Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 59-60).
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Quatrième douzaine


QUATRIÈME DOUZAINE



XXXVII. — LE VIN

Devant un cabaret du vieux faubourg Saint-Germain, qui par un singulier hasard, dans ce quartier où les terrains sont aujourd’hui couverts d’or, occupe encore une maisonnette d’un seul étage ombragée et vêtue par les rameaux et les feuillages d’un cep de vigne centenaire, le jeune duc Enguerrand de Hély et son ami le peintre Léon Bertrix sont assis à une petite table, sur laquelle sont posés une bouteille et deux verres mousseline, emplis à moitié d’un vin rouge, clair, pourpré, charmant à voir, — et ils boivent, en regardant passer les belles Parisiennes.

C’est par une de ces après-midi de printemps où le soleil, déjà chaud, fait de Paris le plus bel endroit du monde ; où les feuillages naissants, les fleurs des jardins sont éclaboussées d’or, et où les femmes, avec leurs gracieux visages et leurs toilettes imaginées avec génie, semblent avoir refleuri, elles aussi, comme un mois de mai. Pour des hommes inventifs, les voir alors glisser légèrement sur l’asphalte, c’est lire et épeler mille églogues, mille romans, mille odelettes imprévues, — et les deux amis s’enivrent de ce spectacle amusant et poétique, tout en savourant le vin que baise et caresse un rayon folâtre.

Le duc Enguerrand connaît de longue date le cabaretier, qui a été un des serviteurs de sa famille et qui, par un bizarre concours de circonstances, est resté honnête homme. Il le connaît si bien qu’il lui vend lui-même en partie la récolte de ses vignobles. Justement, en passant par là, Bertrix et lui ont senti qu’ils avaient soif, qu’ils se reposeraient volontiers, et comme le duc était sûr de trouver chez le père Berluque une excellente et sincère bouteille de mercurey, il a invité son compagnon à s’asseoir sous la treille antique.

Et les Parisiennes aux fraîches robes tissées par les Fées regardent avec une admiration mêlée de respect ces deux jeunes gens beaux comme des Amadis, assez évidemment aristocrates, élégants et peu semblables à des bourgeois pour s’asseoir sans nul embarras parmi de braves ouvriers, pour avoir le droit de fuir les hideux cafés en carton-pâte où la plus mesquine des Locustes perpètre platement ses crimes vulgaires, et pour oser boire de bon vin — chez le marchand de vin !