Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 145-146).
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Huitième douzaine

XCV. — LA PAUVRESSE

La belle comtesse Josèphe de Lammers marche à côté de son amant Raoul de Sima, dans une sombre allée du Bois, où déjà, à travers le feuillage noir, le soleil s’enfuit dans le ciel rougi et rosé, derrière des bandes cuivrées et violettes. Leur pas fait crier les feuilles sèches ; le jeune homme parle à de rares intervalles, d’une voix émue et virile, mais sa maîtresse l’accuse et le querelle en paroles hautaines, pressées et rapides. Madame de Lammers a accordé à Raoul un de ces rendez-vous si rares et dont il est si avide ; mais ce n’est pas pour l’entendre causer d’amour ; c’est pour le harceler sous le prétexte le plus frivole, et pour lui entrer dans le cœur les mille aiguilles de la cruelle ironie. Il suffirait de les regarder tous deux pour voir que le jeune homme est parfaitement innocent, et que la dame le torture à plaisir ; mais plus il proteste de sa franchise fidèle, plus elle l’accable d’inventions sans queue ni tête, en l’aveuglant avec ses yeux d’or, et avec les roses et les blancheurs de son méchant sourire.

À ce moment paraît dans l’allée une femme presque en haillons, coiffée d’un mouchoir, qui évidemment a été belle, fêtée, adorée, et qui est retombée violemment dans l’enfer des pauvres. Elle voit la scène, et marchant droit à madame de Lammers :

— « Ah ! lui dit-elle avec l’effroyable sérénité des êtres qui savent tout, ne tourmentez pas un homme qui vous aime ! C’est si court, la vie, et on s’imagine que ça ne finira jamais ! J’ai eu, moi aussi, des hommes agenouillés devant moi ; et l’amour, je me figurais que ça ne s’use pas, qu’il y en a toujours ; je ne m’en souciais pas, je le dédaignais, je faisais la petite bouche, et à présent — j’en prendrais sur la tête d’un teigneux !