Paul Ollendorff (p. 141-155).


AVRIL


LA CARESSE


À Jean Richepin.

I

Avril aussi s’approcha des parieurs. C’était un soldat doux et bleu, qui n’eût pas fait aux autres ce qu’il ne voulait pas qu’on lui fît. Il pensait avoir conquis la chambrée par ses sourires, son air de s’intéresser à tout, et la docilité avec laquelle il épluchait les pommes de terre. Il ne mangeait point à la gamelle, mais il y goûtait quelquefois.

— Ma parole ! disait-il, c’est meilleur que ce qu’on me sert à la cantine.

Il semblait n’y prendre sa nourriture que par une sorte de contrainte.

Nul ne lui avait encore plié ses draps en portefeuille, ou renversé, la nuit, un quart d’eau froide sur la tête. Jamais il ne se réveillait violemment sous son lit retourné d’un coup d’épaule, toute la caserne s’abîmant dans une catastrophe.

Il se croyait sauvé.

Vraiment la chambrée ne se composait que de braves garçons, et la distinction d’Avril, dissimulée, passait inaperçue.

Il se mêla au groupe. Les parieurs s’échauffaient.

— J’en porterais deux, disait un soldat.

— Tu n’en soulèverais pas seulement un, répondait un autre.

— J’en porterais deux. C’est moi qui te le garantis, moi, Mélinot.

— Pas la moitié d’un ; je t’en défends, moi, Martin. Tu ne sais donc pas comme c’est lourd, un homme qui fait le mort.

Avril trouva bonne l’occasion de donner son avis. Ses camarades n’en seraient que flattés, et d’ailleurs, il aimait les études de mœurs.

— Oui, c’est lourd, dit-il.

Déjà Mélinot retroussait ses manches :

— Je parie un litre. Allez-y. Qui est-ce qui se couche parterre ? Toi, Martin ; mais j’en veux un second, un gros, ça m’est égal, et je vous jetterai tous deux sur mon dos comme des sacs à raisins.

Les mains s’agitèrent : « Moi ! moi ! » Et Avril s’offrit comme les autres. Mélinot hésita, soupesant les plus massifs, avec des moues de connaisseur. Enfin, pour que son triomphe éclatât davantage, il choisit Avril, à cause de ses mains blanches, de sa chair grasse, et il montrait une telle assurance que Martin eut des craintes, fit à Avril ses recommandations.

— Surtout, lui dit-il, imite bien le mort. Ne te raidis pas. Abandonne-toi, les jambes et les bras mous. Laisse ballotter ta tête et ton ventre.

— Sois tranquille, dit Avril.

Heureux de jouer son rôle en camarade pas fier, il songeait :

— Voilà une complaisance qui décidément me gagnera tous les cœurs.

Tandis que Mélinot roulait ses biceps, Avril et Martin s’allongèrent sur le plancher. On les lia dos à dos, au moyen d’un drap et de ceinturons. Mélinot surveillait lui-même, et les installa, Martin dessous, Avril dessus, par une attention délicate. Les hommes de la chambrée formaient cercle, comme sur une place, un jour de foire, autour de la représentation. Ils se pinçaient, presque émus.

Mélinot se prépara. Il cracha dans ses mains, emplit sa poitrine de vent, et il se baissait, tendait ses bras infinis, allait, les doigts écartés, les veines gonflées pour l’effort futur, ramasser le paquet.

Soudain le cercle s’entr’ouvrit. Un soldat qui attendait, tout prêt, entra à reculons, culotte tombée, et Avril sentit sur sa face le frottement long, la caresse insistante d’un derrière d’homme.

Il ferma les yeux à se fendre la peau du front, et la bouche à se casser les dents. Le cuir d’un ceinturon craqua.

II

Délivré, debout, Avril, blanc, étreignit une baïonnette, et il ne se précipita pas au hasard, parce qu’il ne voulait en tuer qu’un.

— Qui ?

Ce fut plus un cri qu’une parole. Il n’insultait pas. Les mots « lâche, cochon » eussent été trop doux à sa gorge sèche. Il ne pouvait que répéter :

— Qui ? qui ?

Les soldats reculèrent, sur la défensive, inquiets.

La révolte d’Avril les étonnait. Ils avaient l’habitude des tours plaisants. Une farce ne serait-elle pas toujours drôle ? Malheur de malheur !

— Voyons, c’est pour rire, dit l’un d’eux.

Mais les visages, toutes les fissures du rire bouchées, étaient comme des murs fraîchement replâtrés.

Avril planta sa baïonnette dans la table.

— Je saurai qui, dit-il, et je le tuerai.

— Si tu lui en avais enlevé un morceau, dit Martin, tu le reconnaîtrais facilement.

Le mot ne fit pas d’effet, car on observa qu’Avril, amolli après son accès de rage, pleurait d’énervement. Les soldats ne comprenaient plus. Ils s’éloignèrent chuchoteurs, avec des gestes inachevés.

Avril se mit en tenue et courut aux bains. Il arracha ses vêtements, et dans la baignoire il noyait sa tête sous l’eau le plus longtemps possible et ne l’en sortait que pour souffler, à la manière des phoques.

Ensuite, les cheveux fumants, il réfléchit aux stratagèmes compliqués dont il devrait user pour savoir qui.

Sans doute, il le tuerait. Cruel d’abord, avec la pointe de sa baïonnette, il lui ferait sauter un œil, le nombril, un organe indispensable, ou plutôt, il le pétrirait entre ses poings, lui crèverait l’estomac, ainsi qu’une boîte à coups de talon. Mais comment le découvrir ? Le désir d’une vengeance originale, personnelle, le détourna de porter plainte, la peur aussi du ridicule : sa sotte histoire réjouirait le régiment, le colonel, des généraux peut-être !

De retour à la caserne, il affecta l’insouciance, regretta son emportement et s’avoua imbécile. Bon enfant, il pardonnait, et il se moqua le premier de ses pommettes rouges, sanglantes, débarbouillées frénétiquement, comme raclées à la pierre ponce.

— Allons, c’est fini, dit-il. Qu’il se dénonce et je lui paie un litre d’eau-de-vie. Voilà ma main.

Les soldats défiants ne répondirent pas.

Il en prit un à part, celui qui avait les plus fortes oreilles, la plus grande bouche, la plus animale apparence et l’emmena à la cantine. Il rusa, feignit de parler d’autre chose, et tandis que les bouteilles se rangeaient sur la table comme de courtes dames arrêtées qui écoutent, il le conduisit sournoisement au bord d’une confidence. Mais arrivé là, l’homme poilu, égal aux bêtes par l’instinct, se tapa le crâne, se dressa, dit : « Merci, ma vieille, » et s’en, alla, impénétrable.

III

Avril ne sait pas qui, ne le saura jamais. Peu à peu, la chambrée est redevenue indifférente, il s’exaspère toujours. Une salive continue aux lèvres, il pèle à force de se laver la figure. La nuit, il imagine de ramper au milieu des lits. Tantôt il guette ceux qui rêvent tout haut. Tantôt il serre une gorge en criant :

— C’est toi, hein ! dis que c’est toi.

On lui lance des godillots. Il s’enfuit à grandes enjambées et ne s’endort qu’au petit jour d’un sommeil trouble où son imagination lui retrace obstinément un tableau si exact, que, de dégoût, Avril fronce ses narines.

Souvent, après la soupe, il sort seul, cherche un quartier silencieux de la ville. La place est déserte. À peine un chien frôle un banc. Avril s’assied et s’enveloppe la tête dans un mouchoir parfumé. Aussitôt les souvenirs se mettent à leur travail de fouisseurs. Le cœur malade, Avril se lève et se promène d’arbre en arbre. Les nausées le suivent.

Et c’est irréparable.

Certes, la vie lui réserve d’agréables surprises. Plus tard, il lira des vers de fine poésie. Il entendra des chants d’oiseaux. Il pourra toucher du bout du doigt la peau élastique des femmes, respirer des fleurs, sucer des sucreries, et peut-être que ses yeux seront charmés par des élégances d’ibis roses, mais il n’oubliera jamais qu’une fois il a senti sur sa face la caresse d’un derrière d’homme.

Tristement Avril s’appuie contre un arbre, et, par petites secousses douloureuses, il commence de vomir.

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DE GARDE

I

L’échange des factionnaires se fit avec le cérémonial habituel, et les inévitables : « Je suis de la classe, moi, je m’en f… ! » puis le caporal Mélinot dit au soldat Avril :

— Surtout, tâche moyen de ne pas laisser évader les lapins du directeur. S’il en manque une queue demain, c’est le conseil qui t’attend !

Le soldat Avril savait qu’il faut toujours rire quand un caporal plaisante. Il s’appliqua donc à éclater, et traita, tant il n’en pouvait plus, Mélinot de farceur. Mais celui-ci, soudain sévère, l’arrêta :

— Qu’est-ce ? Fixe !

Puis lui tourna le dos, et fredonnant : « Nous sommes de la classe ! nous sommes de la classe » ! rentra au poste.

II

— Voyons, se dit le soldat Avril, je me rappelle bien ce qu’il faut : le mot d’ordre et ma consigne.

Il retournait sa mémoire comme une poche :

— Je dois ne pas perdre de vue le toit de la prison, les fenêtres des prisonniers, les murs de la cour, et, toutes les dix minutes jeter un coup d’œil dans la cellule du condamné à mort. En cas d’alerte, je me suspends à la cloche que voilà, et le personnel saute du lit.

— Est-ce tout ?

— Ah ! j’oubliais les lapins.

Il se garda de rire, d’abord parce que le caporal Mélinot n’était plus là, ensuite parce que le soldat Avril n’aimait pas rire, tout seul, dans la nuit et le silence.

En un coin de la cour, les lapins dormaient sans doute, et leur cage paraissait inhabitée. Il céda à la tentation de passer sa baïonnette dans une maille du grillage. Les lapins s’entre-croisèrent pour changer de place, et exhalèrent un effluve chaud et doux comme une caresse de fourrure.

— Je préfère qu’ils aient donné signe de vie, se dit Avril, et je me sens plus à mon aise.

Il ne les dédaignait pas comme compagnons et volontiers les eût flattés de la main.

Un unique bec de gaz éclairait la cour, et sa flamme se débattait contre les ténèbres, comme un oiseau qu’on étouffe. Debout, bien au centre du rayonnement, Avril attendit. Il n’espérait pas monter ses deux heures de garde sans aventure, et déjà les formes des choses l’inquiétaient, l’une comme à cheval sur le mur, cette autre penchée, menaçante, au bout d’une gouttière.

Il se disait :

— C’est un effet d’optique ; l’ombre joue avec ma peur !

Mais, sur la défensive, écouteux, prêt à croiser la baïonnette, il serrait fortement son fusil dans ses deux mains.

Il ne se mettait point dans la guérite, par crainte d’une surprise, et s’assurait de temps en temps que la corde de la cloche descendait à sa portée.

« Ah ! n’tremblez donc pas comme ça ! » lui chantait en dedans une laide artiste de café-concert évoquée.

Avril s’enhardit :

— Il y a un quart d’heure que je suis de garde, et je dois faire toutes les dix minutes une visite au condamné à mort, qui me croira mal élevé.

Le dos voûté, à pas craintifs, il s’engagea dans le couloir menant à la cellule. L’énorme serrure de la porte l’impressionna. Luisante, entretenue avec soin, elle sentait l’huile. Au-dessus, par un verre rond de la grandeur d’un monocle, on pouvait suivre les mouvements du condamné.

— Je serais curieux de savoir ce qu’il fait, dit Avril.

Toutefois, il se « promena », quelques instants dans le couloir, à égale distance des deux murs.

— Est-ce que je deviens bête ?

Il fit une volte brusque, courut à la cellule, colla son œil au verre et sauta en arrière, pâle. L’œil du condamné était collé de l’autre côté.

Avril, une sensation de brûlure aux sourcils, entendit un éclat de rire.

— Ça te la coupe !

De nouveau, il regarda et goûta fort les farces sans danger qui se suivirent.

Le condamné simulait des escalades en criant :

— Prends garde ! je me sauve, moi, tu sais !

Il jouait à cache-cache, s’étendait de son long au bas de la porte, ne remuait plus. Il était parti.

— C’est un bon vivant, dit Avril.

Ils purent causer, se comprendre, malgré l’épaisseur de la porte. Le condamné dit son crime, sa défense qu’il avait soutenue lui-même, le jugement, sa dégradation de sous-officier et ses idées sur l’autre monde. C’était un garçon intelligent, de l’aveu même du tribunal. Il avait stupéfié le directeur de la prison en lui montrant un bout de papier noir de chiffres.

— J’ai calculé, lui avait-il dit, le poids total du plomb que les hommes désignés pour me fusiller logeront dans ma poitrine, s’ils visent bien !

Il avait ajouté simplement :

— Je ne compte pas le coup de grâce du sergent.

Parfois, il occupait ses loisirs à replaider sa cause, et déclamait, haut et clair, debout sur sa couchette, des phrases attendrissantes.

— Mes sommeils, dit-il à Avril, ne sont pas toujours calmes, et il m’arrive de rêver que ma mort, ma mort à moi, s’approche en tâtonnant.

— Bleu, dit-il encore, tu seras peut-être un jour à ma place !

— Vous me donnez la chair de poule, répondit Avril ; mais je m’oublie à bavarder, et c’est défendu. Il faut que j’aille voir un peu les autres. Ne bougez pas, hein ! Restez bien tranquille. Je reviendrai dans dix minutes.

— Bleu, du tabac ?

— Je ne fume pas, mon ami.

Avril sortit dans la, cour, grave, ému, plein de pitié pour ce malheureux, qui n’avait plus conscience de son état.

— Je ne le trouve guère terrible, le pauvre ! Mais quelle serrure ! Pourquoi ne braque-t-on pas un canon sur la porte ?

Il leva la tête. Toutes les fenêtres de la prison semblaient des yeux clos. Son amicale causerie avec le condamné l’avait aguerri. Il portait son fusil, machinalement, la pointe en bas, confiant, léger, siffleur.

Il allait trouver le ciel pur, les étoiles brillantes, et songer, selon la coutume, au village natal, à l’amie, quand il frissonna.

On s’agitait quelque part !

Il ne perçut d’abord que des coups sourds, espacés, très lointains, comme frappés sur des planches pourries, par un marteau enveloppé dans du linge. Bientôt il sentit ses oreilles matériellement s’agrandir et s’affola, incapable même de crier son épouvante.

III

Au vacarme de la cloche, toute la prison s’éveilla. Le caporal accourut suivi de ses hommes.

— Eh ben ! quoi ?

Avril gisant à terre ne répondit pas.

— À la cellule ! ordonna Mélinot.

Le condamné, qui s’était couché et commençait de sommeiller, dit avec un bâillement :

— Qu’est-ce que vous avez ? Il y a donc longtemps que je dors ? Elle a été courte la nuit. Ah ! vous venez me chercher. C’est pour aujourd’hui, bon ! bon ! On y va. Ne me bousculez pas. Je serai brave. Cabot, passe-moi mes chaussettes.

— Recouche-toi, imbécile !

Le caporal Mélinot ferma la porte, s’élança dans les couloirs, tâta des serrures, des barreaux, et fit deux fois le tour de la prison au pas gymnastique, ses hommes sur ses talons, sa lanterne à hauteur de menton.

Il ne remarqua rien d’anormal et quand il entrait dans une chambrée, les prisonniers, effarés, eux aussi, par la cloche d’alarme, lui demandaient :

— Est-ce que c’est le feu ? Il ne faudrait pas nous laisser griller !

— Relève-toi donc ! dit-il au soldat Avril qu’il secouait du pied.

Mais Avril ne se releva pas. Il pressait son fusil sur son cœur et sa baïonnette avait fait au ciment du mur une longue éraflure. On dut le transporter au poste, et le directeur de la prison, en pantoufles, au milieu de tout le personnel vêtu à la hâte, constata, sans pouvoir rien expliquer, qu’Avril était évanoui, mort peut-être. Il prononça les mots de congestion, de rupture d’anévrisme et déclara qu’il fallait chercher tout de suite le médecin, lequel en dirait long à propos d’un cas aussi bizarre.

Penchés autour d’Avril qu’ils avaient étendu sur la table, ses camarades tâchaient de le ranimer.

Ils le frictionnaient, le râpaient avec la vigueur des grands jours d’astiquage, lui lavaient les tempes à même la cruche d’eau, et lui donnaient des claques sonores. Ils lui disaient :

— Vieux, vieux, reviens donc !

Mais plus Avril tardait à revenir, plus ils redoutaient de le voir se lever tout à coup, rejeter ses couvertures et se mettre à parler interminablement, comme au théâtre.

Parfois, ils s’arrêtaient, épuisés, et le caporal Mélinot choisissait dans ses souvenirs de théorie, des bouts de phrases pour glorifier ceux qui tombent ainsi en activité de service, au champ d’honneur.

Cependant, les lapins, en rut, d’un coin de leur cage à l’autre, s’entrecroisaient, et martelant lourdement, à coups de pattes, les planches pourries, continuaient, frénétiques, de clapir d’amour.

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