La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 14

(p. 177-190).


LA LANTERNE


No 14




Connaissez-vous une habitude plus sottement despotique que les visites du jour de l’an ? Tout le monde l’exècre, et tout le monde la suit. La mode est le plus implacable des tyrans, parce qu’elle s’impose à ceux-là mêmes qui sont libres de la repousser.

Mais que dire de ceux qui, non contents de faire cent visites à leurs amis et connaissances, en font cinquante autres à ceux qu’ils ne connaissent pas, dans l’espoir de ne pas être oubliés à leurs bals ou soirées du carnaval ? De ceux qui choisissent précisément le jour où le nombre des amis vous accable, pour venir y ajouter celui des inconnus ?

Quel mal vous ont donc fait les malheureuses que vous assommez de vos souhaits, qui ne vous ont jamais vus, ou qui ne vous connaissent de nom que pour désirer de ne pas vous connaître davantage ?

Oui, il est des individus qui préparent huit jours à l’avance une liste de ceux qu’ils vont tourmenter de leur présence sous prétexte de nouvelle année, qui en parlent à tous ceux qu’ils rencontrent, leur demandent d’y ajouter de nouveaux noms, et qui, le jour venu, ont bien garde d’en oublier un seul.

Se condamner à dire et à s’entendre dire cent fois dans une même journée :

Je vous souhaite une heureuse année, madame,

— Merci, monsieur, moi aussi.

— Il fait assez froid aujourd’hui, madame,

— Oui, monsieur, il fait pas mal froid,

— Hier, il faisait plus doux, madame,

— En effet, monsieur, il faisait plus doux hier,

— La température pourrait changer d’ici à demain,

— Oui, cela est possible, monsieur.

— Votre santé a toujours été bonne, madame ? (Ordinairement, on garde cette phrase pour les femmes dont l’embonpoint, au-dessus de tout éloge, en impose aux esprits les plus difficiles à satisfaire).

Oui, monsieur, merci, comme vous voyez.

Ce comme vous voyez serait de trop dans une autre circonstance ; mais le jour de l’an est spécialement réservé aux paroles qui ne signifient rien ou qui attirent l’attention sur ce qu’on ne peut pas s’empêcher de voir.

Après cette conversation, comme il ne vous reste plus rien à dire, absolument rien, vous prêtez l’oreille au premier coup de sonnette qui vous délivrera en annonçant un autre visiteur qui dira absolument les mêmes choses que vous.

Vous vous levez le premier de l’an, et votre première, votre unique pensée, est le nombre de corvées que cette journée vous impose.

Furieux, vous mettez votre beau pantalon, votre pardessus de cérémonie, et vous voilà sonnant à toutes les portes.

On vous reçoit, déjà las avant de vous avoir vu, et il ne vient à l’idée de personne de s’affranchir de tout ce bonheur qui mène au supplice.

Et ce qu’il y a de surprenant, c’est que ceux qui sont désespérés de vous recevoir, seraient très formalisés si vous n’alliez pas les voir.

Quant à moi, je suis un philosophe, et grâce à mon invincible dédain des formalités, des puérilités et des travers, grâce à ma haine de toutes les impositions, je suis resté chez moi, préférant un bon feu de grille à un froid polaire, malgré le plaisir que j’aurais eu à dire dans quatre-vingt maisons que j’arrivais gelé.

J’y ai gagné de ne pas avoir d’ampoules à la main et de ne pas recevoir les bons souhaits de ceux qui, pendant les 364 autres jours de l’année, me vouent à tous les diables, et qui en font autant le jour de l’an, malgré qu’ils m’eussent dit le contraire.

Les seules visites que j’aie reçues sont celles des porteurs de journaux qui, eux du moins, ne cachent pas qu’ils viennent uniquement chercher des étrennes.

Toute l’après-midi, j’ai attendu la visite de Mgr Bourget, mais je n’ai pas été plus favorisé que le séminaire de Saint-Sulpice auquel il refuse obstinément le trésor de sa présence réelle, mais non efficace, parce que le séminaire ne veut pas lui donner la moitié de ses biens.

J’aurais cela de commun avec le séminaire, si nous n’avions pas déjà cela même de très différent, qu’il est très riche et que je suis très pauvre.

C’est peut-être pour cette dernière raison que Monseigneur n’est pas venu me voir.

Je me demande pourquoi l’on se donne tant la peine d’être agréable aux femmes. Rien n’est plus hétérodoxe.

En effet, saint Jean Chrysostôme, père de l’Église, ne disait-il pas que la femme est la souveraine peste et le dard aigu du démon ? Saint Augustin n’affirmait-il pas que la femme ne peut ni enseigner, ni témoigner, ni compromettre, ni juger ?

Et saint Jean de Damas, pas du tout galant, qui disait que la femme est une méchante bourrique, un affreux ténia qui a son siège dans le cœur de l’homme, fille du mensonge, sentinelle avancée de l’enfer, indomptable Bellone, ennemie jurée de la paix !

Et saint Jérôme qui la comparait à un scorpion, au total une dangereuse espèce !

Plein de ces maximes, j’ai refusé l’honneur de ma visite aux dames de Montréal, ne voulant pas contredire les saints pères, et trop galant toutefois pour m’exposer à leur donner raison.

Ah ! s’il en était des femmes du Canada comme de celles des États-Unis, je ne dis pas !

Là, le mariage est devenu, dans toute l’étendue de l’Union, un contrat libre, exclusivement civil et privé : la femme mariée possède une capacité absolue en ce qui touche sa personne ou ses biens ; elle administre sa fortune, quand sa fortune est indépendante de celle du mari ; elle achète, elle aliène, elle fait ou ne fait pas de commerce à son gré ; et si elle fait un commerce, si elle entreprend une industrie, elle engage sa responsabilité et sa fortune.

« L’épouse, la mère, dit M. Colfavru, est l’égal de l’époux, du père. Leur action se combine sans se subordonner, et, chacun gardant sa fonction, ce devoir s’accomplit sans contrainte, comme le droit se pratique sans conflit. »

Mais en Canada, la femme n’ayant ni droits politiques, ni droits civils, ni droits sociaux, n’ayant tout au plus que le droit de nous faire enrager à tour de rôle et de faire des confitures, je la considère comme trop indigne de mon attention et je lui refuse jusqu’à l’expression de ces bons souhaits que d’autres sont si avides de lui offrir.

Ne voir une femme qu’une fois l’an, et n’en pouvoir tirer d’autres paroles que celles-ci :

« Oui, monsieur,
Non, monsieur,
Certainement, monsieur,
Est-il possible, monsieur ?
Il fait bien froid, monsieur,
Je me porte assez bien, monsieur, »

Vraiment, ça n’est pas la peine.

Si je me présentais, je ne pourrais faire que les souhaits suivants :

« Madame, ou mademoiselle, je vous souhaite de lire, de vous instruire, d’apprendre autre chose qu’à dégrapher vos corsages, à préparer vos robes de bals.

Je vous souhaite d’aller moins aux neuvaines, aux confréries, mais de cultiver votre esprit qui en a besoin ; de vous rappeler que vous avez une intelligence et que vous ne devez pas la faire servir uniquement à tricoter et à préparer la soupe ; que vous n’êtes pas seulement une machine dont l’homme se sert et qu’il s’adjoint ; que vous ne devez pas permettre à votre confesseur de fourrer le nez constamment dans votre ménage, non pour le diriger, mais pour savoir ce qui s’y passe ; que vos devoirs de famille, vous les connaissez mieux que lui qui n’a pas de famille ; que vous n’êtes pas une méchante bourrique, quoi qu’en dise saint Jean de Damas, qui n’avait vu que des chameaux, mais que vous êtes une belle et noble créature dont les prêtres se font un instrument de domination et d’abrutissement ; que vous avez beaucoup trop de scapulaires et de médailles, et pas assez de connaissances pour vous éclairer sur les stupidités abjectes dont on vous nourrit ; que vous serez éternellement un être inférieur tant que vous vous livrerez aux enfantillages et aux niaiseries qui forment les trois quarts de votre éducation, tandis que vous devez être l’égale de l’homme, pour être à bon droit sa compagne…&… »

Mais je passerais pour un impertinent et je serais éconduit, ce que j’évite en restant chez moi.

Un autre père de l’Église disait aux sectaires de son temps :

« Adressez-vous aux femmes, elles reçoivent promptement, parce qu’elles sont ignorantes ; elles répètent avec facilité, parce qu’elles sont légères ; elles retiennent longtemps, parce qu’elles sont têtues. »

Les prêtres ont suivi de point en point ce conseil, et ils ont fait de la femme un scorpion, afin de ne pas faire mentir saint Jérôme.

Les célibataires batchelors de Montréal, n’ont pas voulu laisser finir 1868 sans faire une démonstration de leur nombre, de leur valeur et de l’empire qu’ils exercent.

Ils ont donné, le 30 décembre, un grand bal où il y avait foule.

Donc, à ce bal s’étaient donné rendez-vous les plus élégantes de nos dames et demoiselles, et parmi elles, certes, les moins brillantes n’étaient pas les Canadiennes-françaises.

On avait un moyen certain de les reconnaître, c’étaient toutes celles qui étaient assises ou debout, pétillantes de désir, pendant que les Anglaises dansaient les galops et les valses.

Oui, les Anglaises et quelques Canadiennes effrénées ont donné publiquement le scandale des danses vives (fast dances).

Ce crime, qui consiste à faire deux ou trois pas rapidement, aux mains d’un danseur plus ou moins habile, est un tel attentat contre la morale que j’ai vu jusqu’à des vieilles filles de soixante ans s’y refuser obstinément, par crainte de tomber en pamoison… ou de faire plusieurs faux pas.

Les jeunes craignent les vieilles, et pendant que les Anglaises s’amusent, les Canadiennes passent leur temps à s’épier.

Celles qui ne savent pas faire un pas sont les plus fidèles à s’abstenir.

Celles qui savent en faire deux ou trois couvent du regard les couples harmonieux qui se balancent, en mêlant le rythme du mouvement à celui de la musique.

Enfin, il y a les mères et les grand’mères qui ont des rhumatismes, et qui s’imaginent que leurs filles doivent en avoir.

Je ne disconviens pas que la polka, par exemple, soit une des plus grandes obscénités qui existent et qu’il est bien plus moral de flirter à outrance, de presser amoureusement la taille d’une jeune fille, de l’embrasser même, si le besoin s’en fait sentir, pourvu que ce soit dans un coin et non en dansant.

J’ai nommé la polka à dessein, parce que dans la polka il y a trois pas, ce qui est bien plus immoral que le galop où l’on n’en fait que deux. Mais la valse est la pire de toutes les danses, parce qu’elle se danse indifféremment à deux et à trois pas, ce qui laisse dans l’esprit l’incertitude horrible de l’énormité du crime qu’on a commis.

La danse à quatre pas n’ayant pas encore été inventée, il faut croire que la valse est le dernier échelon de la dégradation humaine.

C’est, arrivée à ce point, que la femme devient une méchante bourrique.

Jeunes Canadiennes, conservez longtemps cette sainte aversion du scandale ; n’allez jamais au bal que pour voir danser les autres ; et lorsque vous irez à confesse et que votre directeur vous demandera ce que vous avez fait à tel bal où l’on vous signala, vous pourrez répondre avec cette fierté noble que donne une bonne conscience :

« Mon père, j’ai baillé trois cent vingt-deux fois, sans compter les grincements de dents. »

« Tout ce qui se fait contre les pratiques, contre les doctrines et les institutions révolutionnaires, de quelque façon qu’on s’y prenne et quelque nom qu’on y mette tout cela est bon. »

Ce sont là les paroles de Louis Veuillot, le grand-prêtre de l’ultramontanisme, le bras droit de la papauté, l’oracle et l’idole de tous les journaux canadiens.

Voilà l’homme dont on reproduit chaque article comme un renseignement, chaque phrase comme une maxime.

Le voilà, la torche à la main et la dague au côté ; l’apôtre est devenu bourreau.

À une religion de sang, de persécution, de haine et de mensonge, il faut de ces hommes imbibés de rage.

Que feraient-ils de la charité et de l’amour, eux qui n’élèvent la voix que pour maudire et le bras que pour frapper ?

Applaudissez, Nouveau-Monde, vous êtes tout là. De quelque façon qu’on s’y prenne et quelque nom qu’on y mette, tout est bon pour détruire la liberté humaine.

L’ultramontanisme est en délire. Il sent que les hommes et les choses lui échappent ; il a tout épuisé, la crédulité et la bourse. Son sang ne monte plus à son cœur, parce que ce cœur, le siège de Rome, est depuis longtemps rongé par les vers, mais il monte à la tête comme un torrent de feu.

L’ultramontanisme sent qu’il se meurt, et qu’il se meurt avili, exécré ; la conscience humaine par lui refoulée, contre lui rebondit.

Il voit l’abîme qui se creuse tout autour de lui et qui grandit sans cesse. Alors, frappé de vertige, hideux comme la rage impuissante, il crie à la civilisation. « Viens donc m’attaquer. »

Son râle a le hoquet du sang : il meurt sur le sein de l’humanité, comme un vautour repu sur sa proie.

Louis Veuillot, c’est le catholicisme moderne : n’est-ce pas lui qui disait encore tout dernièrement ?

« Les libéraux n’ont pas le droit de nous refuser la liberté, puisque c’est leur doctrine ; quant à nous, nous ne pouvons pas la leur accorder, parce que notre religion s’y oppose. »

Si la religion de Louis Veuillot, le grand-prêtre du catholicisme, s’oppose à la liberté, elle sourit donc à l’esclavage !

Et maintenant, n’est-on pas tenté de prendre en une pitié profonde ces aveugles qui veulent faire du catholicisme libéral ? Quelle pitoyable plaisanterie ?

Voulez-vous savoir comment on accommode l’Église à l’État, comme l’huile à un rouage, et comment l’État, quand il est le plus fort, la fait servir à soi, comme un habit qui prend toutes les formes ? Lisez l’extrait suivant du Catéchisme de 1811, à l’usage de toutes les églises de l’Empire Français :

leçon vii
Suite du quatrième commandement.

D. Quels sont les devoirs des chrétiens à l’égard des princes qui les gouvernent et quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon 1er, notre empereur ?

R. Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent et nous devons en particulier à Napoléon Ier, notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’empire et de son trône ; nous lui devons encore des prières ferventes pour son salut et la prospérité spirituelle et temporelle de l’État.

D. Pourquoi sommes-nous tenus à tous ces devoirs envers notre empereur ?

R. C’est, premièrement, parce que Dieu, qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre empereur de dons, soit dans la guerre, soit dans la paix, l’a établi notre souverain, l’a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre empereur est donc honorer et servir Dieu lui-même. Secondement, parce que Notre-Seigneur Jésus-Christ, tant par sa doctrine que par ses exemples, nous a enseigné lui-même ce que nous devons à notre souverain : il est né obéissant à l’édit de César-Auguste ; il a payé l’impôt et de même qu’il a ordonné de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, il a ordonné aussi de rendre à César ce qui appartient à César.

D. N’y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent plus fortement nous attacher à Napoléon Ier, notre empereur ?

R. Oui, car il est celui que Dieu a suscité dans des circonstances difficiles pour rétablir le culte public et la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordre public par sa sagesse profonde et active : il défend l’État par son bras puissant ; il est devenu l’oint du Seigneur par la consécration qu’il a reçue du Souverain Pontife, chef de l’Église universelle.

D. Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leur devoir envers notre empereur ?

R. Selon l’apôtre saint Paul, ils se rendraient dignes de la damnation éternelle.

D. Les devoirs dont nous sommes tenus envers notre empereur nous lieront-ils également envers ses successeurs légitimes dans l’ordre établi par les constitutions de l’Empire ?

R. Oui, sans doute, car nous lisons dans la sainte Écriture que Dieu, Seigneur du ciel et de la terre, par une disposition de sa volonté suprême et par sa providence, donne les empires non-seulement à une personne en particulier, mais aussi à sa famille.

D. Quelles sont nos obligations envers nos magistrats ?

R. Nous devons les honorer, les respecter et leur obéir, parce qu’ils sont les dépositaires de l’autorité de notre empereur.

D. Que nous est-il défendu par le quatrième commandement ?

R. Il nous est défendu d’être désobéissants envers nos supérieurs, de leur nuire et d’en dire du mal.

Dans son Étude sur les rapports de l’Église romaine avec le premier empire, M. le comte d’Haussonville raconte à quelle correspondance animée entre le pape et le gouvernement français donna lieu ce chapitre rédigé par Portalis, mais dont l’empereur « avait pesé, revu et nuancé chaque expression, de façon que rien d’essentiel ne fût omis et que toutes choses concordassent bien à ses vues. »

Je prends au hasard deux pensées du père Hyacinthe :

1o. « La vieille organisation politique du Catholicisme s’écroule de toutes parts en Europe dans le sang, et ce qui est pis, dans la boue. »

Si elle s’écroule de toutes parts en Europe, elle est impérissable en Canada, parce qu’elle a deux immortels appuis pour la maintenir, l’Ordre et le Nouveau-Monde.

Toutes les fois que la vieille organisation tombera dans la boue, ces deux journaux iront l’y chercher. Ils sont faits pour cela.

2o. « L’Amérique ! c’est la proue la plus avancée de la civilisation moderne, cinglant à travers toutes les gloires et toutes les témérités vers un avenir inconnu. C’est, j’aime à le penser, le peuple élu de Dieu pour renouveler les choses et pour préparer aux institutions, qui ne sauraient passer, des vêtements plus jeunes et plus forts. »

Ce n’est pas seulement à travers toutes les témérités, mais c’est à travers tous les obstacles que les États-Unis cinglent vers un avenir non inconnu, mais bien au contraire connu de tous ceux qui ne redoutent pas d’interroger le problème de la destinée, et de rechercher où va l’homme.

Si cet avenir était inconnu, pense-t-on que les États-Unis y eussent marché avec tant de certitude et de confiance ? L’avenir ne peut être inconnu que dans ces vieilles sociétés européennes basées sur l’injustice, l’exclusion, la caste, le favoritisme et le despotisme social, quand ce n’est pas le despotisme politique.

Là, les hommes marchent à tâtons, encore à moitié ensevelis dans un passé plein de ténèbres. Ils ne peuvent voir distinctement, parce qu’ils ne sont pas affranchis de l’erreur et du préjugé ; tout se combat en eux et ce qui est pour nous vérité démontrée, fait acquis, n’est encore pour eux qu’une aspiration.

Ce que vous appelez l’inconnu est pour nous le visible, parce que déjà nous le voyons se réaliser sous nos yeux attentifs. Les États-Unis savent où ils vont, parce qu’ils veulent y aller ; ils ont fixé le but et le regardent, non pas avec des yeux d’effroi comme font les peuples enfants de l’Europe que chaque progrès, chaque réforme intimide, mais avec le coup d’œil sûr de ceux qui, ayant en eux-mêmes la force de vouloir, ont aussi la certitude que leur volonté triomphera, parce qu’elle est libre.

Partout ailleurs, les hommes sont des machines ou des troupeaux. En Amérique ils sont des hommes, et voilà pourquoi les États-Unis sont la proue avancée de la civilisation, la lumière des autres peuples ; voilà pourquoi ils ont un drapeau parsemé d’étoiles.

« L’homme fait de grandes choses qui le rendent petit, » a dit Lord Byron.

J’ai pensé à Berryer mourant, après tant d’années de gloire, et écrivant au comte de Chambord une lettre dans laquelle il l’appelle « Monseigneur, mon roi, Votre Majesté… » et lui parle aussi de ses droits héréditaires…

Voilà ce que le premier orateur de France a pu dire en 1869, et l’on ne désespérera pas de l’homme !

Pourquoi s’étonner maintenant que des esprits très élevés, très éclairés, aient cru longtemps pouvoir concilier l’organisation catholique avec la liberté humaine ?

Principaux événements de l’année 1868

lo. Mandement de l’évêque Bourget sur les théâtres, dans lequel on voit qu’un buffle, descendant d’une montagne, a renversé toute une ville.

2o. Messe solennelle chantée en l’honneur de Sir George Étienne Cartier, le jour de la Saint-Étienne.

3o. Arrivée à Varennes de saint Vital ; il se frotte le mollet dans l’œil des femmes, opération qui coûte 250 piastres.

4o. Élévation de trois Canadiens au grade de caporal dans l’armée pontificale ; événement si inattendu que le Nouveau-Monde en a eu une attaque de folie dont il ne guérira jamais.

5o. Dépêche télégraphique annonçant que le clergé veut faire supprimer la Lanterne ; mais le Nouveau-Monde s’empresse de démentir cette rumeur, ce qui donne à tous la certitude que le clergé désire le maintien de la Lanterne.

Voici une prière qui est répandue à profusion dans les campagnes de la Belgique :

« Avis — Mesdames et messieurs, veuillez avoir la bonté de me lire et me remettre à qui m’a distribué : en venant retirer la présente circulaire, il vous fera ses offres de services :

lo. D’une prière écrite de la propre main de la bienheureuse vierge Marie, dont le double se trouve dans la cité de Messine, laquelle est conservée dans le reliquaire du grand autel.

2o. La révélation faite par Jésus-Christ à sainte Élizabeth, lui donnant le détail de tous les coups qu’il avait reçus depuis sa prise jusqu’à son dernier moment sur l’arbre de la croix.

3o. Toute personne qui la portera sur soi, qui dira sept fois le Pater et l’Ave Maria tous les jours, ne mourra jamais ni de feu, ni de poison, ni de mort subite, ni d’accidents, et sans avoir reçu les sacrements.

4o. Il sera préservé des peines éternelles et les portes du ciel seront ouvertes pour lui.

Cette belle prière est utile et obligatoire à tout bon chrétien catholique, apostolique et romain. – Prix, 10 centimes.

Certes, dix centimes (deux sous), ça n’est pas cher pour une lettre autographe de la vierge Marie et une révélation particulière du Christ. Mais les avantages qui y sont attachés sont incalculables, on peut être à peu près certain de ne jamais mourir : c’est un préservatif contre le fer, le feu, le poison, la mort subite et tous les accidents imaginables, sans compter que ce préservatif vous accompagne encore dans l’autre monde et vous sert de passeport.

Il vous prend fantaisie d’assommer un homme ; vous récitez cette belle prière, qui est obligatoire, et vous pouvez être certain de n’être pas guillotiné et que le diable n’aura pas la chance de vous faire rôtir.

Plus de justice en ce monde ni dans l’autre.

Je m’aperçois que les saints se jouent entre eux des tours à n’en plus finir. Saint Vital guérit les yeux avec son mollet ; un os de saint Pacifique vous empêche de vous noyer ; mais sainte Brigitte, oh ! sainte Brigitte, elle, les bat tous.

Ça doit être un drôle de spectacle que celui de tous ces saints accourant à la porte du paradis, quand un trépassé y arrive.

« Est-ce le mien, celui-là ?

— Non, ça n’est pas le tien,

— C’est à moi, dit un troisième,

— Attends un peu que je lui regarde l’œil, » dit Vital, qui a envoyé son corps ciré à Varennes, mais qui garde son véritable corps pour jouir du paradis.

— « A-t-il mon nez dans sa poche ? crie à son tour Pacifique.

— Oh ! je le reconnais, il est à moi, » fait Brigitte en accourant avec des transports de joie, « il a ma révélation dans le dos. » Quel bonheur !

C’est pourtant avec ces inventions-là que le romantisme se soutient depuis des siècles.

Mais aucune spéculation céleste n’est digne d’être comparée à celle qu’imaginèrent les Cordeliers du temps de la Réforme.

Ils avaient eu l’idée d’établir à la porte de leur couvent une chapelle ardente, au pied d’une statue de la Vierge ; deux moines quêteurs se tenaient à côté de la statue. Si les passants ne mettaient pas une pièce de monnaie dans la bourse qu’ils leur tendaient, c’était une preuve qu’ils étaient hérétiques et la populace les assommait sur l’heure.

Mauvais moyen de les convertir, certes ! mais les agents de l’infaillibilité ne doivent pas procéder par des moyens purement humains. Les vérités catholiques ne sont pas de celles qui se persuadent par le raisonnement ; elles exigent la foi, non de la démonstration ; c’est pourquoi l’on devient de plus en plus saint à mesure que l’on devient de moins en moins homme.

CORRESPONDANCE


Les miracles sont en vogue à Joliette depuis quelque temps. Il paraît que samedi dernier, 19 décembre, un marchand, rongeur de balustres, aurait vendu à un prix exorbitant un baril de harengs garantis.

L’acheteur, rendu chez lui, ouvre le baril et constate que son hareng est gâté. Alors il ne fait ni une ni deux, il vole chez son curé et lui dit : « Monsieur, j’ai fait l’acquisition d’un baril de harengs chez un marchand de Joliette ; il me l’a garanti et cependant le hareng est complètement gâté ; puis-je le lui faire reprendre ?

— Avez-vous sacré pendant le trajet de Joliette à votre demeure ?

— Oui, Monsieur.

Alors, reprit le curé, restez tranquille ; soyez bien content de n’avoir pas une punition plus grande, car Dieu vous a châtié bien légèrement.

(Il est bon d’observer que le révérend était parent du vendeur.)

Je trouve que l’habitant n’a pas été adroit. Pourquoi n’a-t-il pas dit à son curé : « J’ai juré, soit : je m’en confesse, mais en faveur de mon repentir, ne pourriez-vous pas faire un petit miracle pour que mes harengs redeviennent frais ?

Lorsque lord Eldon donna sa démission de lord chancelier, un petit avocat se mit à dire en présence de lord Brougham :

— « C’est pour moi une perte irréparable. Lord Eldon s’est toujours conduit à mon égard comme un père.

— Vous voulez dire, répondit Brougham avec sa rude franchise, qu’il vous a toujours traité comme un enfant. »

Une autre riposte très vive du même Henry Brougham :

Un grand seigneur anglais, se trouvant à table à côté d’un pauvre clergyman de campagne et de M. Brougham — il n’était point encore lord — demanda à ce dernier avec un ton d’ironie qui prétendait être fine et incisive :

— Pourriez-vous me dire, monsieur Brougham, comment il se fait que, chaque fois que l’on sert une oie à table, on la met toujours à côté d’un ecclésiastique ?

— Par ma foi ! s’écria M. Brouhiam avec le plus grand flegme, je n’y avais jamais réfléchi ; je trouve votre remarque si curieuse que je ne pourrai jamais voir à l’avenir une oie sans penser à Votre Seigneurie !


VARIÉTÉS


LAHONTAN ET LE CANADA


« Les jésuites se sont dépêchés de faire dire par leur professeur le rhétoricien Charlevoix, que Lahontan n’est pas un voyageur, que son voyage est une fiction, qu’on a écrit pour lui, etc. Ils l’ont dit, non prouvé. Tout indique que réellement il habita l’Amérique, de 1683 à 1692. Peu importe d’ailleurs. Tout ce qu’il dit est confirmé par d’autres relations. Ce qui lui appartient, c’est moins la nouveauté des faits que le génie avec lequel il les présente, sa vivacité véridique (on la sent à chaque ligne). Il a un accent vigoureux d’homme et de montagnard. Gentilhomme basque ou béarnais, ruiné par une entreprise patriotique de son père qui eût voulu régler l’Adour pour exploiter les bois des Pyrénées, Lahontan courut l’Amérique, n’obtint pas justice à Versailles et passa en Danemark. Il a imprimé en Hollande en toute liberté.

« Il expose, raconte, conclut rarement.

« Deux choses éclatent par son livre, l’accord des voyageurs laïques — la discordance des missionnaires.

« L’accord des premiers est parfait. Les seules différences qu’on trouve chez eux, c’est que les premiers, Cartier, Champlain, parlent surtout des tribus acadiennes, algonquines, etc., demi-agricoles, de mœurs fort relâchées, et les autres des Iroquois, confédération héroïque et quasi Spartiate qui dominait ou menaçait les autres.

« Quant aux missionnaires, ils composaient deux grandes familles rivales : 1o. les Récollets, pieds nus de Saint-François, qui avaient plus de cinq cents couvents dans le Nouveau-Monde, moines agréables aux sauvages pour leurs pieds nus ; 2o. les Jésuites, plus décents et plus politiques, prudents, ne vivant qu’avec leurs élèves convertis, les jeunes sauvages.

« Les Récollets disaient que les Indiens étaient des brutes, infiniment difficiles à instruire. Ils ne parlaient, dans leurs relations, que des tribus avilies, dégradées, faisaient croire que la promiscuité était la loi de l’Amérique. Les Jésuites rabaissaient moins les sauvages, les déclaraient intelligents, prétendaient en tirer parti. Ils différaient sur deux points, d’abord sur la religion des Indiens, qu’ils donnaient pour le culte du diable, puis sur les conversions ; ils soutenaient en opérer beaucoup, de profondes et durables. Sur tout cela Lahontan déchira le rideau.

« Les fameuses Relations des Jésuites, (1611-1672) lettres qu’ils envoyaient du Canada presque de mois en mois, avaient été un demi-siècle l’édifiant journal de l’Europe, journal intéressant, mêlé de bonnes descriptions, de touchants actes de martyrs, de miracles, de conversions. Tout cela très habile et fort bien combiné pour émouvoir les femmes, pour attirer leurs dons, pour les faire travailler, à la cour et partout, dans l’intérêt des Pères. Le brave capitaine Champlain montre déjà comment les commerçants avaient dans les Jésuites de dangereux rivaux, et comment les dames (de Sourdis, de Quercheville, etc.,) travaillaient à donner la direction exclusive à ces religieux, plus fins qu’habiles, et qui toujours firent manquer tout.

« Les Relations des Jésuites n’ont garde d’expliquer ce que c’étaient que leurs martyrs ; c’étaient des martyrs politiques. Alliés des Hurons, auxquels ils fournissaient des armes contre les Iroquois, dans la terrible guerre de frères que se firent ces deux peuples, les Jésuites surpris dans les villages hurons étaient traités en ennemis.

« Une petite confédération toujours citée par eux trompait sur l’Amérique entière. Les Iroquois, héros cruels et tendus à l’excès, d’un fier esprit guerrier, leur servaient à faire croire que tout le nouveau continent était du monde atroce, et par cette terreur ils le fermaient, s’en assuraient le monopole. Lorsque les voyageurs laïques s’y hasardèrent, ils virent tout le contraire. Ils trouvèrent chez les tribus de l’intérieur une touchante hospitalité.

« Il faut voir dans Cartier, Champlain, mais dans Léry surtout, l’aimable, le charmant accueil que les peuples des deux Amériques faisaient à nos Français. Les pauvres gens croyaient que ces étrangers généreux prendraient parti pour eux, les défendraient contre leurs ennemis. Le mot que les femmes d’Afrique disaient à Livingston : « Donnez-nous le sommeil ! (la sécurité) c’est l’idée des Américaines, quand elles faisaient au voyageur français une si tendre réception. On l’asseyait sur un lit de coton. Ces douces créatures, toutes nues, venaient pleurer à ses pieds, si bien qu’il ne pouvait s’empêcher de pleurer lui-même. C’étaient des petits mots de sœurs, qui fondaient l’âme : « Quoi ! tu as pris la peine de venir de si loin pour nous voir ?… que tu es donc aimable et bon ! »

« Ces observateurs excellents s’accordent en tout là-dessus. L’Amérique sentait qu’elle avait besoin de l’Europe, d’une Europe compatissante. Ces tribus, d’elles-mêmes humaines et douces, n’étaient ensauvagées que par leurs discordes intérieures, des vengeances mutuelles, des représailles qu’on ne savait comment finir. Leurs éternelles petites guerres avaient porté à la famille même une grave atteinte qui la menaçait réellement d’extinction. C’est ce qu’on a vu dans l’ancienne Grèce. Une vie trop guerrière y fit considérer la femme comme un être presque inutile, un embarras souvent funeste. De là une dépopulation infaillible et rapide. Nos Français, au contraire, (c’est le défaut ou le mérite de cette race) étonnamment empressés, amoureux, et, jusqu’au ridicule, courtisans de l’Indienne, si dédaignée des siens, s’en faisaient adorer.

« Ils n’avaient ni l’orgueil ni l’exclusivisme de l’Anglais, qui ne comprend que son Anglaise. Ils n’avaient point les goûts malpropres, avares, du senor espagnol, son sérail et ses négrillons. Libertins près des femmes, du moins ils se mettaient en frais de soins et de galanterie. Ils voulaient plaire, charmaient la fille, le père et les frères, dont ils étaient les hardis compagnons de chasse. La tribu accueillait volontiers le fruit de ces amours, des métis de la vaillante race. La femme américaine, se voyant aimée, désirée, se trouvait relevée. Notre émigrant français, rôturier en Europe, simple paysan même, était noble là-bas. Il épousait telle fille de chef, parfois devenait chef lui-même… »

Michelet.



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