Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 9-11).
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Première douzaine

III. — MADAME LA LUNE

Pâle et grasse, et montrant des traits charmants, assez pareils à ceux du divin Théophile Gautier, madame la Lune, à demi couchée en arc dans une barque en ébène, ornée de plaques d’étain, de plomb et de cuivre jaune et d’incrustations de nacre et d’argent, avec une proue et une poupe très relevées, se promène sur le lac du Bourget, entourée des derniers poètes lunaires, chimériques petits-fils des bousingots et des Jeunes-France. Aussi extraordinaires que s’ils se promenaient sur le boulevard en habit d’Arlequins, ces lyriques blêmes sont rigoureusement vêtus à la mode de dix-huit cent trente, et il y en a même deux ou trois qui portent des bottes à glands et des manteaux où le vent s’engouffre !

Ils se recueillent en des poses fatales, et vaguement parmi eux apparaissent, avec des manches à gigots et des bandeaux moyen âge, quelques dames de la même époque, minces comme des saules, s’efforçant un peu d’avoir lieu, mais évidemment reléguées, par la nature même des choses, dans la flottante pénombre des rêves.

Au contraire, leur céleste Maîtresse, qui n’est restée étrangère ni à la modernité, ni au mouvement impressionniste, s’est habillée en Japonaise, pour flatter les idées récentes ; car son esprit est un peu attardé, mais sa coquetterie, non. Les cheveux très relevés par devant, elle est coiffée d’une tiare où le cuivre jaune, l’étain, le plomb, les perles, l’argent, et l’opale aux feux langoureux ont été mêlés dans les combinaisons les plus variées et les plus ingénieuses, et d’où s’échappent ses longs cheveux très noirs, poudrés de mica et de poudre bleue. Derrière la tiare, d’où tombent deux grandes pendeloques en jayet blanc et en or pâle, descend un long voile de gaze noir bleu, avec des dessins formant des méandres compliqués et longs en perles d’acier bleu.

Couchée sur une grande peau de chien noir, madame la Lune porte les unes par-dessus les autres plusieurs robes de satin, dont la plus intime est gris-perle, et dont les autres deviennent de plus en plus claires, jusqu’à celle de dessus, qui est d’un blanc bleuâtre, et que serre une large ceinture gorge-de-pigeon, ornée de plaques de métaux pâles. À son cou brille un collier fait avec des yeux de hiboux, et elle est chaussée de petits souliers recourbés en cuir blanc, aux semelles d’argent, ornés de croissants en cuivre jaune.

— « Ah ! messieurs et chers poètes, dit-elle d’une voix endormie, l’aimable lac, avec son château féodal sur une roche, et son couvent de moines : il n’y manque rien ! C’est là que Lamartine a chanté Elvire. Qu’elle devait être mince et aérienne pour avoir inspiré de tels vers mélancoliques, pareils au gémissement du vent dans les plaintives cordes de fer d’une harpe éolienne !

— Madame, dit un Oswald un peu entaché de réalisme, il ne faut rien exagérer. On assure qu’Elvire était une blanchisseuse…

— Ah ! soupire avec une petite moue la dame au front d’argent, ne m’enlevez pas vos illusions ! »

Et tout de suite, pour montrer que cela lui est parfaitement indifférent, elle rit en découvrant ses petites dents d’opale brillantes ; elle s’évente avec son éventail en plumes de jeune cygne, et le reflet de son céleste visage de Pierrot jette sur les flots doucement agités mille et mille paillettes d’argent, qui les ourlent de délicates et capricieuses broderies.