La Légende de la mort en Basse-Bretagne/L’enfer et le paradis

Éditions Honoré Champion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 427-487).


CHAPITRE IX

L’Enfer et le Paradis


LXXII

Le Diable et l’Enfer


Il fut un temps où tous ceux qui mouraient à Tréguier, le dimanche, entre messe et vêpres, appartenaient de droit au diable et étaient damnés.

Voici pourquoi.

C’était à l’époque où l’église de Tréguier, encore inachevée d’ailleurs, était en construction. La nef était terminée ; mais il ne restait plus d’argent pour la tour. Le clergé résolut alors d’avoir recours à la bourse du diable. Pôlic[1] promit son aide, mais en y mettant la condition énoncée ci-dessus.

Les prêtres acceptèrent. La tour fut bâtie, et il n’y en a pas dans le pays qui puisse rivaliser avec elle.

Toutefois, on ne tarda pas à trouver qu’on avait fait un marché onéreux en la payant, si élégante fût-elle, du salut de tant d’âmes. On ne pouvait rompre le pacte ; on tâcha du moins de l’éluder. On s’y prit d’une façon bien simple. À peine le prêtre officiant avait-il lancé l’Ite missa est, qu’un des chantres entonnait le premier psaume de vêpres. Le diable, c’est le cas de le dire, n’y vit que du feu[2].


(Communiqué par Jean-Marie Toulouzan. — Port-Blanc).


Les damnés sont à jamais perdus. On n’entend plus parler d’eux.

Les morts ne reviennent jamais de l’enfer. Mais des vivants y sont allés, et en sont revenus.

On ne sait de l’enfer que ce qu’ils nous en ont rapporté.


LXXIII

Glaoud-ar-Skanv


J’ai connu à Duault un franc luron qu’on appelait Glaoud-ar-Skanv (Claude le Léger). Il passait pour être à demi païen, préférait la messe de l’auberge à celle de l’église, et ne disait de prière ni le matin, ni le soir.

On l’en plaisantait, dans le pays :

Pa c’ha da gousked Glaoud-ar-Skanv,
He lemm he dok da diwezan.

« Quand va se coucher Claude le Léger, — c’est son chapeau qu’il ôte le dernier. »

Un soir qu’il était soûl et jurait à faire crouler le ciel, il eut maille à partir avec le diable.

Pôlic vint à lui, l’enleva en croupe et l’emporta en enfer.

La vieille mère de Glaoud fut bien désolée. Elle aimait son fils qui se conduisait honnêtement envers elle et qui était d’ailleurs son unique soutien. Elle se mit à sa recherche par monts et par vaux. Mais elle eut beau frapper à tous les cabarets, à six lieues à la ronde, personne n’avait vu Glaoud-ar-Skanv. La pauvre femme, désespérée, résolut de s’adresser à Notre-Dame de Loquétou, en Locarn, qui est bien la sainte la plus puissante de toute la région. Il n’y a guère que Monsieur saint Servais qui ait autant d’influence auprès de Dieu.

— Voyons, se dit la vieille Maharit, la mère de Glaoud, qu’est-ce que je pourrais offrir à Notre-Dame de Loquétou, pour me la rendre favorable ?

Elle fit le tour de sa maison, cherchant des yeux quelque objet qui eût chance de plaire à la Vierge de Locarn. Hélas ! c’était une maison de pauvre, qui ne contenait qu’un misérable lit, un bahut, deux bancs et une table boiteuse. La Vierge de Locarn avait mieux que tout cela.

Voilà Maharit bien en peine.

— Hé mais ! s’écria-t-elle soudain, en se frappant le front, j’ai encore ma génisse !

Elle courut à la crèche.

La génisse était là, une jolie génisse au poil roux, moucheté de blanc, qu’elle avait achetée à la dernière foire de Bré, du fruit de ses longues économies. Elle la héla doucement :

— Viens, Koantik ! viens, ma chère petite bête !

Et la génisse vint, croyant que c’était pour recevoir sa provende de chaque matin.

Maharit lui passa une longe autour du cou et s’en alla par la grande route, du côté de Locarn. Croyez que ce lui était un dur crève-cœur de se séparer de Koantik. Il fallait qu’elle aimât bien son chenapan de fils et qu’elle séchât d’envie de le revoir !

Elle entra dans la chapelle avec la génisse, et, l’ayant attachée à la balustrade du chœur, elle dit à Notre-Dame :

— Notre-Dame de Loquétou, celle que voici est Koantik, ma génisse. Si Dieu la préserve, ce sera une bonne vache avant peu. Je vous la donne, quoi qu’il m’en coûte, à la condition que, dans huit jours, par votre intercession, mon fils Glaoud soit de retour chez son maître, le fermier de Kerbérennès.

Maharit récita ensuite cinq Pater et cinq Ave, puis s’en retourna vers Duault, laissant Koantik, qui meuglait lamentablement, à la garde de Notre-Dame de Loquétou.

Huit jours après, comme les gens de Kerbérennès étaient en train de manger la bouillie du soir, dans la cour de la ferme, ils virent arriver un homme à la peau brûlée et qui sentait le roussi terriblement.

Tout d’abord, ils ne le reconnurent point.

Mais lui salua le fermier par son nom.

Aussitôt, ce fut un éclat de rire universel.

— C’est Glaoud-ar-Skanv ! C’est Glaoud-ar-Skanv !

Glaoud, seul, ne riait pas.

— Va prendre ta cuillère[3], lui dit le maître de Kerbérennès ; tu arrives à temps pour le souper. Tout en mangeant, tu nous conteras d’où tu viens.

— D’où je viens ? répondit Glaoud-ar-Skanv. D’un lieu où je vous souhaite à tous de ne jamais aller… de l’enfer ! Sans ma brave femme de mère, j’y serais encore.

À partir de ce moment, personne n’eut plus goût à la bouillie. On entoura Glaoud. On toucha ses vêtements, ses mains, son visage. Pensez donc ! Un homme qui revenait vivant de l’enfer !

La vieille Maharit fut avertie en toute hâte. Elle accourut aussi vite que le lui permettaient ses jambes de soixante-dix ans. Glaoud l’embrassa avec effusion, et lui jura que désormais il vivrait en chrétien, dévot à Dieu et à ses saints, mais surtout à la Vierge de Locarn. Ce fut une scène touchante. Tout le monde pleurait.

Cette nuit-là, il y eut grande veillée à Kerbérennès.

Glaoud-ar-Skanv raconta son voyage. Il avait retrouvé dans l’enfer des hommes de la paroisse qui lui avaient fait part de leurs tourments. La chose la plus affreuse qu’il eût vue, c’étaient des gens dont on cardait la chair comme de l’étoupe entre des peignes aux dents aiguës et chauffées au rouge. Son récit dura plusieurs nuits. Un poète local mit l’aventure en complainte. Malgré toutes mes recherches, je n’ai malheureusement jamais pu me la procurer.


(Conté par mon père, N. M. Le Braz. — Tréguier, 1891.)


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LXXIV

Le cheval du diable


Jean-René Cuzon revenait une nuit de la foire de Landerneau. La route est longue, de Landerneau au Faou. Jean-René sifflotait, en marchant, pour se donner des jambes, et aussi pour se tenir compagnie.

— Tu siffles à merveille ! dit tout à coup une voix derrière lui.

Jean-René se détourna et aperçut un homme à cheval qui venait tranquillement, au pas de sa bête,

— Où vas-tu ? demanda l’homme, quand il eut rejoint Jean-René.

— Au Faou.

— Je vais aussi de ce côté. Nous allons faire route ensemble.

Les voilà de cheminer côte à côte.

— Votre cheval ne fait pas grand bruit, observa Jean-René. On dirait qu’il n’est pas ferré.

— C’est qu’il est encore jeune, répondit l’inconnu, et qu’il a le sabot tendre.

La conversation continua, sur un ton amical.

Ils causèrent des gens du Faou. L’homme semblait connaître tout le monde de la ville et des environs, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre. Il racontait sur la vie de chacun des anecdotes fort drôles. « Un tel est un ivrogne… ; un tel, un ladre ;… tel autre bat sa femme… ; celui-ci est cornard… ; celui-là jaloux. » Et à chaque nom qu’il prononçait, il citait une histoire pour prouver son dire. C’était un amusant compagnon. Jean-René était aux anges de l’avoir rencontré.

Tout en jasant, ils arrivèrent à l’entrée d’une avenue, sur la gauche du chemin.

— J’ai besoin de m’arrêter ici, dit le cavalier. J’ai une commission à faire dans le manoir qui est là-bas derrière les arbres. Aurais-tu la complaisance de tenir la bride de mon cheval pendant ce temps-là ? Dans quelques minutes, je serai de retour.

— Volontiers. Mais je crains bien que vous ne fassiez un voyage inutile. À pareille heure, il ne doit y avoir personne sur pied au manoir.

— Oh ! si. On compte sur moi.

— Allez alors.

— Prends garde que la bête ne t’échappe.

— N’ayez pas peur. J’en ai maintenu de plus fringantes.

Le cavalier sauta à terre, prit un sac qui était amarré à la selle, et s’engagea dans l’avenue.

Jean-René, lui, passa la bride à son bras et, pour plus de précaution, empoigna solidement la crinière du cheval.

— Chrétien ! chrétien ! soupira la bête, tu me fais mal. Par pitié, ne tire pas tant sur mes crins !

Jean-René eut un cri de stupeur.

— Comment ! les chevaux se mettent à parler maintenant !

— Je suis cheval aujourd’hui !.. Mais, de mon vivant j’étais une femme. Regarde mes pieds et tu verras.

Jean-René regarda, et vit en effet que la bête avait des pieds humains, de jolis pieds fins et menus comme ceux d’une femme.

— Jésus, mon Dieu ! fit-il, quelle espèce d’homme est-ce donc qui te monte ?

— Ce n’est pas un homme, c’est le diable !

— Oh !

— Il s’est arrêté ici, pour aller quérir au manoir l’âme d’une jeune fille qui vient de trépasser. Il la met, en ce moment, dans le sac que tu l’as vu prendre et tout à l’heure il l’emportera en enfer. Tu peux t’attendre à semblable destin, si tu n’as déguerpi avant qu’il nous rejoigne…

Jean-René n’en entendit pas davantage. Il avait déjà pris sa course vers le Faou où il arriva hors d’haleine. Il fut trois jours sans pouvoir parler. Ce n’est que le quatrième soir qu’il trouva la force de raconter aux siens son aventure[4].


(Conté par Nanna Gostalen. — Le Faou, 1886.)


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LXXV

Le cheval du diable (autre version)


Alain Ar Guillou, d’Elliant, avait été dans sa jeunesse un homme très pieux, dévot à l’église, aimé de son recteur. Il avait fait ériger, de ses deniers, dans un carrefour non loin de sa ferme, un calvaire en granit qui avait bien quinze ou seize pieds de haut et dont le « Seigneur Dieu » avait été sculpté par le plus habile tailleur de pierre de la Cornouaille. Lorsque Alain Ar Guillou s’en revenait le dimanche de la messe, il ne manquait jamais, en ce temps-là, de s’agenouiller pour dire une prière ou deux au pied de « son » calvaire. Il pouvait lire sur le socle ses nom et prénoms, et aussi ceux de sa femme.

On dit quelquefois qu’il n’est que de vieillir pour s’assagir. Ce fut tout le contraire pour Alain Ar Guillou. En vieillissant, il s’encanailla. À mesure que grisonnèrent ses cheveux, son nez se prit à rougeoyer. On ne le vit plus à l’église, mais on le trouvait attablé dans tous les cabarets. Quant au calvaire, il ne s’arrêtait plus devant lui que pour lui crier des insultes. Il devenait fou furieux de songer qu’il avait payé « ce bon Dieu si laid » soixante écus de trois livres. Que de belle eau-de-vie il eût pu boire, avec ses soixante écus !

Tout d’abord, il ne se soûla que le dimanche. Puis ce fut à chaque fois que se levait le soleil béni. Il ne craignait plus ni Dieu ni gendarmes. À minuit passé, il buvait encore dans les auberges de mauvais renom. L’aube le surprenait souvent en quête de sa demeure, zigzaguant d’un talus à l’autre.

Une nuit qu’il rentrait à sa ferme, ivre comme de coutume, il trébucha contre les marches du calvaire qu’il avait fait dresser. Le choc fut si rude qu’il en resta quelque temps étourdi, abattu à plat ventre sur le sol, avec son nez qui saignait.

Il essaya de se relever ; impossible. L’eau-de-vie qu’il avait bue lui était tombée dans les jambes.

Vous pensez s’il jurait et sacrait. Il lançait les imprécations les plus atroces contre la croix, contre le Christ même. Il alla plus tard jusqu’à prétendre que le calvaire avait fait exprès de lui venir barrer le chemin.

Pour le moment il était fort ennuyé d’être couché là malgré lui. Et le lit n’était pas de balle d’avoine, mais bien de terre dure.

Daonet vô… (Damné soit !… Je vous fais grâce du reste), s’écria Alanic, en désespoir de cause, puisque Dieu est contre moi, que le diable me vienne en aide !

À peine eut-il lâché ce mot impie, qu’il entendit sonner derrière lui, sur la route, les quatre fers d’un cheval. Quand la bête fut arrivée à l’endroit où il gisait, elle s’arrêta, le flaira longuement. Il sentit son haleine sur son cou, et cette haleine était terriblement chaude. Alain Ar Guillou s’arc-bouta d’un bras. Il vit que la crinière du cheval, toute rouge, pendait jusqu’à terre. Il l’empoigna de l’autre bras. Or, si ses jambes étaient faibles, en revanche il avait le poing solide. Tant bien que mal, il parvint à se hisser sur le dos de la bête.

— Et hue !!

Feu et tonnerre ! Ce ne sont pas les fines montures qui manquent au pays d’Elliant, mais la pareille de celle-ci, on l’y chercherait en vain jusqu’au jugement dernier.

Des jambes, non. Des ailes !

Le vent de la course avait un peu rafraîchi les idées d’Alanic.

— Quel diable de chemin faisons-nous ? pensa-t-il. Cela descendait, descendait. Il ne reconnaissait pas du tout ni les fossés, ni les arbres.

Dousic ! dousic ! loën brao ! (Doucettement, jolie bête !). Ah bien, oui ! On aurait attaché un fagot d’ajonc sec au derrière de la « jolie bête », qu’elle n’eût pas filé plus vite.

Les étoiles cependant mouraient une à une. La nuit commençait à blanchir. Dans quelque manoir, au loin, un coq chanta. Le cheval aussitôt s’arrêta net. Alanic, qui ne s’y attendait pas, faillit lui passer par-dessus le cou.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

Vous pensez bien qu’il ne comptait pas que le cheval lui répondît. Cela fut, pourtant. Le cheval dit en propres termes à Alain Ar Guillou :

Cana ’ra mab ar iar (Voici que chante le fils de la poule).

Et en disant cela, il tremblait de tous ses membres.

— Ho ! ho ! pensa Alanic, celui-ci a peur du chant du coq. Je n’ai plus rien à craindre de lui. Et il riposta gaillardement :

— Mab ar iar
A gân pa gar.

(Le fils de la poule, — chante quand bon lui semble).

En même temps, il lui talonnait les flancs avec ses sabots à clous. Le cheval rebroussa chemin. Alain Ar Guillou vit défiler à rebours les talus et les arbres qu’il ne reconnaissait pas. Puis vinrent des arbres et des talus qu’il reconnaissait. Enfin, apparut la silhouette du calvaire.

Arrivé là, l’étrange monture s’enfonça en terre. Alain Ar Guillou se retrouva debout, les jambes écartées, les pieds appuyés au sol. Il rentra chez lui sans encombre.

Cette leçon ne le guérit point.

Au contraire.

Il prit de l’orgueil de cette aventure, et se vanta d’avoir appris au diable ce que c’est qu’un franc gars d’Elliant. Dieu veuille qu’Alanic mort, le diable n’en ait pas tiré vengeance !


(Conté par Marie Hostiou. — Quimper).


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LXXVI

Jean l’Or


Il était une fois un homme qui n’avait au cœur d’autre passion que celle de la richesse. Aussi l’avait-on surnommé Jean l’Or. Il était laboureur de son métier, et travaillait jour et nuit à seule fin d’avoir, dans un temps à venir, son armoire pleine d’écus de six francs. Mais il avait beau peiner et suer, ce temps-là ne venait pas vite. La Basse-Bretagne, comme vous savez, nourrit son monde, mais ne l’enrichit pas. Jean l’Or se résolut à quitter une si pauvre terre. Il avait entendu parler de contrées merveilleuses où il suffisait, disait-on, de gratter le sol avec les ongles pour mettre à nu de véritables rochers d’or. Seulement, ces contrées-là étaient situées de l’autre côté du pays du bon Dieu, dans le domaine du diable. Jean l’Or avait été baptisé, comme vous et moi ; il se souciait assez peu de tomber entre les griffes de Satan. Mais sa passion pour l’argent le tenait si fort, qu’il se mit tout de même en route.

— Aussi bien, se disait-il, il n’est pas prouvé que ces rochers d’or soient la propriété du diable. Les gens qui l’ont prétendu voulaient sans doute décourager les bénets d’y aller voir, afin de garder le magot pour eux seuls. Quand le bon Dieu a partagé le monde entre Satan et lui, il n’a certes pas été assez sot pour faire la part si belle à son mortel ennemi.

Vous voyez que Jean l’Or jugeait Dieu à son aune.

Il concluait :

— Allons en tout cas faire un tour de ce côté. Je verrai du moins de quoi il retourne. S’il y a danger, il sera toujours temps de rebrousser chemin.

Et le voilà de faire lieue sur lieue, tant et si bien qu’il arriva à la ligne qui sépare le domaine de Dieu de celui du diable.

Il s’agenouilla, en deçà de la ligne, et se mit à gratter la terre.

Mais il ne réussit qu’à s’ensanglanter les ongles contre une pierre aussi dure et d’aussi peu de valeur que celle qui faisait le fond de son champ, en Basse-Bretagne.

— Ma foi, maugréa-t-il, il ne sera pas dit que j’aurai tant cheminé pour rien. Il faut que je sache si vraiment le diable est plus riche que le bon Dieu. Je regarderai et je ne toucherai pas.

Il franchit la ligne, s’agenouilla encore, et recommença à gratter. Ici, la terre était molle comme du sable. À peine y eut-il plongé les mains qu’il en retira un caillou de la grosseur d’un œuf, un caillou en or pur, en bel or blond tout flambant neuf.

Puis, ce fut un second caillou, de la grosseur d’un galet de cordonnier[5].

Puis, un troisième, aussi large qu’une meule de moulin.

Celui-ci, Jean l’Or n’essaya même pas de le soulever ; encore moins ceux qu’il mit ensuite à découvert et qui formaient comme un dallage d’or.

— Que c’est donc beau ! s’écriait-il, à mesure qu’il déblayait toutes ces merveilles. Et comme je serais riche, si je pouvais seulement emporter le dixième de ce que je vois !

Il se souvint qu’il s’était juré de ne toucher à rien.

— Bah ! se dit-il, vaincu par la cupidité, je vais mettre celui-ci dans ma poche et cet autre sous mon aisselle. Cela ne tirera pas à conséquence. Le diable ne s’en apercevra point.

Il mit dans sa poche le caillou qui était de la grosseur d’un œuf, et sous son aisselle celui qui était de la grosseur d’un galet de cordonnier.

Déjà il déguerpissait au plus vite, comme bien vous pensez, lorsque Pôlic se dressa devant lui.

Il faut vous dire que Satan faisait justement ce jour-là sa tournée sur ses terres. Il avait vu venir Jean l’Or et avait guetté ses moindres gestes, embusqué derrière un buisson.

— Ho ! ho ! camarade, ricana-t-il, on ne s’en va pas ainsi sans souhaiter le bonsoir aux gens qu’on vient de voler.

Jean l’Or aurait bien voulu être ailleurs. Mais il ne pouvait plus songer à fuir. Satan lui avait appliqué la main sur l’épaule et cette main était terriblement brûlante et lourde, comme si elle eût été de fer rougi. Jean l’Or cria, se débattit, supplia. Mais le diable a la poigne solide et le cœur cuirassé.

— Pas tant de façons ! il faut me suivre.

Satan siffla son cheval qui paissait à quelque distance de là, l’enfourcha, jeta Jean l’Or en travers sur la croupe, comme un simple sac de charbon, et hue dia !!

Jean l’Or demandait d’une voix dolente :

— Qu’allez-vous faire de moi, Monsieur le diable ?

Et le diable répondait :

— Ta chair sera rôtie pour le dîner de mes gens, et tes os calcinés serviront de pâture à mes chevaux.

Le pauvre Jean l’Or n’en menait pas large.

On arriva en enfer.

Dès le seuil, un démon se précipita au devant de Satan et lui dit :

— Maître, le valet d’écurie a été dévoré par les bêtes.

— Malédiction ! s’écria le diable, d’un ton si effrayant que des damnés qui se trouvaient non loin de là, dans une mare de poix bouillante, se mirent à faire des bonds de carpe, en poussant des hurlements de détresse.

Mais la colère du diable tomba brusquement.

Il venait d’apercevoir Jean l’Or qui s’était laissé glisser à terre et qui gémissait, accroupi, la tête dans les mains.

— Lève-toi, grand nigaud, lui dit-il, et approche !

Jean l’Or obéit en rechignant.

— Écoute, continua Satan, les choses tournent bien pour toi. Jusqu’à nouvel ordre, ta chair ne sera pas rôtie, et tes os ne seront pas calcinés. Mais tu penses bien que je ne vais pas te garder ici à rien faire. Voici quelle sera ta besogne. J’ai trois chevaux dans mon écurie, y compris celui que je montais tout à l’heure. Tu en auras le soin. Tous les matins, tu les étrilleras, tu les laveras, tu les brosseras et tu leur donneras des os calcinés en guise de fourrage. Tâche seulement que le travail soit bien fait, sinon tu sais ce qui t’attend.

Jean l’Or n’était pas précisément flatté de devenir le valet d’écurie du diable. Mais il n’avait pas le choix, et mieux valait encore soigner les chevaux que de leur être jeté en pâture.

Tout alla bien pendant une quinzaine de jours. Jean l’Or ne ménageait pas sa peine et s’efforçait de contenter son terrible maître.

Mais, le soir venu, lorsqu’il était étendu dans son lit, à l’un des angles de l’écurie, il restait longtemps, avant de s’endormir, à déplorer son sort et à regretter sa Basse-Bretagne. Comme il se repentait maintenant de sa maudite cupidité !

Une nuit qu’il se tournait et se retournait ainsi sur sa couchette de paille, il sentit une haleine chaude sur sa figure ; c’était un des chevaux qui s’était détaché et qui tendait son mufle vers Jean l’Or.

— Que me veut cette bête de malheur ? pensa-t-il, car c’était justement la monture sur laquelle il avait été transporté en ce lieu de damnation.

Il allait lui donner du fouet, quand la bête lui parla en ces termes :

— Ne fais pas de bruit, afin de ne pas réveiller les autres chevaux. C’est dans ton intérêt que je viens te trouver. Dis-moi, Jean l’Or, est-ce que tu te plais en ce pays ?

— Foi de Dieu, non !

— En ce cas, nous sommes tous deux du même avis. Comme toi, je voudrais retourner en terre bénite, car, comme toi, je suis chrétienne.

— Mais comment nous en aller d’ici ?

— C’est mon affaire. Je te préviendrai, quand le moment sera venu. En attendant, donne-moi chaque jour double ration, non plus d’os calcinés, mais de foin et d’avoine. Il faut que je prenne des forces, car le voyage sera long.

À partir de ce soir-là, Jean l’Or eut pour la bête des attentions particulières.

Plusieurs semaines s’écoulèrent, sans rien amener de nouveau.

Mais un matin la bête dit à Jean l’Or :

— Le moment est venu. J’ai vu tout à l’heure Satan qui allait se promener à pied. Selle-moi donc solidement, enfourche-moi, et partons. Tu emporteras pour tout bagage le baquet dans lequel tu vas nous puiser de l’eau, ainsi que l’étrille et la brosse.

Les voilà en route pour la terre bénite.

Le cheval galopait, galopait. Il galopa tout le jour. Le soir arriva. Le cheval tourna la tête et dit à Jean l’Or :

— C’est l’heure où le diable rentre chez lui. Il sait maintenant notre fuite. Regarde derrière toi. N’aperçois-tu rien ?

— Non, fit Jean l’Or.

Et la bête et l’homme, d’aller toujours.

La nuit se leva, claire. Le cheval dit encore :

— Regarde derrière toi. N’aperçois-tu rien ?

— Si, répondit Jean l’Or, cette fois, je vois venir le diable, et il marche bon train.

— Jette donc le baquet, dit la bête.

À peine le baquet eut-il touché le sol qu’il en jaillit un torrent ; le torrent devint un fleuve, et le fleuve un étang immense.

Le diable a peur de l’eau. Au lieu de traverser l’étang, il se mit à en faire le tour. C’était du temps gagné pour nos fugitifs.

Au bout d’une heure ou deux, le cheval redemanda :

— Jean l’Or, n’aperçois-tu rien ?

— Si, répondit Jean l’Or, le diable a tourné l’étang.

— Jette donc la brosse, dit la bête.

À peine la brosse eut-elle touché terre que chacun des poils devint un arbre gigantesque, en sorte que le diable se trouva pris dans une forêt inextricable. Avant qu’il fût parvenu à s’en dépêtrer, Jean l’Or et sa monture l’avaient distancé de beaucoup.

Au bout d’une heure ou deux, le cheval, pour la troisième fois, interpella son cavalier :

— N’aperçois-tu rien ?

— Si, je vois le diable qui sort du bois. Il se hâte, il se hâte.

— Jette donc l’étrille.

L’étrille était à peine jetée qu’à la place où elle venait de tomber s’élevait une montagne énorme, vingt fois plus haute que le Ménez-Mikêl. Et elle était encore plus large que haute. Le diable préféra la gravir que d’en faire le tour.

Pendant ce temps le cheval volait aussi vite que le vent. Déjà l’on pouvait voir la terre bénite verdoyer au loin, avec ses champs, ses prairies et ses landes.

— Jean l’Or ! Jean l’Or ! interrogea la bête, toute haletante, est-ce que le diable nous suit toujours.

— Il descend la pente de la montagne, répondit Jean l’Or.

— En ce cas, demande à Dieu qu’il nous vienne en aide : il ne nous reste plus d’autre moyen de salut.

Satan était, en effet, à leurs trousses. Il était presque sur eux quand le cheval fit un dernier bond, un bond désespéré. Ses deux pieds de devant retombèrent sur la terre bénite juste au moment où le diable l’empoignait par la queue. Tout ce que celui-ci put remporter chez lui, ce fut une touffe de crins. Le cheval, qui avait repris forme humaine, dit à Jean l’Or :

— Nous allons nous séparer ici. Moi, je vais de ce pas au purgatoire ; toi, retourne en Basse-Bretagne, et ne pèche plus.

Jean l’Or s’en retourna en Basse-Bretagne, content d’avoir ramené une âme de l’enfer, plus content d’en être sorti lui-même, et bien résolu d’ailleurs à faire tout son possible pour n’y plus revenir, ni de son vivant, ni après sa mort[6].


(Conté par Créac’h. — Plougastel-Daoulas.)


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LXXVII

L’Homme à la quittance


Jean Gomper était un fermier de Dinéault[7]. Homme très entendu, il n’avait jamais manqué de payer régulièrement son terme. La dernière fois qu’il alla payer (c’était, je crois, à Châteaulin) il ne trouva pas le propriétaire à la maison. Mais, comme son fils était là, Jean Gomper lui remit tout de même l’argent : « J’aurai occasion de voir votre père à la prochaine foire. Vous lui demanderez de m’apporter alors ma quittance. »

— À votre gré, répondit le fils.

Et Jean Gomper rentra chez lui, l’esprit tranquille. Étant probe lui-même, il ne doutait pas de la probité d’autrui. En quoi il eut tort, cette fois du moins. Car, deux jours plus tard, il apprenait la mort de son propriétaire, et la semaine n’était pas finie qu’un homme se présentait de la part du fils pour réclamer le terme.

— Mais, je l’ai payé, s’écria Jean Gomper. Le fils le sait bien. C’est à lui que j’ai remis l’argent.

— En ce cas, faites voir votre quittance, répondit l’homme. Je suis chargé de liquider la succession. Je dois faire mon métier.

Jean Gomper voulut raconter comme s’étaient passées les choses.

— Ta, ta, ta ! reprit le « sergent »[8], montrez-moi votre papier, si vous en avez un. On ne me paie pas avec des paroles.

Naturellement, Jean Gomper ne put pas montrer de papier.

— Si dans le courant de la semaine qui vient, dit l’homme d’affaires en sortant, vous ne m’avez pas fait tenir, en mon cabinet, la somme de trois cents écus, je mets immédiatement saisie sur vos biens meubles et immeubles.

C’était la ruine, la misère noire pour Jean Gomper et pour les siens.

— Comment écarter ce malheur de notre tête ? hurlait-il.

Et, de désespoir, il arrachait ses cheveux à pleines poignées.

— Dieu n’est pas juste ! Non, Dieu n’est pas juste !

— Commence donc par t’adresser à lui, lui fit observer sa femme. À ta place, j’irais de ce pas trouver le recteur. Je suis sûre qu’il te donnerait un bon conseil.

— Avec un bon conseil on n’a jamais fait trois cents écus, grogna Jean Gomper.

Il n’en suivit pas moins l’avis de sa ménagère.

Le voilà donc de se rendre au presbytère de Dinéault. Le recteur était en train de souper. Mais c’était un brave homme de prêtre qui n’aimait pas à faire attendre les gens. Jean Gomper fut introduit dans la salle à manger. Là, il exposa son cas, du mieux qu’il put, non sans émailler son récit de plusieurs jurons. Mais le recteur ne fit attention qu’au fond de l’affaire, et, lorsque le paysan eut fini de parler :

— Vous ne mentez pas, Jean Gomper ? dit-il. Il est bien vrai que vous avez payé le fermage qu’on vous réclame ?

— Aussi vrai que je suis le mari légitime de Barba Goff et le légitime père de ses quatre enfants !

— Alors il n’y a qu’une chose à faire : c’est d’aller trouver votre propriétaire, là où il est, et de lui demander, après sa mort, la quittance qu’il ne vous a pas remise de son vivant.

— Hem ! fit Jean Gomper, je ne sais seulement pas quel chemin il faudrait prendre.

— Je vous l’enseignerai, moi.

— Je vous entends bien, Monsieur le recteur, repartit le fermier qui croyait à une plaisanterie de la part du prêtre. L’aller n’est pas difficile, mais il n’en est pas de même du retour.

— Je me charge du second comme du premier.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Sachez, Jean Gomper, qu’un prêtre ne plaisante jamais sur ces choses-là.

Le curé avait dit cela d’un ton grave. Le paysan se mit à tourner son chapeau entre ses mains, et murmura, tout décontenancé :

— J’irai où il vous plaira de m’envoyer, Monsieur le recteur.

Le recteur ouvrit la porte d’une chambre obscure, en disant :

— Je vais d’abord m’en informer moi-même.

— Pourvu que ce soit en paradis, pensait Jean Gomper, mais cela m’étonnerait fort. Mon gueux de propriétaire ne doit pas être logé à si bonne enseigne.

Le recteur s’était enfermé à double tour. Le fermier l’entendit marmonner à mi-voix, à très vite, très vite.

— Il consulte son Egremont, se dit-il.

L’oraison terminée, le prêtre reparut.

C’est en enfer qu’il faut que vous alliez, dit-il dès le seuil.

Jean Gomper eut un soubresaut d’épouvante.

— Acceptez-vous ? demanda le recteur.

— À Dieu vat ! répondit notre homme, après une courte hésitation.

Le curé lui imposa les mains, lui traça avec le pouce une croix sur la poitrine, et lui souffla sur le front.

Pff !

Jean Gomper était déjà chez le diable. Je vous promets qu’il n’avait pas eu le temps de regarder si c’étaient des landes d’ajoncs ou bien des champs de seigle qui bordaient le chemin.

Avant de l’expédier ainsi, toutefois, le recteur l’avait muni de quelques instructions :

— Vous aurez bien soin, lui avait-il recommandé, de ne prendre ni la première, ni la seconde quittance que vous offrira votre propriétaire. La troisième seulement sera la bonne. Encore ne la prendrez-vous pas de ses mains. Elle vous brûlerait jusqu’aux moelles et vous deviendriez la proie des démons. Vous prierez le damné de la poser à terre, puis vous la ramasserez. Vous serez préservé de la sorte : vous aurez mis la terre entre vous et lui.

Je vous ai dit que Jean Gomper était un homme entendu. Il se donna garde de manquer à quoi que ce fût de ce qu’on lui avait prescrit.

Tout d’abord il se trouva quelque peu dépaysé. Il ne voyait de toutes parts que d’immenses roues de feu qui tournaient, tournaient, tournaient. Cela lui éblouissait les yeux. Puis c’était une insupportable odeur de roussi qui le suffoquait. Il tâcha néanmoins de s’orienter là dedans tant bien que mal. Au bout d’une heure de marche, il arriva dans une allée le long de laquelle était rangés, de côté et d’autre, des fauteuils de fer chauffés au rouge. Dans ces fauteuils étaient assis des damnés. Leur corps demeurait immobile, mais sur leur figure se succédaient sans interruption les grimaces les plus atroces. C’est parmi eux que Jean Gomper rencontra enfin son propriétaire :

— Comment vous portez-vous ? dit le fermier, en soulevant son chapeau avec politesse.

— Ah ! c’est toi ! maudit ! s’écria le damné. C’est à cause de toi que je suis ici. Tu viens me réclamer ta quittance, n’est-ce pas ? Misérable, si tu ne t’étais pas dessaisi de ton argent si sottement, ni moi ni mon fils nous n’aurions été tentés !…

Tout en criant ainsi, il avait tiré un papier de sa poche.

— Tiens ! la voilà, ta quittance !

— Pardonnez-moi, mon maître, ce n’est pas celle-là.

— En ce cas, c’est celle-ci, dit le damné, en exhibant une seconde.

— Pas davantage !

— Ah ! tu m’ennuies, à la fin !

— Essayons de la troisième.

— Prends-la donc, grand nigaud que tu es !

— Avec plaisir. Daignez seulement la poser à terre.

Le damné s’exécuta.

— Merci et bonne chance ! dit Jean Gomper, en ramassant le papier et en le pliant soigneusement.

— Je n’ai que faire de tes remerciements ni de tes souhaits. Veux-tu cependant me rendre un service ?

— Certes oui, à moins qu’il ne s’agisse de me mettre à votre place.

— Tu vois ce fauteuil vide à ma gauche ? Préviens mon fils qu’il lui est réservé, s’il continue à imiter, là-haut, mon exemple.

— Je m’acquitterai de la commission.

Et Jean Gomper de revenir sur ses pas. Une sueur bouillante ruisselait sur ses membres. Tout à coup il sentit un souffle frais lui passer sur la figure, et il se retrouva dans la salle à manger du presbytère de Dinéault.

— Rentrez chez vous, lui dit le recteur. Ne blasphémez plus la justice de Dieu, et vivez toujours en homme de bien.

Le lendemain, Jean Gomper se rendit chez le fils de son propriétaire, à qui il répéta les paroles du damné, puis chez le « sergent » qui ne put que constater que la quittance était valable[9].


(Conté par Hervé Brélivet, de Dinéault. — Quimper, 1888.)


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LXXVIII

L’auberge du Paradis


Il y a quatre-vingt-dix-neuf auberges de la terre au paradis. Il faut faire une station dans chacune. Quand on n’a pas d’argent pour payer, on rebrousse chemin vers l’Enfer.

L’auberge de mi-route[10] s’appelle Bitêklè.

Le bon Dieu y vient faire sa tournée une fois par semaine, le samedi soir.

Il emmène avec lui en paradis les clients qui ne sont pas trop soûls.

Il ne manque pas d’ivrognes incorrigibles qui séjournent à Bitèklê plus que de raison.

De ce nombre sont, dit-on, Laur Kerrichard et Job Ann Toër (Joseph le couvreur), tous deux de Penvénan.

Depuis cinq ans qu’ils sont « partis », ils n’ont pas dépassé Bitêklè. C’étaient de leur vivant deux francs compagnons, les meilleurs enfants du monde, mais qui auraient bu la mer si elle avait été de cidre et non d’eau salée. Le bon Dieu ne demandait pas mieux que de leur entre-bailler la porte de son paradis. Malheureusement, à chaque fois qu’il fait l’appel, à Bitêklê, et qu’il arrive aux noms de Laur Kerrichard et de Job Ann Toër, c’est toujours la même histoire. Les deux lurons ont la langue tellement épaisse qu’ils sont incapables de répondre : Présents !

Le lendemain, ils regrettent l’occasion manquée. Pour se consoler, ils se remettent à boire. Cela dure depuis cinq ans et il n’y a pas de raison pour que cela finisse avant le jugement dernier.


(Conté par Pierre Simon. — Penvénan.)


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LXXIX

Le voyage de Iannik


Vous n’êtes pas sans connaître le manoir de Kerbeulven[11]. C’est une des plus anciennes et aussi une des plus belles demeures de la paroisse de Penvénan. Les évêques de Tréguier en firent jadis leur résidence de campagne, au temps où il y avait encore des évêques à Tréguier. Avant que ce manoir ne devînt propriété épiscopale, il appartenait à un prêtre libre, qui était en grande vénération dans la contrée et qu’on appelait Dom Iann. C’était le dernier descendant d’une vieille famille noble dont le nom devait s’éteindre avec lui. Il vivait là, en gentilhomme campagnard, et en saint. Il faisait cultiver ses terres par de pauvres gens qu’il empêchait ainsi de mourir de faim et à qui il abandonnait presque tous les produits du domaine. Quant à lui, il passait ses journées en oraison dans la chapelle du manoir, qui sert aujourd’hui de lieu de débarras.

Un pauvre homme vint, un jour, l’y trouver, pour lui demander d’être le parrain de son fils.

— Volontiers ! répondit le saint personnage, et il donna à l’enfant, sur les fonts baptismaux, son prénom de Iann ou de Jean. Puis il fit porter chez l’accouchée le meilleur vin de sa cave, auquel, pour son compte, il ne touchait jamais. Au repas de baptême, il récita le bénédicité puis s’en alla, en disant :

— L’enfant dont nous célébrons la venue verra des choses qui n’ont pas encore été découvertes à des yeux de chrétien.

Cet enfant grandit.

Lorsque le moment de sa première communion fut proche, le prêtre le prit avec lui à Kerbeulven, pour l’instruire. Il lui apprit à répondre et à servir la messe, et ne voulut plus d’autre acolyte. Le garçonnet s’attacha à son parrain, de tout cœur. Tous les matins et tous les soirs, il se rendait à Kerbeulven, assistant Dom Iann dans tous ses exercices de dévotion comme dans toutes ses bonnes œuvres.

On prétend que les saints ne vivent jamais vieux. Ils sont pressés de s’en retourner vers le Seigneur, et le Seigneur a hâte de les avoir près de lui. Toujours est-il que dans le cours de sa cinquantième année Dom Iann tomba malade. Il dut s’aliter. Seulement, comme on était dans la belle saison, il continua quelque temps de se lever l’après-midi, pour aller prier à la chapelle. Durant le trajet, il s’appuyait sur l’épaule de son filleul, Iannik. Sa prière dite, il se faisait conduire dans l’avenue. Il y avait là des arbres centenaires, parmi lesquels un châtaignier haut de quatre-vingts pieds. Le prêtre aimait à s’asseoir à son ombre, la figure tournée du côté de la mer qu’on voyait bleuir au loin entre Buguélès et le Port-Blanc. Il y demeurait jusqu’aux premières fraîcheurs du soir, conversant avec Dieu, et feuilletant sa conscience, comme un livre, pour voir si tous les comptes y étaient en ordre.

Son filleul s’accroupissait par terre, à ses pieds, partagé entre deux désirs contraires, celui de conserver son parrain en ce monde et celui de le voir jouir des félicités que promet l’autre à ses élus.

Une après-midi, comme ils étaient ainsi tous deux assis sous le châtaignier, Dom Iann dit à Iannik :

— Que penses-tu de moi, mon enfant ?

— Je pense que vous êtes le plus saint homme qu’il y ait eu dans la chrétienté depuis les apôtres.

— J’ai cependant commis le plus grand péché qu’un homme puisse commettre, mon enfant.

— Ce n’est pas possible, mon parrain.

— Cela est, te dis-je. Le jour où je fus ordonné prêtre, je promis d’aller en pèlerinage à Rome. Or, voici que je touche à ma fin, et je n’aurai pas accompli mon vœu. Ce que je n’ai pas fait de mon vivant, je serai tenu de le faire après ma mort. Mon salut éternel sera retardé d’autant. C’est une chose qui attriste mes derniers jours.

— Ne pourrais-je adoucir votre tristesse, mon parrain ?

— Tu le pourrais, si tu as la foi solide.

— J’ai la foi que vous m’avez donnée. Elle est aussi solide que les calvaires de pierre qui sont à nos carrefours, et ceux-là il n’y a que le tonnerre de Dieu qui les puisse abattre.

— Tu irais donc à Rome, à ma place ?

— J’irai à Rome, j’irai même en enfer sans crainte, pourvu que vous m’indiquiez le chemin.

Dom Iann mit la main sur la tête de son filleul.

— Tu as un vrai cœur de Breton, Iannik. J’aurai recours à ton dévouement. Mais il faudra que j’éprouve au préalable si tu m’aimes aussi sincèrement que tu le dis. Je ne reviendrai plus avec toi sur ce chapitre. Ne parle à personne de notre conversation, mais tâche de ne la point oublier.

À quelque temps de là, le saint prêtre mourut. Je ne vous parlerai pas de tous les signes qui annoncèrent ou qui accompagnèrent sa mort. On l’enterra dans la chapelle où il avait coutume d’officier. On couvrit sa tombe d’une pierre où furent inscrits son nom et ses vertus. Les gens qui le servaient, une gouvernante et un domestique, s’en allèrent vivre ailleurs de la rente qu’il leur avait faite. La maison fut abandonnée, le domaine resta en friche. Quant à Iannik, son parrain semblait avoir fait exprès de l’oublier dans son testament. De quoi les parents du garçonnet eurent grand dépit. Mais quant à lui, son affection et sa reconnaissance pour Dom Iann n’en furent point altérées. Il demeura aussi fidèle au mort qu’il l’avait été au vivant. Tous les jours que Dieu fit, il alla religieusement s’agenouiller sur sa tombe.

Or, à chaque fois qu’il s’y agenouillait, la pierre sépulcrale se fendait par la moitié, ainsi que cela se produisit autrefois pour Lazare, lorsque le Christ lui enjoignit de se lever.

— Peut-être que mon parrain va se lever aussi, pensait l’enfant.

Et il attendait, avec une espérance mêlée d’épouvante.

Un matin, il remarqua que la fente était beaucoup plus large que d’habitude et plus profonde. La terre même de la fosse était crevassée.

Iannik se dit :

— Ce sera pour aujourd’hui.

Et, en effet, comme il gagnait l’avenue pour retourner chez ses parents, il aperçut son parrain assis à sa place de prédilection, à l’ombre du grand châtaignier. Il était revêtu des beaux ornements sacerdotaux dont on l’avait revêtu au moment de sa mort, avant de le mettre au cercueil. Ses mains étaient croisées sur ses genoux ; ses yeux étaient ouverts et pleins de lumière.

Iannik s’approcha, en marchant sur la pointe du pied. Le prêtre le regardait venir, et ses yeux brillaient à mesure d’un plus vif éclat. Quand il fut tout près, il lui dit, avec douceur :

— Iannik, mon filleul, maintenant je ne doute plus de ta fidélité. Tu as vraiment la foi solide. Mais es-tu toujours disposé à faire pour moi le pèlerinage de Rome ?

— Toujours ! mon parrain.

— Eh bien, va ce soir à confesse, car il faut que tu sois en état de grâce, et demain matin tu te mettras en route.

— Mais le chemin, mon parrain ?

— Tu n’auras qu’à suivre la gaule blanche que voici. Elle a été coupée naguère à la croix du Rédempteur, alors que cette croix était encore un arbre qui portait branches, dans la forêt de Jérusalem. Tu la tiendras dans ta main droite. Prends garde de la perdre, tu te perdrais toi-même. Tant que tu l’auras en ta possession, elle te servira de guide et de talisman. Quoi que tu voies, ne t’épouvante de rien. Elle te protégera contre tous les maléfices. Note soigneusement en ton esprit tous les détails de ton voyage, afin que tu puisses, au retour, m’en rendre un compte exact. C’est pour moi que tu fais ce pèlerinage. Il faut que je sois aussi bien renseigné que si je l’avais fait moi-même.

— Je vous comprends, mon parrain, répondit Iannik ; je vous obéirai de point en point scrupuleusement.

Le prêtre prit congé du garçonnet, en lui souhaitant bon voyage.

Le soir, Iannik alla à confesse, et le lendemain matin, sans rien dire à ses parents, il se mit en route, tenant dans sa main droite la gaule blanche. Le soleil commençait à éclairer le ciel, quand il franchit le seuil de sa maison. Mais dès qu’il eut fait dehors les premiers pas, il ne fut pas peu surpris de se retrouver plongé dans la nuit. Cette nuit ne ressemblait pas à celle que nous connaissons. Ce n’était ni une nuit sombre, avec des nuages, ni une nuit claire, avec des étoiles. C’était plutôt une absence de lumière qu’une véritable nuit. On y voyait toutes choses, mais étrangement, comme dans un rêve.

La première chose que vit Iannik fut un ravin encombré de ronces, d’ajoncs et d’arbustes de toute sorte hérissés de piquants. Il y marcha tout droit. Aussitôt, devant lui, ou plutôt devant la baguette, un chemin s’ouvrit dans l’inextricable fourré. Il s’y engagea hardiment. À mesure qu’il s’enfonçait plus avant, le chemin se refermait par derrière, en sorte, que Iannik était comme noyé dans une mer d’épines, d’épines aiguës et tranchantes comme des poignards.

Il en sortit sans une égratignure.

Il arriva sur une espèce de plateau découvert. Et soudain surgirent de ce plateau deux montagnes gigantesques. Elles étaient si hautes, si hautes, que leurs cimes se perdaient dans le ciel. Elles se dressaient chacune à une extrémité de l’horizon. Celle de gauche était noire, celle de droite était blanche. Iannic les vit s’ébranler toutes deux et fondre l’une sur l’autre avec une impétuosité qui donnait le vertige. Elles se heurtèrent si violemment qu’elles volèrent en éclats, avec un fracas immense, et pendant quelques instants, l’air fut obscurci par une grêle de pierres, blanches et noires. On eût dit une nuée de corbeaux aux prises avec une nuée de colombes. C’était un spectacle épouvantable que cette bataille de deux montagnes. Iannik pensait qu’elles s’étaient réduites l’une l’autre en poussière, tant leur choc avait été terrible. Mais il les aperçut, dressées de nouveau à chaque bout de l’horizon, et qui reprenaient leur élan sauvage.

— Hâtons-nous de passer, se dit-il.

Et profitant de l’écart qui séparait encore les deux monstres de pierre, il passa.

Un sentier à pente rapide le conduisit jusqu’à une grève. Du bas de cette grève, comme d’un entonnoir profond, montait une buée rouge, une vapeur ensanglantée.

Iannik regarda, et vit que c’était une mer en fureur qui se dévorait elle-même. Les vagues se soulevaient en énormes paquets d’eau, puis couraient les unes contre les autres, avec des abois désespérés et des bonds effrayants de bêtes.

— Si ma baguette s’achemine par là, se dit Iannic, je suis assuré de n’en pas sortir vivant.

Ce fut pourtant par là que s’achemina la baguette. Mais la brume sanglante se déchira devant elle, et Iannic franchit encore ce mauvais pas, sans autre ennui que d’entendre hurler à son oreille les vagues, semblables à des chiennes enragées.

Sur l’autre bord de cette mer, il se trouva dans un pays maigre, pitoyablement maigre. Ce n’étaient que landes pierreuses, ravinées, plantées seulement de quelques touffes de joncs des marécages. Désolation et abomination. On ne pouvait rien imaginer de plus pauvre, ni de plus triste.

— Pour le coup, pensa Iannik, me voici arrivé de l’autre côté du « pays du pain ». N’importe ! Allons toujours !

Il vit alors une trentaine de vaches qui paissaient au milieu de cette région stérile. Autant l’herbe qu’elles paissaient était rare et menue, autant elles étaient grasses, les flancs rebondis, le poil net et luisant. Leurs pis lourds, gonflés, traînaient presque jusqu’à terre. Elles avaient l’air enchanté de leur sort.

Iannik était résolu à ne s’étonner de rien.

Il enjamba un muret de pierres sèches et se trouva dans une région nouvelle qui était tout le contraire de la précédente. C’était un pré si vaste que l’œil n’en pouvait mesurer l’étendue. Il y poussait une herbe haute, serrée, verdoyante à plaisir. Elle ne tentait cependant pas cinquante vaches qui étaient là et qui semblaient à demi mortes de faim, tant leur peau était flasque et ridée sur leurs os, tant leurs jambes vacillaient sous elles. Au lieu de paître, elles restaient, le mufle tendu par-dessus le muret de pierres sèches, à regarder avec des yeux furibonds, leurs compagnes qui se régalaient dans le pays maigre, tandis qu’elles, dans leur pays d’abondance, meuglaient la famine.

Iannik passa outre.

Il arriva à une grande forêt, où il y avait des arbres de toutes essences, de toute taille et de toute dimension. Autour de chaque arbre voltigeaient des bandes d’oiseaux. Iannik observa qu’ils tournoyaient, tournoyaient sans fin, et jamais ne se perchaient sur aucune branche. Leur vol était silencieux et plein de mystère comme celui des oiseaux de nuit. Leur plumage était tantôt gris, tantôt noir.

Iannik continua d’avancer à travers la forêt.

Bientôt il vit accourir des bandes d’oiseaux blancs. Ceux-ci s’abattirent sur les hautes ramures des arbres et se mirent à chanter d’une voix si mélodieuse que Iannic se crut transporté dans les bois de Kerbeulven, par une jolie matinée de printemps.

— À la bonne heure ! murmura-t-il, voilà qui vous met le cœur en joie !

Et il reprit sa route, avec une vaillance nouvelle. Il fit ainsi des lieues et des lieues.

Soudain se dressa devant lui un Ménez si grand qu’il barrait tout le ciel, comme une immense et sombre muraille. Le pied du mont était tapissé de mousse fine, plus douce que le velours. La brise répandait dans l’air une odeur suave, émanée on ne savait d’où. Iannic eut bien envie de s’allonger là, dans la mousse, pour respirer plus longtemps cette odeur. Comme si ce n’eût pas été assez de ce charme, des voix exquises se mirent à chanter. Il y en avait des cent mille et des cent mille, et elles chantaient bellement, mais sur un ton un peu triste. L’enfant serait volontiers demeuré des années, immobile, à les entendre. Il ne put que s’en délecter au passage. La baguette le tirait par la main. Il dut la suivre.

L’escalade du Ménez fut pénible et longue. Il fallait se raccrocher à des buissons, se cramponner à des roches.

Une fois au sommet, Iannik détourna la tête. Il vit derrière lui, sur la pente, une multitude d’enfants de son âge qui essayaient de grimper, comme il avait fait, en s’aidant des aspérités du sol. Mais ils roulaient en bas à mesure qu’ils s’efforçaient de monter. Les touffes d’herbes ou de genêts auxquelles ils se raccrochaient leur restaient dans les mains ; les pierres où ils se cramponnaient les entraînaient dans leur chute.

— Pauvres chers petits ! pensa Iannik, j’aurais bien voulu leur porter secours, mais ils sont trop nombreux.

D’ailleurs, la baguette ne lui en eût pas laissé le loisir. Elle le menait maintenant à une chapelle située sur la plus haute cime du mont, à peu près comme celle de Saint-Hervé sur la croupe du Ménez-Bré. La porte de la chapelle s’ouvrit. À l’autel, il y avait un prêtre vêtu d’une chasuble noire à grande croix d’argent, comme s’il célébrait l’Office des morts.

Dès que Iannik fut entré, le prêtre se tourna vers lui :

— Me répondrais-tu la messe, mon enfant ? demanda-t-il.

Il sembla à Iannik qu’il avait déjà entendu cette voix.

— Oui certainement, Monsieur !

Iannik n’eut pas plus tôt prononcé ce « oui » que la chapelle s’évanouit et que le prêtre disparut.

La gaule blanche de se remettre en marche, toujours suivie du garçonnet.

On arriva à un carrefour où aboutissaient trois routes. Mais elles étaient si rapprochées les unes des autres qu’elles paraissaient n’en faire qu’une seule. À l’endroit où elles s’amorçaient, deux hommes étaient armés de faux qu’ils tenaient croisées au-dessus du chemin.

— Tout à l’heure, se dit Iannik, je vais être pourfendu.

Pour franchir l’arche terrible formée par les faux, il baissa la tête et prit sa course tout d’une haleine, comme font les enfants au jeu de « Passez, passez, Gwennili[12] ! »

Il avait grand’peur, mais grâce à la vertu de sa baguette, il passa encore sans encombre.

À quelque distance de là, il vit à gauche de la route un château dont la façade était percée de plus de mille ouvertures. Toutes rougeoyaient d’une vive lumière. On eût dit qu’à l’intérieur brûlait un immense feu de forge. Les cheminées crachaient de gros flocons d’une fumée épaisse qui, au lieu de s’élever, retombait aussitôt à terre en une pluie de cendre. Iannik vit d’étranges formes se mouvoir dans la clarté des fenêtres. Il entendit des cris stridents, des cris affreux. Une insupportable odeur de soufre le suffoquait à moitié. Il s’éloigna de ce lieu au plus vite.

Et le voilà de faire encore des lieues, tant et si bien qu’il arriva à un second château. Seulement, celui-ci était bien différent de l’autre. Imaginez une forêt de tourelles, et toutes aussi légères, aussi élancées que la tour de Bulat ou celle du Kreisker. Iannik n’avait jamais rien contemplé d’aussi beau. Des girouettes tournaient au-dessus des tourelles et faisaient entendre, non des grincements, mais une musique délicieuse. Au seuil de ce château, la baguette s’arrêta. Elle frappa trois coups à la porte, et la porte s’ouvrit. Dès l’entrée, Iannik se trouva au pied d’un escalier magnifique. Il le gravit. Au haut de l’escalier, commençait un corridor qui semblait s’élargir à mesure qu’on y avançait, et qui était éclairé par des étoiles suspendues au plafond. Chacune de ces étoiles brillait comme un feu merveilleux. Le corridor se terminait par un vaste portique dans la baie duquel se balançait une lampe aussi éclatante qu’un soleil. Au delà, c’était une enfilade de chambres splendides. Iannik les traversa toutes, les yeux écarquillés au milieu d’une telle profusion de merveilles, mais notant néanmoins dans son esprit, avec un soin minutieux, tout ce qu’il voyait de droite et de gauche.

Dans la première chambre, des oiseaux chantaient.

Dans la deuxième, il y avait quatre fauteuils, et sur les quatre fauteuils étaient posées quatre couronnes et quatre ceintures.

Dans la troisième, deux fauteuils seulement. Sur l’un d’eux, encore une ceinture et une couronne. Dans l’autre, était assis un prêtre dont il ne put distinguer les traits.

Après cette chambre, il y en avait d’autres, puis d’autres, indéfiniment, mais la petite gaule blanche ne mena pas Iannik plus loin. Le pèlerinage était sans doute accompli, et la baguette rebroussa chemin vers Kerbeulven.

Le retour se fit dans une nuit noire. Si Iannik avait lâché sa baguette, à ce moment-là, il n’aurait plus eu qu’à mourir de détresse, comme un aveugle abandonné dans un pays inconnu. Aussi la serrait-il bien fort dans sa main.

Combien de temps marcha-t-il ainsi dans les ténèbres, c’est ce qu’il n’aurait su dire.

Bientôt, il lui sembla que la nuit s’éclaircissait. Ce n’était pas encore le jour, certes, ni même le crépuscule du matin ; c’était toujours un gris trouble, mais où ses yeux s’habituaient peu à peu à se reconnaître. À la forme des fossés, il jugea qu’il était sur la route de Kerbeulven et qu’il n’était plus à grande distance du manoir. Il ne tarda pas à pénétrer, en effet, dans l’avenue. Sous le châtaignier, il vit une lumière blanche, et dans cette lumière, son parrain lui apparut, à la place où il l’avait quitté pour entreprendre ce voyage.

— Eh bien, mon filleul, dit le prêtre, te voilà revenu sain et sauf, à ce qu’il me semble ?

— Oui, ma foi ! mon parrain.

— As-tu au moins retenu ce que tu as vu et peux-tu m’en donner le détail ?

— Point par point, mon parrain.

— Commence donc. Je t’expliquerai chaque chose à mesure.

— D’abord, mon parrain, j’ai dû traverser un ravin qui n’était que ronces et épines.

— C’est le premier chemin du paradis, mon enfant.

— Ensuite, j’ai vu deux montagnes qui se battaient.

— Ce sont les gens mécontents de leur sort et jaloux du sort d’autrui. Ils se brisent en cherchant à briser. Après ?

— Après, je suis arrivé devant une brume rouge qui était comme l’haleine sanglante des vagues d’une mer en courroux.

— Ces vagues, ce sont les gens mal mariés ou qui ont été unis contre leur gré. Ils se mordent sans cesse jusqu’à ce qu’ils se soient entre-tués. Après ?

— Après, j’ai vu des vaches grasses qui trouvaient à festoyer là où il n’y avait rien à paître.

— Ce sont les gens qui prennent le temps comme il vient, mon enfant, et qui, au sein de la pire misère, se résignent, au lieu de se répandre en blasphèmes contre la providence de Dieu[13].

— Je suis alors arrivé dans un pré où des vaches efflanquées se mouraient de faim, ayant de l’herbe jusqu’au ventre.

— Ce sont les avares, mon enfant, qui voudraient amasser le monde dans une coque d’œuf. Ils ne se trouvent pas rassasiés, tant qu’il reste quelque chose qui n’est pas à eux.

— Je suis entré sous le couvert d’une grande forêt. Des oiseaux noirs ou gris tournoyaient au-dessus des arbres sans pouvoir se percher dans leurs branches.

— Ce sont ceux qui assistent à la messe avec leur corps, non avec leur âme. Ils prient des lèvres, mais leur pensée est ailleurs. Tout en marmottant : Hon tad, pehini zo en env[14], ils songent : « S’est-on souvenu de donner à manger au cochon » ? « La servante a-t-elle mis le lard dans la soupe ? » Leur esprit voltige sans cesse, et ne peut s’arrêter à la seule préoccupation qui importe : celle du salut.

— Quand j’ai été plus avant dans la forêt, j’ai rencontré des nuées d’oiseaux blancs. Ils se posaient dans les hautes branches et chantaient à ravir.

— Ce sont ceux qui, sans mériter le paradis, sont trop purs pour le purgatoire. Ils font entre ciel et terre une douce pénitence.

— Je suis parvenu au pied d’une montagne. Il y avait là du gazon plus agréable au toucher que le velours. Une brise a passé, semant une odeur suave. Puis des voix se sont mises à chanter bellement, mais tristement. Je n’ai jamais entendu chant plus frais et plus mélancolique.

— Ce gazon si moelleux, mon filleul, c’est la tendre chair des enfants morts sans baptême. La bonne odeur est celle du baptême qui les attend au jour du jugement. Ils chantent bellement, parce que, de loin, les anges les instruisent à chanter, mais leur voix est triste du regret d’avoir perdu leurs mères sans avoir trouvé Dieu.

— Lorsque je suis parvenu au sommet de la montagne, j’ai vu, en me détournant, une foule de garçonnets de mon âge qui essayaient aussi, mais en vain, de l’escalader. Je vous avoue que cela m’a été un grand crève-cœur, mon parrain.

— Ce sont les petits garçons qui sont morts avant d’avoir fait leur première communion. Ils ne réussiront à gravir la montagne que lorsque Jésus-Christ frappera trois fois dans ses mains pour les appeler à lui.

— Sur le dos du Ménez, mon parrain, il y avait une chapelle. À l’autel se tenait un prêtre. Il m’a demandé de lui répondre sa messe. Mais à peine ai-je eu le temps de dire « oui » qu’il avait disparu.

— Ce prêtre, mon enfant, c’est moi. Tous ceux d’entre nous qui ont quelque faute à expier attendent, debout sur les marches de cet autel, que l’enfant de chœur qui leur répondait la messe de leur vivant consente à la leur répondre, quand ils sont morts.

— Je suis alors arrivé au carrefour de trois chemins qui semblaient tous prendre la même direction. J’ai eu bien peur de deux hommes qui en défendaient l’accès, avec des faux croisées en l’air.

— Ces trois chemins sont ceux du paradis, du purgatoire et de l’enfer. Les deux hommes qui les gardent sont deux diables. Ils essaient d’épouvanter les gens qui passent afin d’en faire leur proie.

— Ensuite, j’ai vu un château qui paraissait être en feu.

— C’est l’enfer, mon filleul.

— Puis, un second château, mais superbe, cette fois. C’était si beau, si beau que j’en ai les yeux encore tout éblouis. Il n’y a pas de mots pour peindre de telles magnificences.

— Je te crois sans peine, mon filleul. Ce château, c’est le paradis. Encore n’en as-tu franchi que le vestibule. Dis-moi cependant ce que tu y as remarqué.

— Je me rappelle une chambre où des oiseaux chantaient.

— Ces oiseaux sont les anges qui sont chargés de souhaiter la bienvenue aux élus. Et puis ?

— Et puis, j’ai vu dans une seconde chambre quatre fauteuils sur lesquels étaient posées quatre ceintures et quatre couronnes.

— Ces fauteuils attendent les quatre premières personnes qui mourront en état de grâce. Et puis ?

— Et puis, dans une troisième chambre, j’ai vu deux autres fauteuils. L’un d’eux était vide ; dans l’autre, un prêtre était assis…

— Oui, mon enfant, et ce prêtre dont la figure restait dans l’ombre, c’est le même que celui de la chapelle, c’est ton parrain, qui te remercie de ce que tu as fait pour lui, et qui, pour te récompenser, t’annonce que, dans six mois, tu prendras place à ses côtés dans le fauteuil vide. Maintenant, rends-moi la baguette, Iannik ; en échange, je te remets ce livre. Toutes les pages en sont blanches. Tu en rempliras chaque jour un feuillet de ton écriture. Lorsque le dernier feuillet sera rempli, ton temps sera venu.

— Et que dirai-je à mes parents, s’il vous plaît quand je vais les revoir ? Ils ont dû être passablement inquiets de mon absence, bien que je ne sache guère combien elle a duré.

— Elle a duré vingt ans, mon filleul. Tu vas trouver tes parents bien vieillis. Mais n’aie souci de rien. Ils ne te poseront aucune question. Le jour même de ton départ, ton ange gardien te remplaçait au logis. Ni ton père, ni la mère ne se doutent de ce qui s’est passé.

Là-dessus, le prêtre et son filleul prirent congé l’un de l’autre, en se donnant rendez-vous au paradis dans six mois.

Alors seulement Iannik, qui était désormais assez âgé pour qu’on l’appelât Iann tout court, s’aperçut que le soleil était haut dans le ciel. Il s’achemina vers sa maison. Et maintenant, si vous le permettez, je vais aussi regagner la mienne[15].


(Conté par Marie-Cinte Toulouzan. — Port-Blanc.)


__________


LXXX

Le boiteux et son beau-frère, l’ange


Il était une fois un homme qui avait deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon s’appelait Louizik. Il boitait d’une jambe. En revanche, il avait l’œil fin, et, si son corps était infirme, je vous promets que son esprit ne l’était pas. La fille, qui s’appelait Marie, venait d’entrer dans sa dix-huitième année. Elle était de trois ans plus âgée que son frère. Jolie d’ailleurs, comme une sainte ! Les yeux limpides comme de l’eau de source, les joues roses comme une fleur de pommier, la taille aussi svelte que la tige d’un jeune plant.

Ce n’étaient pas les prétendants qui lui manquaient.

Elle n’avait pas besoin d’aller au devant d’eux, ni de trotter à leur recherche, de pardon en pardon, comme font tant de filles.

Ils se pressaient à sa porte, aussi nombreux que les buveurs au seuil des auberges, le dimanche, à la sortie de la grand’messe.

Son père les accueillait avec déférence, comme c’est l’habitude ; son petit frère, le boiteux, se gaudissait quelque peu à leurs dépens, parce qu’il était d’un naturel moqueur ; elle, gracieusement, leur servait à manger et à boire, de ce qu’il y avait dans la maison, mais repoussait toutes leurs avances.

Le vieil Efflam (c’était le nom du père) faisait parfois des remontrances à la jeune fille.

— Marie, lui disait-il, mon désir serait de te voir convenablement établie, avant de m’en aller rejoindre ta mère dans l’autre monde, où elle m’a précédé. Je crains que tu ne fasses un peu la fière, en ce moment, et que tu n’aies à t’en repentir plus tard. Hier encore, tu as refusé le fils aîné de Camus le riche. Je lui connais cependant près de cinquante journaux de terre, et son bien s’accroîtra d’au moins autant, lorsque trépassera sa tante Jeanne…

— Oui, mais il a le nez de travers ! interrompait le petit boiteux, en éclatant de rire.

Marie, elle, ne riait pas, car elle était aussi grave d’humeur qu’elle était jolie de visage. Elle se contentait de répondre avec douceur :

— Si je n’avais jamais vu les beaux anges qui sont sur les images des livres, j’aurais peut-être épousé le fils de Camus le riche ou quelque autre du quartier ; mais à présent je ne le saurais faire.

Il faut vous dire qu’elle était très dévote. Les rares loisirs que lui laissaient ses occupations de ménagère, elle les consacrait à lire dans un missel enluminé que lui avait prêté le recteur du bourg. Le soir, à son rouet, elle chantait comme font toutes les fileuses, mais, au lieu de complaintes ou de sônes profanes, c’étaient toujours des cantiques spirituels où il n’était question que de la Vierge, des saints et des anges du paradis, qui sont beaux à voir dans les enluminures des vieux livres.

Efflam était un brave homme. Pour rien au monde il n’eût voulu contrarier sa fille dont il reconnaissait d’ailleurs la supériorité en toute chose. Il croyait de son devoir de la morigéner sur ce chapitre du mariage, mais il n’y mettait jamais d’insistance.

Donc, Mario, la fleur des filles, ne se faisait pas faute de refuser les prétendants. Plus elle en évinçait, plus il s’en présentait. De quoi le boiteux s’amusait beaucoup.

En fin de compte, il s’en présenta un qui venait assurément de fort loin, car il portait un costume tel qu’on n’en avait jamais vu dans le pays. Des pieds à la tête, il était entièrement vêtu de blanc. Je vous parle d’un blanc éblouissant dont l’éclat même de la neige n’aurait pu approcher. Il avait en outre des manières accortes, des façons de marcher, de saluer et de se tenir qui décelaient un très grand seigneur.

Dès le seuil, il alla droit à Marie, qui filait sa quenouillée, et lui dit d’une voix qui, à elle seule, aurait suffi à charmer :

— Je suis venu vous demander pour femme. Je reviendrai dans trois jours chercher votre réponse.

Il n’ajouta rien de plus, tourna sur ses talons et reprit la porte.

— À la bonne heure ! s’exclama Louizik. En voilà un qui ne ressemble pas aux autres.

Quant à Marie, elle était demeurée toute songeuse.

Le troisième jour, fidèle à sa promesse, l’étranger reparut.

— Qu’avez-vous décidé ? demanda-t-il en entrant. La jeune fille lui prit la main et le mena jusqu’au vieil Efflam qui fumait paisiblement sa pipe, dans un coin de l’âtre.

— Mon père, dit-elle, j’ai trouvé le mari qu’il me faut. Donnez-nous votre consentement.

La semaine suivante, le mariage fut célébré. Efflam y avait invité ses proches, ses amis, ses voisins. Le nouvel époux, lui, convia tous les pauvres de la paroisse, prétextant que sa vraie parenté demeurait trop loin.

— Ceux-ci, disait-il, m’en tiendront lieu.

Les noces terminées, il s’installa dans la maison de sa jeune femme. Le lendemain de la première nuit, il était levé avec l’aube. Efflam, qui avait bu la veille un peu plus que de raison, dormait profondément dans son lit clos. Mais Louizik avait l’œil entr’ouvert, et vit sortir son beau-frère. La journée se passa. Le nouvel époux ne rentra qu’à la tombée du soir. Les jours d’après, même chose se passa. Le vieil Efflam aurait pu en concevoir quelque inquiétude. Mais il avait remarqué que tout prospérait chez lui, depuis que son gendre était en sa maison, et, d’autre part, les allures peu ordinaires de ce gendre lui imposaient. Enfin, Marie semblait très heureuse de son sort. À quoi bon dès lors se mettre martel en tête ? Louizik, lui non plus, n’était pas inquiet. En revanche, il était fort intrigué.

Une après-midi, il dit à sa sœur :

— Écoute, Marie, je n’ai pas le droit de me mêler de ce qui te regarde. Ton mari est très gentil pour toi, et je crois que tu es bien tombée. Mais ne pourrais-tu satisfaire ma curiosité, en me renseignant sur ce qu’il fait de ses journées ?

— Mon pauvre petit frère, répondit Marie, je ne le sais pas plus que toi.

— Que ne le lui demandes-tu ?

— J’en ai eu envie plus d’une fois, mais je ne l’ose.

— Tu aimerais donc à le savoir ? Oh ! bien ! puisque c’est ainsi, je vais, dès demain, m’attacher aux pas de mon beau-frère, et, avant qu’il soit longtemps, je saurai aussi clairement ce qu’il fait de ses journées que tu dois savoir, toi, ce qu’il fait de ses nuits.

C’était un malin que ce boiteux.

De toute la nuit il ne dormit point, afin d’être plus sûr de son coup. À la première lueur d’aube, il fut aussi vite sur pied que son beau-frère. Quand celui-ci déguerpit, Louizik, quoique boiteux, le suivait de près.

— Tiens, pensa l’enfant, qu’est-ce donc que ce chemin qu’il prend ? Me voici dans une route qui a dû être ouverte depuis hier soir, car je n’en ai jamais connu de semblable aboutissant à notre aire.

Il n’eut pas plus tôt fait cette réflexion que celui qu’il appelait son beau-frère se détourna et lui dit :

— Tu as voulu me suivre, petit ; tu es désormais obligé de me suivre jusqu’au bout. Il ne dépend plus de toi de rebrousser chemin. Fais, si tu le peux, ce que tu me verras faire. Mais il est inutile que tu me parles, je ne saurais te répondre.

— Soit ! répondit Louizik, tout penaud d’avoir été surpris en flagrant délit d’espionnage.

Les voilà de marcher côte à côte, en silence.

Au bout de quelque temps, ils se trouvèrent dans une vaste campagne découverte. Les champs qui étaient à gauche de la route foisonnaient d’herbe, et cependant les vaches qui paissaient cette herbe étaient maigres à faire pitié. Les champs de droite étaient, au contraire, absolument stériles, et cependant ils étaient peuplés de belles vaches grasses et luisantes.

Plus loin, on rencontra des chiens attachés par des chaînes de fer et qui semblaient vouloir se déchirer les uns les autres. En passant auprès d’eux, Louizik eut grand’peur.

On arriva ensuite au bord d’une vaste citerne pleine d’eau. Louizik vit son beau-frère arracher un cheveu de sa tête, le poser sur l’eau, puis s’en servir comme d’un pont pour franchir la citerne. Il fit de même et passa sans encombre.

Survint une mer de feu dont les vagues étaient faites de grandes flammes qui ondulaient au vent. Le beau-frère s’y engagea. Louizik le suivit.

De l’autre côté de cette mer se dressait un château magnifique, le plus merveilleux qu’il fût possible de voir. Le beau-frère gravit le perron qui menait à la porte, et pénétra dans le château en se glissant par le trou de la serrure. Louizik essaya de l’imiter, mais il en fut cette fois pour sa peine. Il dut s’asseoir sur le seuil, et attendre. Il ne trouva du reste pas le temps bien long, tant ses oreilles étaient charmées par une musique délicieuse dont les sons lui arrivaient de l’intérieur, tant sa vue était ravie par les oiseaux au plumage changeant qui voltigeaient à l’entour des tourelles.

— Tu as dû t’ennuyer en m’attendant ? lui dit son beau-frère, quand il revint.

— Non vraiment, répondit le boiteux. Je ne comptais même pas vous revoir si vite.

— Si vite ! Depuis combien de temps crois-tu que tu es là ?

— Depuis peu de temps, à coup sûr.

— En effet, il y a tout juste cent ans.

— Cent ans !

— Oui. Et je pense que tu t’es suffisamment reposé de la route. Je vais maintenant t’expliquer ce que tu as vu dans le cours du voyage.

Les vaches grasses dans les champs sans herbe, ce sont les pauvres qui, sur terre, ont vécu de peu, sans se plaindre. Les vaches maigres dans les champs herbeux, ce sont les riches que leur fortune n’a jamais suffi à satisfaire.

Les chiens attachés par des chaînes, ce sont les méchants qui n’ont jamais fait qu’aboyer après le prochain et le mordre.

La citerne, c’est le puits de l’enfer. La mer de flammes, c’est le purgatoire. Quant à ce château, c’est le paradis, et je suis un de ses anges. Dieu m’avait fiancé à ta sœur, parce qu’elle menait la vie d’une vierge.

L’ange poussa alors la porte qui s’ouvrit toute grande.

— Viens, Louizik, dit-il, tu vas désormais demeurer avec nous.

— Oui, mais !… repartit l’enfant, et mon père ?… et ma sœur ?…

— Entre. Ils t’attendent. Je t’avais laissé sur ce seuil pour y accomplir ta pénitence. Maintenant qu’elle est terminée, il t’est permis de les rejoindre,

Ce disant, l’ange emmena le boiteux en paradis.

Dieu nous donne la grâce d’y aller à notre tour[16].


(Conté par Louise Le Bec. — Scaër.)


Je ne veux point terminer ce volume sans adresser des remerciements pour l’aide précieuse qu’ils m’ont fournie, à quelques uns de mes élèves du lycée de Quimper, tout spécialement à MM. Le Corre, Barré, Créac’h, Guérin, dont je tiens à citer les noms. Je dois également des renseignements qui m’ont été d’une grande utilité à quelques membres de l’enseignement primaire, notamment à MM. Labous, instituteur à Benodet, Joseph Le Braz, instituteur à Châteauneuf, Leroux, professeur à l’école primaire supérieure de Quimperlé. M. le Dr  Colin (de Quimper), m’a lui aussi obligeamment aidé dans ma tâche de collecteur de coutumes et de légendes. Mais j’ai puisé le meilleur peut-être de ce livre dans l’inépuisable trésor de traditions que mon père porte en sa mémoire. Je tiens enfin à remercier du concours qu’il m’a prêté M. L. Marillier, qui a bien voulu se charger de relire le manuscrit et de corriger les épreuves.


A. Le Braz.


FIN

  1. Nom fréquemment donné au diable. (Il ne figure pas dans la liste dressée par M. Ernault. Mélusine, t. VI, col. 64, mai-juin 1892, mais on y rencontre les formes voisines Pol, Pol-goz, Paolgornek.) — [L. M.]
  2. Cf. R. F. Le Men, loc. cit., p. 433-34. — [L. M.]
  3. Dans nos fermes, chacun a sa cuillère sur laquelle il fait graver son nom.
  4. Cf. A. Orain : Le marquis de Coetenfao, (in Le Monde surnaturel en Haute-Bretagne, Mélusine, III, c. 472-3). — [L. M.]
  5. Nos cordonniers se servent d’un galet aplati, qu’ils disposent sur leurs genoux, pour battre leur cuir et le rendre plus souple.
  6. Cf. Luzel : Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. II ; Le sabre rouillé ; Le magicien Marcou-Braz ; Les deux grenouilles d’or ; Peronec, p. 3-79. — Cf. aussi Luzel : Le Prince Blanc, in Revue des Trad. populaires, 1886, no 9-10 ; La Princesse enchantée, in Annuaire des Trad. populaires, 1887, p. 53. Marc-Monnier : Histoire de Persillette, in Contes populaires de l’Italie, p 122. Voir les versions parallèles dans A. Lang : Custom and myth, p. 87 : A far travelled tale. — [L. M.]
  7. Au pied du Ménez-Hom, sur la rivière d’Aulne.
  8. L’huissier, l’homme d’affaires.
  9. Cf. Luzel : Le brigand et son frère l’ermite, in Légendes chrétiennes, t. I, p. 187. Les deux légendes ont un grand nombre de traits communs ; il semble que la version recueillie dans le Finistère soit une version abrégée et simplifiée, mais il se peut faire aussi qu’elle soit la version originelle et que la légende publiée par M. Luzel se soit enrichie d’épisodes empruntés à d’autres voyages en enfer : cf. Luzel : loc. cit., p. 162 et sq., 175 et sqq. — [L. M.]
  10. Sur presque tous les trajets d’un bourg breton à l’autre, il y a une auberge dite « de mi-route » (ann anter-hent). Les chevaux des voituriers indigènes s’y arrêtent d’eux-mêmes.
  11. Le lieu du peul-ven, du pieu de pierre.
  12. Deux des joueurs se tiennent debout en face l’un de l’autre et joignent leurs mains en l’air, de façon à former une sorte d’arche sous laquelle les autres joueurs passent en courant, tête baissée, à la queue leu-leu. Les deux joueurs qui sont debout abaissent les bras au moment où passe le dernier de la file, et s’efforcent de le maintenir captif, jusqu’à ce qu’il ait opté « pour le soleil ou pour la lune ». Pendant le défilé, on chante : « Passez, passez, Gwennili ! — Mab ar roue zo arri… etc. » (Passez, passez, hirondelles !.. Le fils du roi est arrivé…, etc…)
  13. J’ai dû alléger ce récit de toutes les digressions personnelles qu’y introduisait à plaisir ma conteuse. Marie-Cinthe Toulouzan aime à conter. Elle n’est jamais pressée d’arriver à la fin de son discours. Elle s’attarde volontiers à philosopher en route. « En ma qualité de vieille fille, dit-elle, je suis bavarde. » Mais au rebours de la vieille fille, telle du moins qu’on se l’imagine d’ordinaire, elle est gaie, d’humeur joyeuse, d’âme sereine. À cet endroit de son récit, elle s’interrompit pour me dire avec un accent de bonhomie exquise : « Parmi ces vaches grasses, Monsieur, soyez sûr qu’il y avait au moins une demi-douzaine de Toulouzan. Dans ma famille, nous avons toujours été des mangeurs de patelles, autrement dit des meurt-de-faim, mais c’est la lèvre qui rit, et non le ventre. Qui a cœur content se moque du reste. Les Bretons de Basse-Bretagne sont ainsi : ils paissent en joie une terre qui ne les nourrit point. »
  14. C’est le Pater en langue bretonne.
  15. Voir la note à la fin de la légende qui suit.
  16. J’ai recueilli plusieurs variantes, de cette légende et de celle qui précède. Primitivement ce devaient être des contes mythologiques à qui l’on a donné plus tard une signification chrétienne.

    Dans une de ces variantes, au lieu du puits et du cheveu dont il est question plus haut, c’est une mare (eur poull) qu’il fallait traverser sur un fil de laine.

    Quant au Voyage de Iannik, il le faut comparer aux deux récits analogues que M. Luzel a publiés dans ses Légendes chrétiennes (tome I, p. 216 et 225 : Le petit pâtre qui alla porter une lettre en paradis). Dans une variante que j’ai recueillie à Bégard, le mort, un ancien capucin, remet à Iannik une lettre à porter en paradis et une baguette blanche aussi pour l’y conduire. L’enfant voit en chemin les mêmes choses extraordinaires ou terribles que dans la version précédente. Seulement, au lieu de deux montagnes, ce sont deux arbres qui se battent ; ils s’entre-choquent avec une telle fureur qu’ils lancent au loin fragments d’écorce et copeaux de bois. Vient ensuite une grande roue de feu, un treuil enflammé (eun trawill-tan) qui barre la route. Puis, ce sont deux énormes faulx disposées en croix, et qui fauchent tout ce qui est à leur portée. Plus loin, Iannik voit, dans de beaux carrosses dorés, des hommes et des femmes magnifiquement vêtus. Ils s’arrêtent pour boire et manger, avec des chants et des rires, à des tables surchargées de mets exquis, garnies de toute espèce de vins. Quand ils sont rassasiés, ils dansent, au son de mille instruments, sur de vastes pelouses de gazon fleuri. Mais, à l’extrémité du chemin qu’ils parcourent si gaîment, ils tombent tous dans un gouffre noir d’où jaillissent des flammes et d’où montent sans cesse des cris d’épouvante ou de malédiction. La baguette blanche conduit alors Iannik dans un chemin tapissé d’herbe aussi douce que le velours, où de grands vieillards, à barbe blanche et en longues robes grises, se promènent avec lenteur, tristes et dolents, en baisant et en arrosant de larmes des crucifix d’ivoire qu’ils tiennent à la main. Iannik continue sa route. Il arrive dans un champ de terre labourable. Des hommes, en grand nombre, y travaillent. Les uns hersent, les autres bêchent, d’autres charruent. Ceux qui sont au bas du champ se donnent beaucoup de mal, ne prennent aucun repos et cependant n’avancent guère leur besogne. Aussi sont-ils soucieux et tristes. Ceux qui sont au haut du champ vaquent aussi à leurs diverses occupations, mais sans se presser ; ils chantent en travaillant, s’interrompent parfois pour deviser entre eux, et cependant leur besogne se fait comme d’elle-même, vite et bien. Iannik passe son chemin. Voici maintenant un colombier au milieu d’une plaine. Tout à l’entour voltigent des colombes. Les unes, blanches, s’élèvent d’un faible essor au sommet du colombier. D’autres, grises, volètent jusqu’à mi-hauteur, mais pour retomber aussitôt. D’autres enfin, qui sont toutes noires, essaient en vain de prendre leur vol et demeurent les ailes clouées à terre.

    Lorsque Iannik parvient au Paradis, il demande l’explication de ces choses au capucin qu’il y rencontre. Et le capucin lui dit :

    « Les arbres qui se battent, ce sont deux époux qui, de leur vivant, ne pouvaient s’accorder.

    « Les deux faulx, ce sont de mauvais riches qui, de leur vivant, voulaient tout faucher, tout moissonner, tout engranger.

    « Les gens que des carrosses dorés emportent, n’ont eu souci que de mener large vie et vont droit en enfer, sans même s’en douter.

    « Les vieillards tristes, vêtus de robes grises, sont des gens qui ont fait leur devoir sur la terre, mais qui ont pourtant failli en quelque point. Ils se rendent en purgatoire pour expier leurs fautes.

    « Les laboureurs qui sont au bas du champ ont manqué à la loi du dimanche et ont été tourmentés toute leur vie de la passion de s’enrichir. Ceux qui sont au haut du champ ont observé toutes les fêtes ; c’est pourquoi ils sont aujourd’hui si joyeux : ils savent que le paradis les attend.

    « Les colombes blanches sont les âmes qui, ayant entendu prêcher la parole de Dieu, lui sont toujours demeurées fidèles.

    « Les colombes grises, ce sont les âmes qui n’ont pas persisté dans la bonne voie.

    « Les colombes noires, ce sont les âmes qui ont préféré les plaisirs pervers à l’austérité chrétienne. »

    Je ne donne de cette variante que les parties qui m’ont paru présenter quelque intérêt. On voit, du reste, que d’une légende à l’autre les épisodes varient assez peu. (A. le B.)

    Cf. Luzel : Contes pop. de Basse-Bretagne, t. I, Les Voyages vers le Soleil, p. 3-140 et spécialement : La fille qui se maria à un mort, p. 3 ; La femme du Trépas, p. 14 ; Le prince turc Frimelgus, p. 25 et Le Château de cristal, p. 40. Le rapprochement de ces versions diverses met nettement en lumière le caractère mythologique de tout ce cycle légendaire où les éléments chrétiens semblent bien n’avoir été introduits que postérieurement. — V. aussi les notes que M. Luzel a mises à la seconde version de « Celui qui alla porter une lettre au Paradis », Lég. chrét., p. 247 et seq. Les récits parallèles publiés dans les Contes populaires de Basse-Bretagne sont plus voisins du « Boiteux et son beau-frère l’ange » que du « Voyage de Iannik » ; cette dernière légende est, du reste, bien plus profondément pénétrée de conceptions et de sentiments chrétiens et semble avoir subi des remaniements beaucoup plus importants. — [L. M.]