La Légende de la Ronde de nuit

La Légende de la Ronde de nuit
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 882-908).

LA LÉGENDE
DE LA
« RONDE DE NUIT »

Les biographes de Rembrandt se sont ingéniés, par souci littéraire, à ne projeter sur la vie du Maître que des fulgurations intermittentes, sur le fond d’obscurités qu’une légende romanesque, assez malveillante, avait amoncelées autour du nom, et des œuvres mêmes, du peintre des Syndics et du graveur des Cent Florins. C’était bien tentant ; car le parallélisme de l’effet littéraire satisfaisait facilement ceux qui ne cherchent dans l’histoire du grand artiste qu’un délassement de l’esprit, avec quelques images vigoureuses, conçues sur ce principe rembranesque, défini par Reynolds, d’une réserve d’un huitième de la surface de ses tableaux pour l’irruption de la lumière, dans six huitièmes de demi-teintes colorées ; le reste étant destiné aux vigueurs des ombres fortes.

Depuis le milieu du XVIIe siècle, du vivant même de Rembrandt, on la voit progresser, cette légende fantastique, puis s’obscurcir, comme l’éclat de ses toiles les plus lumineuses, sous l’accumulation des vernis encrassés par la fumée des pipes et les feux de tourbe, dans les lieux publics d’exposition.

On surprendrait bien des artistes, avec la masse des amateurs d’art si, par une bonne fortune qui n’est pas probable, certains tableaux de Rembrandt, jamais revernis et n’ayant acquis sous l’action du temps qu’une patine blonde à peine sensible, leur étaient présentés, quelque jour, à côté de ses portraits couleur de mandarine, qui ont trois millimètres de vieux vernis superposés et qui imposent aux jeunes peintres une conception si erronée de la palette du Maître de la lumière ensoleillée.

N’est-ce point Delacroix qui a dit que la chair des femmes n’avait tout son éclat qu’au soleil ? C’est ce qu’avait compris Rembrandt, deux cents ans plus tôt, en le mettant en pratique dans ses merveilleux portraits ensoleillés, dont on ne soupçonne plus que les valeurs éteintes dans certaines collections publiques, où le revernissage annuel se pratiquait, administrativement, à toutes les visites du Roi. Rien ne serait plus décisif que le rapprochement du beau Portrait d’Anna Vijmer, si frais de ton dans les chairs, si peu coloré dans les blancs de son étourdissante collerette, qu’il semble peint d’hier, comme le Portrait de Seriziat par David ; rien ne ferait mieux saisir l’effet des vernis qu’une confrontation de cette Anna Vijmer, de la collection Six, avec le Rembrandt appuyé de Londres, — déjà décrassé, en partie, de ses vernis opaques, — puis avec notre grand Portrait ovale du Louvre, peints tous trois vers la même époque, pour juger du discrédit progressif qui s’attachera à nos trésors du Louvre, si l’on n’ose pas les dévernir.

Il en est de même de la légende de l’artiste, qu’on voit poindre dans la malveillance et les petits ragots des vieux peintres qui l’avaient combattu, au nom de l’italianisme, et qui subirent son ascendant sans comprendre ce qui constituait son génie ; qui l’avaient jalousé lors de ses grands succès de novateur fêté par toute la Hollande enfin libre, et que sa lutte ardente contre la Bent, — la Bande noire de ce temps-là, — avait aigris ; jusqu’au moment où l’affaire des Cartésiens servit de prétexte, à quelques politiciens d’Amsterdam, pour abattre le grand artiste, en le jetant sur le pavé, après avoir saisi et fait vendre, à vil prix, tous ses biens meubles et immeubles.

Elle devait être déjà puissante, à cette date, cette légende, pour que ses ennemis aient pu organiser la désertion des enchères de sa collection, qui représentait, à elle seule, une valeur de deux cent mille florins, dont on ne réalisa pas le quarantième, pour assouvir ses créanciers [1].

Pourtant, des faits certains viennent de jour en jour détruire ces légendes. Un autre Rembrandt apparaît. Ce n’est plus dans « la boutique noirâtre d’un petit marchand, » imaginée par Fromentin, ce peintre « aux habitudes ténébreuses et fantasques » dont il a projeté, ici même, l’image sur l’écran tramé d’or de ses admirables visions de Hollande malgré tout, il le vénérait, dans ce malaise évident qu’il exprima, en cinquante pages, méditées devant l’une des œuvres les plus importantes du Maître, — importante tant par son format inusité que par son parti pris d’une rare audace, qui fut comme le manifeste de sa manière, comme sa préface d’Hernani, mais qui demeurerait entourée d’un étrange mystère, si l’on s’arrêtait aux conclusions des Maîtres d’autrefois.


I

Il s’agit de la toile improprement appelée la Ronde de Nuit par quelques écrivains français de la fin du XVIIIe siècle, et par Reynolds dans son pèlerinage aux œuvres de son dieu ; au temps où la peinture, enfumée par la tourbe des poêles, étant mal éclairée au Trippenhuis, ne montrait plus que de lointains fantômes, s’agitant derrière l’écran de mica orangé de ses vernis opaques.

Fromentin n’a pu la voir, très rapidement [2], que dans ces conditions déplorables, et ses appréciations admiratives, nuancées de tant de réticences, ne peuvent se référer qu’à cet aspect momentané. D’ailleurs, il ignorait que le tableau fut morcelé et sensiblement réduit dans les deux sens et que sa composition, qu’il critique avant tout, fut toute déséquilibrée par la suppression de deux figures à gauche, de la moitié du tambour à droite et par l’enlèvement d’une large bande de terrain, lors de son transfert dans la salle du Conseil de guerre, à l’Hôtel de Ville d’Amsterdam.

Cette mutilation, longtemps niée par les écrivains d’art hollandais, a donné lieu au printemps de 1918 à une émotion assez vive parmi les dévots de Rembrandt. Quelqu’un prétendait détenir les deux coupons de la Ronde de Nuit détachés du chef-d’œuvre, en 1715, et s’offrit à les vendre à l’État hollandais, puis au Louvre. L’existence de ces reliques est rationnelle ; on n’a pas dû détruire ces importants fragments d’un tableau, déjà fort célèbre à cette époque, et peut-être sont-ils roulés dans quelque réduit de l’ancien Stadhuis d’Amsterdam. Mais, vérification faite, les fragments proposés n’avaient aucun rapport ni avec la Prise d’armes, ni avec la main de Rembrandt. C’était un leurre.

Pourtant, la déception ne fut pas sans résultat pratique, puisque cette aventure, assez romanesque, avait remis à l’étude la fameuse question de la Ronde de Nuit, dont les solutions proposées par Fromentin et par Emile Michel, sont dues à des impressions personnelles et à des arguments de peintre, tandis qu’on pourrait la résoudre par l’examen des documents, sans négliger l’étude de la technique de l’œuvre, mais à un autre point de vue.

Tout d’abord, et contrairement à une tradition erronée, il convient d’isoler cette vaste toile de l’ensemble des Tableaux de corporations, ces innombrables Schutlersstucken, Schuttersmaaltijden et Corporaalschapen, qui ne sont que des réunions de portraits commandés par souscription, égale pour tous, entre certains tenants d’une compagnie milicienne, et que l’artiste devait mettre sur le même plan, dans la même lumière, même si le peintre s’appelait Franz Hals ou Van der Heltz, et dont la mode sauva l’école hollandaise du désastre artistique que les triomphes de la Réforme apportaient dans d’autres pays, comme à Strasbourg, en arrêtant la production des tableaux religieux, ressource ordinaire de tous les peintres. Car Rembrandt n’eut pas à exécuter de Schutterstuck selon le programme imposé à tant d’autres artistes, ainsi qu’on le verra tout à l’heure. Son programme fut tout différent ; et tous ceux qui ont étudié son tableau, en se fondant sur ce qu’il aurait dû faire pour résoudre le problème proposé à Franz Hals dans les Archers de Saint-Georges et de Saint-Adrien, à Thomas de Keyser peignant les Compagnies du capitaine Allart Cloeck, en 1632, et celle de Jacob de Vries, en 1633, puis à Van der Heltz, plus tard, pour la paix de 1648, tous ceux-là se sont égarés parce que ces comparaisons n’étaient pas utiles en l’espèce, sauf au point de vue du métier. — La route du Havre à Paris ne sert de rien à qui veut aller dans les Alpes, et le plus court eût été de se renseigner sur le programme de Rembrandt.

Or, il est indiqué dans une aquarelle exécutée sur le Livre de famille de Franz Banning Cocq, qui commanda au jeune artiste cette vaste toile, et il explique exactement toutes les intentions du tableau : « Le jeune seigneur de Purmerland donne à son lieutenant le sieur de Vlardingen tordre de faire marcher sa troupe. » Voilà le sujet du tableau et il n’en est pas d’autre. C’est une Ordonnance, une Prise d’armes, et non pas un groupe de portraits. Car on admettra bien que Franz Banning Cocq connaissait le titre exact d’un tableau qu’il avait payé seul, en dehors de toute contribution collective et qu’il n’avait aucune raison de mettre, à cette aquarelle, un titre de fantaisie expliquant si parfaitement l’œuvre même du grand artiste, alors que ce livre n’était pas destiné à ses descendants, puisqu’il mourut, sans enfants, en 1655.

S’il en eût été autrement, il n’eût pas manqué d’inscrire les noms de ses compagnons d’armes sur cette aquarelle de souvenir. Or, cette aquarelle, qui nous fournit le titre même de l’œuvre de Rembrandt, offre une autre particularité qui n’a jamais été signalée, que je sache. C’est qu’elle n’est pas faite d’après le tableau du Rijskmuseum, et qu’elle présente, avec celui-ci, des différences si nombreuses et si importantes dans le détail de chaque figure, qu’elle ne peut être qu’une étude faite d’après l’esquisse même de Rembrandt, laquelle devait être chez le bourgmestre Franz Banning Cocq, en 1653, lors de l’exécution de cette copie à l’aquarelle. Quoique l’allure générale de l’œuvre soit semblable, dans l’ensemble, à l’arrangement scénique du grand tableau définitif, on trouve dans chaque figure une variante d’attitude, un port de tête différent. Un trois-quarts du tableau devient un profil ou une face sur l’aquarelle, et réciproquement. Les groupes d’arrière-plan sont assez différents, avec des coiffures d’autre sorte. Or, comme l’exécution de cette aquarelle est l’œuvre d’un novice très attaché aux détails et, certes, bien incapable de varier, ainsi, des attitudes en copiant, on est conduit à reprendre l’affirmation de Vosmaer qu’il existait une esquisse peinte par le Maître pour la préparation de son tableau.

Peut-être, même, le bourgmestre Cocq fit-il faire cette aquarelle au moment de se séparer de cette esquisse qui passa dans la collection Boendermaker jusqu’en 1768. Le peintre J. van Dijk la signale dans sa « Besckryving van alle de schilderijen op hat Stadhuis van Amsterdam » de 1758 ; or comme c’est le même artiste qui fut chargé de décrasser le grand tableau de Rembrandt « qui était comme du goudron » lors de son transfert à l’Hôtel de Ville, en 1715, et qui signala les mutilations qu’il avait subies, il est hors de doute qu’il n’a pu se tromper sur l’authenticité de cette esquisse magistrale. Le catalogue de la vente Boendermaker la décrit ainsi : « Un très beau tableau représentant la sortie des gardes civiques sous le capitaine Franz Banning Kok, seigneur de Purmerland et Ilpendam, lieutenant Willem van Ruitenberg van Vlardingen... (etc.), composition de plus de vingt-cinq personnages ; ce tableau est surprenant par la puissance de son exécution exceptionnelle et PAR LE GRAND ÉCLAT DU SOLEIL. »

Il fut vendu, en 1768, pour 2 580 florins, — prix très considérable, à un peintre-marchand français, établi à Amsterdam, nommé Pierre Fouquet, qui brocantait pour les grands amateurs parisiens, dont il recevait les ordres. Il ne peut être, ici, question de la copie du miniaturiste à l’huile, Gerrit Lundens (1622-1677), aujourd’hui à la National Gallery, car celle-ci n’est pas de mêmes mesures et se trouvait déjà à Paris, dans la collection Randon du Boisset, après avoir été vendue en 1712, à Amsterdam, avec la collection P. van der Lip, pour la somme, plus modeste, de 263 florins.

Ce dernier détail a bien son prix pour faire ressortir que, si en 1712, on payait cette somme importante pour une copie, assez médiocre, d’après Rembrandt, que devient donc la légende de l’avilissement des œuvres originales du Maitre, dont on n’aurait pas trouvé dix stuivers et qu’on offrait, pour beaucoup moins, chez les brocanteurs d’Amsterdam ?

L’incohérence de ce roman de la rancune est confirmée, d’autre part, par les ventes aux enchères de la collection Six, en 1702, où la grisaille de la Prédication de Saint Jean Baptiste et le portrait de la concubine de Rembrandt, notre Hendrickje Stoffels du Louvre, adjugées pour 710 et 550 florins, réalisaient un bénéfice de 700 florins aux héritiers du prétendu Mécène de l’artiste, sur les prix payés à ce dernier par Jan Six.

Or, on a raconté que Rembrandt était parti à l’aventure sur sa vaste toile, sans préparation suffisante, sans avoir même étudié le dispositif de sa Prise d’armes, et qu’il paya sa témérité du plus retentissant échec de toute sa carrière. Là, encore, les documents d’archives infirment cette assertion romanesque et rétablissent la vérité plus simple, et plus vraisemblable, qui gênait un effet littéraire, assez tentant. Que de pages ont été écrites sur les conséquences de cette témérité du jeune peintre, sur le mécontentement qui s’en suivit et sur le discrédit qui s’attacha, dès lors, à sa carrière !

Tout cela ne repose sur rien ; tout cela est fortement controuvé par d’autres faits certains, tout aussi probants, comme l’éclatant succès de sa Bethsabée de 1643, l’année suivante, qui fut vendue récemment à Paris, avec la collection Steengracht, et où la tradition veut que la jolie femme, qui servit exceptionnellement de modèle à Rembrandt, fût la fille d’Ephraïm Bonus, devenue sa maitresse, après la mort de Saskia, son épouse.

Et le triomphe de 1644 ? Était-ce d’un peintre discrédité, ce petit tableau, exactement conçu sur les données artistiques de l’Ordonnantie de Franz Banning Cocq, avec la même répartition des lumières auprès des masses d’ombre, avec les mêmes « passages » du ton de lumière cerné de vert, au roux doré, puis aux rouges profonds qui conduisent aux demi-teintes de l’ambiance et que tous les collectionneurs d’Amsterdam se disputèrent à la vente de Renialme en 1656, après l’avoir tant admiré dans l’atelier de Rembrandt, cette Femme adultère, de la National Gallery. qui lui valut bien des commandes ! N’est-ce pas immédiatement après l’achèvement de la Prise d’armes qu’il fut chargé de peindre le portrait de l’un des plus puissants personnages d’Amsterdam, Abraham Wilmerdonx, directeur de la Compagnie des Indes Orientales, qui ne se serait pas adressé à un artiste décrié ? Et le bourgmestre Pancras, le docteur Heinsius, les Martin-Daey auraient-ils frappé, le lendemain, à sa porte, si le légendaire scandale de la Ronde de Nuit s’était produit comme on l’a prétendu ? Et tous les élèves qui sollicitaient son enseignement, les deux Fabritius, Samuel van Hoogstraten et Bernard Keilh, entre autres, ne se seraient-ils pas détournés de cet exemple dangereux ? D’ailleurs, il est singulier d’observer que cette partie de la légende ne remonte pas à plus de quarante ans, car Vosmaer parle de la Ronde de Nuit comme d’un triomphe de l’artiste, et lui-même cite aussi son esquisse, mais sans s’y arrêter, puisqu’il n’était pas encore question de la folle témérité du peintre, ni des conséquences désastreuses de son manque de préparation.

Mais qu’est devenue cette esquisse capitale, de la main du Maitre, qui nous renseignerait si bien sur ses intentions spontanées et sur la vraie coloration, très lumineuse, de la Prise d’armes, qualifiée expressément, en 1768, de grand éclat de soleil ? A-t-elle péri dans quelqu’un de ces innombrables incendies du XVIIIe siècle à Amsterdam, ou bien reparaitra-t-elle au jour dans sa luminosité première, pour la joie des artistes et des dévots de Rembrandt ?

Quoi qu’il en soit, le Maître est déchargé de cette accusation de légèreté et d’imprévoyance, dont les résultats chimériques tombent avec cette assertion erronée, et nous nous trouvons en présence d’un grand tableau tronqué, mal déverni, mais dont on connaît maintenant le titre exact, le but et la composition préparée avec soin, au cinquième d’exécution, comme la plupart des autres œuvres de l’artiste.


II

Il saute aux yeux qu’il ne pouvait être question de représenter, ici, la Compagnie de Franz Banning Cocq, selon le titre actuel du tableau au catalogue du Rijksmuseum ; car ce serait une singulière troupe d’opérette que celle qui comporterait un capitaine, un lieutenant, un enseigne, deux sergents, quatre caporaux et un tambour pour commander seulement huit soldats, qui disparaîtraient tous sous les plis de l’immense bannière azur et orange que le Vraandig arbore si fièrement. L’ordonnance du magistrat d’Amsterdam fixe l’effectif de ces compagnies à 143 hommes, y compris les 3 officiers. La compagnie d’Abraham Boom comportait même 188 soldats, outre les 3 tambours, les 4 caporaux, 20 nobles, 2 sergents et les 3 officiers d’usage.

D’autre part, il semblerait y avoir une erreur de grade en ce qui concerne Franz Banning Cocq, qui devait être colonel de la garde civique, à cette époque, en remplacement d’Andries Bicker, élu bourgmestre, et non plus l’un des capitaines de ses compagnies de miliciens.

En effet, l’ordonnance prévoit que le colonel ne peut cumuler ses fonctions avec celle de bourgmestre, et Banning Cocq se démit, exactement, de son haut titre militaire, en 1650, lorsqu’il fut élu, à son tour, à cette fonction civile supérieure, qu’il briguait depuis 1633, en occupant les postes d’échevin, de trésorier, de maître des assurances ou de la banque d’Etat, à tour de rôle, selon les usages de la municipalité d’Amsterdam.

Il est donc vraisemblable que c’est pour fêter sa nomination au rang suprême des miliciens, que Franz Banning Cocq s’adressa à Rembrandt, pour faire don au « Doelen » des Arquebusiers de ce grand tableau qui consacrerait cette prise de grade et devait mettre en évidence sa personne, avec celle de son lieutenant, en posture de chefs parmi leurs officiers subalternes, escortés de quelques familiers.

Quoi qu’il en soit, le prix payé à Rembrandt exclut absolument l’idée d’une commande collective des dix-sept portraits dont les noms furent rajoutés, beaucoup plus tard, sur un cartouche aux armes d’Amsterdam, lequel n’est pas de la main du Maître. Le prix convenu fut de 1 600 florins. Rembrandt, qui demandait à cette époque, — ainsi qu’il ressort d’une déclaration d’Abraham Wilmerdonx, — 500 florins pour un portrait à mi-corps, n’eût pas accepté de peindre dix-sept portraits, en pied, à raison de 76 florins, en moyenne.

D’autre part, ce n’est pas dix-sept figures qu’avait exécutées l’artiste dans cette vaste composition ; on en comptait vingt-cinq avant la mutilation, et il en reste encore vingt-trois dont on comprendrait mal le groupement et la raison d’être, si Rembrandt eût pris à tâche de peindre ces dix-sept portraits. Je sais bien qu’on a raconté qu’il imposait son singe, ou son chien, dans des portraits de nobles personnages qui le trouvaient de fort mauvais goût. Mais où sont ces tableaux légendaires ? Qui donc a jamais vu ce singe, dans ses peintures, dans ses eaux-fortes ou dans ses dessins ?

Le problème serait insoluble, si l’on s’obstinait à l’examiner de ce biais. A la vérité, nos certitudes valent mieux que bien des hypothèses et doivent nous guider vers une explication normale de ce tableau, qui ne comporte que deux portraits étudiés avec soin, dans le milieu et la fonction des deux personnages, selon l’esthétique naturaliste de Rembrandt.

Ne venait-il pas d’achever le grand portrait du pasteur Renier Ansloo consolant une veuve, celui du Constructeur de navires traçant les plans d’un bateau, après s’être assuré son premier grand succès en peignant Nicolaës Tulp donnant sa leçon d’anatomie à des élèves, qui n’ont certainement pas contribué plus que les soldats de F. Banning Cocq, à la dépense de cette toile ?

Dans son portrait gravé du Peseur d’or, n’avait-il pas introduit plusieurs personnages et un décor proportionnellement aussi important, comme dans les deux Coppenol, l’eau-forte du Jan Six et le portrait d’Abraham Francen ?

Il lui fallait une ambiance pour faire vivre ses portraits, pour les personnaliser mieux dans une attitude, dans une action expressive, dans un décor familier.

L’exécution même de la Prise d’armes corrobore exactement les précisions des documents écrits. Tout est coordonné pour mettre en évidence les deux personnages, et eux seuls, tant par les harmonies de la coloration que par la plantation du groupe principal, par rapport à l’ensemble. Le grand géant de Brème, tout en noir, en costume d’échevin, avec seulement l’écharpe et le hausse-col damasquiné de son haut grade militaire, escorté du fin lieutenant qui l’écoute attentivement, expriment bien dans leur attitude et dans leur exécution picturale, cette suprématie distante qu’on trouve dans la rédaction du titre exact de ce tableau. Là, s’est concentré tout l’effort du grand artiste, le reste n’étant qu’un accessoire épisodique, comme la veuve de Renier Ansloo, les élèves de Nicolaes Tulp et plus tard ceux de Joan Deyman dans l’autre Leçon d’anatomie, qui fut détruite, en partie, dans l’incendie de la Gilde des chirurgiens, en 1723, et dans tant d’autres portraits peints ou gravés par lui. Et cependant cet accessoire n’est pas indifférent, ni fantaisiste, comme on l’a cru jusqu’ici. Fromentin, qui l’a critiqué avec un certain respect et dans une langue admirable, ne semble pas avoir jeté les yeux sur le détail des tableaux de Govaert Flinck, ni de Van der Heltz, où les costumes sont tout aussi panachés, où les armes sont fort diverses et cependant rigoureusement semblables à celles peintes par Rembrandt. Mais son rôle est de second plan et sert à créer l’ambiance, la vie ardente de ce morceau de vie hollandaise, projeté si impérieusement sur le vaste écran du tableau, par un visionnaire qui savait condenser et résumer une multitude d’images perçues par son cerveau, en un groupe expressif dominant, qui caractérise, à jamais, la scène qu’il a voulu rendre.

Mais encore faut-il savoir quel était son but ? On le comprend si bien dans les Pèlerins d’Emmaüs, dans le Bon Samaritain, dont les textes de Fromentin disent, éloquemment, l’émotion communicative ! On le précise aussi sûrement, dans certains croquis, comme celui du Serviteur infidèle, ce chef-d’œuvre de la collection du maître Bonnat, dans tant d’eaux-fortes magnifiques dont les titres s’imposent à nos yeux, et nous voudrions que Rembrandt n’eût pas mieux compris l’exécution de sa plus vaste toile, à l’heure décisive de sa carrière, dans la joie de ses trente-cinq ans, alors qu’un fils lui est né et qu’il tend les bras à la gloire ? Non ! cette erreur ne peut lui être imputée que sur des preuves vérifiées et ces preuves justifient son œuvre !

Je suppose que c’est Rembrandt, lui-même, qui ordonna le programme de ce tableau, si parfaitement conforme à sa conception du portrait en action et si adéquat à la réalisation de la Prise d’armes. Il avait dû assister, bien des fois, à ces Ordonnanties journalières que le service de garde de la Cité, engagée dans les guerres de l’Indépendance et menacée par l’hégémonie des princes de Nassau, multipliait dans les différents quartiers, vers le soir, pour les postes de nuit du Dam et des onze portes des remparts.

On sait comment s’ordonnait une Prise d’armes de miliciens, dont l’événement principal consistait, comme aujourd’hui dans nos armées démocratiques, dans la cérémonie de la remise du drapeau déposé chez le colonel, et salué par la troupe au son des tambours et dans le cliquetis des armes.

Or, que se passe-t-il ici ? C’est par un soir doré des premiers jours d’automne. Il est tard ; le soleil décline. Ses rayons obliques ne baignent plus la façade méridionale du riche hôtel, aux trois pignons sculptés, que le seigneur de Purmerland possède sur le Singel, au coin de la Bergstraat. Les volontaires de la milice ont fermé leurs boutiques, à l’appel des trois tambours et se sont assemblés en dehors du cadre, sous les arbres rouilles, au long du quai, après avoir déposé leurs piques contre la façade de l’hôtel. L’un des sergents s’est même assis, sur la borne du parapet du pont, en s’appuyant sur la hallebarde, insigne de son grade. Une bonhomie souriante préside à ces apprêts d’une garde de nuit, entre bourgeois de la même rue, ou du même quartier, qui font un service bénévole. Nulle discipline tracassière, avant la sortie du drapeau.

Mais le vraandig est arrivé. Il a pénétré, avec l’escorte d’honneur des quatre piquiers, dans l’hôtel du capitaine, pour recevoir, de ses mains, l’étendard lamé d’orange et d’azur qui doit précéder la troupe. Voici, même, Franz Banning Cocq, ceint de l’écharpe militaire, au bas du perron ; il s’avance sur le pont inondé de lumière, avec son lieutenant auquel il « donne l’ordre de faire avancer sa troupe » et qui vient de frapper le sol avec son esponton.

Jan Cornelis Vischer, le porte-enseigne, apparaît sur les marches entre ses piquiers, fort empêtrés dans la manœuvre de leurs armes, plus longues que la hauteur du grand portail. L’étendard se déploie ; van Kamboort, le tambour, bat aux champs, tandis que les caporaux déchargent leurs mousquets et que les volontaires reprennent leurs piques, sans grande hâte, pour suivre l’ordre et le mouvement. L’autre sergent, qui porte, à l’ordonnance, sa hallebarde sur l’épaule et le fer en avant, montre à ses hommes la direction de la Bergstraat, par où doit s’écouler la troupe. Des deux gamins qui sont venus avec leur père, l’un prend les devants, en emportant sa corne à poudre ; l’autre, tout petit, se dresse sur ses ergots, pour dépasser du nez le parapet et apercevoir quelque chose.

Tout cela, hormis les contrastes réels de la lumière et la magie de l’heure, c’est le spectacle de tous les soirs ; rien n’est plus usuel, plus véridique ni plus banal, et ne justifierait les impressions de fantasmagorie et de phosphorescence qui ont inquiété Fromentin.

C’est qu’il y a vu « une figure épisodique qui, jusqu’ici, a déjoué toutes les conjectures, parce qu’elle semble personnifier dans ses traits, sa mise, son éclat bizarre et son peu d’à-propos, la magie, le sens romanesque ou, si l’on veut, les contre-sens du tableau ; je veux parler de cette petite personne à mine de sorcière, enfantine et vieillotte, avec sa coiffure en comète, sa chevelure emperlée, qui se glisse, on ne sait trop pourquoi, entre les jambes des gardes, et qui, détail non moins inexplicable, porte, pendu à sa ceinture, un coq blanc qu’on prendrait à la rigueur pour une escarcelle. »

Tout cela est rigoureusement observé et évoque en des mots formant image, la vision falote qui illumine le second plan du tableau, mais n’a rien de mystérieux si l’on examine mieux encore cette figure, en laissant parler Fromentin, qui la suit d’un crayon attentif ; (tout en remarquant que ce coq rappelle, simplement, les armoiries mêmes du capitaine) : « Quelque raison qu’elle ait de se mêler au cortège, cette figurine affecte de n’avoir rien d’humain. Elle est incolore, presque informe. Son âge est douteux parce que ses traits sont indéfinissables. Sa taille est celle d’une poupée et sa démarche est automatique. Elle a des allures de mendiante et quelque chose comme des diamants sur tout le corps, des airs de petite reine avec un accoutrement qui ressemble à des loques. »

Sa raison d’être, c’est d’appartenir à la maison de Franz Banning Cocq, avec ce compagnon qui lui tient la main, qui la conduit avec des gestes obséquieux et grandiloquents ; qui est aussi singulier dans son accoutrement désuet de bouffon difforme, casqué d’un vieux morion lauré de vert, que cette petite figure de lumière, laquelle n’est pas une petite fille, en effet, et répond si bien à la description de Fromentin.

Dans les guerres de l’Indépendance, les nobles Hollandais recevaient des leçons de grandesse des fiers Hidalgos qu’ils chassaient de leur sol et, s’ils s’honoraient d’en être les vainqueurs, au nom de la République, ils s’empressaient de s’assimiler leurs mœurs aristocratiques, dans les moindres détails de leur équipement. Les genêts, les armes d’Espagne, les gants parfumés qui formaient, tout d’abord, leur butin de guerre, devinrent des nécessités de leurs élégances. Certains prirent le goût et l’usage des bouffons et des ménines, et Franz Banning Cocq, qui voulait éblouir par son luxe et se flattait d’un long séjour à la cour de Charles Ier, aura simplement demandé à Rembrandt de représenter avec lui ses deux familiers, sa ménine et son bouffon qui témoignent, ici, de ses élégances de gros Allemand, devenu seigneur hollandais par son mariage avec la fille unique d’un défunt bourgmestre.

Car il menait un train fort somptueux et son hôtel, sur le Singel, était l’un des plus importants et des plus richement meublés de toute la ville. On le vit, constamment, en rivalité électorale avec Cornelis Witsen, qui organisa, plus tard, la cabale contre Rembrandt et qui aida puissamment au succès de Van der Heltz contre le peintre de la Prise d’armes, peut-être à cause de ses rivalités avec Banning Cocq. Mais la fortune de ce dernier lui permettait des dépenses d’autant plus larges, qu’il était sans postérité, sans collatéraux, et qu’il pouvait débourser sans réserve.

Si l’on admet cette explication rationnelle de cette figure de ménine dont les proportions, les traits, l’accoutrement, l’attitude, jusqu’à l’expression si bien décrits par Fromentin, répondent trait pour trait au type classique de ces naines, alors à la mode, la Prise d’armes de Rembrandt n’a plus rien de mystérieux dans son sujet, car « le jeune Seigneur de Purmerland, » l’échevin fastueux, fait place ici au soldat. La ménine et le bouffon, qui l’ont escorté par la ville, n’ont plus que faire auprès de lui. Ils rentrent au logis, sans que les soldats s’en inquiètent et, s’ils passent dans l’éclat factice de leurs oripeaux pailletés, on observera que Rembrandt les relie étroitement à leur maître, comme le chien gris du lieutenant, mais, accessoirement, en dehors du sujet concentré dans ces deux portraits expressifs, dont tout le reste forme l’ambiance.

Fromentin l’a fort bien compris en observant que l’artiste s’est délassé dans les figures de second plan, qui ne sont pas des portraits bien exacts et dont la mission est d’animer cette vaste toile, en ordonnant cette harmonie, par oppositions, qui demeurera l’un des plus hauts tours de force de la peinture. La gageure était audacieuse de maintenir sur le même plan visuel, l’énorme masse sombre du géant blond, vêtu de velours noir, à côté du frêle lieutenant, inondé de soleil dans sa casaque à la hongreline. L’aventure était séduisante et nouvelle et cet effort pictural transportait le jeune artiste, sûr de lui.


III

Il avait accepté l’heure usuelle de la Prise d’armes, mais il l’avait choisie parmi celles que les soirs d’automne réservent aux pays du Nord ; l’heure où le soleil déclinant darde ses rayons flavescents entre les déchirures des brumes de la mer proche, et projette ces clartés fulgurantes et ces ombres pailletées d’or qui s’allongent sur les dallages de briques, le long des canaux d’Amsterdam, et transfigurent la moindre scène en épisode de féerie. C’est l’heure rembranesque par excellence ; celle où il a vu le Christ prêchant à Béthesda et guérissant les malades dans sa pièce des Cent Florins, l’heure de la Prédication du Baptiste, de la Bethsabée, de la Suzanne au bain ; l’heure où les prestiges de la lumière l’exaltent et l’aident à transposer dans la magie du clair-obscur ses enquêtes visuelles de peintre naturaliste, étudiant l’être humain d’un œil sans indulgence, qui en extrait le caractère aigu et presque caricatural dans un schéma mental, assez cruel, mais qui en projette aussitôt une image ennoblie par ce filtrage de l’esprit, qui est le vrai travail de l’artiste, et qu’il traduisait dans ses carnets, ou sur sa toile, dans les prestigieuses adresses d’une exécution de magnifique technicien.

Son œil est, à la fois, l’objectif extraordinairement diaphragmé qui perçoit, dans les plus fortes vibrations de la lumière, le moindre détail d’une broderie au soleil, ou les aspects précis d’une ville imperceptible dans un lointain tremblant à l’horizon, et l’appareil de projection qui élargit cette même image, la simplifie en traits puissants, la compose, puis la dore enfin sur l’écran, plus étroit, qu’il choisit pour y fixer ses tableaux, lesquels imposent, à leur tour, sa vision à la nôtre.

Le personnage du petit lieutenant de la Prise d’armes en est un exemple excellent. L’étude exacte et si précieuse des broderies d’or de son pourpoint, l’exécution des houppettes de soie bleue des gants et du hausse-col d’acier bleui, damasquiné d’or et d’argent dans une arabesque si précise, le détail des bas à botter ornés de nœuds d’argent, le raccourci de son esponton clouté d’or qui sort de la toile, tout cela ne nuit en rien à l’irradiation de ce bloc lumineux, peint de verve, et cependant dans une extrême tension d’esprit, car de la réussite de ce morceau dépendait tout le succès de l’entreprise dangereuse. La pâte en est pétrie de soleil et cependant si rugueuse et si dure, que J. van Dyck prétendait « qu’on y pourrait râper de la muscade. » C’est comme un émail encore en fusion, dont le ton n’est pas défini et qui répartit en rayons le feu interne de ses pâtes accumulées. On a prétendu qu’il y avait disproportion entre ce mince lieutenant et la stature gigantesque et massive de Banning Cocq, dont Rembrandt avait intérêt à diminuer la masse obscure qu’il devait pénétrer de lumière, sans abaisser la valeur impérieuse de son pourpoint de velours noir. Mais, ne voit-on pas tous les jours des groupes plus disproportionnés traverser notre champ visuel sans y provoquer de surprise, et ces deux portraits eussent-ils été aussi véridiques, s’il avait corrigé l’écart de taille du géant ? Au point de vue technique, ce morceau est peut-être plus prestigieux encore que l’exécution du portrait de van Ruytenburg. Car il n’existait pas de noir séchant normalement dans les huiles de cette époque, et le technicien merveilleux qui seconda l’artiste dans la réalisation picturale de ces pâtes puissantes, chauffées de soleil, est aussi digne d’admiration que le penseur qui conçut les Pèlerins d’Emmaüs. Son secret doit être cherché dans cette dissolution de l’ambre à froid, qu’Anton van Dyck enviait à Rubens, qui ne le transmit à aucun élève. Tout grand praticien avait ses secrets dont bénéficiait, chez lui, l’apprenti ; mais les compagnons l’ignoraient et se composaient un métier à eux, en abandonnant l’atelier du maître.

L’écharpe amarante brodée d’or et le beau col en point d’Angleterre qui retombe sur le hausse-col, à peine apparent, forment, avec la manchette de linon et la lumière de la main, les seuls points de clarté qui permettaient à l’artiste de projeter en avant cette masse sombre évoluant sous le soleil. Or, la difficulté technique semblait irréalisable, et l’on s’en aperçoit dans les meilleures copies, qui n’ont pas évité cet écueil.

C’est le cas de rappeler, ici, qu’on a dit que Franz Banning Cocq, mécontent de ce grand portrait, s’était aussitôt adressé à Van der Heltz pour une autre effigie qui serait, seule, véridique. Mais ce n’est que douze ans plus tard, en 1654, que le colonel honoraire de la milice et le bourgmestre qu’il était devenu, consentit à poser devant cet artiste, avec les trois autres syndics de la confrérie de Saint-Sébastien pour cette esquisse, si précieuse, que possède notre Louvre et pour le grand tableau du Rijksmuseum. Or, malgré l’écart des deux dates, il est facile de s’assurer de la rigoureuse identité des deux visages ; un peu plus affinés chez Van der Heltz, parce que la maladie qui devait l’emporter, le 1er janvier 1655, est nettement visible dans l’attitude lassée du bourgmestre, les traits du géant blond sont d’autant plus faciles à contrôler, que le port de tête est le même et s’inscrit, aussi de trois quarts, dans le tableau de Van der Heltz.

La légende, on le voit, est active et ne dédaigne aucun moyen. Mais les faits sont plus éloquents et la démentent, une fois de plus, pour la justification de l’artiste. Quant au déplaisir du capitaine, il est controuvé par l’aquarelle de son album, dont il n’aurait pas donné la commande si le tableau lui rappelait une déception ; le mécontentement des soldats semble s’éliminer à la lecture du titre de cette aquarelle, qui les exclut d’une souscription collective et les rejette au second plan, avec la ménine, le bouffon, le chien, le gamin courant dans la pénombre d’or, parmi les accessoires du double portrait, qui est l’unique objet de cette grande œuvre.

Il reste à comprendre le jeu des valeurs et à suivre attentivement la prestigieuse adresse picturale, qui ordonna la répartition des touches de lumière, parmi cette ambiance assourdie, où dansent des paillettes d’or. Certainement, l’œuvre a passé par cet état de camaïeu roux de ses préparations picturales, que tous les artistes pratiquaient, alors, dans la recherche de l’expression par l’économie des valeurs. Rubens et van Dyck ont laissé, comme lui, des préparations fort instructives de cette sorte, qui initieraient le praticien moderne, si la belle peinture était encore le but de l’exécution d’un tableau. Et c’est sur cet état de sa toile qui l’apparentait à une immense gravure, où tout s’exprime par les valeurs, que Rembrandt a créé l’irradiation de la lumière par des rapprochements audacieux, ou subtilement délicats de tons, par ces « passages » en glacis du vert au roux, qui se prolongent en poudroiement d’or sur les trouées massives de l’ombre, comme dans les plis craquants du satin de la manche de van Kamboort, et surtout dans le collet resplendissant de la ménine, dont le vert s’atténue dans les soieries du porte-étendard, comme si cette onde d’un même rayon se fût refroidie dans la traversée de la pénombre de la bannière. Le grand cerné d’ombre, que Rembrandt introduit toujours au bord des lumières et qui ourle si puissamment la verticale, presque rigide, de la silhouette en lumière du lieutenant [3], se reproduit encore en sabrant la robe, le coq et le bas du collet de la ménine lumineuse. Mais, comme il doit la maintenir au second plan, c’est au rouge rompu que Rembrandt demande l’appui de cette grande masse claire, et ce rouge flue sur la gauche dans les poudroiements de l’ombre ardente, tandis qu’à droite, le même ton, plus actif et plus soutenu, accompagne et projette en lumière l’autre silhouette du lieutenant.

Il y aurait tout un cours à faire, rien que sur ces détails d’exécution, qui constituent l’armature puissante des grands chefs-d’œuvre, en s’éclairant des notations précises que certains maîtres ont fournies à la curiosité des érudits du XVIe et du XVIIe siècle, et qui éclairent la belle technique picturale de ces temps glorieux.

Il y a dans la Prise d’armes une figure secondaire, qui rappelle fort exactement les traits de Rembrandt, selon ses portraits de la même époque. C’est un piquier, coiffé d’un béret de velours, sur lequel se dresse une plume noire. L’artiste faisait-il partie de la milice d’Amsterdam, comme il semble bien qu’il en fut à Leyde, avec son camarade Liévens ? à l’exemple de son ami intime, Pieter de la Tombe, qui était l’un de ses sergents ; de son élève Ferdinand Bol, qui avait aussi ce grade et s’est représenté en milicien dans sa première eau-forte de 1642 ? Comme son autre élève, Govaert Flinck, qui avait un autre grade dans la compagnie du capitaine Jan Huydecoper ? On n’a pu retrouver son nom dans les listes de la milice ; mais il serait singulier qu’il ne se fût pas introduit quelque part dans cette vaste composition, lui qui s’était pris si souvent pour modèle et s’était peint en Tobie dans notre Ange et Tobie du Louvre, puis en Joseph dans le beau tableau de Berlin ; lui qui s’est si souvent représenté en militaire et qui portait l’épée comme un gentilhomme, jusqu’au moment de sa conversion aux doctrines de Simon Menno, où il ne se vêt plus que de bure comme un artisan, et renonce, à jamais, à toutes les élégances, un peu théâtrales, de ses costumes d’antan.

On a critiqué, assez durement et de parti pris, ce qu’on a cru un fantaisiste et hétéroclite assemblage des costumes et des armes dans cette grande œuvre d’observation. Mais en quoi cela pouvait-il aider Rembrandt de changer tous les costumes de ses modèles ? N’est-ce pas le même travers qu’on doit observer chez le véridique van der Heltz, chez Govaert Flinck et chez Velasquez, dont la Reddition de Bréda est à peu près contemporaine ? N’est-ce pas exactement ainsi que se présentaient ces compagnies de volontaires, où chacun s’équipait à sa guise et selon ses moyens ?

Il est donc impossible de conclure, avec Fromentin, « que sa fantaisie s’est fourvoyée dans cette œuvre et que la petite fille au coq est là pour attester que ce grand portraitiste est avant tout un visionnaire. »

On aurait pu objecter la seule chose qui n’a pas été dite : c’est que Rembrandt semble avoir brusqué l’achèvement de ce tableau, en ne sortant pas mieux de la pénombre de sa préparation les corps qui fluent dans l’atmosphère, au-dessus du chien, puis en négligeant certains détails secondaires, comme si le temps lui eût manqué.

C’est ici qu’il faut rapprocher cette date de la mi-juin 1642, où la grande toile fut livrée à Franz Banning Cocq, d’une autre date plus précise, celle du 19 juin 1642, qui vit s’ouvrir, sous le petit orgue de la Oude-Kerk, un caveau pour la sépulture de Saskia.

« Chez Rembrandt, il est impossible de savoir ce que le cœur soutînt. » Peut-être bien que Fromentin eût regretté cette phrase amère, s’il eût rapproché ces deux dates, si décisives dans la carrière et dans la vie de Rembrandt, et si leur fulgurance, trop réelle, l’avait éclairé sur cet excès d’imagination. Ne semble-t-il pas au contraire, à regarder mieux cette œuvre capitale, que le glas du 19 juin ait faussé le ressort de son existence, qu’il ait brisé l’élan qui l’entraînait vers son étoile et qu’il a dû retentir effroyablement, dans cet atelier d’où la tendresse se retirait en emportant bien des chimères ?

La gloire ? à quoi bon ! puisque celle, pour qui il la conquérait, dormait son dernier sommeil sous la dalle d’une sépulture ! La fortune ? mais c’était pour elle qu’il la poursuivait, avec cet acharnement joyeux dont ses tableaux disent l’audace ! A quoi bon, maintenant ! A quoi bon !

Il y avait aussi une menace. On avait vu l’artiste en délicatesse avec les parents de Saskia.

Ceux-ci n’allaient-ils pas tout saisir et tout inventorier, puis exiger que la dot de Saskia fût constituée en capital au profit du petit Titus, sous la gestion d’un ennemi du peintre ? Il fallait se hâter ; surtout se retrouver seul, éloigner tous ces importuns qui guettaient une défaillance. « Le secret » de la Ronde de Nuit, s’il en est encore, n’est-il pas plutôt là, dans ce drame intérieur, dans ces moments tragiques où Rembrandt sentit la faux du Destin saccager tout son avenir d’homme passionné, tout le trésor secret de ses jeunes tendresses ?

Car, n’oublions pas que l’artiste n’avait pas encore atteint trente-six ans et qu’il serait inadmissible qu’un échec, même retentissant, n’ait pu être réparé dans les vingt-sept années qui lui restaient à vivre, tandis que ce deuil clôturait sa jeunesse. Heureusement Saskia avait pris ses dispositions. Par un testament secret du 5 juin, elle avait mis son cher mari à l’abri de ces inquiétudes. Elle lui léguait tous ses biens en le dispensant expressément du contrôle odieux de sa famille courroucée.

La légende de la Ronde de Nuit avait donc confondu le drame intime qui allait jeter Rembrandt dans un autre milieu, avec l’échec de ce grand tableau qui reçut un accueil enthousiaste. Samuel van Hoogstraten, son nouvel élève mennonite qui l’avait mis en rapport avec Renier Ansloo, en parle à trente ans de distance comme de l’une des œuvres capitales de la peinture. « Elle est si pittoresque de pensée, dit-il, si élégante d’agencement, si puissante d’effet, qu’auprès d’elle, selon l’opinion de beaucoup d’artistes, toutes les autres toiles paraissent des figures de cartes à jouer. Cependant j’aurais bien désiré qu’il y eût mis plus de lumière. » Est-ce là l’indice d’un échec, malgré la restriction finale qui marque surtout l’évolution de cet élève vers la peinture qu’il pratiqua ?

Seule, la date de ce tableau marque une évolution morale de l’artiste que la mort de Saskia allait précipiter, en lui créant des amitiés nouvelles.

À cette heure douloureuse, le pasteur Renier Ansloo semble avoir, seul, trouvé le chemin de cette âme ardente et blessée en l’entrainant vers une autre passion, celle de la recherche de la vérité sociale par les lectures du texte de la Bible, dans ce milieu des Mennonites, pour lequel il rompit toute attache avec ses habitudes d’autrefois. C’est la grande évolution de sa vie ; elle n’a aucun rapport avec l’échec imaginaire du double portrait de Franz Banning Cocq et de son lieutenant, qui n’a plus rien de mystérieux que les secrets de sa technique.


IV

Jérémias de Decker avait insisté, en 1666, sur la renommée de Rembrandt à l’étranger ; mais comme sa pièce de vers, bien connue, était un remerciement à l’artiste pour son portrait gracieusement offert, on pouvait soupçonner le poète d’exagération dithyrambique dans ces passages pourtant fort nets :

« Je ne reproduirai pas tes traits, Rembrandt, — mais ton esprit cultivé, — et ton art ingénieux que je montrerai — à tous les yeux, en dépit de l’envie, — cette-bête infâme !... Ton pinceau vaillant ne demande de louanges à personne, — il est célèbre par lui-même, et il a porté ta renommée, — aussi loin que voguent les vaisseaux de la libre Hollande, — Ta gloire, volant par-dessus les Alpes, — jusque dans Rome l’altière, — fait s’extasier l’Italie, — elle égale et surpasse celle de Raphaël et de l’Angelo... »

Pourtant, on savait que Rembrandt fit des échanges de ses œuvres contre de précieux tableaux italiens ; mais il n’y avait pas d’autres documents précisant mieux la portée de son action dans la Péninsule.

Cette lacune vient d’être comblée par la découverte, à Messine, de toute une correspondance très importante échangée entre un collectionneur de cette ville et Rembrandt d’une part, ainsi qu’avec la plupart des artistes italiens de premier plan, à cette époque, et quelques peintres hollandais et flamands fixés à Rome, comme Abraham Breughel et Cornelis van Staël [4].

Don Antonio Ruffo, dernier fils du duc de Bagnara, commença sa collection, vers 1640, avec des œuvres de Pietro da Cortona, de Van Dyck, de Ribera, du Guerchino, achetées directement aux artistes, et d’autres tableaux de maîtres anciens par l’intermédiaire de divers peintres-marchands établis à Rome. — Rien ne peint mieux l’état d’esprit des artistes et les usages de l’époque, que ces lettres où l’on retrouve des appréciations sur la valeur de certains peintres contemporains.

Deux lettres de Giovan-Francesco Barbieri relatives à Rembrandt, et datées de 1660, viennent confirmer l’affirmation de Jérémias de Decker et donner la mesure de la réputation du maître des Pèlerins d’Emmaüs en Italie, où ses tableaux et ses eaux-fortes étaient fort recherchés.

Antonio Ruffo s’était déjà procuré, à cette époque, par l’intermédiaire de Cornelis Eysbert Vangaor, un premier tableau de Rembrandt qu’il avait payé 500 florins à l’artiste et 18 florins pour la toile qui se payait toujours à part, dans les contrats d’achat de tableaux. — Il venait de demander au Guerchino de peindre un pendant, de même mesure, et l’illustre artiste lui écrivait de Bologne, le 13 juin 1660 : « En ce qui concerne la demi-figure de Reimbrant qui est aux mains de V. S. Illust, elle ne peut être que de toute perfection ; car j’ai vu diverses œuvres en estampe de cet artiste qui sont merveilleusement réussies, gravées de bon goût et faites de bonne manière ; d’où je puis argumenter que son coloris doit être de toute exquisité et perfection et tout ingénument je le tiens pour un grand virtuose. » Aussi le Guerchin, flatté, mais un peu inquiet, ajoute qu’il reprendra sa première manière « gagliarda » pour exécuter un pendant ; mais il demande au collectionneur de lui envoyer une esquisse faite par quelque bon peintre de Messine, tant pour le renseigner sur la silhouette générale de la figure de Reimbrant, que sur la répartition des lumières.

Le 6 octobre 1660, ayant reçu cette esquisse, il écrit à nouveau à don Ruffo en estimant que Reimbrant, ayant voulu peindre un Physionomiste, il se propose de lui donner, en pendant, un Cosmographe avec un turban turquin sur la tête, ce qui semblerait indiquer que ce physionomiste, dénommé par Rembrandt « Aristotèle tenant la main sur une statue, » devait être aussi coiffé d’un turban turquin, comme on en voit tant dans ses œuvres et dans les gravures du XVIIe siècle, où nombre d’Orientaux vendent leur pacotille sur le Dam et sur les quais d’Amsterdam. Mais il est intéressant d’observer, dans ces lettres, la justesse euphonique du nom de l’artiste écrit Reimbrant, tel qu’il se prononce exactement en Hollande, ce qui indique, évidemment, qu’il était bien connu des milieux artistiques d’Italie, où on le discutait souvent. Car il avait aussi des détracteurs et la correspondance d’Antonio Ruffo nous en donne un exemple, vraiment typique, sous la plume d’Abraham Breughel, le peintre de fleurs qui séjournait, alors, à Rome et voulait proposer certain petit peintre, ignoré aujourd’hui, pour soutenir l’art italien, en face du génie rembranesque. Il s’agissait de Giacinto Brandi !

Le collectionneur messinois avait été déçu des diverses productions des meilleurs peintres de la Péninsule, dans sa recherche des pendants italiens aux trois tableaux qu’il avait de Rembrandt, et il ne voulait plus qu’on lui parlât d’en renouveler l’expérience. Il estimait qu’aucun tableau ne tenait devant la puissance de ce génie dominateur ; il venait de le signifier à Breughel qui lui avait indiqué, à ses dépens, quelque nouvel artiste d’avenir, capable d’éclipser l’éclat des trois tableaux du Maître. Il avait une première fois insinué que « les cadres de Rembrandt ne sont pas en grande estime. Il est vrai que lorsqu’il s’agit d’une tête, ils sont beaux ; mais vous pourriez acheter à Rome des petits cadres meilleurs, » et cela datait du 22 mai 1665. Mais la constance du collectionneur l’irritait. Après les malheureuses expériences des pendants italiens et la mauvaise humeur du collectionneur qui l’en rendait responsable, Abraham Breughel n’y peut tenir. Il décoche de sa meilleure encre cette leçon à Antonio Ruffo : « Votre Illustrissime Seigneurie me dit qu’elle a fait faire des pendants par les meilleurs peintres d’Italie et qu’aucun n’arrive au niveau de Rembrandt. Il est vrai, je l’accorde. Mais il est utile de considérer que les grands peintres, auxquels Votre Seigneurie Illustrissime s’est adressée, ne voulaient pas s’assujettir à la bagatelle d’une demi-figure vêtue, où seule venait, en lumière, la proéminence du nez et où on ne sait de quel côté vient la lumière, tout le reste étant obscur. Les grands peintres s’étudient à faire un beau corps nu et là se voit la science du dessin. Au contraire, un ignorant cherche à couvrir de vêtements grossiers et sombres ; car la forme est ignorée par ces sortes de peintres. C’est un style particulier à ceux qui font les portraits et il me semble qu’il y en a bien peu. Quelqu’un étant venu chez Pietro da Cortona lui demander : « Je voudrais mon portrait ou un cadre de « fleurs, » le signor Pietro riposta : « Allez à ceux qui font ces « sortes de choses, cela n’est pas pour moi ! » voulant dire que ce ne sont pas là choses pour les grands hommes de se lancer dans une bagatelle semblable que tout le monde sait faire. Aussi je prie Votre Excellence d’excuser la liberté de mes propos ; c’est ma passion pour la peinture qui m’étreint ainsi et me force à vous le dire, tant j’ai une envie folle que tout le monde ait bon goût. Je baise très humblement les mains de Votre Seigneurie Illustrissime. » Cette lettre est à rapprocher du poème d’Andries Pels qui déplorait aussi que Rembrandt, « voyant qu’il ne pouvait égaler le Titien, van Dyck, ni Michel-Ange, aima mieux s’égarer d’une manière éclatante, pour être le premier hérétique dans l’art, pour prendre plus d’un novice dans ses filets, plutôt que de se fortifier en suivant de plus expérimentés, en soumettant son pinceau célèbre aux règles. Bien qu’il ne le cédât à aucun de ces maîtres dans l’ensemble, ni dans la force du coloris, lorsqu’il devait peindre une femme nue, il ne choisissait pas pour modèle la Vénus grecque, mais une blanchisseuse ou quelque grosse maritorne de grange, nommant son erreur « imitation de la nature ! » tenant le reste pour vains ornements ! » La pièce continue sur ce ton, en regrettant qu’il eût préféré des seins flasques, des mains déformées, en n’admettant ni règles ni d’autres proportions dans les membres humains que ceux de ses modèles ; lui qui, par toute la ville, sur les marchés, les ponts et les coins de rue, cherchait partout des cuirasses, des morions, des poignards javanais, des fourrures et des collerettes passées de mode, pour en affubler Scipion le Romain ou la noble stature de Cyrus. « Quel dommage pour l’art qu’une main aussi habile ne se soit pas mieux servie de ses talents naturels ! Qui l’aurait surpassé dans la peinture ? »

Ainsi la querelle qu’on lui faisait à Amsterdam, même après sa mort, ne lui déniait rien de son génie et reconnaissait tout au moins l’éclat et la puissance de son action, en la déplorant. Ceci contredit exactement la légende qui le représentait s’éteignant dans l’oubli, et végétant dans la misère d’une cécité précoce.

A ce dernier point de vue, la correspondance d’Antonio Ruffo nous apporte encore des précisions décisives. Si l’Aristotèle de 1654 avait été payé à l’artiste 500 florins, soit 5 000 francs de notre monnaie d’avant-guerre, pour une toile de format moyen, on pouvait objecter que c’était bien avant sa ruine, au temps où la légende, ondoyante et diverse, le représente comme accablé de commandes, entouré de collectionneurs qui sollicitent en vain une œuvre de sa main, mais où, à la vérité, l’artiste est embarqué dans sa vaste spéculation sur ses eaux-fortes et ne voit pas venir l’orage qui s’amoncelle contre lui.

Or, en 1661, trois ans après la vente infâme de ses collections, l’année même des portraits des Syndics, — ces très riches conseillers de la corporation des marchands de drap d’Amsterdam, — Antonio Ruffo s’était procuré deux autres tableaux du Maître qu’il allait payer 1 100 florins, non sans protester contre l’état d’esquisse de l’un d’eux et contre l’entoilage de l’autre figure. C’est à ce sujet qu’il écrivit à Rembrandt, dont il a conservé la réponse. Elle nous montre le grand artiste sous un jour, assez brutal, qui explique bien des animosités locales et ces rancunes tenaces des Hauts Seigneurs d’Amsterdam, habitués à plus d’égards.

Le 30 juillet 1661, il avait remis au capitaine Pol Cunstensen (par l’intermédiaire d’Isaac Just) une caisse contenant deux tableaux à destination de Messine : un Alexandre et un Homère pour lesquels la toile est aussi décomptée à part pour 18 florins, le châssis 7 florins 10, la caisse 10 florins, avec d’autres frais de douane, d’embarquement au Texel et d’assurance au 10 p. 100 de la valeur déclarée ; l’ensemble dépassait 1 240 florins.

Mais Rembrandt avait manqué de temps et même de toile pour satisfaire le Messinois qui voulait encore d’autres œuvres, un certain nombre de dessins et des eaux-fortes. Il avait pris une figure déjà exécutée, puis, par des coutures sur trois côtés, il avait agrandi sa toile à la mesure demandée, en la couvrant d’un enduit rapide ; et cela répondait à l’évocation d’Alexandre. Quant à l’Homère, il l’avait trouvé si bien venu, dans son esquisse, qu’il n’avait pas jugé utile de le pousser plus loin. Toutefois la toile était neuve et d’une seule pièce. Ruffo trouva le procédé mauvais. Il s’en plaignit, par lettre, en renvoyant la caisse à Amsterdam et son épitre est très amusante parce qu’elle laisse entendre, à la fois, son admiration et sa déconvenue et qu’il veut amadouer l’artiste, en lui demandant d’autres œuvres.

Celui-ci riposta en termes assez secs, qui précisent bien sa manière. « Je m’émerveille beaucoup, dit-il, du mode dont ils écrivent de l’Alexandre qui est fait tellement bien ; et je crois qu’il y a bien peu d’amateurs à Messine. Mais puisque votre Seigneurie se lamente tant du prix quant à la toile, elle peut me la renvoyer à ses risques, comme aussi l’esquisse de l’Homère. Je ferai un autre Alexandre, la toile m’ayant manqué durant mon travail. Cependant, lorsque le cadre est accroché sous un bon jour, il ne se voit rien. Si Votre Excellence préfère ainsi l’Alexandre, c’est bien. Mais il manque le prix de 600 florins. Pour l’Homère, c’est 500 florins et le prix de la toile. Si vous entendez que je le refasse, envoyez-moi la juste mesure dont vous voulez sa grandeur. J’attendrai la réponse pour ma gouverne »

REMBRANDT VAN RIJN. »

Aucune formule de déférence, ni salutations. C’est la lettre d’un « pur, » qui a renoncé à toutes les élégances mondaines d’autrefois et qui vit en marge de la société, dans un petit groupe d’amis de choix, en doctrinaire évangélique, mais qui sait la valeur de ses œuvres et les juge, en dehors de lui.

Cependant Antonio Ruffo faisait observer qu’il consentait à lui payer le quadruple du prix demandé par les premiers artistes d’Italie dont les toiles comportant une seule tête, se payaient 25 écus, celle en demi-figure 50 écus, avec le maximum de 100 écus pour un grand nu, en figure entière. Et c’était exact. Il avait payé une Agar et son fils dans le désert, dans un cadre sculpté, entièrement de la main du Guerchin, 130 écus, ce qui établit l’échelle des prix payés à Rembrandt, très au-dessus des proportions susdites.

Or, ceci se passait en 1662, à la fin de l’année, alors que le Conseil des Echevins d’Amsterdam refusait à l’artiste le paiement de son travail pour l’achèvement du grand tableau de son élève Govaert Flinck, commandé pour la décoration du Stadhuis. Sollicité par la veuve du jeune peintre, Rembrandt avait accepté de terminer sa Conjuration de Claudius Civilis, dont un fragment est conservé au Musée de Stockholm.

On lui avait promis une certaine somme, mentionnée dans un acte de notaire ; il avait fait les frais de cette exécution et de la mise en place de la vaste toile à l’Hôtel de Ville, où elle demeura dix-huit mois. Mais la cabale de ses ennemis la faisait refuser, sans compensation, ni pour Rembrandt, ni pour la veuve de Govaert Flinck, qui s’était adressée à cet hérésiarque en peinture, à cet hérétique en religion dont on ne voulait pas entendre parler au Stadhuis !

La légende de Rembrandt, on le voit, s’établissait déjà de son vivant entre les dires de ces puissants du jour qui l’exécraient, après s’être enrichis de ses dépouilles, et l’opinion des gens compétents, des spéculatifs moins nombreux, qui l’isolaient de son milieu et le plaçaient au premier rang des penseurs et des grands maîtres de la peinture. Cependant qu’à l’étranger sa gloire rayonnait toujours plus loin et toujours plus vive, malgré l’effort des classiques coalisés, dont la société d’Amsterdam accueillait les travaux par réaction contre le génie impérieux du Maître.

Mais que reste-t-il de tout l’effort de ces Hauts Seigneurs, sinon la honte d’avoir méconnu et persécuté en Rembrandt, comme en Spinoza, la plus pure gloire de la Hollande et d’avoir calomnié l’homme pour justifier leur inique arrêt ? Le tout jeune philosophe s’était éloigné de ce milieu d’autocrates républicains, plus dangereux qu’un podestat d’Italie, et s’était fait oublier en taillant des verres d’optique à la Haye, tout en rédigeant ses immortels théorèmes de l’Éthique. Rembrandt, plus combatif, avait tenu tête à ses adversaires et, s’il avait passé la mer pour quelques mois, comme l’indiquerait sa Vue de Londres de 1661, il était revenu défendre l’avenir de ses enfants contre l’acharnement des pasteurs nationaux.

Il est si vrai que cette persécution n’eut d’autre cause qu’une dispute religieuse, qu’on rendit à Titus, son fils, une partie de son avoir, lorsqu’il eut fait profession de rentrer dans l’Eglise nationale et que Rembrandt y consentit. C’est ce qui expliquerait son inhumation à la Westerkerk, église orthodoxe, alors qu’il professait, depuis 1642, son attachement aux doctrines de Simon Menno. Il resterait à expliquer l’origine du conflit religieux qui souleva toutes ces Bibles dont il fut lapidé sournoisement.

N’en trouverait-on pas l’indice dans l’attitude et le type de ses Christs, dans sa recherche de cette grande Ombre qu’il évoque parmi les humbles et les miséreux, dans un rayonnement qui perce à jour l’inconsistance des doctrines des faux docteurs et silhouette leurs grimaces d’exégètes dans un trait caricatural ?

L’aventure du grand Arnaud est parallèle dans un autre milieu, mais à la même époque, et procède du même esprit, par les mêmes moyens. Mais pourquoi Spinoza n’écrivit-il pas des Provinciales ? Et quelles lueurs n’eût-il pas jetées sur ce drame mystérieux ?


ANDRÉ-CHARLES COPPIER.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1916.
  2. Il n’est resté que quatre jours à Amsterdam du 17 au 20 juillet 1875 pour voir la ville, les deux musées et les collections Six et Van der Hoop.
  3. Cette verticale était de rigueur dans toute composition classique parce qu’elle établit les aplombs d’un tableau.
  4. La galleria Ruffo in Messina nel secolo XVII. (Vincenzo Ruffo.)