La Légende des siècles/« Je ne me sentais plus vivant »

« Je ne me sentais plus vivant »
La Légende des sièclesCalmann-Lévy (p. 3-5).


                           *

Je ne me sentais plus vivant ; je me retrouve,
Je marche, je revois le but sacré. J'éprouve
Le vertige divin, joyeux, épouvanté,
Des doutes convergeant tous vers la vérité ;
Pourtant je hais le dogme, un dogme c'est un cloître.
Je sens le sombre amour des précipices croître
Dans mon sauvage cœur, saignant, blessé, banni,
Calme, et de plus en plus épars dans l'infini. Si j'abaisse les yeux, si je regarde l'ombre,
Je sens en moi, devant les supplices sans nombre,
Les bourreaux, les tyrans, grandir à chaque pas
Une indignation qui ne m'endurcit pas,
Car s'indigner de tout, c'est tout aimer en somme,
Et tout le genre humain est l'abîme de l'homme.
Le philosophe plane et rêve sur ces flots
De douleurs, de tourments, d'angoisses, de sanglots,
Où partout quelque esquif lutte, chavire et sombre ;
Ainsi qu'une hirondelle au-dessus d'une eau sombre,
Dans ce monde qui semble au hasard châtié,
L'âme tournoie autour d'un gouffre, la pitié.
Que croire ? — Oh ! la pitié me prend, m'emplit, m'enivre,
Me donne le dégoût formidable de vivre,
Me porte à des excès étranges, secourir
Au hasard, à tâtons, ceux que je vois souffrir,
Être indulgent, pensif, tendre, clément, stupide ;
Si bien que par moments la foule me lapide. C'est bien fait, certe. — Amis, je rentre en tout cela,
J'étais absent, j'arrive, et je dis : me voilà !

Prendre garde à ce peuple obscur sur qui l'on marche,
Aimer mieux me jeter aux flots qu'entrer dans l'arche,
N'avoir jamais le mal des autres pour souhait,
Plaindre la haine, même en celui qui me hait,
Je reviens à mon œuvre. Et j'offre à cette bouche
Qui s'ouvre obscurément dans toute âme farouche,
Aux noirs désespérés errant sans feu ni lieu,
Un peu de vie à boire, et ce verre d'eau, Dieu.