La Légende des siècles/Préface

La Légende des sièclesHetzel1 (p. vii-xvii).

Les personnes qui voudront bien jeter un coup d’œil sur ce livre ne s’en feraient pas une idée précise, si elles y voyaient autre chose qu’un commencement.


Ce livre est-il donc un fragment ? Non. Il existe à part. Il a, comme on le verra, son exposition, son milieu et sa fin.

Mais, en même temps, il est, pour ainsi dire, la première page d’un autre livre.


Un commencement peut-il être un tout ? Sans doute. Un péristyle est un édifice.


L’arbre, commencement de la forêt, est un tout. Il appartient à la vie isolée, par la racine, et à la vie en commun, par la sève. À lui seul, il ne prouve que l’arbre, mais il annonce la forêt.


Ce livre, s’il n’y avait pas quelque affectation dans des comparaisons de cette nature, aurait, lui aussi, ce double caractère. Il existe solitairement et forme un tout ; il existe solidairement et fait partie d’un ensemble.


Cet ensemble, que sera-t-il ?


Exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique ; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière ; faire apparaître, dans une sorte de miroir sombre et clair ― que l’interruption naturelle des travaux terrestres brisera probablement avant qu’il ait la dimension rêvée par l’auteur ― cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l’Homme ; voilà de quelle pensée, de quelle ambition, si l’on veut, est sortie la Légende des Siècles.


Les deux volumes qu’on va lire n’en contiennent que la première partie, la première série, comme dit le titre.


Les poëmes qui composent ces deux volumes ne sont donc autre chose que des empreintes successives du profil humain, de date en date, depuis Ève, mère des hommes, jusqu’à la Révolution, mère des peuples ; empreintes prises, tantôt sur la barbarie, tantôt sur la civilisation, presque toujours sur le vif de l’histoire ; empreintes moulées sur le masque des siècles.


Quand d’autres volumes se seront joints à ceux-ci, de façon à rendre l’œuvre un peu moins incomplète, cette série d’empreintes, vaguement disposées dans un certain ordre chronologique, pourra former une sorte de galerie de la médaille humaine.


Pour le poëte comme pour l’historien, pour l’archéologue comme pour le philosophe, chaque siècle est un changement de physionomie de l’humanité. On trouvera dans ces deux volumes, qui, nous le répétons, seront continués et complétés, le reflet de quelques-uns de ces changements de physionomie.


On y trouvera quelque chose du passé, quelque chose du présent (XIII. Maintenant), et comme un vague mirage de l’avenir. Du reste, ces poëmes, divers par le sujet, mais inspirés par la même pensée, n’ont entre eux d’autre nœud qu’un fil, ce fil qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès.


Comme dans une mosaïque, chaque pierre a sa couleur et sa forme propre ; l’ensemble donne une figure. La figure de ce livre, on l’a dit plus haut, c’est l’homme.


Ces deux volumes d’ailleurs, qu’on veuille bien ne pas l’oublier, sont à l’ouvrage dont ils font partie, et qui sera mis au jour plus tard, ce que serait à une symphonie l’ouverture. Ils n’en peuvent donner l’idée exacte et complète, mais ils contiennent une lueur de l’œuvre entière.


Le poëme que l’auteur a dans l’esprit, n’est ici qu’entr’ouvert.


Quant à ces deux volumes pris en eux-mêmes, l’auteur n’a qu’un mot à en dire : le genre humain, considéré comme un grand individu collectif accomplissant d’époque en époque une série d’actes sur la terre, a deux aspects : l’aspect historique et l’aspect légendaire. Le second n’est pas moins vrai que le premier ; le premier n’est pas moins conjectural que le second.


Qu’on ne conclue pas de cette dernière ligne ― disons-le en passant ― qu’il puisse entrer dans la pensée de l’auteur d’amoindrir la haute valeur de l’enseignement historique. Pas une gloire, parmi les splendeurs du génie humain, ne dépasse celle du grand historien philosophe. L’auteur, seulement, sans diminuer la portée de l’histoire, veut constater la portée de la légende. Hérodote fait l’histoire, Homère fait la légende.


C’est l’aspect légendaire qui prévaut dans ces deux volumes et qui en colore les poëmes. Ces poëmes se passent l’un à l’autre le flambeau de la tradition humaine. Quasi cursores. C’est ce flambeau, dont la flamme est le vrai, qui fait l’unité de ce livre. Tous ces poëmes, ceux du moins qui résument le passé, sont de la réalité historique condensée ou de la réalité historique devinée. La fiction parfois, la falsification jamais ; aucun grossissement de lignes ; fidélité absolue à la couleur des temps et à l’esprit des civilisations diverses. Pour citer des exemples, la décadence romaine (tome 1er page 49) n’a pas un détail qui ne soit rigoureusement exact ; la barbarie mahométane ressort de Cantemir, à travers l’enthousiasme de l’historiographe turc, telle qu’elle est exposée dans les premières pages de Zim-Zizimi et de Sultan Mourad.


Du reste, les personnes auxquelles l’étude du passé est familière, reconnaîtront, l’auteur n’en doute pas, l’accent réel et sincère de tout ce livre. Un de ces poëmes (Première rencontre du Christ avec le tombeau) est tiré, l’auteur pourrait dire traduit, de l’Évangile. Deux autres (le Mariage de Roland, Aymerillot) sont des feuillets détachés de la colossale épopée du moyen âge (Charlemagne, emperor à la barbe florie). Ces deux poëmes jaillissent directement des livres de geste de la chevalerie. C’est de l’histoire écoutée aux portes de la légende.


Quant au mode de formation de plusieurs des autres poëmes dans la pensée de l’auteur, on pourra s’en faire une idée en lisant les quelques lignes placées en note à la page 126 du tome II, lignes d’où est sortie la pièce intitulée : les Raisons du Momotombo. L’auteur en convient, un rudiment imperceptible, perdu dans la chronique ou dans la tradition, à peine visible à l’œil nu, lui a souvent suffi. Il n’est pas défendu au poëte et au philosophe d’essayer sur les faits sociaux ce que le naturaliste essaye sur les faits zoologiques : la reconstruction du monstre d’après l’empreinte de l’ongle ou l’alvéole de la dent.


Ici lacune, là étude complaisante et approfondie d’un détail, tel est l’inconvénient de toute publication fractionnée. Ces défauts de proportion peuvent n’être qu’apparents. Le lecteur trouvera certainement juste d’attendre, pour les apprécier définitivement, que la Légende des Siècles ait paru en entier. Les usurpations, par exemple, jouent un tel rôle dans la construction des royautés au moyen âge, et mêlent tant de crimes à la complication des investitures, que l’auteur a cru devoir les présenter sous leurs trois principaux aspects dans les trois drames : le Petit Roi de Galice, Eviradnus, la Confiance du marquis Fabrice. Ce qui peut sembler aujourd’hui un développement excessif s’ajustera plus tard à l’ensemble.


Les tableaux riants sont rares dans ce livre ; cela tient à ce qu’ils ne sont pas fréquents dans l’histoire.


Comme on le verra, l’auteur, en racontant le genre humain, ne l’isole pas de son entourage terrestre. Il mêle quelquefois à l’homme, il heurte à l’âme humaine, afin de lui faire rendre son véritable son, ces êtres différents de l’homme que nous nommons bêtes, choses, nature morte, et qui remplissent on ne sait quelles fonctions fatales dans l’équilibre vertigineux de la création.


Tel est ce livre. L’auteur l’offre au public sans rien se dissimuler de sa profonde insuffisance. C’est une tentative vers l’idéal. Rien de plus.


Ce dernier mot a besoin peut-être d’être expliqué.


Plus tard, nous le croyons, lorsque plusieurs autres parties de ce livre auront été publiées, on apercevra le lien qui, dans la conception de l’auteur, rattache la Légende des Siècles à deux autres poëmes, presque terminés à cette heure, et qui en sont, l’un le dénoûment, l’autre le couronnement : la Fin de Satan, et Dieu.


L’auteur, du reste, pour compléter ce qu’il a dit plus haut, ne voit aucune difficulté à faire entrevoir dès à présent qu’il a esquissé dans la solitude une sorte de poëme d’une certaine étendue où se réverbère le problème unique, l’Être, sous sa triple face : l’Humanité, le Mal, l’Infini ; le progressif, le relatif, l’absolu ; en ce qu’on pourrait appeler trois chants, la Légende des Siècles, la Fin de Satan, Dieu.


Il publie aujourd’hui un premier carton de cette esquisse. Les autres suivront.


Nul ne peut répondre d’achever ce qu’il a commencé, pas une minute de continuation certaine n’est assurée à l’œuvre ébauchée ; la solution de continuité, hélas ! c’est tout l’homme ; mais il est permis, même au plus faible, d’avoir une bonne intention et de la dire.


Or, l’intention de ce livre est bonne.


L’épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l’homme montant des ténèbres à l’idéal, la transfiguration paradisiaque de l’enfer terrestre, l’éclosion lente et suprême de la liberté, droit pour cette vie, responsabilité pour l’autre ; une espèce d’hymne religieux à mille strophes, ayant dans ses entrailles une foi profonde et sur son sommet une haute prière ; le drame de la création éclairé par le visage du créateur, voilà ce que sera, terminé, ce poëme dans son ensemble ; si Dieu, maître des existences humaines, y consent.


Hauteville House. ― Septembre 1859.