Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 81-82).
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Cinquième douzaine

L. — UNE LOGE D’ACTRICE

À la porte de la grande tragédienne Tamnâ, pendant un bon quart d’heure, le général Chanor, ivre de rage, frappe des pieds et des mains comme un sourd, en proférant à demi-voix des jurons atroces. Enfin une fille de chambre vient lui ouvrir, et le général entre furieux dans la loge, comme s’il allait tout égorger ; mais il est stupéfait et ébloui par le sourire ingénu de l’actrice.

Accroupie à terre sur le blanc tapis de velours, Tamnâ fait une partie de piquet avec le grand dramaturge Taravant accroupi comme elle, et dont les bons yeux noirs, la chevelure de nègre dressée vers le ciel et la large face spirituelle aux lèvres écarlates, expriment une tranquille joie. Pour Tamnâ, qui ce soir-là joue Phèdre, elle est vêtue à l’antique, en rouge et rose, avec une très amusante robe japonaise, et parée de joyaux en or léger, parfaitement copiés sur ceux du musée Campana. Son maillot à doigts, d’un rose très pâle, moule gracieusement ses jambes et les ongles de ses petits pieds, et tout en jouant, elle fume une cigarette de tabac turc.

— « Sang et tonnerre ! hurle en entrant le général Chanor.

— Ah ! vous êtes jaloux ! dit Tamnâ, tandis que son ami regarde curieusement le militaire, comme un enfant regarde un hanneton irrité. Vous êtes jaloux ! de qui ? de Taravant ? Ah ! mon général, celui-là ne m’a jamais baisé le bout des doigts ; mais c’est bien parce qu’il ne l’a pas voulu, par exemple ! Car, tâchez donc de comprendre, à la fin ! Taravant peut me donner des rôles, mille rôles, tous les rôles ; et sachez-le bien, moi qui bois le Château-Margaux dans un verre que caressent des arabesques d’or, moi qui suis adorée et servie à genoux comme une reine, pour avoir un seul bon rôle je lécherais la boue du ruisseau, et je nettoierais le pavé — avec ma langue ! »