Éditions Honoré Champion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 269-310).


CHAPITRE VI

L’Anaon


Le peuple immense des âmes en peine s’appelle l’Anaon.

Lorsqu’on n’a plus à se servir du trépied, il est[1] mauvais de l’oublier au feu.

Pa chomm ann trebe war ann tân,
Ann Anaon paour a ve en poan.

Quand reste le trépied sur le feu,
Les pauvres âmes sont en peine.

Si le trépied reste au feu, alors qu’on n’en a plus besoin, il faut avoir soin de placer dessus un tison allumé, afin d’avertir les morts, qui voudraient s’y asseoir, que le trépied est encore brûlant. Les morts ont toujours froid et cherchent constamment à se glisser jusqu’au foyer, où ils s’assoient sur le premier objet venu. Il importe de leur éviter des méprises douloureuses.

Il n’est pas bon de balayer la maison, après le coucher du soleil. On risquerait de balayer, avec la poussière, les âmes des morts qui, à cette heure-là, obtiennent souvent la permission de rentrer dans leur ancien logis.

Surtout, si le vent fait rentrer la poussière, il faut se donner bien garde de la rejeter dehors une seconde fois.

Les gens qui manquent à ces prescriptions ne peuvent dormir, sans être, à tout moment, réveillés en sursaut par les âmes défuntes.

Quand on balaye le soir, on chasse la sainte Vierge qui fait sa tournée pour savoir dans quelles maisons elle peut laisser rentrer ses âmes préférées. (Comte de Villiers de l’Isle-Adam, recteur de Ploumilliau, Côtes-du-Nord.)

Les enfants morts sans baptême errent dans l’air sous la forme d’oiseaux. Ils ont un petit cri plaintif comme un vagissement. On les prend souvent pour des oiseaux véritables ; mais les vieilles gens ne s’y trompent point. Ils attendent ainsi, disséminés dans l’espace, que vienne la fin du monde. Saint Jean le Baptiseur leur administrera alors le sacrement qui leur manque : après quoi, ils voleront tout droit au ciel. Les saintes avant d’entrer au Paradis peuvent passer par les limbes pour voir leurs enfants, morts sans baptême, les saintes surtout qui ont beaucoup prié pour les âmes abandonnées.

Certaines âmes sont condamnées à faire pénitence jusqu’à ce qu’un gland, ramassé le jour de leur mort, soit devenu un plant de chêne propre à quelque usage.

Tel fut le cas de Jouan Caïnec. Mais Jouan Caïnec avait été, de son vivant, un homme avisé, et il lui en était resté quelque chose après sa mort. Le gland, semé le jour de son trépas, ne fut pas plus tôt hors de terre qu’il coupa la jeune pousse et en fabriqua une « cheville de voiture ». Grâce à ce stratagème, il n’eut pas longtemps à rôtir dans les flammes.

D’autres âmes sont condamnées à faire des mottes de tourbe, en quantité suffisante pour chauffer trois ans durant le purgatoire ; d’autres encore à couper de l’ajonc, pendant un nombre fixé d’années, pour chauffer le feu du purgatoire.

Celles qui autrefois écourtaient leurs prières du matin ou du soir et allaient à leur ouvrage ou gagnaient leur lit sans prendre le temps de dire l’Amen final, errent par les chemins abandonnés, en murmurant des patenôtres. Arrivées à la dernière phrase, elles s’interrompent tout à coup et ne parviennent jamais à trouver le mot qui achève la prière.

Par exemple, on les entend qui répètent désespérément :

Sed libera nos a malo !.… sed libera nos a malo !

Elles ne seront délivrées que le jour où quelque vivant aura assez de courage et de présence d’esprit pour leur répondre :

Amen !

Si on dit cependant ses prières par les chemins et que le mot que cherche l’âme en peine, on le dise, l’âme est sauvée.

Il en est d’autres, parmi les âmes, qui accomplissent leur pénitence sous la forme d’une vache ou celle d’un taureau, suivant le sexe qu’elles avaient de leur vivant. Les âmes de riches sont parquées dans des champs stériles où ne poussent que des cailloux et quelques herbes maigres. Les âmes de pauvres trouvent à brouter abondamment dans des pâtures opulentes où il ne manque ni trèfle, ni luzerne. Elles ne sont séparées les unes des autres que par un muret en pierres sèches. La vue des pauvres si libéralement traités, ajoute encore à l’amertume des riches, de même que la misère de ceux-ci rend plus savoureuse la joie de ceux-là. En vérité, à quoi servirait l’autre monde, s’il n’était pas l’opposé du nôtre[2] ?

(Communiqué par Henri Barré. — Pont-l’Abbé, 1887.)


Quand on va pour franchir un talus planté d’ajonc, il faut avoir soin, au préalable, de faire quelque bruit, de tousser par exemple, pour avertir les âmes qui y font peut-être pénitence et leur permettre de s’éloigner. Avant de commencer à couper un champ de blé, on doit dire : Si l’Anaon est là, paix à son âme.

M. Dollo[3] se promenait un jour à la campagne, en compagnie d’un monsieur de la ville. Le chemin qu’ils suivaient était bordé d’une double haie d’ajoncs. Le monsieur, tout en marchant, s’amusait à étêter à coups de canne les pousses qui dépassaient les autres. Le vénérable Dollo lui prit brusquement le bras et lui dit :

— Cessez ce jeu, songez que des milliers d’âmes accomplissent leur purgatoire, parmi les ajoncs et que vous les troublez dans leur pénitence…

Aussi pressées que les brins d’herbe dans les champs ou que les gouttes d’eau dans l’averse sont les âmes qui font sur terre leur purgatoire.

Tant qu’il fait jour, la terre est aux vivants ; le soir venu, elle appartient aux âmes défuntes. Les honnêtes gens font en sorte de dormir, toutes portes closes, à l’heure des revenants.

Il est bon de laisser couver un peu de feu sous la cendre, pour le cas où le mort voudrait revenir se chauffer au foyer de son ancienne demeure.

Il est, dans l’année, trois circonstances, trois fêtes solennelles où tous les morts de chaque région se donnent rendez-vous :

1o La veille de Noël[4] ;

2o La nuit de la Saint-Jean ;

3o Le soir de la Toussaint.

La nuit de Noël, on les voit défiler par les routes en longues processions. Ils chantent avec des voix douces et légères le cantique de la Nativité. On croirait, à les entendre, que ce sont les feuilles des peupliers qui bruissent, si, à cette époque de l’année, les peupliers avaient des feuilles.

À leur tête marche le fantôme d’un vieux prêtre, aux cheveux bouclés, blancs comme neige, au corps un peu voûté. Entre ses mains décharnées, il porte le ciboire.

Derrière le prêtre vient un petit enfant de chœur qui fait tinter une minuscule clochette.

La foule suit, sur deux rangs. Chaque mort tient un cierge allumé dont la flamme ne vacille même pas au vent.

On s’achemine de la sorte vers quelque chapelle abandonnée et en ruines, où ne se célèbrent plus d’autres messes que celles des âmes défuntes.

_______


LIV

La messe des âmes


Mon grand-père, le vieux Chatton, s’en revenait un soir de Paimpol, où il avait été toucher des rentes. C’était la veille de Noël. Tout le jour, il avait neigé, en sorte que la route était toute blanche ; blancs aussi étaient les champs et les talus. Craignant de perdre son chemin dans toute cette neige, mon grand-père faisait marcher son cheval au pas.

Comme il arrivait près de la vieille chapelle en ruines qui est en contre-bas de la route, sur le bord du Trieux, il entendit sonner minuit. Et aussitôt une cloche aux sons grêles se mit à tinter, comme pour la messe.

— Tiens, pensa mon grand-père, on a donc restauré la chapelle de Saint Christophe. Je ne m’en suis pas aperçu ce matin, à mon passage. Il est vrai que je n’ai pas regardé de ce côté.

La cloche tintait toujours.

Il résolut d’aller voir ce que cela signifiait.

La chapelle se dressait, comme toute neuve, sous la lumière de la lune. À l’intérieur étaient allumés des cierges dont les reflets rougeâtres éclairaient les vitraux.

Grand-père Chatton mit pied à terre, attacha son cheval à une barrière qui était là, et pénétra dans la « maison du saint ». Elle était pleine de monde. Et tout ce monde était d’un recueillement !!… Pas même un de ces bruits de toux qui rompent à tout moment le silence dans les églises.

Le vieux s’agenouilla sur les dalles, à l’entrée du porche.

Le prêtre était à l’autel. Son acolyte allait et venait par le chœur.

Grand-père se dit :

— Au moins, je n’aurai pas manqué la messe de minuit.

Et il se mit à prier, selon l’usage, pour ceux de ses parents qu’il avait perdus.

Le prêtre cependant venait de se tourner vers l’assistance, comme pour la bénir. Grand-père remarqua qu’il avait les yeux étrangement brillants. Chose plus étrange, ces yeux semblaient l’avoir distingué, lui, Chatton, dans toute cette foule, et leur regard restait posé sur lui, fixement.

C’était au point que grand-père en éprouva une sorte de gêne.

Le prêtre, ayant pris une hostie dans le ciboire et la tenant entre ses doigts, demanda d’une voix sourde :

— Y a-t-il quelqu’un qui puisse recevoir ?

Personne ne répondit.

Par trois fois, le prêtre répéta sa question. Même silence parmi les fidèles. Alors, grand-père Chatton se leva. Il était indigné de voir tout ce monde demeurer comme indifférent à la parole d’un prêtre.

— Ma foi, Monsieur le recteur, s’écria-t-il, je me suis confessé ce matin avant de me mettre en route, dans l’intention de communier demain, jour de Noël. Mais si cela peut vous faire plaisir, je suis prêt à recevoir, dès maintenant, le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Le prêtre aussitôt descendit les marches de l’autel, pendant que grand-père traversait la foule pour aller s’agenouiller à la balustrade du chœur.

— Ma bénédiction sur toi, Chatton, dit le prêtre, dès que grand-père eut avalé l’hostie. Une nuit de Noël qu’il neigeait comme ce soir, je refusai d’aller porter le viatique à un moribond. Voilà trois cents ans de cela. Pour que je fusse délivré, il fallait qu’un vivant acceptât à communier de ma main. Merci à toi. Tu me sauves, et tu sauves en même temps toutes les âmes défuntes qui sont ici présentes. Au revoir, Chatton, au revoir, à bientôt, dans le paradis !

À peine achevait-il ces mots, que les cierges s’éteignirent.

Grand-père se retrouva seul dans un édifice en ruines et qui n’avait pour toit que le ciel ; il se retrouva seul, au milieu des grandes ronces et des bouquets d’orties qui avaient envahi toute la nef. Il eut mille peines à s’en dépêtrer. Il remonta à cheval et continua son chemin.

Rentré chez lui, il dit à sa femme :

— Il faudra te résigner à me perdre, avant qu’il soit longtemps. J’ai déjà reçu le viatique. Mais, console-toi. Ce viatique doit me conduire tout droit en paradis.

Quinze jours après, il mourut[5].

(Conté par Charles Corre, dit Charlo Bipi. — Penvénan, 1885.)


La nuit de la Saint-Jean, dans tous les bourgs, dans tous les hameaux de la Basse-Bretagne, s’allument les tantad on bûchers[6]. Quand le feu a fini de flamber, l’assistance s’agenouille en cercle autour du monceau de braise. Et l’on commence à réciter les grâces. C’est toujours un « ancien » qui se charge de ce soin. La prière terminée, l’ancien se lève, chacun en fait autant, et tout le monde, rangé sur une file, se met à marcher en silence autour du tantad. Au troisième tour, on s’arrête. Chacun ramasse à terre un caillou, et le jette dans le feu. Ce caillou s’appelle dès lors : Anaon.

Ce rite accompli, la foule se disperse.

Dès que les vivants ont disparu, les morts accourent, car le feu attire les morts, les morts qui ont toujours froid[7], même dans les belles nuits tièdes du mois de juin. Ils sont heureux de pouvoir se chauffer à ce qui reste du tantad. Ils s’asseyent sur les pierres, sur les anaon qui ont été mis là à leur intention. Et jusqu’au matin ils se chauffent.

Le lendemain, les vivants viennent visiter l’emplacement du feu de la veille.

Celui dont l’anaon a été retourné peut s’attendre à mourir dans l’année.

Le soir de la Toussaint, veille de la fête des Morts (Goël ann Anaon), les défunts viennent tous visiter les vivants.

Les vivants ont fait, après vêpres, « la procession du charnier ». Les prêtres et les chantres ont entonné devant l’ossuaire la complainte qui porte son nom (gwerz ar Garnel).

Voici cette gwerz :

Venons au charnier, chrétiens, voyons les ossements
De nos frères, sœurs, pères et mères,
De nos voisins, de nos amis les plus chers ;
Voyons l’état pitoyable où ils sont réduits.


Vous les voyez cassés, émiettés ;
Même la plupart sont en poussière tombés.
Ici plus de noblesse, plus de fortune, plus de beauté !
La mort et la terre ont tout confondu.

Entre le pauvre et le riche, le maître et le valet,
Plus de différence ; tous sont semblables.
Il ne reste d’eux que des os, de la poussière et de la pourriture.
Ils nous dégoûteraient, si nous n’en avions pitié.

Eh bien ! en ce pitoyable état où ils sont réduits,
Ils parlent, et leur parole muette est d’une singulière éloquence.
Ils nous font la leçon, et c’est à nous d’en profiter,
Tant qu’il plaira à Dieu de nous laisser en ce monde.

Écoutez donc leur enseignement, écoutez-le bien,
Avec un cœur désireux d’en tirer bon profit.
Ils vous disent clairement qu’eux aussi ont été de ce monde,
Et que vous mourrez comme eux, quand vous y penserez le moins.

— Nous avons vécu sur terre, tout comme vous,
Nous avons devisé, marché, bu, mangé,
Et voici maintenant en quel état nous sommes réduits,
Après avoir été en terre servir de pâture aux vers.

— J’étais un homme robuste et galant ! — Moi, un gentilhomme !
— Moi, un homme riche ! — Moi, un habile homme !…
— J’ai perdu ma noblesse ! — J’ai perdu ma fortune !…
— J’ai perdu force et beauté ! — J’ai perdu ma science !…

Nous n’avons eu que nos personnes et nos bonnes œuvres
À présenter à notre Juge, à notre Roi, à notre Père !
Laissez donc les biens de la terre, détestez les vices,
Et habillez vos âmes de toutes sortes de vertus.

Que si vous demandez où s’en sont allées nos âmes,
Au purgatoire elles sont, loin encore des cieux.
Elles sont dans le feu, qui brûlent, pour achever de payer la dette
Qu’elles ont contractée sur terre envers le vrai Dieu.


Terrifiées par les flammes, elles s’époumonent à crier,
À implorer vos prières, pour s’évader au plus vite
Des prisons ténébreuses où elles sont jetées.
Hâtez, hâtez-vous de les secourir, et ne différez point !

À vous nous nous adressons, parents et amis !
Ayez souvenir de nous ! quand vous allez par le cimetière,
Dites, en passant : « Dieu pardonne
À l’Anaon dans le purgatoire ! » (Car c’est là notre pays.)

Une aumône, une prière faite à plein cœur,
Un jeûne, ou une messe, ou une communion
Peuvent beaucoup pour nous soulager, pour abréger nos peines,
Et pour nous arracher d’un coup à l’horreur des flammes.

Prêtres aimants, qui nous avez guidés
Dans le chemin du salut, lorsque nous étions du monde,
Continuez encore quelque peu à avoir pitié de nous
Et à nous donner, par bonté d’âme, toutes sortes de biens.

Quand vous montez à l’autel, pour officier,
Quand Dieu descend vers vous, écoutez alors notre cri :
Du sein des flammes nous vous supplions
De nous aider, par le saint sacrifice, à faire avec Dieu notre paix.

Et quand nous aurons fini d’expier notre péché,
Nous adresserons pour vous à Dieu notre requête.
Priez. Nous le ferons à notre tour. Aidons-nous les uns les autres ;
C’est un bon moyen pour empêcher que personne se perde.

Comme l’eau éteint le pire incendie,
Ainsi, le feu du purgatoire est aussi éteint
Par le saint sacrifice épandu sur l’autel.
Demandez notre délivrance, au nom de Dieu le Sauveur.

Dès que le soleil lumineux s’élance hors des nuages,
Le monde entier, aussitôt, resplendit de clarté.
Nous aussi, nous nous lèverons, clairs, comme les étoiles,
Par la vertu du saint sacrifice, quand seront terminées nos peines.


Adieu, pères et mères, frères et sœurs !
Adieu, parents, amis ! Adieu, vous, les vivants du monde !
Nous vous faisons maintenant nos derniers adieux.
Adieu, tous ! Au revoir dans la vallée de Josaphat

Donnez le durable repos, Jésus, notre Maître,
Au bon Anaon trépassé qui est dans les flammes !
Envoyez-le au paradis pour vous louer à jamais
Avec les saints, avec tous les anges[8] !

La gwerz chantée, chacun rentre chez soi. Puis on s’installe au coin du feu, pour causer de ceux qui sont morts.

La maîtresse de la maison recouvre d’une nappe blanche la table de la cuisine, et, sur cette nappe, dispose du cidre, du lait caillé, des crêpes chaudes[9].

Ces préparatifs terminés, tout le monde se couche.

Le feu est entretenu dans l’âtre par une énorme bûche, la bûche des défunts (kef ann Anaon).

Vers les neuf heures, neuf heures et demie, des voix lamentables s’élèvent dans la nuit. Ce sont les « chanteurs de la mort » qui se promènent par les routes et viennent, au nom des défunts, interpeller sur le seuil des maisons les vivants près de s’endormir.

Ils disent la « complainte des âmes »[10].


I


Mes pauvres gens, ne vous étonnez point,
Si au seuil de votre porte nous survenons ;
C’est Jésus qui nous a envoyés
Vous réveiller, si vous êtes endormis.


II


C’est Jésus qui nous a envoyés
Vous réveiller, si vous êtes endormis,
Vous réveiller de votre premier somme,
Afin que vous priiez Dieu pour les âmes.


III


Vous êtes dans votre lit bien à l’aise,
Les pauvres âmes sont en peine.
Vous êtes dans votre lit doucement étendus,
Les pauvres âmes sont en détresse.


IV


Un drap blanc, cinq planches,
Un bouchon de paille sous notre tête,
Cinq pieds de terre par-dessus,
Voilà tous nos biens en ce monde où nous sommes.


V


Vierge Marie, mère de Jésus,
C’est ici la triste complainte,
C’est ici la triste complainte
Qui vient du ciel, de la part de Jésus !


VI


Peut-être votre père et votre mère
Sont-ils au purgatoire dans le feu flambant !
Peut-être votre frère et votre sœur
Sont-ils dans le feu flambant du purgatoire !


VII


Ils sont là, sur leur bouche,
Feu au-dessus, feu au dessous,

Feu au-dessus, feu au-dessous,
Criant, implorant vos prières.


VIII


Par ceux que nous avons nourris
Voici beau temps que nous sommes délaissés.
Priez, parents et amis,
Car nos enfants ne le font pas !


IX


Priez, parents et amis,
Car nos enfants ne le font pas ;
Priez, parents et amis,
Car les enfants sont des ingrats.


X


Allons ! sautez de votre lit,
Sautez pieds-nus sur la terre,
À moins que vous ne soyez malades
Ou déjà surpris par la mort[11] !…


Les gens qui vont ainsi chanter de porte en porte la « complainte des âmes » durant la nuit de la Toussaint, ont souvent senti passer sur leur cou l’haleine froide de l’Anaon qui se pressait en foule derrière eux.

Souvent aussi on a entendu, cette nuit-là, les feuilles mortes bruire dans les sentiers, comme sous les pas d’êtres invisibles.

Les morts passent toute la nuit qui précède leur fête à se chauffer et à se régaler dans leur ancienne demeure.

Il n’est pas rare que les gens de la maison entendent remuer les escabeaux. Le lendemain, on constate parfois que les visiteurs nocturnes ont changé de place les assiettes dans le vaisselier.

Au point du jour, les morts se rendent en même temps que les vivants à la messe qui se célèbre à leur intention dans l’église de la paroisse.

« Une année que mon père se rendait seul à la messe des morts, il s’entendit héler soudain par quelqu’un qui paraissait vouloir le rejoindre :

« — Hé ! Iouenn, attends-moi !

« Il se retourna et ne vit personne. Mais il avait distinctement reconnu la voix de sa mère, morte l’année d’avant. »

(Conté par Marie Hostiou. — Quimper, 1887.)
_______


LV

Il ne faut point trop pleurer l’Anaon


… En ce temps-là, il y avait à Coray une jeune fille dont la mère venait de mourir et qui ne pouvait se consoler de cette perte.

Elle ne faisait que pleurer, jour et nuit. Tout ce que les voisines pitoyables lui disaient pour tâcher d’apaiser sa douleur ne contribuait qu’à l’aviver encore.

Souvent elle se démenait comme une folle, en criant :

— Je voudrais revoir ma mère ! Je voudrais revoir ma mère !

En désespoir de cause, les voisines eurent recours au recteur qui était un saint homme. Celui-ci se rendit auprès de la jeune fille, et, au lieu de lui faire reproche de ses lamentations, se mit à la plaindre doucement. Puis, après l’avoir un peu calmée de la sorte, il lui dit :

— Vous seriez bien aise de revoir votre mère, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oh ! Monsieur le recteur, il n’y a pas un instant dans la journée où je ne supplie Dieu de m’accorder cette faveur.

— Eh bien ! mon enfant, il va être fait selon votre désir. Venez me trouver, ce soir, au confessionnal.

Elle fut exacte au rendez-vous. Le recteur la confessa et lui donna l’absolution.

— Maintenant, ajouta-t-il, restez agenouillée ici, en prières, jusqu’à ce que vous entendiez sonner minuit à l’horloge de l’église. Vous n’aurez qu’à écarter légèrement le rideau du confessionnal, et vous verrez passer votre mère.

Cela dit, le recteur s’en alla. La jeune fille demeura en oraison, le temps prescrit. Minuit sonna. Elle écarta le pan du rideau, et voici ce qu’elle vit.

Une procession d’âmes défuntes s’avançait, par le milieu de la nef, vers le chœur. Toutes marchaient d’un pas mystérieux, et ne faisaient pas plus de bruit que ne font les nuages d’été, un jour de calme, en traversant le ciel.

Une d’elles cependant, la dernière, semblait se traîner péniblement, et son corps était déjeté, parce qu’elle portait un seau plein d’une eau noire qui débordait.

La jeune fille reconnut en elle sa mère et fut frappée de l’expression de courroux qui se peignait sur son visage.

Aussi, rentrée au logis, pleura-t-elle plus abondamment encore, persuadée que sa mère n’était pas heureuse dans l’autre monde. Puis, ce seau et cette eau noire l’intriguaient.

Dès l’aube, elle courut s’en ouvrir au vieux recteur.

— Retournez encore ce soir à votre poste, répondit le prêtre. Vous serez peut-être renseignée sur ce que vous désirez savoir.

… À minuit, les âmes défuntes défilèrent silencieusement comme la veille. La jeune fille, par l’entre-bâillement du rideau, regardait. Sa mère ne vint encore que la dernière ; cette fois, elle était toute voûtée, car, au lieu d’un seau, elle avait à en porter deux ; elle pliait sous le faix, et son visage était presque noir de colère.

Pour le coup, la jeune fille ne put se retenir d’interpeller la morte.

Mamm ! Mamm ! qu’avez-vous que vous paraissiez si sombre[12] ?

Elle n’avait pas fini que sa mère se précipitait sur elle furieuse, et lui criait, secouant son tablier jusqu’à l’arracher :

— « Ce que j’ai ? malheureuse !… Cesseras-tu bientôt de me pleurer ? Ne vois-tu pas que tu me forces, à mon âge, à faire le métier d’une porteuse d’eau ? Ces deux seaux sont pleins de tes larmes, et si tu ne te consoles dès à présent, je les devrai traîner jusqu’au jour du jugement. Souviens-toi qu’il ne faut point pleurer l’Anaon. Si les âmes sont heureuses, on trouble leur béatitude ; si elles attendent d’être sauvées, on retarde leur salut ; si elles sont damnées, l’eau des yeux qui les pleurent retombe sur elles en une pluie de feu qui redouble leur torture en renouvelant leurs regrets. »

Ainsi parla la morte.

Quand, le lendemain, la jeune fille rapporta ces paroles au recteur, celui-ci lui demanda :

— Avez-vous pleuré depuis, mon enfant ?

— Certes non, et dorénavant point ne le ferai.

— Retournez donc ce soir encore à l’église. Je pense que vous aurez lieu de vous réjouir…

La jeune fille se réjouit, en effet, car sa mère marchait en tête de la procession des âmes défuntes, la figure toute claire, toute rayonnante d’une félicité céleste[13].


(Conté par Mme Hostiou. — Quimper, 1889.)


_______


LVI

La mère qui pleurait trop son fils


Grida Lenn avait un fils unique qu’elle adorait. Son rêve était d’en faire un prêtre. À ce dessein, elle l’avait envoyé étudier au petit séminaire de Pont-Croix. Tous les dimanches, pour l’aller voir, elle faisait le trajet de Dinéault à Pont-Croix, qui est bien d’une dizaine de lieues. Un jour qu’elle débarquait de voiture à la porte du collège, on lui apprit que Noëlik (c’était le nom de ce fils tant aimé) était tombé très malade et que le médecin désespérait de le sauver. Grida devint blanche comme une feuille de papier. Trois jours et trois nuits, elle veilla au chevet de son enfant, sans vouloir prendre aucune nourriture. Il mourut. Grida emmena son cadavre à Dinéault, dans sa propre voiture qu’elle conduisit elle-même. Elle lui fit faire, dans le cimetière, une belle tombe de pierre polie, avec beaucoup d’écriture dessus. Et, à partir de ce moment, elle passa presque tout son temps, agenouillée sur cette tombe, à pleurer, à sangloter, à supplier Dieu de lui rendre son fils, son pauvre cher fils.

Les prêtres de la paroisse essayèrent de calmer sa douleur. Mais leurs efforts réunis demeurèrent impuissants. On avait beau la sermonner, lui remontrer que c’est blasphémer contre les morts que de ne se résigner pas à leur perte, rien n’y faisait.

On crut dans le pays qu’elle en deviendrait innocente.

Parfois, en effet, au milieu de ses sanglots, elle se mettait à chanter, à fredonner les berceuses avec lesquelles elle endormait Noëlik naguère, lorsqu’il était un tout petit enfant.

À la fin le recteur la prit à part et lui dit :

— Écoutez, Grida : cela ne peut pas durer de la sorte. Vous réclamez votre fils à cor et à cris. Eh bien ! répondez-moi : auriez-vous le courage de supporter sa vue, si vous vous retrouviez avec lui face à face ?

— Oh ! monsieur le recteur, s’écria Grida dont les yeux brillèrent, si vous pouviez seulement m’obtenir de le revoir, ne fût-ce qu’un instant !…

— Je vous l’obtiendrai. Mais, à votre tour, promettez-moi que vous vous comporterez ensuite comme une vraie chrétienne, comme une chrétienne résignée à la volonté de Dieu.

— Je promets tout ce que vous voudrez !

Vous pensez bien que le recteur de Dinéault savait ce qu’il faisait.

Il donna rendez-vous à sa paroissienne dans le cimetière, sur la tombe du jeune clerc, au premier coup de minuit.

— Un mot encore, ajouta-t-il. Non seulement vous verrez votre fils, mais vous pourrez même lui parler, et il vous parlera. Jurez-moi dès à présent que, quoi qu’il exige de vous, vous vous y soumettrez de point en point.

— Je le jure par les sept douleurs de la Vierge-Mère !

Avant le premier coup de minuit, Grida était au rendez-vous. Elle y trouva le recteur, qui lisait dans son livre noir, à la clarté de la lune. L’heure sonna. Le prêtre ferma son livre, fit le signe de la croix, et appela par trois fois Noëlik Lenn. Au troisième appel, la tombe s’entr’ouvrit : Noëlik apparut, debout. Il était tel que de son vivant, si ce n’est que sa figure était toute triste et que sa peau était couleur de la terre.

— Voici votre fils, Grida, dit le recteur.

Grida s’était prosternée, pour attendre, derrière un genêt qu’elle avait fait planter au pied de la tombe. À la voix du prêtre, elle se releva et alla vers son fils lui tendant les bras. Mais il l’écarta du geste.

— Ma mère, prononça-t-il, nous ne devons plus nous embrasser, avant le jour du dernier jugement.

Il se pencha pour cueillir une branche à la touffe de genêt.

— Quoi que j’exige de vous, vous avez juré de vous y soumettre.

— C’est vrai, j’ai juré, répondit Grida.

— Prenez donc cette branche de genêt et fouettez-moi de toutes vos forces.

La pauvre femme se recula, suffoquée d’étonnement et aussi d’indignation.

— Te fouetter, moi !… Fouetter mon fils, mon Noëlik tant aimé ! Ah ! non, par exemple, jamais !!!

Le mort reprit :

— C’est parce que vous m’avez trop aimé autrefois, c’est parce que vous ne m’avez jamais fouetté, qu’il faut que vous le fassiez maintenant. Je ne serai sauvé qu’à ce prix.

— S’il le faut pour ton salut, soit ! dit Grida Lenn.

Elle se mit à le fouetter, mais si doucement qu’elle effleurait à peine le cadavre.

— Plus fort ! plus fort ! cria celui-ci.

Elle frappa plus rudement.

— Plus fort ! plus fort encore ! ou je suis perdu, perdu à tout jamais ! criait toujours Noëlik.

Elle frappa avec emportement, avec fureur. Le sang jaillissait du corps de son fils. Mais toujours Noëlik criait :

— Hardi ! ma mère ! Encore donc ! Encore !

Sur ces entrefaites, les douze coups de minuit achevèrent de sonner à l’horloge de la tour.

— C’est fini, pour ce soir, dit le mort à Grida, mais si vous tenez à moi, vous reviendrez demain à la même heure.

Et il disparut dans la tombe qui se referma sur lui.

Grida s’en retourna chez elle, en compagnie du recteur. Pendant le trajet, celui-ci demanda :

— N’avez-vous rien remarqué de particulier ?

— Si, dit-elle. Il m’a semblé que le corps de Noëlik devenait plus blanc, à mesure que je le battais davantage.

— C’est bien cela, dit le recteur.

Il ajouta :

— Maintenant que je vous ai mise en rapport avec votre fils, vous pouvez vous passer de mon ministère. Tâchez seulement d’avoir la force d’aller jusqu’au bout.

Donc, le lendemain, Grida Lenn se rendit seule au tombeau du clerc. Les choses se passèrent exactement comme la veille, sauf que la mère ne se fit plus prier pour fouetter son enfant, et qu’elle fouetta, fouetta, jusqu’à n’en pouvoir plus.

— Ce n’est pas encore assez, lui dit Noëlik, lorsque le douzième coup sonna. Il faudra que vous reveniez une troisième fois.

Elle revint.

— Surtout, ma mère, supplia le jeune homme, allez-y cette fois de tout votre cœur et de toutes vos forces !

Elle se mit à le battre avec tant d’acharnement que la sueur tombait d’elle comme une pluie d’orage et que le sang jaillissait du corps de Noëlik comme l’eau jaillit d’une pomme d’arrosoir.

À la fin, sentant son bras se raidir et l’haleine lui manquer, elle cria :

— Je n’en puis plus, mon pauvre enfant ! Je n’en puis plus !

— Si ! Si ! Encore ! Mère, je vous en conjure ! disait la voix de son enfant, et cela avec un tel accent d’angoisse que Grida retrouva une seconde d’énergie.

Malgré ses tempes qui bourdonnaient, malgré ses jambes qui fléchissaient sous elle, elle fit un effort suprême.

Mais aussitôt elle tomba à la renverse.

Grâce à Dieu, son dernier effort avait suffi.

Couchée sur le dos dans l’herbe du cimetière, elle vit le corps de son fils, devenu blanc comme neige, s’élever doucement dans le ciel, comme une colombe qui prend son vol.

Quand il fut à quelque hauteur au-dessus d’elle, il lui dit :

— Ma mère, en m’aimant trop pendant ma vie, en me pleurant trop après ma mort, vous aviez retardé ma béatitude éternelle. Il fallait, pour que je fusse sauvé, que vous fissiez sortir de moi autant de gouttes de sang que vous aviez versé sur moi de larmes. Désormais, nous sommes quittes. Merci !

Sur ce mot, il s’évanouit dans l’air.

À partir de cette nuit, Grida Lenn ne pleura plus. Elle avait compris que son fils était mieux là où il était qu’il ne l’aurait jamais été sur terre.


(Conté par un vieux sonneur de biniou (Ar zoner coz). —
Dinéault, 1887.)
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LVII

Le laboureur et sa ménagère


Le vieux Fanchi, de Kermaria-Sulard, étant mort sans laisser d’enfants, sa ferme échut à des parents éloignés qui n’eurent rien de plus pressé que de la vendre. Elle fut achetée par la veuve Salliou. Ne pouvant l’exploiter elle-même, celle-ci y plaça deux de ses domestiques, un garçon et une servante.

Le garçon, qui s’appelait Jobic, dit un matin à la servante qui s’appelait Monna :

— Je vais aller faire un tour par les champs, afin de me rendre compte de ce que j’y devrai semer. N’apprête pas mon dîner de trop bonne heure.

— Cela se trouve bien, répondit la servante, j’employerai ce temps à visiter la maison, afin de savoir où se trouve chaque chose.

Jobic se mit en route. Il traversa le courtil, inspecta le verger, puis s’engagea dans les friches.

Il s’était écoulé environ deux mois depuis le décès de Fanchi. Durant ces deux mois les mauvaises herbes avaient poussé dru.

— Tout de même, pensait Jobic, il est aisé de voir que le maître n’est plus là.

Fanchi passait pour le laboureur le plus soigneux de toute la région. De son vivant, ses terres étaient les mieux tenues, de Louannec à Minihy, sur un parcours de quatre lieues.

— Il ne les reconnaîtrait plus à cette heure, continuait Jobic, en se parlant à lui-même. Et je ne puis guère espérer les remettre à moi seul en l’état où elles étaient. C’est grand dommage, vraiment !

Comme il achevait ces mots, il s’arrêta tout surpris.

De l’endroit où il se trouvait, ses yeux embrassaient la partie la plus grasse du domaine. Or, là-bas, dans le terroir en pente douce, un homme, appuyé sur le manche d’une charrue sans attelage, creusait un sillon d’une merveilleuse rectitude. Il avait la figure ombragée par un feutre à larges bords, dont les rubans de velours lui pendaient dans le dos, mêlés à ses longs cheveux gris.

Il labourait silencieusement, et les glèbes se retournaient comme d’elles-mêmes.

Jobic le héla, mais il ne parut point entendre.

Jobic se mit alors à le considérer avec attention. À la taille, à l’allure, aux vêtements qu’il portait, il vit à n’en pas douter que c’était Fanchi.

Cela lui ôta toute envie de poursuivre sa promenade. Il rentra à la ferme. Il paraît que Monna n’avait pas tenu grand compte de la recommandation qu’il lui avait faite au départ, car, bien qu’il fût de retour plus tôt qu’il n’avait dit, le dîner l’attendait. Son écuellée de soupe et celle de Monna fumaient l’une en face de l’autre, de chaque côté de la table.

— Hé ! s’écria-t-il, dès le seuil, tu prévoyais donc que je ne serais pas longtemps dehors ?

— Non, répondit la servante, si tu trouves le dîner prêt, ce n’est pas à moi qu’il faut en savoir gré.

Elle était assise sur le banc du lit, près de l’âtre. En s’approchant d’elle, Jobic s’aperçut qu’elle avait au cou la couleur de la mort.

— Il t’est donc arrivé quelque chose, à toi aussi ? demanda-t-il.

— Pourquoi : à moi aussi ?

— C’est que…, commença le jeune homme, c’est que je viens de rencontrer Fanchi, charruant ses champs.

— À merveille ! Moi, je viens de passer la matinée en compagnie de sa défunte femme. Elle est entrée paisiblement, comme chez elle. J’ai cru d’abord que c’était quelque voisine. Elle tenait une brassée d’ajonc sec qu’elle a jetée sur l’âtre. Elle a monté d’un cran la marmite que j’avais sans doute suspendue trop bas à la crémaillère. Alors, je lui ai parlé. Elle n’a même pas fait mine de m’entendre. J’ai regardé sa figure de plus près, sous sa vieille coiffe jaunie. J’ai reconnu la défunte de Fanchi. Cela m’a glacé les sangs. Je suis tombée sur ce banc et je n’en ai plus bougé. Si tu avais tardé une heure encore, je crois que la peur m’aurait mangée toute.

Jobic et Monna se rendirent, d’un commun accord, au presbytère du bourg et contèrent au curé leur double cas.

— Avez-vous touché aux écuellées de soupe ? demanda celui-ci.

Ils s’en étaient donné garde,

— Vous avez agi sagement, dit le curé. N’y eussiez-vous touché que du bout des lèvres, vous seriez morts à l’heure qu’il est[14]. Continuez d’avoir même prudence. Le manège de Fanchi et de sa femme pourra durer longtemps encore. Ne vous en inquiétez point. N’ayez même pas l’air de vous en apercevoir. Au jour marqué par Dieu, ils seront sauvés et vous laisseront tranquilles. Tant que l’âme n’a pas accompli sa pénitence, elle doit faire après la mort ce qu’elle avait coutume de faire de son vivant. Ne t’étonne donc point, Jobic, si Fanchi laboure avec toi les champs ; ni vous, Monna, si Gritten, sa femme, persiste à s’occuper avec vous des choses du ménage. Chacun a son lot, en ce monde et dans l’autre. Qui veut vivre en paix ne cherche pas à pénétrer le secret de Dieu.

À partir de ce jour, plus ne tremblèrent ni Jobic, ni Monna. La vieille de Fanchi put croire que c’était elle qui menait l’intérieur de la ferme. Et Fanchi put croire que c’était lui qui faisait pousser de beau froment vert dans ses champs d’autrefois. Et cela dura ce que Dieu voulut.


(Conté par Marie-Anne Offret. — Yvias, 1886.)
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LVIII

Le vieux fileur d’étoupes


C’était à Kéribot, en Penvénan, dans une maison composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage. J’occupais le rez-de-chaussée, avec ma femme et mes enfants. À l’étage, demeurait un vieux qui était de son métier fileur d’étoupes.

Ce vieux vint à mourir.

J’étais alors ce que je suis aujourd’hui : un pauvre tailleur de campagne, sauf qu’en ce temps-là, j’étais jeune, actif, et que la besogne ne me faisait jamais défaut. J’en avais même, la plupart du temps, à ne savoir par où commencer. J’étais obligé de passer la plus grande partie de mes nuits à coudre. Ma femme, qui était tricoteuse, me tenait compagnie. On couchait les enfants de bonne heure, et nous vaquions à notre ouvrage, chacun de son côté.

Un soir, que nous veillions ainsi, en silence, ma femme Soëz me dit tout à coup :

— N’entends-tu pas ?

Elle me montrait du doigt le plancher, au-dessus de nos têtes.

Je prêtai l’oreille.

C’était à croire que le vieux fileur était ressuscité, et qu’il recommençait à tourner son rouet, là-haut, dans la chambre. De temps en temps le bruit s’arrêtait, comme si, une fuselée étant terminée, le fileur s’interrompait pour en apprêter une autre. Puis, le ron-ron reprenait de plus belle.

— Charlo, supplia ma femme, toute pâle, allons nous coucher. On m’avait bien dit qu’il n’était pas bon de veiller après minuit, le samedi soir.

Nous nous couchâmes, mais nous ne pûmes fermer l’œil ; la peur nous tenait éveillés, et aussi le bruit du rouet qui ne cessa qu’aux approches du matin.

Le lendemain soir, qui était dimanche, il ne pouvait être question de travailler. Nous fûmes au lit presque aussitôt que les enfants, et cette nuit-là, rien ne troubla notre sommeil.

Mais la nuit du lundi, celle du mardi, et toutes les nuits de la semaine, jusques et y compris celle du samedi suivant, nous eûmes dans les oreilles l’éternel ron-ron. Cela devenait intolérable. Le samedi soir, je dis à ma femme, en me couchant :

— Il faut que ça finisse. Demain, je monterai. Je veux en avoir le cœur net.

Je passai mon après-midi du dimanche à chopiner d’auberge en auberge, à seule fin de me donner du cœur, en sorte que je rentrai pour souper, un peu bu.

Ma soupe m’attendait dans l’âtre. Je la mangeai très vite, et je criai :

— Soëz Chatton, allume-moi une chandelle que j’aille voir ce qu’il faut au vieux stoupêr (marchand d’étoupes) !

— Jamais de la vie, Charlo ! Tu ne feras pas cette chose. Il nous arriverait malheur.

Je suis entêté, quand les verres pleins m’ont passé ailleurs que sous le nez.

J’allumai moi-même la chandelle, et me voilà dans l’escalier… Je n’avais pas grimpé six marches que je restai comme cloué sur place. Il venait de là-haut un vent terrible, un vent glacé qui faillit me jeter bas.

Du coup, toute ma boisson s’évapora et, avec elle, mon courage.

Je redescendis.

— Cela te servira de leçon, me dit ma femme.

Vous me croirez, si vous voulez, mais une année durant, nous nous résignâmes à entendre au-dessus de nous le bruit du rouet, et, au bout d’une année, notre patience n’avait pas lassé le mort. Du reste, nous nous étions faits à notre supplice. Le ron-ron ne nous troublait presque plus. Si même il tardait parfois à se faire entendre, nous en étions comme inquiets. Il nous manquait quelque chose.

Je disais souvent à Soëz :

— Pourvu que le vieux stoupêr ne réveille pas les enfants c’est tout ce qu’il faut.

Mais, en une année, les enfants grandissent. Certain soir, un des nôtres se dressa en sursaut dans son lit :

— Mère, qui est-ce donc qui file ?

Ma femme se précipita vers lui, l’obligea à se recoucher :

— Personne ne file. Rendors-toi.

Et moi, je criai de la table où j’avais coutume de travailler :

— Ce sont les moutons qui font ce bruit dans l’étable.

L’enfant finit par se rendormir.

Tout de même, cela ne pouvait plus durer ainsi. J’allai trouver un fils que le vieux fileur d’étoupes avait laissé, et qui était fermier dans la paroisse voisine, à Plouguiel.

— Ça, lui dis-je, il se passe chez nous des choses étranges. Ton père revient. Il file, file, comme de son vivant, dans son ancienne chambre. M’est avis qu’il a besoin d’une messe. Si tu n’en recommandes pas une à son intention, je le ferai moi-même.

— Il faut que je voie ça, me répondit-il.

Il m’accompagna chez nous, entendit ce que nous entendions.

C’était un honnête chrétien. Au point du jour, il se rendit au presbytère de Penvénan, et recommanda pour son père une messe de six francs. À partir de ce moment-là, nous vécûmes tranquilles. Par exemple, il ne m’arriva plus de veiller le samedi soir plus tard que minuit.


(Conté par Charles Corre, dit Charlo Bipi, tailleur à
Penvénan. — 1885.)
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LIX

L’âme dans un tas de pierres


Si vous avez été au Ménez-Hom, vous avez dû remarquer le « tas de pierres[15] » (Ar Bern-Meïn). Mais vous ne savez peut-être pas son histoire. Je m’en vais vous la conter.

Autrefois, il y avait en Bretagne un roi très puissant qu’on appelait le roi Marc’h[16], parce qu’il était fort comme un cheval. Samson lui-même n’aurait pu jouter avec lui. Le roi Marc’h s’enorgueillissait de sa force ; souvent aussi, il en abusait. C’était un terrible batailleur. Malheur à qui faisait mine de lui résister. Quand il avait envie d’une chose, il ne se gênait pas pour la prendre, surtout quand cette chose était une belle fille qui lui plaisait. Il faut tout dire : le roi Marc’h avait aussi ses bons côtés. Par exemple, il distribuait volontiers l’aumône. De plus, quoiqu’il ne fût pas dévot, il avait une vénération particulière pour sainte Marie du Ménez-Hom. On prétend même que c’est lui qui fit construire la jolie chapelle qui est à mi-pente sur le versant de la montagne, et qui, depuis, est restée dédiée à cette sainte.

Quand il mourut (notez que c’est en pleine orgie qu’il trépassa), le bon Dieu parla de le damner. Mais sainte Marie jeta les hauts cris, et plaida si bien la cause de son fidèle serviteur, que le bon Dieu se laissa fléchir.

— Soit, dit-il, ton roi Marc’h ne sera point damné. Mais son âme devra demeurer dans la tombe, jusqu’à ce que cette tombe soit assez haute pour que, de son sommet, le roi Marc’h puisse voir le clocher de ta chapelle.

Le roi Marc’h, pour être plus près de la sainte, son amie, avait ordonné qu’on l’enterrât au Ménez-Hom. On l’y avait enterré, en effet ; seulement, au lieu de creuser sa tombe dans le cimetière de la chapelle, parmi les morts du commun, on avait jugé plus convenable de lui faire une sépulture à part, sur le versant opposé de la montagne, en sorte qu’entre cette sépulture et la chapelle il y avait un grand dos de lande.

Le bon Dieu, en mettant au salut de l’âme du roi Marc’h la condition que j’ai dite, pensait satisfaire à sa justice éternelle tout en condescendant au désir de sainte Marie. Le roi Marc’h ne serait point damné, il ne serait jamais sauvé non plus.

Oui, mais les saintes ont quelquefois plus de finesse que le bon Dieu, tout Dieu qu’il est.

À quelque temps de là, un mendiant, passant près de l’endroit où avait été enterré le roi Marc’h, rencontra une belle dame qui semblait porter un objet fort lourd dans les plis de sa robe.

Il lui demanda l’aumône.

— Volontiers, répondit la belle dame, mais d’abord faites comme moi. Prenez une de ces grosses pierres qui sont là, dans la lande, et venez la déposer sur la tombe où je vais moi-même déposer celle que je porte.

Le mendiant obéit. La belle dame l’en récompensa, en lui glissant dans la main un louis d’or tout neuf.

Vous pensez si le mendiant remercia.

— Promettez-moi, dit la belle dame, qu’à chaque fois que vous passerez en ce lieu, vous ne manquerez jamais de faire ce que vous avez fait aujourd’hui.

— Je vous le promets.

— Je souhaiterais aussi que vous fissiez la même recommandation à toutes les personnes de votre connaissance qui ont coutume de voyager dans la montagne.

— Je le ferai.

— Au surplus, je puis vous le confier : c’est l’âme du roi Marc’h qui est enfermée ici. Elle sera sauvée le jour où, de ce tas de pierres que nous venons de commencer, elle pourra voir le clocher de la chapelle qui est de l’autre côté du mont. Le roi Marc’h a toujours été bon pour les gens de votre sorte. Rendez-lui du moins en cailloux ce que vous avez reçu de lui en pain et en menue monnaie. Soyez assuré d’ailleurs que sainte Marie vous en saura gré.

Vous l’avez deviné déjà : la belle dame n’était autre que sainte Marie elle-même.

Le mendiant s’acquitta en conscience de la commission de la sainte.

Depuis lors, il s’est écoulé plus de cent ans.

D’année en année, le tas de pierres grandit. Chaque passant y apporte sa pierre. Moi, quand je chemine de ce côté, j’ai soin, dès le pied de la montagne, d’emplir de cailloux mon tablier. Beaucoup de femmes font de même, pour être agréables à sainte Marie. Avant que le tas soit assez élevé, il faudra sans doute attendre bien des années et des années encore. Mais aussi le roi Marc’h sera sauvé pour l’éternité, et sainte Marie aura joué au bon Dieu un tour dont certainement il ne se fâchera point.

Voilà l’histoire du Bern-Meïn[17].


(Conté au Port-Launay, par une mendiante connue sous
le nom de Katic-coz.)
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  1. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274. — [L. M.]
  2. Cf. Luzel, Contes populaires de la Basse-Bretagne, t.1, p. 11, 38, 60. — [L. M.]
  3. Recteur de Saint-Michel-en-Grève. V. supra, chap. III.
  4. Cf. E Souvestre, Le foyer breton (1845), p. 233. — [L. M.]
  5. Cf. P. Sébillot, Littérature de la Haute-Bretagne, p. 192 : La messe du fantôme ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, p. 245 et 216 ; Fr.-M. Luzel, Veillées bretonnes, p. 5 et seq. ; R.-Fr. Le Men, Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne (Revue celtique, t. I, p, 426), c’est l’histoire de l’évêque Penarstanc, évêque de Tréguier, qui revenait chaque nuit essayer de dire sa messe à l’église de Plougonven ; L. Decombe, Le Prêtre de la Croix Brisée (Mélusine, t. III, c. 76) — [L. M.]
  6. Sur les feux de la Saint-Jean en Basse-Bretagne, v. N. Quellien, Revue d’Ethnographie, t. IV, p. 89. — [L. M.]
  7. Ar maro ién, disent les Bas-Bretons, « la mort froide ».
  8. J’ai traduit cette complainte du recueil d’hymnes religieuses, intitulé : Kannouennou santel, dilennet ha reizet evit Escopti Kemper. Ce recueil est de l’abbé Henry. L’auteur a quelque peu modifié le texte populaire. Mais ces modifications n’ont porté que sur certaines expressions auxquelles il a tenu à donner une forme plus archaïque, plus scientifiquement bretonne. Encore a-t-il eu la probité de dresser en tête de l’ouvrage une sorte de lexique des mots anciens qu’il a cru devoir substituer aux termes actuellement en usage.

    La gwerz dont je donne ici la traduction est d’un caractère saisissant, mais il la faut entendre chanter en breton par de rudes voix de paysans et dans le cadre funèbre qu’elle comporte. Je n’oublierai jamais l’effet qu’elle produisit sur moi, un soir de Toussaint, dans le pauvre cimetière de Spézet, un bourg perdu de la Montagne-Noire. Toute cette région de la Cornouailles du centre est elle-même une sorte de cimetière préhistorique, hérissé de monticules qui, dans la solitude des landes, semblent un peuple de cairns mystérieux. Dans ce vaste pays mortuaire, cette mélopée puissante, cette lamentation si large, si monotone, avait vraiment une grandeur farouche et vous communiquait un frisson très particulier.

  9. Ces repas des morts deviennent de plus en plus rares. Mais l’usage n’en est pas entièrement aboli. Cf. Fr. Baudry, Traditions populaires de la Neuville Champ d’Oisel, Mélusine, t. I, c. 14. V. aussi pour les cérémonies de la Nuit des Morts, L. Decombe, Mélusine, t. 111, col. 75. — [L. M.]
  10. Cette « complainte des âmes » a déjà été publiée, d’abord par M. Dufilhol, dans Guionvac’h (traduction, p. 205 ; — texte, p. 375), puis par M. de la Villemarqué, dans le Barzaz-Breiz, p. 505, sous le titre de « Chant des Trépassés ». La traduction que nous donnons ici, à notre tour, est absolument littérale. Il faut avoir été réveillé en sursaut, dans le lit clos de quelque ferme isolée, par cette douloureuse complainte, pour savoir jusqu’où peut aller la mélancolie intense, la poignante et sauvage tristesse des hymnes de la mort en Basse-Bretagne.
  11. On trouve une version du chant des âmes dans E. Souvestre, les Derniers Bretons (1843), p. 163. — [L. M.]
  12. Cf. sur cette idée que notre chagrin augmente dans l’autre vie la peine de ceux que nous avons perdus : Ch. Joret, La Rose (1892), p. 354. V. aussi Luzel : Veillées bretonnes, p. 34 et seq. [L. M.].
  13. J’ai retrouvé cette légende dans la plupart des régions bretonnes que j’ai explorées. C’est certainement une des plus répandues. Le fond et les détails en sont presque partout les mêmes. Une variante recueillie à Port-Blanc mérite cependant une mention spéciale. Elle m’a été contée par Jeanne-Marie Bénard.

    « Comme la jeune fille assiste, du fond du confessionnal, au défilé des âmes qui passent silencieusement l’une derrière l’autre, elle entend tout à coup un bruit de clochettes, de clochettes grêles au son triste.

    « Et elle voit venir sa mère. C’est elle, c’est la mère qui fait sonner, en marchant, ce carillon mélancolique. Tout à l’entour de sa jupe sont superposées plusieurs rangées de clochettes. La première nuit, il n’y en a que jusqu’aux genoux ; la troisième nuit, il y en a jusqu’à la ceinture. La jupe entière en est garnie.

    « — Que signifient ces clochettes, ma mère ?

    « — Malheureuse ! Vous l’osez demander. Chaque larme que vous versez sur moi se change en une clochette, aussi lourde que plomb. Sans vous, je serais depuis longtemps en paradis. Mais comment y monterais-je, ayant un tel poids à porter ! Voyez, c’est à peine si je puis mettre un pied devant l’autre. Quand donc cesserez-vous de retarder ma béatitude éternelle ? Ce n’est pas sans raison que ces clochettes sonnent si tristement ma peine ! »

    N’est-ce pas une étrange et poétique imagination que ces larmes transformées en clochettes sonnant un douloureux carillon d’angoisse ?

    J’ai dit que cette légende était fort répandue. Elle a même fourni la matière d’une complainte qu’on peut lire dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 61.

  14. Sur cette idée qu’il ne faut jamais toucher aux aliments des morts, V. Sidney Hartland, The science of the Fairy tales, p. 41 et seq. — [L. M.]
  15. Ce « tas de pierres » est une espèce de cairn situé entre les deux principaux sommets du Ménez-hom, au pied de la partie de la montagne qui est connue sous le nom de Menez Kelc’k, et non loin d’une ancienne voie romaine qui se dirigeait sans doute sur Crozon.
  16. Marc’h, cheval.
  17. On trouvera un grand nombre d’exemples de ces interventions de la Vierge dans les Anecdotes historiques, légendes et apologues d’Étienne de Bourbon, édit. Lecoy de La Marche (1885) p. 93-120. — [L. M.]