que nous avons analysées les premières, y sont les plus fortes. Aussi bien, cette conclusion ne déplaira pas au maître, jaloux, plus que de toute autre maîtrise, de la maîtrise de l’intelligence ou de la raison. Il la possède, il est seul aujourd’hui parmi les nôtres à la posséder pleinement. Où donc avons-nous trouvé naguère, ou retrouvé, ce précepte d’Auguste Comte : « L’esprit doit toujours être le ministre du cœur et jamais son esclave. » On pourrait définir ainsi l’art d’un Saint-Saëns et la leçon qu’il nous donne. Il n’en est pas de plus conforme à la tradition classique, à la tradition française. Il n’en est donc pas de plus utile, de plus nécessaire aujourd’hui.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Camille Saint-Saëns : Portraits et Souvenirs.