Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 73-76).
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Quatrième douzaine


XLV. — LES AFFAIRES

À la porte du célèbre papetier Malpièce qui, dans ses splendides magasins situés sur un boulevard récemment construit, vend, comme Susse et Giroux, des lampes, des bronzes, des vases, des meubles, des peintures à l’huile, et tout enfin, excepté la papeterie, — s’arrête une voiture à bras, traînée par un homme robuste, à la barbe grisonnante. L’homme entre dans le magasin et timidement s’approche du maître de la maison, déjà vaincu par son froid regard, et pareil au bœuf qui va être assommé.

— « Eh bien ! mon cher Sagne, lui dit Malpièce, d’un ton volontairement dédaigneux et décourageant, qu’est-ce que vous m’apportez encore ?

— C’est, répond l’ouvrier, un meuble que j’ai fait entièrement à moi seul, avec amour, les matins, les soirs, et les nuits après l’ouvrage, pour tâcher de soulager notre misère. Car vous savez, monsieur, que je suis très pauvre et que j’ai six enfants. »

Il sort et revient aussitôt, portant dans ses bras un meuble de style Louis XIII, en ébène incrusté d’ivoire, montrant à ses angles de délicats ornements de bronze argenté ; un vrai chef-d’œuvre, dont le dessin, les proportions, le fini sont admirables, et dont les incrustations ont été imaginées avec la plus riche et la plus savante fantaisie.

— « Peuh ! dit Malpièce, qu’est-ce que voulez que je fasse de ça ! Je vous l’ai dit mille fois, vous êtes trop artiste et vous cherchez la petite bête. C’est la perfection, je ne vous dis pas ; mais qui s’en apercevra ? Voilà un meuble que je vendrai, et encore, qui sait ! après l’avoir gardé deux ou trois ans en magasin, et pendant ce temps-là, je perdrai l’intérêt de mes fonds, Cependant je ne veux pas que vous soyez venu pour rien ; je vous en donne huit cents francs.

— Oh ! monsieur, dit l’ouvrier, tremblant de douleur et de colère, pour que j’y gagne quelque chose, tout juste le prix de mon temps, il faudrait me le payer deux mille.

— Allons ! reprend sévèrement le papetier, pas d’enfantillage. Si vous le voulez, monsieur Berra va vous compter huit cent cinquante francs ; mais n’ajoutez pas un mot. Je suis attendu, je monte en voiture ; et si la chose ne vous convient pas ainsi, nous ne ferons plus jamais d’affaire ensemble. »

Sagne, navré et désespéré, reçoit son argent. Au même moment entre dans la boutique un grand seigneur six fois millionnaire, le marquis d’Eveno. Les commis et leur maître se précipitent vers lui à plat ventre ; les couteaux à papier et les abat-jour eux-mêmes semblent vouloir l’assiéger des plus basses flatteries. Des tableaux représentant des femmes du Directoire peintes à la vanille et des paysages vaporeux pour l’exportation s’offrent cyniquement à lui, comme des courtisanes ; mais il n’écoute rien et va droit au meuble de Sagne.

— « Voilà, dit-il à Malpièce, un bahut véritablement merveilleux. Envoyez-le moi tout de suite.

— Je ne puis, dit le papetier, le laisser à monsieur le marquis à moins de six mille francs. »

Le marquis tire de son portefeuille six billets de mille francs, les remet au caissier, et sort en disant à Malpièce :

— « Un pareil objet n’est jamais cher ! »

L’ouvrier est resté dans son coin, silencieux. Un moment, les yeux du marquis d’Eveno et les siens se sont rencontrés. Ces deux hommes ont été sur le point de se connaître l’un l’autre ; mais la voix du papetier est venue à temps rompre le charme, et le grand seigneur est parti sans avoir deviné le grand artiste. Une fois qu’il n’est plus là, Sagne fait un effort suprême, et adresse au papetier Malpièce une dernière prière.

— « Monsieur, lui dit-il, pâle comme un linge, puisque l’événement a si bien tourné pour vous, complétez-moi les deux mille francs qui, je vous le jure, me sont indispensables !

— Ah ! fait le marchand impatienté, vous ne serez donc jamais raisonnable ! Quand comprendrez-vous enfin que les affaires sont les affaires ? »

Alors passe dans les prunelles du pauvre homme un de ces éclairs désolés et farouches que nous avons vu flamber dans les rues les jours de guerre civile, et sur sa joue coule, brûlant comme le plomb fondu, une larme qui eût attendri les Anges terribles, mais qui ne peut désarmer le féroce papetier. Car le commerce est une chose sérieuse, et on ne paye pas quarante mille francs de loyer sur le boulevard pour se laisser enguirlander par les niaiseries sentimentales.