La Légende de l’homme sans tête

MAGASIN THÉÂTRAL.
choix de pièces nouvelles.
BARBRÉ, ÉDITEUR
boulevard saint-martin, 12.
LA
LÉGENDE DE L’HOMME SANS TÊTE
drame en cinq actes et douze tableaux
PAR MM. ÉDOUARD BRISEBARRE ET EUGÈNE NUS
représenté pour la première fois, à paris,
sur le théâtre de l’ambigu comique, le 7 août 1857.
Séparateur

DISTRIBUTION :
OSWALD LANZ
MM. Dumaine.
WALTER DE MANSDORF
Maurice Coste.
KRABB
Laurent.
LE DOCTEUR STRASS
Omer.
MAÎTRE MATHÉAS
Machanette.
ÉZÉCHIEL
Richer.
CAZZETTI
Riga.
RUFFACH
Hoster.
BRAUMM
Dornay.
FRITZ
Philibert.
WOLF
Lavergne.
MULLER
Martin.
SIGEFRIED
Raux.
OLIVIA
Mmes Haquette.
BAPTISTA
Adorcy.
GRUTCHEN
Amélie.
LA COMTESSE PALMANO
Mégan.
Étudiants, Soldats, Peuple, etc.


La scène se passe : la première partie en Allemagne ;
la seconde en Hongrie.



ACTE Ier.


L’AUBERGE DU FAUCON.
Le théâtre représente le devant de l’auberge. — À droite et à gauche des tables en perspective des arbres. — Fond de paysage.

Scène Première.

RUFFACH, GRUTCHEN, FRITZ, puis KRABB.
Fritz et Grutchen sont en train de disposer les tables et les bancs.

RUFFACH. Fritz ?

FRITZ. Not’maître…

RUFFACH. V’là une table… sans bancs… Grutchen ?

GRUTCHEN. Not’maître.

RUFFACH. V’là un banc… sans table ! paresseuse… fainéante… qui faites de travers… et mettez les choses, borgnes ! Terteifle, que les étudiants d’Heidelberg nous tombent dru… comme grêle… et, que penseront-ils de l’Auberge du Faucon !… c’est fête au pays… et, il faut que la taverne de Meinherr Ruffach, tienne haut et ferme son vieux drapeau !

KRABB, entrant sur les derniers mots. L’étendard des sauces tournées, de la bière aigrie, des gigots desséchés, et des voyageurs écorchés… voilà votre blason, vous portez de gueules au fricandeau rance !

RUFFACH. Ah ! l’étudiant Krabb !

KRABB, prenant Grutchen. Apportons notre front à ce maître, Grutchen !

GRUTCHEN. Voulez-vous bien finir, monsieur Krabb.

RUFFACH, retenant Krabb. Allons,… allons… gros sensuel !

KRABB. Les vertus ne profitent qu’à l’âme, les vices… au corps… je soigne mon enveloppe !

RUFFACH. Si ce sont ces matières-là… qu’on vous apprend, dans votre université !

KRABB. L’homme apprend partout,… toujours, jusqu’à sa dernière heure…

RUFFACH. Quoi donc ?

KRABB. Qu’il ne sait rien !

RUFFACH. Philosophe !

KRABB, avec mépris. Aubergiste !

RUFFACH. Ah ça,… je vois bien l’ombre… où est le corps ?

KRABB. De qui parlez-vous ?

RUFFACH. Du roi des étudiants,… des buveurs, des tapageurs, des bretteurs, du coq des fillettes, et de la terreur des maris… Oswald Lanz…

GRUTCHEN, tout en arrangeant les tables. En v’là un qui met sens dessus dessous toute la Basse-Allemagne !

RUFFACH. Que peut, celui-là, étudier à Heidelberg !

KRABB. Ruffach !… baptiseur de bières… ici… une question et un conseil…

RUFFACH. La question ?

KRABB. Tiens-tu à tes deux oreilles ?

RUFFACH. Mon Dieu… elles me sont utiles !

KRABB. Je le comprends… vu leur belle venue… maintenant, voici le conseil… occupe-toi peu d’Oswald Lanz… n’y songe même pas… beaucoup n’ont plus d’oreilles pour avoir eu trop de langue.

RUFFACH, effrayé. Mais fallait donc le dire tout de suite, monsieur Krabb…

KRABB. Ici, Grutchen…

GRUTCHEN, qui a fini d’arranger les tables ; s’approchant. Vous savez que vous m’avez déjà embrassée une fois…

KRABB. Rassure-toi… une tranche de jambon et une chope de bière… énormément de jambon… j’ai mon dîner sur l’estomac… j’ai besoin de quelque chose de lourd pour le faire descendre.

GRUTCHEN. Faut-il de la choucroute avec ? c’est un digestif !

KRABB. Beaucoup de choucroute avec…

(Grutchen et Fritz entrent dans l’auberge.)

Scène II.

KRABB, RUFFACH, WALTER, OLIVIA, BAPTISTA.

OLIVIA. Où sommes-nous ?

WALTER. À Heilbroun, près d’Heidelberg !

RUFFACH, les apercevant. Ah ! des voyageurs…

KRABB, s’installant à une table placée dans un bosquet. Mon dîner m’a creusé ! si je commençais par une soupe à la bière.

WALTER, à Ruffach. Des chevaux frais ?

RUFFACH. Dans une heure, Votre Seigneurie ; ils sont en route… je les attends.

OLIVIA, contrariée. Mon Dieu !

RUFFACH. Madame tient beaucoup à repartir ce soir ?

OLIVIA. Oui,… j’ai hâte d’être loin de l’Allemagne.

RUFFACH. C’est que… c’est triste à dire,… mais depuis quelque temps, les routes ne sont guère sûres.

WALTER. Vraiment !

RUFFACH. Des garnements… des riens qui vaille, parcourent le pays… et y jettent la terreur.

WALTER. Contes de bonnes femmes.

RUFFACH. On les traque, du reste, et puis, nous avons fête ici…

BAPTISTA, qui a regardé de côté et d’autre. Ah ! madame… des fleurs… des guirlandes…

OLIVIA. N’importe… je veux partir…

WALTER. Une chambre… en attendant votre poste.

RUFFACH. Si madame veut choisir ?

WALTER. Venez-vous, Olivia ?

OLIVIA. Non,… voyez vous-même, Walter.

WALTER. À vos aises… (Après un temps.) Que désirez-vous, Olivia ?

OLIVIA, agitée. Rien, rien…

RUFFACH, en entrant dans l’auberge, et à Walter en s’excusant. Je passe devant Sa Seigneurie.

WALTER, le suivant dans l’auberge. Passez vite.

KRABB, à Grutchen sortie précédemment de l’auberge. Et ce jambon ?

GRUTCHEN, le servant. Voilà… voilà… est-il sur sa bouche… ce monsieur Krabb.

KRABB, majestueusement. Grutchen… vous me feriez regretter d’être populaire,

GRUTCHEN. Dites donc, monsieur Krabb.

KRABB, attaquant le jambon. Ne me parle pas quand je mange… ça me trouble.

GRUTCHEN. C’est-il donc vrai, que les garnements, comme on dit… qui rôdent dans nos campagnes… ont dévalisé… il y a une huitaine, à Offenbourg, et nuitamment, le vieux Kraussmann, qui prête à plus de cent du cent, aux étudiants d’Heidelberg ?

KRABB. Grutchen… je ne crois pas aux gens qui volent des juifs !

GRUTCHEN. À quoi croyez-vous donc, monsieur Krabb ?

KRABB. À ta vertu, Grutchen…

GRUTCHEN, rentrant dans l’auberge. Est-il drôle, ce monsieur Krabb… il a toujours des idées au rebours des autres.


Scène III.

KRABB, OLIVIA, BAPTISTA.

BAPTISTA, à Olivia, qui est pensive. Madame Olivia…

OLIVIA, sortant en sursaut de sa rêverie. Que veux-tu, Baptista ?…

BAPTISTA. Vous êtes triste… sombre… pensive… pourtant, vous devriez être heureuse…

OLIVIA. Heureuse… non…

BAPTISTA. Comment… votre prochain mariage avec votre parent… le seigneur Walter de Mansdorf…

OLIVIA. J’y ai du goût… Baptista… et je vois cet hymen sans déplaisir…

BAPTISTA. Vous aimez le seigneur Walter ?

OLIVIA. Je l’aime… oui… je dois l’aimer… ma mère mourante a placé sa main dans la mienne… c’est un brave cœur… un noble… parmi les nobles… eh bien… ce voyage, qui m’amène en Hongrie, dans le château de Mansdorf… ce voyage si long… je le trouve prompt comme l’éclair… j’ai hâte de partir, et une force inconnue semble me tirer en arrière… je veux, et je ne veux pas… je désire… et je crains !… Ah ! tiens, Baptista, il y a des instants où j’ai peur d’être folle !

KRABB, mangeant. Bon jambon… mais il n’y en a pas assez…

BAPTISTA, souriant. Folle… oh non… mais peut-être, comme dit le seigneur Walter, vous avez les pieds dans ce monde et la tête dans l’autre…

OLIVIA. Oui… oui… ma mère… était ainsi… je suis comme elle… Il y a six mois… te souviens-tu, Baptista… n’a-t-elle pas prédit le jour… l’heure de sa mort…

BAPTISTA. Mon Dieu… ne songez donc pas… à toutes ces rêveries.

OLIVIA. Pour les femmes de ma race, Baptista, ce que tu nommes des rêveries, ce sont des réalités. Oui… nous lisons dans notre avenir… c’est un don fatal que nous nous transmettons de mère en fille… le gouffre qui s’ouvrira sous nos pas, une force mystérieuse nous le montre à l’avance… les êtres qui auront sur notre destinée une influence bienfaisante ou terrible, un pouvoir étrange nous les désigne ! rêves, pressentiments, extase, seconde vue, que m’importe le nom… mais cela est !… je le vois… je le sens… je le subis… Ah ! je crois que je suis perdue !…

KRABB, à lui-même, en buvant. Bonne bière… petite chope… mais bonne bière !

BAPTISTA. Qui vous effraie, qui vous menace ?

OLIVIA. Un homme…

BAPTISTA. Comment…

OLIVIA. Un démon plutôt !… La main qui me l’a montré n’a pas tracé son nom… mais je l’ai vu… oh ! bien vu… je le vois encore… je le vois toujours… Il me fixe, il me domine… il m’entraîne ! il est grand… il est beau… il a l’œil fatal ! Quand m’apparaîtra-t-il, je l’ignore… Comment agira-t-il sur ma vie… est-ce que je le sais ! mais cet homme viendra, te dis-je ! il vient… je le vois… (En proie à une violente terreur et prenant le bras de Baptista.) Oui… oui… je suffoque… je frissonne… une sueur froide inonde mon front.

BAPTISTA. Madame…

OLIVIA. Tais-toi… tais-toi… il approche… Là… là… le voila… le voilà… (montrant du doigt Oswald, qui entre.) Ah ! c’est lui… (En s’éloignant à reculons, et en entrant terrifiée dans l’auberge.) C’est lui !… c’est lui !

BAPTISTA, après avoir indifféremment regardé Oswald, et, à elle-même, en hochant la tête et entrant dans l’auberge. Un étudiant… Peuh !… ah ! pauvre dame Olivia.


Scène IV.

OSWALD, KRABB, puis Paysans, Paysannes.

OSWALD. Holà… les belles… je vous fais donc peur !…

KRABB, qui fume une énorme pipe d’écume. Tiens… Oswald Lanz !

OSWALD. Krabb, quelles sont ces femmes ?

KRABB, se levant et allant à lui. Des bavardes… qui dit femmes… Elles voyagent, je crois… Ont-elles jaboté !… Sais-tu de quoi sont faites les ailes d’un moulin à paroles ?… de quatre langues de femmes !

OSWALD. Celle qui, là… est entrée la première… est bien pâle.

KRABB. Possible… je ne me suis occupé que de la couleur de mon jambon.

OSWALD. Glouton.

KRABB. Le premier ami de l’homme… c’est lui-même ! Oswald… tu viens d’Heidelberg ?

OSWALD. Oui.

KRABB. As-tu passé devant la maison commune ?

OSWALD. Oui.

KRABB. As-tu lu, sur la porte, la grande affiche rouge.

OSWALD. Oui…

KRABB. Qu’en dis-tu ?

OSWALD. Que les gens de police du grand duché de Bade en veulent fort et ferme à de pauvres diables qu’ils ne connaissent pas et qu’ils brûlent de connaître… aux garnements, comme on les désigne, parce qu’ils se recrutent, dit-on, parmi les étudiants, les tapageurs et les mécontents… qu’au lieu de mettre leurs têtes à prix, pour avoir fait rendre gorge au vieux Kaussmann d’Offenbourg, on devrait les lancer sur tous les usuriers qui dévorent la jeune Allemagne ; et quant à leur chef, cet être inconnu, impalpable, insaisissable, dont ils jaugent la cervelle cinq cents florins, comme un vieux crâne de bourgmestre… le grand-duc lui-même, au lieu de le décréter de mâle mort… devrait lui crier de tous ses poumons : Holà, mon maître… l’épée au poing, avec tes drôles… et, en avant sur tous les coquins de la Confédération… J’ai dit, Krabb !

KRABB. Y a du bon !… d’abord ça supprimerait l’affiche… point important. (Arrivent en scène, de divers côtés, des étudiants, des bourgeois et des paysans endimanchés avec des jeunes filles.) Ah ! voici les filles d’Heilbroun… les journaliers de la vallée… les étudiants d’Heidelberg, Tarteiffle… Mes mollets frissonnent et s’invitent tous les deux pour la première valse…

DES PAYSANS, en passant. Bonsoir, Oswald.

OSWALD. D’heureux jours, camarades,

DES ÉTUDIANTS, en passant. Salut, Oswald.

OSWALD. Dieu vous garde, mes maîtres,

KRABB, qui a regardé alternativement les paysans et les étudiants. Tiens… pourquoi sont-ils donc venus ?

OSWALD. Imbécile… et l’affiche rouge de la maison commune… (Tout en se promenant dans les groupes, puis en disparaissant, en causant avec Krabb.) Krabb… (lui donnant sa pipe) bourre-moi ma pipe… et allume.

KRABB, prenant la pipe d’Oswald et lui passant la sienne. Tiens… entretiens-moi.


Scène V.

Étudiants, Bourgeois, Paysans, Paysannes,
RUFFACH, FRITZ, GRUTCHEN, puis le Docteur STRASS et Maître MATHÉAS.

LES PAYSANS. Holà ! Ruffach !

LES BOURGEOIS. Fritz.

LES ÉTUDIANTS. Grutchen.

LES PAYSANS. De la bière.

LES BOURGEOIS. Du vin.

LES ÉTUDIANTS. Du schnaps.

FRITZ. Voilà.

RUFFACH. Patience.

GRUTCHEN. On va vous servir. (Redoublement de cris. Grutchen, Fritz et Ruffach servent en courant les diverses tables toutes occupées, moins une seule sur le devant.)

LE DOCTEUR STRASS, arrivant par la gauche, une boîte à herboriser sous le bras. Ah !… ah !… c’est fête… céans… Amusez-vous, triples fous que vous êtes… Jetez au vent, en quelques heures, d’immenses trésors de force vitale… Et l’humanité s’étonne, se plaint de mourir jeune… L’économie de la force, tout est là… c’est le secret de la vie !… Ô Hermès !… divin maître… ce dernier mot de la création, je le trouverai, moi… Il a trois lettres !… (Il s’assied à la table inoccupée.)

GRUTCHEN, s’approchant de Strass. De la bière ?

STRASS. Non… poison lent, mais sûr… Donnez-moi un grand verre d’eau fraîche… et un peu, de charbon pilé.

GRUTCHEN, étonnée. Du charbon…

STRASS. Oui, pilé… bien pilé…

GRUTCHEN, s’en allant en riant. En voilà une consommation !

STRASS. Ô ignorance… mère de la mort.

RUFFACH, à Mathéas, qui cherche une place, lui indiquant la table où est Strass. Par ici, tenez… il y a une place à cette table…

MATHÉAS, à Strass. Permettez-vous ?

STRASS. Oui… J’ai étudié les misères humaines… presque toutes… Elles viennent de ce que l’homme trouve que la place qu’il occupe est trop petite pour lui… Asseyez-vous.

MATHÉAS, à part. Voilà un sage… ou un fou (À Ruffach.) De l’eau-de-vie de France ?

GRUTCHEN, apportant un verre d’eau et du charbon pilé dans une soucoupe (à Strass). L’eau et le charbon pilé.

STRASS. Bien… (Il tire de sa poche une petite cuillère, mesure scrupuleusement une cuillerée de charbon pilé qu’il met dans son verre d’eau ; il remue avec sa cuillère, qu’il essuie ensuite et remet dans sa poche.)

MATHÉAS, qui l’a observé. Étrange breuvage !

STRASS. Cela vous étonne. Le charbon purifié par la combustion communique à l’eau une force vivifiante… L’eau, sachez-le bien, est le principe passif, comme le feu est le principe actif de la vie… calculez… combinez les deux éléments, vous aurez l’être.

MATHÉAS, demi-sérieux. Vraiment.

STRASS. Positivement… Voilà de longues années que je me sers de ce breuvage… et l’expérience a justifié mes calculs.

MATHÉAS. Quel âge avez-vous donc ?

STRASS. Le jour des morts j’aurai 113 ans.

MATHÉAS, se versant un verre d’eau-de-vie que Ruffach lui a apporté. (À part.) Voici un homme qui a la vie dure !…


Scène VI.

Les Mêmes, OSWALD.

OSWALD, à Grutchen, qui le précède portant une chope. Où me places-tu, Grutchen ?

GRUTCHEN, déposant la chope sur la table occupée par Strass et Mathéas. Là, à cette table… ils ne sont que deux… et, quand il y en a pour deux… y en a bien pour trois, n’est-ce pas, messieurs ?

MATHÉAS. Quelquefois.

STRASS. Toujours.

OSWALD, buvant. À votre santé, mes compères.

STRASS, à part. Force physique, harmonie des formes… front large, œil perçant, beau type humain…

OSWALD. Par saint Oswald, mon patron, vous ne choquez pas votre verre contre le mien… Vous serait-il malséant, messieurs, de m’avoir pour compagnon de table ?

MATHÉAS Non… mais par coutume, je ne bois à la santé de personne.

STRASS. Jeune homme, je bois à la conservation de votre splendide existence… à la perpétuité de votre forte race.

OSWALD. Merci, maître, merci (touchant la boîte à herboriser), chercheur des mystères de la nature !… épouvantail des insectes !… destructeur in-quarto du rhododendrum et de Werghis-mein-Ischt !

STRASS. Si je détruis la fleur, c’est pour y trouver la graine… Le mot de la vie est dans la mort…

OSWALD. Non, rêveur, non ; le mot de la vie, il est au fond d’un verre, sur les lèvres roses d’une gaillarde beauté, sur un tapis vert, craquant d’écus d’or… dans la fumée de ma pipe… après chère lie… l’aboiement de mon chien, au retour… dans tout ce qui charme, enivre, flatte, caresse, séduit… dans tout ce qui allume la tête ou grise le cœur !

STRASS. La flamme brille… mais elle brûle ; la flamme s’éteint !

OSWALD. Qu’elle s’éteigne, pourvu qu’elle ait jeté de l’éclat… (Se tournant vers Mathéas.) N’est-ce pas, le silencieux. Dieu me damne, compère, mais j’ai idée que vous êtes aussi un de ces savants incarnés qui chassez à la science… dans les domaines de l’inconnu. Quelle branche exercez-vous ?

MATHÉAS. La chirurgie.

STRASS. Art brutal et sacrilège… mutiler n’est pas guérir.

MATHÉAS. Je guéris toujours ceux que j’entreprends…

STRASS. La grande finesse !… l’adroite chose !… couper une jambe pour empêcher d’y souffrir… Eh ! que ne coupez-vous aussi la tête pour adoucir un transport au cerveau.

MATHÉAS C’est un moyen… que certains emploient.

STRASS, levant les épaules. Barbares !…

MATHÉAS. Qu’en savez-vous ?

OSWALD, riant. Là… là… mes maîtres… ne vous dévorez pas !

STRASS. Votre science… à vous… c’est celle de faire des morts avec des vivants.

MATHÉAS. Je suis de votre avis.

STRASS. Le grand secret… c’est le contraire.

OSWALD, riant. Trouvez-le !

STRASS. Je le cherche.

OSWALD, riant. Vous m’en ferez part.

STRASS. Pourquoi pas !

OSWALD. Gardez-le… la vie est belle… je la tiens.

MATHÉAS. Qui donc tient quelque chose !


Scène VII.

Les Mêmes, KRABB.

KRABB, entrant en scène, la pipe à la bouche. Armes… bras… pas accéléré… en avant marche !… en chasse !

OSWALD. Quels sont les chasseurs ?

KRABB, parlant haut avec intention, en promenant son regard sur les groupes de buveurs. La garde du grand-duc.

OSWALD. Ah ! (quelques buveurs lèvent la tête, regardent Krabb et écoutent).

STRASS. Et le gibier ?

KRABB, ingénuement. J’en ignore, monsieur.

MATHÉAS. Je le sais, moi… ceux après qui l’on bat la campagne… Ce sont ces endiablés garnements… l’épouvantail du duché !… des moitiés de bandits… des quarts d’étudiants…

OSWALD. Vraiment !…

KRABB. Vous m’étonnez, monsieur !

STRASS. Ils dévalisent…

MATHÉAS. Demandez au vieux Kraussman.

OSWALD. Pain bénit (Tendant à Grutchen sa chope vide que celle-ci remplit). À boire, Grutchen…

KRABB. C’est peut-être la grande question de la circulation qu’ils veulent appliquer aux florins d’Israël ! idée immense, et non encore traitée !

OSWALD, riant. Krabb, professeur d’économie politique… au grand collège d’Heidelberg !

MATHÉAS. Quant aux pauvres diables, ils ne s’attaquent pas à eux…

STRASS. Ces hommes ont un but…

MATHÉAS. Qui donc atteint le sien !

KRABB. Mille pardons, monsieur… mais comment sont-ils… ces coquins maudits ?…

OSWALD. Jamais, dit-on… on n’a vu leur visage.

MATHÉAS. Je le verrai un jour, moi…

OSWALD. Vous croyez ?

MATHÉAS. J’en suis sûr !

OSWALD. Au fait… ils peuvent vous consulter pour quelque horion…

KRABB. Quelque tête fendue…

MATHÉAS. Précisément, j’espère avoir leur tête à soigner.

KRABB. C’est drôle, monsieur, vous me faites l’effet d’un galant homme… Eh bien, j’éprouverais cependant quelque répugnance à vous confier mon occiput !

MATHÉAS. C’est la première fois qui vous coûterait le plus !

OSWALD. Bonne chance aux soldats du grand-duc, bonne chance pour tous ! et vivons !

KRABB, vidant une chope. Buvons !

STRASS, se replongeant dans sa rêverie. Cherchons !

MATHÉAS. Attendons.

TOUS. Dansons.

(Des ménétriers ont pris place au fond ; ils jouent l’appel à la valse ; les jeunes gens invitent les jeunes filles, se placent et se balancent nonchalamment).

OSWALD. Vois-tu, Krabb… vois-tu… ces bras qui s’enlacent, ces poitrines qui se soulèvent, ces haleines qui se confondent… Chantez, musique, battez les cœurs… Tournez, tournez, jolies filles… c’est Vénus qui conduit le bal !…

STRASS, considérant Oswald. La brillante nature !… Qu’il doit faire bon… de vivre… dans ce corps !…

MATHÉAS. Le chêne attire la foudre… le roseau l’esquive !

OSWALD. Valse amoureuse… hourra !

TOUS. Hourra !

OSWALD, saisissant Krabb. Krabb… valsons ensemble…

KRABB, se dégageant. Non, ça me fait digérer trop vite… (Lui désignant une femme sans cavalier). Tiens, voilà une petite allemande… jolie… comme des verres de ginn !

OSWALD. Non… ce n’est pas cela qu’il me faut… je veux autre chose.

KRABB. Qui donc ?

OSWALD. Devine !

KRABB. Un verre de bière !

OSWALD. Te souviens-tu de cette femme… qui s’est enfuie à mon approche ?

KRABB. Tu la connais.

OSWALD. Pour la première fois… aujourd’hui… j’ai vu sa figure… Krabb… j’ai idée de valser avec cette femme !

KRABB, riant. Une grande dame !… Régale-toi d’une bonne grosse paysanne… c’est plus sérieux, mon pauvre Oswald… ce n’est pas notre monde… et puis, elle n’est pas là.

OSWALD. Elle y sera.

KRABB. Si tu attends qu’elle vienne !

OSWALD, un peu égaré. Elle viendra…

KRABB. Bah !

OSWALD. Elle viendra, te dis-je… Krabb, il y a en moi une puissance étrange, surnaturelle… Je ne suis pas un homme comme un autre… où vos yeux ne voient pas, les miens pénètrent ; je suis ici… et je suis ailleurs… Cette femme, elle est là-bas… dans la chambre la plus reculée de l’auberge… Eh bien ! je la vois et je lis dans son âme… Elle me voit bien, elle aussi… elle entend ma voix, elle comprend mon désir… (S’animant.) Elle me résiste… que sa faible volonté… cherche à combattre la mienne… mais je te dominerai… je te vaincrai, orgueilleuse… Viens… mais viens donc… il le faut… je le veux… je le veux !…

KRABB, reculant à la vue d’Olivia, qui paraît sur le seuil de la porte de l’auberge. Ah ! terteifle !


Scène VIII.

Les Mêmes, OLIVIA, puis BAPTISTA.

OSWALD. Elle… c’est elle !

KRABB. Est-ce le hasard…

OSWALD. Non… c’est ma volonté ! (Il s’avance vers Olivia, qui fait quelques pas en avant, comme si elle était attirée malgré elle).

KRABB, à part. Il lui a jeté un charme.

OLIVIA, égarée. Mon Dieu ! Mon Dieu !

OSWALD. Écoutez…

OLIVIA, reculant à sa vue en portant la main à son cœur. Ah !

OSWALD. Votre main…

OLIVIA, résistant moralement. Non… non…

OSWALD, avec autorité. Votre main…

OLIVIA. Ah !… ah !… la… la voici… (Elle donne sa main à Oswald, qui la saisit dans ses bras et l’entraîne !)

BAPTISTA Ah ! mon Dieu ! madame qui… valse… (Olivia et Oswald disparaissent dans le tourbillon).

KRABB. Si j’essayais mon pouvoir sur cette fleur de l’Allemagne ! si je lui jetais un charme. (Il s’avance vers Baptista, qui, stupéfaite, suit Olivia du regard, étendant les bras avec force). Han… han… (Puis d’un ton sombre). Un tour de valse… s’il vous plaît ?

BAPTISTA, le regardant en riant. Avec vous ?

KRABB, à part. Ça n’a pas l’air de lui produire beaucoup d’effet… (Étendant de nouveau les bras). Je le veux.

BAPTISTA, lui donnant un soufflet. Et moi, je ne veux pas.

KRABB, se tâtant la joue. Mais c’est elle qui m’en a jeté un… de charme !

(Oswald valse avec Olivia, qui se laisse aller, moitié heureuse, moitié terrifiée : tout à coup elle faiblit, puis sa tête pâle tombe sur l’épaule d’Oswald).

BAPTISTA, s’élançant. Mon Dieu !

(À ce moment, Walter sort de l’auberge et aperçoit Olivia dans les bras d’Oswald, qui l’embrasse sur le front).

Scène IX.

Les Mêmes, WALTER, puis RUFFACH.

WALTER, s’élançant furieux. Misérable !…

OSWALD. Voici un mauvais mot !

WALTER Si tu étais gentilhomme…

OLIVIA, qui revient à elle, et suppliante. Walter !

RUFFACH, annonçant à Walter. La voiture de sa seigneurie est attelée… et le postillon prie qu’on se hâte afin de franchir avant minuit le ravin de la Croix de Pierre…

OSWALD, à part. La Croix de Pierre !

WALTER. D’abord, je châtierai cet homme !

OSWALD. Beaucoup l’ont essayé… aucun n’a réussi…

OLIVIA, à Walter, avec prière. Partons ! partons !

WALTER. Vous le voulez… (À Oswald). Si jamais je te retrouve sur mon chemin…

OSWALD. Qui sait… peut-être !

(Walter, toujours menaçant, est entraîné par Olivia et Baptista. — Olivia jette des yeux égarés sur Oswald, qui ne cesse de la fasciner. — Ruffach les accompagne).

Scène X.

Les Mêmes, moins WALTER, OLIVIA, BAPTISTA
et RUFFACH.

KRABB, à lui-même avec inquiétude. Manquerais-je de surnaturel !

STRASS, s’approchant d’Oswald. Jeune homme… vous allez trop vite… vous avez des trésors d’existence… ménagez vos richesses…

OSWALD. Docteur… jamais je n’ai su faire d’économies…

MATHÉAS, à Oswald. Oswald Lanz… si vous suivez longtemps cette route… un jour nous nous retrouverons…

OSWALD. Où donc ?

MATHÉAS. Au bout du chemin.

OSWALD, prenant des mains de Grutchen un pot de bière. À boire !

GRUTCHEN. Mais, c’est pour M. le bourgmestre.

OSWALD, buvant. Eh bien !… à sa santé !

STRASS, regardant Oswald avec admiration, puis à Mathéas. Voilà un homme bien vivant…

MATHÉAS. Vous vous trompez… c’est un homme mort. (Strass s’éloigne d’un côté, Mathéas de l’autre).

OSWALD, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui. Holà ! vous autres ! (Des étudiants, des bourgeois, des paysans quittent les tables et entourent Oswald. Au fond, la valse continue).

KRABB. Qu’y a-t-il ?

OSWALD. La nuit est venue… Allons… tous… vivement… par les chemins de traverse.

KRABB. Où cela ?

OSWALD. Au ravin de la Croix de Pierre.




Deuxième Tableau.

LE RAVIN DE LA CROIX DE PIERRE.
Site sauvage, bois, rochers, etc. Sur un escarpement, au fond, une croix de pierre grossièrement sculptée.

Scène Première.

KRABB, MULLER, SIGEFRIED, WOLF,
des Étudiants, des Bourgeois, des Paysans.
(Au lever du rideau on les voit tous arriver de divers côtés, à travers les arbres et les rochers… La nuit vient petit à petit.)

SIGEFRIED. Je n’y vois guère !

MULLER. Je n’y vois goutte !

WOLF. Nuit du diable !

SIGEFRIED. Nuit d’enfer !

KRABB. Imbéciles…, qui vous plaignez de ce que la mariée…, est trop belle !…

MULLER. C’est toi, Krabb ?

WOLF. Nous voici tous au ravin de la Croix de Pierre.

SIGEFRIED. Holà !… Krabb !… grosse panse ! quel est l’oiseau des ténèbres… que nous allons dénicher ?

KRABB. Oswald nous le dira.

MULLER. Tu ne sais rien ?

KRABB. Rien… Oswald m’a dit : marche… j’ai marché !

WOLF. Caniche !

KRABB, (se fâchant). Le caniche a des crocs…, et il mord !…

WOLF, (se mettant en défense). J’ai la peau dure, Krabb.


Scène II.

Les Mêmes, OSWALD.

OSWALD, arrivant entre eux. Halte-là ! mes coqs, et rentrez vos ergots !… vous vous battrez demain, ce soir… j’ai besoin de vos bras !… À moi… tous, le temps marche… agissons… Vous voyez… là… ce quartier de roche… eh bien ! arrachez-le… roulez-le au tournant de la route, là où le passage est le plus étroit.

KRABB. Mais…

OSWALD. À l’œuvre enfants, à l’œuvre… pas de paroles, des actions.

MULLER. Allons, vous autres, au rocher !

TOUS. Au rocher !

(Ils se précipitent sur le rocher, et cherchent à l’arracher par leurs efforts inutiles).

OSWALD, à Krabb qui les examine. Et toi, Krabb, qu’est-ce que tu fais là ?

KRABB. Je les regarde… avec intérêt.

OSWALD. Un coup d’épaule…

KRABB. N’y a pas de place pour moi,… et puis, non… vrai… j’éprouve beaucoup plus de plaisir à les voir… rien que ça… même… ça me donne une courbature.

MULLER. Tonnerre !… C’est dur.

OSWALD. Arrachez, arrachez donc !… (Il va à eux, donne une secousse vigoureuse au rocher et le déracine). Roulez, maintenant.

TOUS. Hourrah !

OSWALD. Et dans le chemin !

(Ils disparaissent en roulant le rocher).

Scène III.

KRABB, OSWALD.

KRABB. Pourquoi diable jettes-tu des pierres dans la route des autres, toi ?… C’est malsain pour les passants.

OSWALD. C’est pour les empêcher de passer.

KRABB. Les voitures… avec ?

OSWALD. Les voitures… surtout !

KRABB. J’y suis… l’autopsie… d’une chaise de poste.

OSWALD. Oui.

KRABB. La supposes-tu digne de nous… qui y loge ?

OSWALD. Une femme.

KRABB, avec indifférence. Peuh !

OSWALD. Une femme… qu’il me faut à tout prix… Tiens, rien qu’en songeant à cette femme, mon cœur bat à se briser, Krabb, je crois que je l’aime !

KRABB. Toi ?

OSWALD. Moi !

KRABB. Depuis quand ?

OSWALD. Depuis ce soir.

KRABB, comprenant. Ah !

OSWALD. Cette femme.

KRABB. C’est ?

OSWALD. Ma valseuse de l’auberge du Faucon !

KRABB. Tarteifle ! ce doit être une dame noble ?

OSWALD. Eh ! que m’importe !… que me fait son rang… que me fait son nom… c’est une femme, et je l’aime ! Oui… cet amour m’a frappé l’âme comme un coup de foudre !… Cette femme… que je ne connaissais pas… on aurait dit… que je l’attendais et qu’elle doit avoir sur ma destinée une sinistre influence ! En posant mes lèvres sur son front pâle, j’ai obéi une force supérieure… ce baiser m’a rougi le cœur ; quand elle s’est évanouie dans mes bras, il m’a semblé que c’était le Paradis.

KRABB. Tais-toi… tu me donnes une chair de poule… agréable !

OSWALD. Krabb, on dit que nos âmes sont créées deux par deux, et jetées au hasard dans l’immensité des mondes ! souvent elles ne se retrouvent qu’après la mort… mais si une fois elles se rencontrent dans cette vie, il faut à tout prix qu’elles se rejoignent… Krabb, cette âme est sœur de la mienne. Cette femme est à moi, elle m’appartient… et je veux la prendre…

KRABB. Ah ! Oswald, mon pauvre Oswald, tu donnes à gauche… tu pénètres dans les fourrés du sentiment… et tu jardines dans les plates-bandes de l’amoroso ! Pour un homme bien trempé, vois-tu, la femme n’est qu’un accessoire, et ne doit se produire qu’au dessert, à la seconde bouteille de Johannisberg ! Si tu l’admets dans le premier service, tu troubles l’harmonie du festin de ta vie ! Le mieux encore, c’est un vieux flacon de vin du Rhin… qui vous arrache la mémoire… une vieille pipe de tabac blond, qui vous enveloppe dans son nuage !… et je donnerais tous les nez en trompette, de ma vieille Allemagne… pour deux tranches bien rouges de gigot rôti !


Scène IV.

OSWALD, KRABB, MULLER, SIGEFRIED, WOLF
ET LES AUTRES. Étudiants, Bourgeois, Paysans.

MULLER. La chose est faite !

OSWALD. Bien… Écoutez, une chaise va se lancer sur la route, elle s’arrêtera… où elle doit se briser ; dans cette voiture il y a un homme et deux femmes. Je veux les deux femmes ! à vous… le reste !

KRABB. Dis donc, et la fille d’atours ?

OSWALD. Je te la donne !

KRABB, à lui-même. Mon Dieu ! j’accepte.

WOLF, qui s’est posté sur un rocher. Alerte ! (tous prêtent l’oreille.)

SIGEFRIED. Le grelot des chevaux !

MULLER. Le fouet du postillon !

OSWALD. Ce sont eux…

KRABB. Venez… venez vite… près de ce petit Krabb.

OSWALD. Attention… tous…

(Le bruit des grelots se rapproche. On entend le fouet du postillon.)

KRABB. Mais poussez donc vos rosses, cocher… mon bon ami.

MULLER, à Krabb. Langue du diable !

OSWALD. Plus un mot.

(Moment de silence, puis on entend la voiture se briser, et des cris de terreur poussés par Olivia et Baptista.)

KRABB. Touché.

SIGEFRIED. La chaise est brisée…

WOLF. s’élançant. À nous autres…

OSWALD. Ne bougez pas.

(Moment de silence).

MULLER. Le postillon cherche à relever ses chevaux… il s’éloigne.

SIGEFRIED. L’homme est sur pieds.

WOLF. Il dégage les deux femmes…

MULLER. Et se dirige par ici.

OSWALD. Bien… tous derrière ces rochers… et, à mon signal, emparez-vous… de cet homme qui vient…

(Ils se glissent tous et disparaissent derrière les rochers et les arbres).

Scène V.

Les Mêmes cachés, WALTER, OLIVIA, BAPTISTA.

WALTER, soutenant Olivia. Appuyez-vous sur moi… Olivia… et, ne craignez plus… dans peu tout sera réparé… le postillon est allé chercher des secours, et… mon Dieu, pourquoi trembler ainsi… qui vous effraie… et ne suis-je pas là… en vérité… pour un malheureux petit accident… de grande route.

OLIVIA. Un accident, il est étrange !

WALTER, souriant. Voilà bien l’imagination des femmes… et la vôtre, surtout, Olivia… si féconde… si capricieuse… ce quartier de roche se sera détaché de la montagne… Cette route est peu fréquentée, et grâce à la négligence du bourgmestre de ces campagnes, nous avons versé… c’est tout le secret !

OLIVIA. Walter, Walter, j’ai peur !

WALTER, riant. Calmez-vous… ma belle trembleuse !

BAPTISTA. Si… seulement… il faisait jour !

WALTER, riant. Oh, la prosaïque fille !… qui demande au soleil de biffer d’un de ses rayons… (Regardant autour de lui), toute cette sauvage poésie !

OLIVIA, malgré elle. J’ai peur, Walter… j’ai peur…

WALTER, toujours riant. Et, de quoi donc ?… peut-être du génie malfaisant de la montagne… qu’il vienne s’attaquer à Walter de Mansdorf !… parais, maudit… je t’attends !

OSWALD, s’avançant, la figure couverte d’un voile noir. Me voici !

OLIVIA, poussant un cri. Ah !

BAPTISTA, terrifiée. Seigneur Dieu !

WALTER. Oh ! oh !… que veut dire ceci ? Homme, spectre ou démon… si tu as une peau… je veux savoir… si elle repousse les balles… si tu as une poitrine… je vais te la trouer… (Il saisit un pistolet et ajuste Oswald).

KRABB, qui dans l’ombre s’est glissé derrière Walter le désarmant, et le saisissant, aidé de Muller, Wolf et Sigefried. Holà ! holà !… ne badinons donc point avec des armes à feu… on peut se blesser !

WALTER, se débattant. Ah !… les misérables…

KRABB. Pas de gros mots, monsieur, voyons donc… un peu de courtoisie.

OSWALD. Qu’on l’attache à cet arbre !

(Muller aidé des autres attache Walter malgré sa résistance à un vieil arbre brisé).

WALTER. À l’aide, à moi !

BAPTISTA, se jetant aux pieds d’Oswald. Par grâce, par pitié…

KRABB. Rassure-toi, bouton de rose… je te prends sous mon aile !… tu n’auras… je l’espère… qu’à te louer de mes procédés !

SIGEFRIED. Nous autres à la voiture…

(Wolf, Muller et plusieurs autres, en courant).

À la voiture…

OLIVIA, à Oswald en défaisant ses bracelets, colliers, etc., et les lui offrant. Mes bijoux… mes bracelets, mes bagues, prenez… prenez tout… mais, je vous en conjure…

OSWALD. Tes bijoux… garde-les… je t’en donnerai même d’autres, moi… ce que je veux… c’est ton amour !

OLIVIA. Mon Dieu !…

OSWALD. Je t’aime… je t’aime…

OLIVIA, reculant effrayée. Ah !

OSWALD, la prenant dans ses bras. Et tu seras à moi…

(On entend des coups de feu au dehors).

KRABB. Ah !… v’là une vilaine musique !

MULLER, revenant en courant avec les autres. Alerte… alerte… les soldats du grand-duc !

TOUS. Des soldats…

WOLF. C’est ce postillon maudit qui les amène…

KRABB, lâchant Baptista qu’il entraînait aussi. Diable… à un autre jour, ma fille…

SIGEFRIED. Oswald… que faire ?

OSWALD. Sommes-nous en force ?

WOLF, MULLER, SIGEFRIED. Non… non…

OSWALD. Alors, sauve qui peut !…

(Il fuit en entraînant Olivia par la montée des rochers. — Les soldats du Grand-Duc paraissent et tirent sur les fuyards).

WALTER, leur montrant Oswald. Là… là… cet homme !

OSWALD, présentant Olivia aux fusils que les soldats dirigent sur lui. Frappez donc !…

(Les soldats abaissent leurs fusils, et de nouveau Oswald entraînant Olivia gravit les rochers).

WALTER, écumant de rage. Ah ! infâme…

OLIVIA, joignant ses mains vers la croix de pierre. Mon Dieu !… mon Dieu !

OSWALD, l’entraînant. Viens… viens…

(D’autres soldats paraissent sur la cime des rochers qui dominent Oswald).

OSWALD, les apercevant. Mille diables !… entre deux feux !

WALTER. Sauvez-la…

(Oswald abandonne Olivia, tire un poignard et fuit… Des soldats se précipitent sur lui, et l’entourent. — Il les frappe, les renverse et s’élance).

WALTER, à Baptista qui l’a détaché de l’arbre. Merci, Baptista…

(Il se jette sur la rencontre d’Oswald qui allait s’échapper, et lui tire un coup de pistolet).

OSWALD, tombant. Ah !… je suis pris !…

WALTER, lui arrachant le voile noir qui couvre sa figure. Il faut que je te voie !

OLIVIA, le reconnaissant et terrifiée. Ah ! lui !…

WALTER. Cet homme… le même !

OLIVIA. L’étudiant de l’auberge !


ACTE II.



Troisième Tableau.

LA DERNIÈRE HEURE. — RÊVES D’AMOUR.
Un cachot. — Au fond, et couverte de ferrures une porte à deux battants. — Porte latérale à droite.

Scène Première.

OSWALD, ÉZÉCHIEL.
Sur de la paille éparse, Oswald est étendu, et dort.

OSWALD, rêvant et agité. Olivia… Olivia… c’est ton nom… Je le sais !

ÉZÉCHIEL, ouvre la porte latérale, s’approche d’Oswald et l’examine. Il dort… et solidement… comme un honnête homme… dormir avec une sentence de mort sur les épaules !… Cela me gênerait… mais… ces coquins-là… ont l’habitude !… (Lui frappant sur l’épaule.) holà ! ho… réveillons-nous !

OSWALD, se réveillant en sursaut et se mettant sur son séant. Hein (Le voyant.) Ah ! maître Ézéchiel, que le diable te confonde, guichetier de malheur… J’étais heureux… je rêvais !

ÉZÉCHIEL. Bast… vous avez le temps de dormir…

OSWALD. Mais non pas de rêver,…… quand on est mort, on ne rêve plus… Voyons,… pourquoi me réveilles-tu ?… Est-ce que… c’est pour aujourd’hui !

ÉZÉCHIEL. Vous êtes bien pressé !

OSWALD. Pas positivement !… Quand… parle ?…

ÉZÉCHIEL. Pour demain.

OSWALD. Alors, laisse-moi… si je n’ai plus que vingt-quatre heures de vie, je veux les user à ma façon… (Se rejetant sur la paille.) Bonsoir !

ÉZÉCHIEL, s’éloignant. À vos aises.

OSWALD, se relevant. Mais, que me voulais-tu,… au fait ?

ÉZÉCHIEL. Vous demander si vous teniez toujours si fort à entretenir ce vieux pélerin, qui se chauffe, chaque jour au soleil, devant la maison de justice.

OSWALD. C’est un homme de haute piété, dit-on ?

ÉZÉCHIEL. Je ne m’y connais pas,… moi,… mais, il y paraît… je me suis laissé dire qu’il a fait pieds-nus le voyage de la Palestine aller et revenir !… Aussi tout le monde à Heidelberg s’arrache-t-il ses savantes consultations.

OSWALD, à part. Grattez le pélerin… qu’y a-t-il dessous !

ÉZÉCHIEL. Eh bien, êtes-vous décidé… Voulez-vous le voir ?

OSWALD. Puisque l’on m’a refusé la grâce de me recueillir avec lui !

ÉZÉCHIEL. La justice a changé d’avis… probablement, puisqu’il est là…

OSWALD. Eh ! que ne le disais-tu, en commençant, vieux trousseau de clés !

ÉZÉCHIEL. Vous avez la langue vive, camarade…

OSWALD. C’est possible, mais prends-moi tel quel puisque par malheur, je n’ai pas le temps de refaire mon éducation !

ÉZÉCHIEL. Au bout du compte, je comprends que dans votre position on ne soit pas de joviale humeur.

OSWALD. N’est-ce pas… on a le droit, de voir sombre !…… Allons, fais entrer ce digne ermite…

ÉZÉCHIEL. J’y vais.

(Il se dirige vers la porte latérale, l’ouvre et disparaît.)

OSWALD. Quel est cet homme, et que puis-je attendre de lui… Il y a huit jours, après ma condamnation, quand on me ramenait dans mon cachot,… une main cherchant la mienne… y laissa ce billet… (Le dépliant et lisant.) Demande la pélerin de la Bibliothèque palatine… (Parlé.) Ils m’ont refusé… et, ils m’accordent… voyons toujours.


Scène II.

OSWALD, ÉZÉCHIEL, KRABB, vêtu en pélerin.

ÉZÉCHIEL, introduisant Krabb. Par ici bon pélerin…

KRABB, contrefaisant sa voix. Voici donc ce criminel… endurci.

ÉZÉCHIEL. J’ignore s’il est criminel… mais, ce que je sais, c’est qu’il est condamné, et ça me suffit…

KRABB. Vous avez raison, porte-clés. Ne vous jugez pas les uns les autres…

ÉZÉCHIEL. Si on ne se jugeait pas les uns les autres,… n’y aurait plus de guichetiers.

KRABB, à lui-même. Ce verrou voit de loin !

OSWALD. Mille grâces… saint ermite, d’avoir quitté vos dignes œuvres, pour un misérable pécheur… qui n’a plus que quelques heures pour se préparer à l’éternité… Je ne vous espérais plus !… Je suis à vous… soyez donc à moi… car demain, on me tranche la tête…

KRABB. C’est un événement fâcheux… j’en suis peiné pour vous… mais peut-être ne l’avez-vous pas tout à fait vol… (Se reprenant) ontairement…

OSWALD, le reconnaissant, à part. Krabb…

KRABB. Je devine sans peine… à votre naïf embarras… que vous avez le désir extrême… de me causer, seul à seul.

OSWALD. Oui, digne pélerin… les choses que j’ai à confier à votre sagesse… sont de telle sorte, qu’elles ne peuvent être entendues que de vous !

ÉZÉCHIEL. Oh ! chacun ses affaires… Je ne suis pas curieux… (En sortant et en refermant la porte.)


Scène III.

OSWALD, KRABB.

OSWALD. Krabb…

KRABB, l’oreille tendue vers la porte, haussant la voix. La vie… ne la regrettez pas… c’est bien peu de chose que la vie !… Allez, mon pauvre ami.

OSWALD, plus impatient. Krabb !

KRABB. Un peu plus tôt… un peu plus tard… la différence est légère…

OSWALD. Krabb… du diable !

KRABB, haussant encore la voix qu’il baisse ensuite graduellement. Prenez Job le lépreux et César le conquérant… et consultez-les ! Que leur importe aujourd’hui d’avoir vécu trente ans de plus ou de moins.

OSWALD, allant à lui. Enfin…

KRABB, de sa voix naturelle, et un peu bas. Oswald… le guichetier est un animal, dont les oreilles s’allongent… à mesure qu’il s’éloigne… (Écoutant de nouveau à la porte.) Parti !… (Quittant la porte, et tendant la main à Oswald.) Eh bien…

OSWALD, l’examinant. Sous quelle peau te trouves-tu ?

KRABB. Une peau honnête… ça t’étonne… J’ai emprunté cette défroque à ce vieux pèlerin, moyennant les peignets de Sigefried… et les pistolets de Muller… qui le retiennent… afin d’arriver jusqu’à toi. C’était le meilleur moyen pour entrer… et surtout pour sortir !

OSWALD. Et que me veux-tu ?

KRABB. La plaisante question !… Te sauver… mon bon Oswald… t’arracher de leurs griffes ! La vie n’est qu’un souffle, je ne dis pas non… mais c’est justement pour cela, qu’il faut le temps de respirer…

OSWALD. Je te devine, Krabb… et ton idée est bonne… je m’affuble de cet habit… je pars… toi… tu restes…

KRABB. Et l’on me… supprime… à ta place !… merci… non… vrai… je tiens beaucoup à ton existence… Mais je ne méprise pas du tout la mienne… au contraire… j’en fais grand cas !… Où va-t-il chercher des moyens pareils, ce diable d’Oswald !

OSWALD. Je le croyais ingénieux !

KRABB. Mais, pas du tout, mon bon ami… il est détestable… dangereux même !… d’abord, tu es plus grand que moi !

OSWALD. Alors… tu as autre chose… explique-toi.

KRABB. Voici le plan, imaginé, débattu et arrêté, de commun accord, par nous tous d’Heidelberg ! Demain, sur la grande place de la maison commune… pendant qu’on te mènera… tu sais où… protégés… aidés… de la partie la moins saine de la population… nous nous lançons sur ton escorte… Un des nôtres te jette un manteau sur les épaules et, pendant la bagarre, nous t’enlevons bel et bien…

OSWALD. Oui, c’est possible…

KRABB. C’est sûr… mais nous voulions t’avertir pour que tu fusses là… préparé… guettant… et poussant au coup de collier… dès le premier signal…

OSWALD. Et ce signal… quel est-il ?

KRABB. N’importe… un rien… un mot… un cri que nous pousserons en nous ruant sur l’escorte… Au fait désigne-le toi-même… Cela vaudra mieux.

OSWALD, réfléchissant. Eh bien ! ce cri… ce sera : Olivia !

KRABB. Un nom de femme encore !… Oswald… Oswald… Cela nous jettera un sort !… C’est déjà grâce à cette Olivia damnée… que tu es ici… à l’ombre… entre quatre murs !

OSWALD. Krabb… ce nom qui t’effraie… ce nom d’Olivia… c’est lui qui doit me sauver !… Oui, je lui devrai la vie… la joie… le bonheur… l’amour… Je la reverrai… il le faut… je le veux… Tout à l’heure… elle semblait m’attirer à elle… en murmurant : Mais viens donc, Oswald !

KRABB. Hein !… tu l’as revue ?

OSWALD. Oui. Je la vois sans cesse.

KRABB. Où cela ?

OSWALD. En songe !

KRABB. À deux pas de la hache, il brode des rêves d’amour !

OSWALD. Ainsi… ce cri… ce signal… ce sera…

KRABB. Olivia, soit… puisque tu y tiens… Cunégonde… même… si tu veux… mais… le plus grave… ce n’est pas cela…

OSWALD. Quoi encore ?

KRABB. Pour que la foule soit excitée… échauffée… menaçante… enfin, cuite à point, il faut la gorger de bière… et la graisser d’or… ; et nos poches sont aussi sèches… qu’une vieille éponge… oubliée au soleil !

OSWALD. Diable !… c’est triste…

KRABB. Avec un millier de florins, je réponds de tout…

OSWALD. Mille florins… et où veux-tu que je les prenne ?… sur la paille de mon cachot !

KRABB. Comment… tu n’as rien ?

OSWALD. Rien qui vaille !

KRABB. Cherche bien…

OSWALD, se frappant sur les poches. Inutile… le guichetier, Ézéchiel, m’a passé au tamis…

KRABB, désappointé. L’entreprise, alors, sera plus raboteuse !

OSWALD. Comment… à vous tous…

KRABB. Que veux-tu… une mauvaise veine… les cartes sont trompeuses… le vin de France est bon… et les Allemandes sont blondes !

OSWALD. Tentez… essayez… osez…

KRABB. D’ici à demain… impossible… et il nous faut cet argent… ce soir… cette nuit… pour agir !

OSWALD. Oh !… qui veut de mon âme pour mille florins !

KRABB. Tu la vendrais ?

OSWALD. Eh oui… pour sauver mon corps !

KRABB. Je comprends.

(Bruit de serrure.)

OSWALD. Holà… qui vient ?

KRABB. Ah çà ! on ne peut donc pas être un moment tranquille ici… quelle prison mal tenue !


Scène IV.

Les Mêmes, ÉZÉCHIEL, STRASS.

ÉZÉCHIEL. Entrez, suivez-moi…

OSWALD. Qui donc est là ?

ÉZÉCHIEL, désignant Strass. Ce seigneur, qui insiste pour vous parler ; c’est une affaire, dit-il, qui ne souffre aucun retard. Au reste, j’ai ordre écrit de l’introduire auprès de vous…

OSWALD. Bien… (Regardant Strass.) Eh, mais, nous nous sommes déjà vus… je vous reconnais… vous êtes…

STRASS. Le docteur Strass.

OSWALD. Oui ma foi… avec qui j’ai heurté mon verre, à la taverne du Faucon.

STRASS. Moi-même, jeune homme. Je suis heureux de vous revoir…

OSWALD. Je préférerais, docteur, vous rencontrer ailleurs qu’ici !

STRASS. L’endroit n’y fait rien… bien au contraire…

OSWALD. Au contraire !… vous en parlez bien à votre aise… et je ne vous comprends guère !

STRASS. Patience… tout à l’heure, vous me comprendrez.

KRABB, contrefaisant sa voix. Oswald, malheureux Oswald… dois-je me retirer ?

OSWALD. Non pas, digne pélerin, nous avons encore à causer ensemble…

ÉZÉCHIEL, à Strass. Vous le savez, seigneur, il ne vous est accordé que jusqu’au coup de quatre heures.

STRASS. Les hommes mesurent le temps ; mais l’absolu n’a point de limites…

ÉZÉCHIEL, étonné et à lui-même. Qu’est-ce qu’il m’a dit… je n’ai pas compris.

(Il sort et referme la porte.)

Scène V.

OSWALD, KRABB, STRASS.

STRASS, examinant Oswald et à lui-même. Bien, très-bien… je n’en attendais pas tant. (Haut.) À merveille… Jeune homme, les tristesses de la prison, et les émotions de votre jugement n’ont altéré en rien votre organisme…

OSWALD. Vraiment… vous croyez ?

STRASS. Les émotions, voilà ce qui ruine la vie : elles détendent les muscles, irritent les nerfs, ébranlent le cerveau et dénaturent le sang… (Lui saisissant le bras.) Rien… pas d’agitation… le pouls est calme… la veine frontale, tranquille… l’œil, clair… la peau, souple… les attaches, fortes et larges !… (Se parlant presque à lui-même.) Splendide nature… admirable sujet… voilà mon homme !…

OSWALD. Strass… maître des maîtres… regardez-moi de nouveau ; et notez ceci : la santé ne suffit pas pour vivre !

KRABB, à part. Cela aide.

STRASS. Oswald Lanz, sans l’accident imprévu et inopportun qui va trancher le fil de vos jours, je vous eusse garanti cent années d’existence !…

OSWALD. Aujourd’hui, je n’en demanderais pas tant.

KRABB, à part. Seulement !… avec une bonne trentaine d’années…

STRASS. Dès le premier instant où je vous ai vu, vous m’avez plu, jeune homme…

OSWALD. Vous de même… docteur.

STRASS. Et, si je suis en ces lieux… c’est pour vous en donner la preuve…

OSWALD, poussant un cri de joie. Ah !… il veut me sauver…

STRASS, très froidement. Moi… aucunement… je m’en garderais bien…

OSWALD, interdit. Ah !…

KRABB, à part. Va-t’en au diable… alors…

STRASS. Cela serait loin de remplir mon but… Voyons… ne devinez-vous pas un peu pour quoi je viens ?…

OSWALD. Non.

STRASS. Pour vous acheter votre corps…

OSWALD. Mon corps !…

KRABB, stupéfait et à part. Voilà une acquisition !

STRASS. Et cela… parce que je vous ai en haute estime… seigneur Lanz !

OSWALD. Mon corps !… Et que voulez-vous donc faire de mon corps ?…

STRASS. Oh !… cela me regarde.

OSWALD. Pardon… pardon… je suis indiscret… Pourtant, je croyais que cela pouvait m’intéresser un peu…

STRASS, s’animant par degrés. Ce que je veux faire… je veux… mais que vous importe… vous ne me croiriez pas, d’abord… et puis, c’est inutile à dire… Seulement, sachez cela… C’est une grande pensée… une témérité immense… une expérience gigantesque… et, quoi qu’il arrive, jeune homme, vous devez être fier d’en être le sujet.

OSWALD. Hum… je ne partage pas complètement votre opinion…

KRABB, à part. Ni moi.

OSWALD. Voyons, docteur, avouez-le… votre cervelle est fantasque… et vous aimez rire, même de choses funèbres !

STRASS. Non… le rire est une dépense de force… un dérangement d’équilibre. Je ne ris jamais.

OSWALD. Où avez-vous étudié ?

STRASS. Dans la nature !… Voyons… les heures s’écoulent… terminons…… Mon marché vous va-t-il ?

OSWALD. Attendez… vous me pressez… Eh mon Dieu, pourquoi pas ?…

KRABB, à Oswald. Au fait… après la chose…

OSWALD. Réfléchissons pourtant… (Soudainement.) Tout va dépendre, docteur, de la somme que vous allez

STRASS. Oswald… ayez quelque égard, ne vous montrez pas exigeant… je suis loin d’être riche, et la science coûte cher…

OSWALD. Avec vous, maître, je ne liarderai pas… Quinze cents florins !…

KRABB, à part, et comprenant. Oh !

STRASS. Quinze cents florins… impossible… C’est trop… beaucoup trop !

OSWALD. Croyez donc à l’amitié… il prétend me porter affection, et il ne m’estime pas quinze cents malheureux florins.

STRASS. L’estime a des bornes.

OSWALD, à Strass. Allons, pour vous… mille florins… voici mon dernier mot,… et payés comptant, bien entendu…

KRABB. D’autant plus, qu’il lui serait difficile de toucher la somme après la livraison.

STRASS. Jeune homme… jeune homme, pesez les choses… réfléchissez… ce que je vous propose de me vendre n’a aucune valeur pour vous… Vous y tenez aujourd’hui… mais demain…

OSWALD. C’est vrai… mais, à chacun son idée… mille florins… ou rien de fait… (Regardant Krabb.) Cette somme… m’est nécessaire… indispensable !

STRASS. Allons, la chose est convenue… mais, c’est trop payé (Il tire son portefeuille de sa poche et l’ouvre). C’est tout mon pauvre avoir.

OSWALD, allongeant la main. Donnez.

STRASS, se reculant. Un instant… jeune homme… de l’ordre en tout…… (Déployant un papier.) Voici… rédigé à l’avance, le contrat, qui nous lie… Il y faut votre signature.

OSWALD, prenant le papier que lui tend Strass et lisant : « Moi Oswald Lanz, sain d’organes et libre d’esprit, je déclare vendre au docteur Strass,… mon corps, pour en faire tel usage qu’il voudra ; moyennant la somme de… »

STRASS, soupirant. Mille florins… à remplir…

OSWALD, lisant. « Reçue comptant, en valeurs, ayant cours. En foi de quoi j’ai signé dans la prison d’Heidelberg mon domicile actuel… et provisoire ! »

KRABB, à part, en désignant Strass. Il a dans les veines du sang… de vieux procureur.

STRASS, qui a tiré de sa poche une plume et un petit encrier, présentant la plume à Oswald. Remplissez la somme, et signez…

KRABB, à Oswald et en baissant le dos. Un pupitre…

OSWALD, signant sur le dos de Krabb. Oswald Lanz ! (Donnant le papier à Strass.) Voici mon corps !

STRASS, lui donnant un billet. Voici vos mille florins.

OSWALD. Bien… (Tendant le billet à Krabb.) Digne ermite… tenez, prenez, pour ceux qui en ont besoin.

KRABB, à part. Sauvé !… (Haut.) Jeune homme… ils seront bien employés !

STRASS, à Oswald. C’est égal… vous êtes cher… Enfin !… à présent, Oswald, vous êtes à moi… Songez-y… ménagez-vous… que la tête soit fraîche, les nerfs calmes, le sang reposé… Ne vous préoccupez en aucune façon de l’avenir, et je réponds de vous.

OSWALD, bas à Krabb. Pars vite, Krabb… et agis…

KRABB. Jeune homme… je reviendrai… plus tard… prendre vos dernières commissions…

OSWALD. Bien,… bien,… cher pélerin… partez… partez…

KRABB, criant. Holà… guichetier.

ÉZÉCHIEL, entrant. Vous avez fini… vos conversations ?

KRABB. Nous partons.

OSWALD. Ah ! çà, dis-moi, ne t’endors pas.

KRABB. Sois tranquille.

STRASS. Pas d’émotions… de craintes… exagérées… du sang-froid.

OSWALD. J’en aurai… je soignerai consciencieusement votre propriété !

STRASS. Oswald Lanz… à demain.

OSWALD. À demain…

(Krabb et Strass sortent avec Ézéchiel qui referme la porte.)

Scène VI.

OSWALD.

Par l’enfer,… le tour est bon !… tu es venu à propos, docteur Strass… merci… merci… je te le donnerai mon corps,… mais vivant… tu me soigneras… quand je serai malade… Si Krabb ne réussissait pas ! Allons donc, c’est infaillible… toute la populace ameutée… nos compagnons en tête… hurlant… attisant… attaquant… qui résisterait !… Olivia… vision aimée… tu me l’as bien dit… je dois te revoir… je te reverrai… Sauvé… je serais sauvé… son nom sera mon cri de liberté !… Olivia… quand mes pensées s’arrêtent sur elle… mon cœur bondit (En passant derrière la colonne.) et ma tête fantasque se bâtit du bonheur, dans de fiévreuses extases… (Il revient de derrière la colonne, s’assied sur un escabeau, et se met la tête dans ses mains.)




Quatrième Tableau.

RÊVES D’AMOUR.

(Des nuages masquent le fond de la prison, et en se dissipant laissent voir en perspective Oswald et Olivia.)

OSWALD. Olivia, chère Olivia, votre nom, doux talisman, jeté à la foule, a suffi pour faire briser mes chaînes, sur la grande place d’Heidelberg !… Olivia… moitié de mon âme… à toi, toute cette vie que je te dois !

OLIVIA. Oswald… cher Oswald, je devrais vous haïr,… et mon cœur s’y refuse… c’est votre perte, que j’aurais dû désirer, et je priais pour votre salut ; quel est le charme que je subis, et quelle puissance votre âme a-t-elle donc sur la mienne !

OSWALD. C’est mon amour qui m’embrase… c’est mon amour qui t’entraîne… dès que je t’ai vue, Olivia, il m’a semblé que mon cœur me criait : voici celle que tu attendais… voici l’étoile de ta vie !

OLIVIA. Qui connaît la sienne, Oswald… qui peut lire en l’avenir…

OSWALD. Que m’importe l’avenir… Béni soit le présent… Dure toujours, heure fortunée qui me rapproche de mon Olivia… et que ta dernière minute soit pour moi un siècle d’amour !

OLIVIA. Oswald… cher Oswald… je t’aime !

(Il se jette aux genoux d’Olivia ; les nuages obscurcissent les images d’Oswald et d’Olivia, et se dissipant laissent voir de nouveau la prison.)

Scène VII.

OSWALD, MATHÉAS.

MATHÉAS, entrant et frappant sur l’épaule d’Oswald. Debout !

OSWALD, se levant. Olivia ! (en passant derrière la colonne.) Où es-tu donc ?… (Reparaissant en scène.) Songe… vision… oui… je lui parlais, mon cœur battait contre le sien… j’étais libre… heureux… l’existence m’apparaissait grande… longue… brillante… je respirais le bonheur à pleine poitrine… Vrai Dieu, c’est bon la vie !

MATHÉAS. Ne parle pas de la vie, car voici la mort…

OSWALD. Quel est cet homme… et que diable me veux-tu, maudit importun ?

MATHÉAS. Oswald… regarde-moi…

OSWALD. Attends… oui… C’est bien toi qui… étais assis à mes côtés,… près de Strass… à l’auberge du Faucon !

MATHÉAS. Oui, c’était moi… souviens-toi… ne t’ai-je pas dit que nous nous reverrions… eh bien… nous nous revoyons…

OSWALD. Qui donc es-tu ?

MATHÉAS, laissant tomber son manteau, et se montrant vêtu de rouge. Le bourreau !…

OSWALD, poussant un cri de terreur. Ah !… non… non… c’est impossible… tu mens… n’est-ce pas que tu mens ?

MATHÉAS. Regarde.

(La porte bardée de fer s’ouvre au fond à deux battants, et l’on voit rangés des soldats.)

Scène VIII.

OSWALD, MATHÉAS, soldats.

MATHÉAS. Oswald Lanz… suis-nous…

OSWALD. Où donc ?

MATHÉAS. À la mort !

OSWALD, tremblant. Mais… vous vous trompez… je vous assure… Informez-vous,… monsieur… cela en vaut la peine… mon supplice… c’est positif… ne doit avoir lieu que demain…

MATHÉAS. Il est avancé… (Dépliant un parchemin.) Voici l’ordre.

OSWALD, qui y jette les yeux. Oui… oui… et, c’est… pour…

MATHÉAS. Aujourd’hui !

OSWALD. Aujourd’hui !

MATHÉAS. Tout à l’heure…

OSWALD. Ah ! perdu… je suis perdu… (Avec fureur.) Messieurs, je vous suis.




Cinquième Tableau.

LA MORT.
La place publique d’Heidelberg ; à droite et à gauche, boutiques et maisons pratiquables. La place est en fuite, et l’échafaud hors de vue.

Scène Première.

Le peuple, KRABB, GRUTCHEN, FRITZ.
(La foule s’agite ; les uns circulent, d’autres se groupent, femmes, hommes et enfants, aux boutiques et aux fenêtres.)

FRITZ. C’est donc pour aujourd’hui, Grutchen ?

GRUTCHEN. Oui, tout-à-l’heure… quand le glas sonnera au beffroi, le condamné sortira de la prison… d’Heidelberg… si jeune… et si beau garçon !

TOUS. Vraiment…

GRUTCHEN. Comme je vous le dis… superbe…

UNE VIEILLE FEMME. Laissez donc… un damné… sans foi ni loi… qui ne respectait rien…

KRABB, qui va et vient. Si fait… il respectait la vieillesse ! (Rires ironiques de la foule.)

LA VIEILLE FEMME. Où as-tu appris la politesse… toi ?…

KRABB. À la même école… la mère… où vous avez appris la pitié…

LA VIEILLE FEMME. Grossier…

KRABB. Allez donc raccommoder vos guenilles… au lien d’insulter un pauvre diable qui va mourir…

GRUTCHEN. Par exemple… faut être juste… quand il voyait une jolie fille…

KRABB. Il l’embrassait… où est le mal !… dites cela à toutes ces dames… Grutchen… pour qu’elles s’intéressent… à lui !

FRITZ. On m’a conté, qu’il avait la main légère… qu’il détournait un peu…

KRABB. Des calomnies.

GRUTCHEN. Mais, pourquoi donc qu’on a avancé l’heure de…

KRABB. Pourquoi ?… Peut-être bien pour empêcher des bons amis… il en a… allez… d’essayer quelque chose…

FRITZ. Tarteifle… spectacle, pour spectacle… mieux vaut celui-là !

KRABB. N’est-ce pas ?

GRUTCHEN. Certainement.

TOUS. Mais oui.

KRABB, vivement, et en leur faisant signe de se taire. Causons-en. (Il attire à lui hommes et femmes, les excite, leur glisse de l’argent, puis se lance dans d’autres groupes.) Causons-en.


Scène II.

OLIVIA, BAPTISTA.

OLIVIA. Baptista… Baptista… où sommes-nous ?

BAPTISTA. Sur la grande place d’Heidelberg.

OLIVIA. Ah !… là… là… la prison, c’est là… qu’il est…

BAPTISTA. Pourquoi donc, Madame, m’avez-vous fait épier la sortie du seigneur Walter… et m’avez-vous aussitôt entraînée avec vous ?

OLIVIA. N’entends-tu pas ces cloches qui sonnent… ne vois-tu pas cette foule qui s’agite… et ne devines-tu donc pas qu’un homme va mourir…

BAPTISTA. Et cet homme… c’est…

OLIVIA. L’étudiant de la taverne d’Heilbrounn.

BAPTISTA. Celui, qui nous a arrêtées dans le ravin ?

OLIVIA. Oui… celui qui m’a insultée… et, le comprends-tu Baptista… car je ne le comprends même pas moi-même… une force étrange… inconnue… me pousse malgré moi vers l’église d’Heidelberg, pour demander au seigneur, son pardon et sa vie !

BAPTISTA. Madame, madame, croyez-moi… retournons sur nos pas, si quelqu’un nous surprenait…

OLIVIA. Qu’importe, si je le sauve, et je le sauverai, Baptista… je prierai tant… toi aussi, n’est-ce pas, tu uniras tes prières aux miennes… (En entraînant Baptista.) Mais, viens donc, il me semble que chaque minute qui s’écoule, lui enlève des années !


Scène III.

Les Mêmes, moins OLIVIA, et BAPTISTA.

STRASS, arrivant et examinant une fenêtre vide. Ah ! voici ma fenêtre… elle est vide… ce tavernier m’a tenu parole.

LE TAVERNIER. Docteur… je vous attendais.

STRASS, tirant sa bourse, et donnant quelques pièces d’argent au tavernier. Voici le prix convenu.

KRABB, à des hommes qui l’entourent. Vous marcherez…

LES HOMMES, bas et s’éloignant de différents côtés. Nous marcherons !

KRABB, apercevant Strass. Holà, maître…

STRASS, inquiet. Qui êtes-vous ?… Vous m’êtes inconnu.

KRABB, bas. Je vous connais, moi, acheteur de cadavres.

STRASS, se maîtrisant. Je ne vous comprends pas.

LE TAVERNIER, à Strass. Entrez-vous ?

STRASS. Oui, j’ai hâte.

KRABB. À tire-d’ailes… corbeau !

STRASS, froidement puis entrant dans le cabaret suivi du tavernier. Mon ami, peut-être un jour, vous verrai-je ainsi passer !

KRABB, effrayé. Hein !… que le diable te fracasse, oiseau de malheur.


Scène IV.

Le peuple, KRABB, SIGEFRIED, WOLF, MULLER,
puis WALTER.

SIGEFRIED. Krabb.

KRABB. Eh ! bien…

WOLF. Grâce à notre adresse… au hasard… Oswald est prévenu.

MULLER. Il sait qu’il peut compter sur nous… que nous sommes en mesure…

KRABB. Ou à peu près.

SIGEFRIED. Et que malgré cet ordre maudit, qui avance l’exécution, nous tenterons même de l’aventure.

KRABB, à Wolf. Combien as-tu d’hommes ?

WOLF. Trente.

MULLER. Et moi vingt.

SIGEFRIED. Moi, rien.

KRABB. C’est peu… Heureusement… que nous aurons avec nous, les friands, de… désordre et le signal… le cri qu’il doit pousser…

SIGEFRIED. Le même… Olivia !

KRABB, à lui-même. La peste… de cette femme !

WOLF. Et le manteau… l’homme ?

MULLER. Il est prêt… je l’ai choisi… il se tiendra ici… sur le passage.

KRABB. Bien, rejoignez vos hommes… grondez, embauchez… remuez les flots de la foule… et que la lie remonte ! (Krabb, Wolf et Sigefried se séparent, et en sens divers, disparaissent parmi le peuple.)

WALTER, arrivant un manteau sur le bras. Aujourd’hui… C’est aujourd’hui… On va le mettre à mort ! D’où me vient cette pitié ? Quel est ce sombre caprice, qui me pousse sur cette place… Je résistais, et je suis venu ici… comme malgré moi… Il y a donc une force supérieure à la volonté de l’homme ? Quelle est-elle ? Il me semble… qu’un jour… je le saurai !… Il m’a offensé… il m’a insulté… et pourtant… si j’avais sa vie dans ma main… je l’ouvrirais ! J’ai honte d’être ici… je voudrais partir… et on dirait que je suis rivé au sol ! (Prenant son manteau et le jetant sur ses épaules.) Ah ! du moins, que l’on ne me voie pas !…

KRABB, sortant d’un groupe, voyant Walter. Ah ! Voici notre homme au manteau ! (Haut.) C’est toi ?

WALTER, à part. Hein ?

KRABB. Ne bouge pas d’ici. Une fois l’escorte en désarroi… ton manteau sur les épaules d’Oswald, et pousse-le dans cette taverne… le reste regarde les compagnons !… (En se perdant dans la foule.) De l’œil… et de la main !


Scène V.

WALTER, le peuple allant et venant.

WALTER. Ah !… Une tentative… pour sauver cet Oswald !… Ils m’ont pris pour l’homme qui doit le cacher à la foule… Il fuira par cette taverne dont la seconde issue donne au loin… Je parlais de sa vie… je la tiens !… Que ferai-je ?… Un mot… un signe de moi… il est perdu !… C’est un doux régal, que la vengeance !… (Soudainement.) Non… aux petits les petites passions… Walter de Mansdorf… un gentilhomme oublie l’injure… un homme de cœur n’a pas de haine… dans tes armes… il y a une épée et pas de hache !… (Les cloches sonnent.)

LA FOULE. Le voilà… le voilà… (Un flot de peuple débouche comme poussé par les soldats ; agitation, immenses cris. Oswald sort de la prison pour marcher au supplice. — Olivia paraît au bras de Walter et pousse un cri en reconnaissant Oswald.)

OLIVIA, avec désespoir. Ne le tuez pas… ne le tuez pas… (s’affaissant.) Je… je… l’ai…

WALTER, qui s’est élancé près d’Olivia et a écouté ses paroles inarticulées. Achève donc… Ah ! c’est toi qui le perds… il mourra. (Il se jette dans la foule et disparaît).

(Baptista, Grutchen et Fritz soutiennent Olivia, et la transportent dans une boutique).

OSWALD, tout à coup et à part. Ah ! j’oubliais le cri ! Elle vient me le rappeler !

STRASS, de sa fenêtre. Oswald !… du calme !…

OSWALD, avec violence. Olivia… Olivia… Olivia… (Cris dans la foule et mouvement).

KRABB. À nous ! (Sigefried, Muller et Wolf, suivis d’autres hommes armés, se jettent sur les soldats).

OSWALD. Ah ! Les voila… À moi, mes braves !

MATHÉAS. Trahison !

OSWALD, se débattant au milieu des soldats et les renversant. Arrière.

MATHÉAS. Feu sur lui !

STRASS, se démenant du haut de sa fenêtre. Ne tirez pas… Je vous le défends… Vous me causeriez dommage !… et reprenez-le… il m’appartient je l’ai payé ! (Un homme qui a paru précédemment dans la foule, jetant son manteau sur les épaules d’Oswald qui s’est complètement débarrassé des soldats).

L’HOMME. Fuyez… (indiquant la taverne.) là… par là, une porte donnant sur les faubourgs.

KRABB, masquant Oswald. Le tour est fait !

OSWALD, s’élançant vers la taverne. Sauvé !


Scène VI.

Les Mêmes, WALTER.

WALTER, sortant de la taverne l’épée à la main, suivi d’une autre escouade de soldats. Halte-là !

OSWALD. Lui ! toujours lui !

(Les soldats dispersés se rallient, et aidés des nouveaux venus, mettent en déroute, Muller, Wolf, Sigefried et leurs autres compagnons).

WALTER. Que justice soit faite !

STRASS, à sa fenêtre. Je pourrai faire mon expérience.

MATHÉAS, avec ses aides et les soldats, s’emparant d’Oswald accablé. Cette fois… tu vas mourir !


ACTE III.



Sixième Tableau.

LE SECRET DE LA VIE.
Laboratoire à pans coupés et inégaux. Des animaux étranges sont attachés aux murs et sur les rayons : cornes, instruments de physique, vieux et poudreux. À gauche une grande cheminée à manteau encombrée de réchauds presque rougis à blanc.

Scène Première.

STRASS, fouille dans des bouquins, dont il est entouré ; il rejette un volume et réfléchit. Oui, oui, c’est ainsi, l’homme est une émanation de la substance unique !… Entre les parties du même être, comme entre les êtres divers, il y a un lien vague, invisible, impénétrable, élastique à l’infini… Le fluide ! le vide n’existe pas… toute solution de continuité n’est qu’apparente… Ce qu’on croit séparé à jamais peut donc s’unir de nouveau !… Il s’agit seulement de raviver la chaleur vitale… qu’il en reste une étincelle… une seule ! et je rallume le foyer !… C’est un problème d’éléments… (Montrant un vase qui bout sur un réchaud.) Encore quelques minutes… quelques secondes : et je saurai si tout est là… oui… oui !… tout !… ô science divine… m’aurais-tu donc trompé !… aurais-je passé ma vie entière à fouiller les secrets du minéral, et de la plante, à suivre pas à pas, ligne à ligne tout le travail de la substance, tout le développement de l’être… pour échouer… pitoyablement… misérablement, le jour de la grande épreuve !… mon savoir n’est-il que de l’orgueil ?… mes travaux n’étaient-ils que de la démence ?… suis-je frappé de folie !… ai-je ma raison, suis-je un homme enfin… le premier, le plus grand de tous ?… moment terrible !… moment suprême !… je doute !… oui, je doute… pour la première fois !… (Avec résolution). Oh !… je veux réussir… je réussirai… où j’en finirai d’un seul coup… avec ma vieille existence… si longue… si remplie… et si inutile !… (Coups frappés à la porte). On vient… eux… ce sont eux… j’ai peur d’ouvrir… allons, tu l’as cherché… tu l’as voulu… tu as commencé… finis !… (Il va ouvrir, — entre Mathéas).


Scène II.

STRASS, MATHÉAS.

STRASS, tressaillant. Lui… lui…

MATHÉAS, remarquant cette agitation. Maître, ne m’attendiez-vous pas ?

STRASS, balbutiant. Oui… oui… je vous attendais…

MATHÉAS. Eh bien… me voici… je vous apporte ce qui est à vous…

STRASS, agité. Oh !… à moi…

MATHÉAS. N’en voulez-vous donc plus ?…

STRASS, très agité, à part. Si, je… si je renonçais maintenant… il en est temps encore…

MATHÉAS. Eh bien… voyons…

STRASS, tout à sa préoccupation. Ce réchaud… que je le renverse du pied… et tout est dit…

MATHÉAS. Vous ne répondez pas…

STRASS, avec égarement. Quoi ?… que me dites-vous ?… je n’entends pas…

MATHÉAS. Faut-il que je renvoie… ceux qui sont là ?…

STRASS, faisant un effort énergique. Non… non… là !…

MATHÉAS, allant à la porte. Entrez !


Scène III.

Les Mêmes, Les Deux Aides, portant un brancard sur lequel on voit une forme humaine recouverte d’un manteau.

STRASS, montrant la gauche. Par là, ils trouveront une issue qui conduit à ce laboratoire. (Il montre le fond.)

MATHÉAS. C’est bien. (Il fait un signe dans la coulisse de gauche et disparaît.)

STRASS, à lui-même. Allons !… courage… (Les deux aides se retirent). Adieu, maître.

STRASS. Adieu.

MATHÉAS. Bonne chance.

STRASS. Hein !

MATHÉAS. Ah ! un mot…

STRASS. Quoi ?…

MATHÉAS. Vous avez acheté… le corps…

STRASS. Je l’ai acheté.

MATHÉAS. Voilà tout…

STRASS. Comment ?…

MATHÉAS. Mais, la tête…

STRASS. Eh bien ?…

MATHÉAS. Votre marché n’en dit rien…

STRASS. Il me semble, que… cela va de soi-même…

MATHÉAS. Vous vous trompez… elle m’appartient…

STRASS. À vous ?

MATHÉAS. C’est la loi…

STRASS, désespéré. Jour maudit !… travaux… recherches… espérances… veilles inutiles… perdu… tout est perdu ! (Avec rage). Je ne puis rien… rien…

MATHÉAS. Rassurez-vous… elle est là…

STRASS, joyeux. Ah !…

MATHÉAS. Je vous la prête !… (Mathéas sort ; il pousse un grand éclat de rire ironique).


Scène IV.

STRASS, dans un paroxysme de joie. Montrant la rotonde. Mot unique de l’humanité… vais-je te connaître. Science suprême, ai-je soulevé ton dernier voile ?… Nature, ai-je surpris le plus profond de tes secrets… ai-je vaincu ce que les hommes… tous les plus grands… les plus forts, les plus sages ont cru jusqu’à ce jour invincible, et au-dessus de leurs esprits !… (Allant au réchaud et attisant le feu). Brûle à blanc, foyer… terrible… encore, encore… toujours… bouillonnez, substances inconnues… mêlez-vous par la flamme jusqu’aux degrés où s’arrête la puissance de la combustion… où les extrêmes se rejoignent… où le métal fondu glace au lieu de corroder !… Bourreau stupide… qui croyait, que cela pouvait déborder… chaque parcelle se tient… chaque goutte se suit !… la matière briserait plutôt le vase !… (Se penchant sur te réchaud). Nulle vapeur ne s’échappe plus… tout est pur, le mélange est complet, le bouillonnement s’arrête… (Avec égarement). Fini, trouvé… la vie est là ! Mortels, priez !… (Saisissant le vase). L’heure est venue… (Il s’élance derrière la vieille tapisserie qui retombe sur lui. Grand silence. Puis musique grave et solennelle).

STRASS, tout à coup poussant un grand cri. Ah ! (Terrifié, il sort à reculons, en écartant la tapisserie).


Scène V.

STRASS, OSWALD.

STRASS, reculant toujours. Ah ! l’œuvre, l’œuvre… la vie… la vie… (Musique, instant après, les rideaux s’ouvrent. Strass sort terrifié, On voit Oswald debout devant une table de marbre ; il s’avance à pas lents et incertains, chancelant comme un homme ivre, roulant des yeux égarés, comme au sortir d’un sommeil horrible ; il voit Strass et marche à lui).

STRASS, le regardant avec terreur en balbutiant. Il marche !… il respire !… il voit !… j’ai trouvé !…

OSWALD, est arrivé jusqu’à lui, en lui posant la main sur l’épaule. Strass !…




Septième Tableau.

OSWALD LE RESSUSCITÉ.

Une chambre à l’aspect moitié étudiant, moitié soldat ; des livres, des armes accrochées, des meubles ouverts, une glace. Porte au fond, une porte latérale, une fenêtre.


Scène Première.

KRABB, jette autour de lui un regard consterné. Voici sa chambre !… Pauvre Oswald, tu ne reviendras plus entre ces quatre murs, où nous avons fait jadis de si joyeuses parties… (S’approchant d’une table couverte de restes.) Voici le dernier verre qu’il a vidé avec moi… Où est le vin ? où est Oswald ?… Mort ! mort ! très-mort ! Plus d’Oswald Lanz ! voilà tout ce qui en reste : les meubles qu’il ne touchera plus… ces livres qu’il ne lisait pas… ces armes qu’il maniait si bien… (D’un ton sombre et caverneux.) Triste !… triste !… triste !… Partons… cela me navre !… (Après avoir fait quelques pas il revient.) Pourtant… pas de précipitation… ces objets n’ont plus de maître… ou plutôt… si… ils en ont un… moi… son premier, son meilleur, son unique ami !… S’il avait fait son testament… il m’aurait tout laissé… Exécutons sa volonté dernière… Voici des armes qui se rouillent, voilà des livres qui se rongent aux vers ; mais la poussière va tout abîmer ici, prenons-y garde… Son lit… Je me le ferai comme pour lui… Ses habits… Il était coquet… Je le deviendrai… (En ce moment, la porte du fond s’ouvre, et Oswald paraît enveloppé dans le manteau qui couvrait son corps sur le brancard.)

KRABB, l’apercevant et poussant des cris de frayeur. Ah !… ah !… ah !… tar… teiffe !…


Scène II.

KRABB, OSWALD.

OSWALD, promenant lentement des regards égarés autour de lui et les ramenant sur Krabb. Krabb…

KRABB, tombant à genoux. Grâce, pitié… ombre terrible… spectre vengeur… oui, j’ai eu une mauvaise pensée… oui, je commençais à me réjouir de ta mort… c’était le démon qui me talonnait… pardonne… pardonne… épargne !

OSWALD, le regardant toujours fixement. Krabb !

KRABB. Je ne veux rien… je ne prendrai rien…

OSWALD. Tais-toi, tais-toi, je cherche… Il s’est passé… attends… oui, Je me souviens… le bourreau… des soldats… un échafaud devant moi… sur la place, de la foule… à une fenêtre, Strass… puis une femme, Olivia… Olivia ! puis, des cris… une lutte… J’allais fuir… un homme qui m’arrête… et puis, plus rien… plus rien… du vague… du brouillard… quoi donc, mais quoi donc… non, je ne sais pas… je ne sais pas.

KRABB, qui s’est relevé peu à peu en le suivant du regard avec terreur. Je dors ! je rêve…

OSWALD. Krabb… Krabb… parle, parle-moi… j’ai besoin d’entendre une voix humaine.

KRABB, de même. Il est déjà fatigué des autres !

OSWALD. Parle, Krabb, pour que je sois bien sûr que je ne suis pas mort.

KRABB, à part. Ah ça ! il en doute donc ?

OSWALD, à Krabb. Parleras-tu ?

KRABB, reculant. À distance… à distance !

OSWALD. Ta main… donne-moi ta main !…

KRABB. Non… merci… sans façons !

OSWALD, reprenant peu à peu ses esprits. Je suis bien chez moi ? oui… oui… voici ma chambre.

KRABB. Ton ex-chambre.

OSWALD. Je suis bien Oswald ?

KRABB. Feu Oswald.

OSWALD. Krabb, que m’est-il donc arrivé ?…

KRABB. Il l’a oublié…

OSWALD. Que parles-tu de mort, Krabb ?… Je suis vivant, vivant comme toi.

KRABB. Mais non, mais non, pauvre ami… c’est ce qui te trompe.

OSWALD, lui prenant les mains malgré lui. Tiens, touche ma main… elle agit, elle remue… est-ce donc celle d’un fantôme ?

KRABB. Oui, comme ça, en apparence… elle est même moite… et pourtant… non, non, c’est impossible !

OSWALD. Impossible ?

KRABB. Que tu sois là… vivant.

OSWALD. Pourquoi ?

KRABB. Parce que tu es mort.

OSWALD. Mort… moi !

KRABB. Parfaitement, mon bon ami. Je t’ai vu.

OSWALD. Krabb, tu es fou !

KRABB. J’y étais.

OSWALD. Toi !

KRABB. Je l’ai vu.

OSWALD. Tu étais ivre.

UN CRIEUR PUBLIC, dans la rue. Voici les détails de l’exécution qui a eu lieu hier à quatre heures de relevée.

KRABB. Écoute… écoute.

OSWALD, prêtant l’oreille. Tais-toi… tais-toi.

LE CRIEUR. … sur la personne de l’étudiant ayant nom Oswald Lanz.

OSWALD, lentement. Oswald Lanz !

LE CRIEUR. « Décapité sur la place publique d’Heidelberg. »

OSWALD. Décapité…

KRABB. Là, quand je te le disais… entêté !

LE CRIEUR, s’éloignant. Arrestation de ses complices qui tentaient sa délivrance, et leur très-prochaine mise en jugement.

OSWALD. Les nôtres… arrêtés… tous !

KRABB. Excepté moi… grâce au soupirail de la cave du tavernier ! Tu vois bien que tu es mort, il faut en prendre ton parti.

OSWALD. Je vis, Krabb… je vis !

KRABB. Non.

OSWALD, avec violence et respirant à pleine poitrine. Je vis !!

KRABB. C’est qu’il en a l’air… Énigme du sphinx, qui t’expliquera ?


Scène III.

Les Mêmes, STRASS.

STRASS, entrant. Moi !

OSWALD, avec terreur. Strass !

KRABB, idem. L’acheteur des morts !

OSWALD. Strass, Strass… parle, parle vite.

STRASS. Oswald Lanz, Krabb t’as dit vrai. Hier, à quatre heures de relevée, en pleine place publique d’Heidelberg.

OSWALD, poussant un cri. Ah !

STRASS. Mais la science est plus forte que la hache, et l’ignorance seule croit à la mort.

KRABB, à part. Hum ! je ne m’y frotterais pas.

STRASS. Écoute, j’ai trouvé la loi qu’ont cherchée les sages et qui doit être décrite tout au long des sculptures symboliques de l’Inde et dans les hiéroglyphes de l’Égypte… Ce secret, que la cabale hésitait à donner, je l’ai arraché à la nature… je l’ai mis en pratique sur ton être, et j’ai rendu à ton corps, sa vie, un moment interrompue.

KRABB, émerveillé. Ah ! j’aurais voulu voir comment il s’y prend.

OSWALD, avec égarement. Ah ! mais ces gens sont aliénés !

STRASS, déchirant le traité qu’Oswald a signé dans la prison. Et maintenant, sois libre.

KRABB. Il lui rend son corps. (Baisant les vêtements de Strass.) Ah ! généreux Strass !

STRASS. Reprends le cours de ta magnifique existence… va… marche, témoignage vivant de ma science et de mon pouvoir…

OSWALD. Non, non, non… tout ceci est un songe… le réveil va venir… la lumière va jaillir ! Oh ! mais ces hommes sont fous… que prétendent-ils faire croire ? (Se regardant à la glace.) Vous voyez bien qu’il n’y a rien de changé en moi… je suis aujourd’hui tel que j’étais hier !…

KRABB. Oui, ma foi ; on ne voit même pas la soudure. (À Strass.) Joli travail !

STRASS. N’est-ce pas ?…


Scène IV.

Les Mêmes, MATHÉAS.

MATHÉAS. J’en conviens, mon compliment docteur.

OSWALD. Mathéas !…

STRASS, à Oswald. En croirez-vous celui-là ?

MATHÉAS. Cette fois, jeune homme, tâchez de la garder.

OSWALD. Oh ! assez de terreur… assez d’épouvante… que me fait le passé… que m’importe la mort… le présent m’appartient… je vis…

KRABB. À la bonne heure !…

OSWALD. Docteur… est-ce par ta science ?… bourreau, est-ce par ta hache ?… J’existe… j’existe… et cela me suffit…

KRABB. Parbleu !…

OSWALD. Aspirez l’air, mes poumons ! palpite, mon cœur ! bouillonne, ma tête ! À moi la terre, à moi le soleil, à moi l’amour, à moi l’avenir.

KRABB. Le voilà relancé…

STRASS. Doucement, doucement, prenez garde !…

MATHÉAS. Vous avez beau faire, docteur… elle n’est pas solide.

OSWALD. Allons, Krabb !… mon fidèle, que faisons-nous là ?… Morbleu !… pas d’heures perdues… le vin coule… la beauté fuit… et le bonheur s’envole ; te rappelles-tu notre cri de guerre ?… Olivia… Olivia… Ta main, compagnon, ta main et en avant ; j’ai soif de vivre !…




Huitième Tableau.

LES MORTS VONT VITE.

Chez Walter de Mansdorf ; une galerie du château, portes latérales, au fond grande terrasse, avec escalier de pierre à rampe. Vue de campagne.


Scène Première.

WALTER, CAZZETTI, OLIVIA, COMTESSE PALMANO, seigneurs et dames.
(Au lever du rideau, autour d’une table somptueusement servie, sont Walter, Cazzetti, Olivia, la comtesse Palmano, des seigneurs et des dames ; des laquais emplissent les verres, on boit, on trinque ; aspect d’un repas qui touche à sa fin.)

CAZZETTI, levant son verre. Je bois aux nouveaux époux… à l’heureux Walter !

LA COMTESSE PALMANO, idem. À la belle Olivia !

WALTER, idem. Chevalier Cazzetti,… je bois à vous !

OLIVIA. Comtesse Palmano… Je bois à vous !…

WALTER, très-gaîment. Je bois à toi,… jour heureux… qui as éclairé mon bonheur !… (S’approchant d’Olivia et tendrement.) Olivia… bien-aimée de mon âme… suzeraine de Mansdorff… de tous vos vassaux… de mon comté… le plus humble, ce sera moi !… de tous les cœurs de ma châtellenie… à vous le mien… toujours !… fidèle, parmi les fidèles !

OLIVIA. Vous êtes bon, Walter !

WALTER. Non, j’aime !…

CAZZETTI. La belle chose… que le mariage !

LA COMTESSE PALMANO. Pour quelques-uns… c’est le calme,… pour d’autres… la tempête !

CAZZETTI. Et pour vous… comtesse ?

LA COMTESSE PALMANO. Pour moi… c’est un beau chemin, gazonneux… ombreux… large et verdoyant, au début… qui, soudain au milieu, perd de son ombre et de son vert… et finit tortueux… raboteux, et pierreux… sous un ciel gris, et jonché de feuilles mortes !…

CAZZETTI. Oh ! la mauvaise qui voit tout en noir.

LA COMTESSE PALMANO. Oh ! la tête folle… qui voit tout couleur d’azur !

CAZZETTI, désignant Walter, causant amoureusement avec Olivia. Plus bas, Palmano… Vous allez effaroucher les pigeons.

LA COMTESSE PALMANO, allant à Olivia. Olivia… chère comtesse… dès à présent, l’étoile brillante, de notre sombre Hongrie !… Nos vieilles tourelles se regardent et nos arbres séculaires entrelacent leurs rameaux ! Que nos cœurs s’unissent et que nos mains se serrent, le voulez-vous ?

OLIVIA, lui tendant la main. Vous êtes belle, madame, vous êtes bienveillante… nous ne sommes plus voisines, mais amies !…

CAZZETTI, bas à la comtesse Palmano. Vous croyez donc à l’amitié, Palmano ?

LA COMTESSE PALMANO, bas à Cazzetti. En campagne, Cazzetti !… il faut bien s’occuper.

CAZZETTI. Une dernière santé, mesdames… un dernier toast, mes gentilshommes… (Élevant son verre.) Aux noces heureuses d’Olivia et de Walter !…

LES UNS, choquant leurs verres. À Olivia !

LES AUTRES, idem. À Walter !

WALTER. Buvez à moi… buvez à elle… et que de chaque flacon de Tokai, sortent les louanges d’Olivia et les souhaits de Walter !… que l’aurore de demain, entende le choc de nos verres… et l’écho de vos chansons !… holà… les joueurs de flûte, et de viole !… que le vent emporte au loin les rhytmes harmonieux de notre vieille Hongrie… et que de vos airs nationaux… sortent des tourbillons de valses, et des phalanges de valseuses !

(Des laquais enlèvent la table, et les musiciens se placent au fond et se disposent à jouer.)

CAZZETTI. Valsez-vous, comtesse ?

LA COMTESSE PALMANO. Demander à une hongroise si elle valse… pourquoi ne demandez-vous pas à un allemand, s’il fume… et à un anglais s’il mange du rosbeeff !

(Cazzetti et la Comtesse Palmano se mettent en place, ainsi que les seigneurs et dames.)

WALTER. Olivia… chère Olivia… vous êtes sombre… inquiète…

OLIVIA, sortant de sa rêverie. Non… non, Walter.

WALTER. Eh ! bien… voulez-vous… à mes côtés, vous mêler, à ce flot de fous… ou de sages… qui va tourner… et s’étourdir ?

OLIVIA. Une valse… oui… (Presque à elle-même.) On ne pense plus.

(Walter prend Olivia et l’enlace. À ce moment le vent souffle avec violence, la nuit s’obscurcit, le tonnerre gronde, les éclairs brillent.)

CAZZETTI. Oh !… oh… la foudre se met de la partie.

LA COMTESSE PALMANO. Tant mieux… elle renforcera l’orchestre…

CAZZETTI. Le magnifique orage !…

OLIVIA, agitée. L’orage… j’ai peur de l’orage !

WALTER. Pourquoi… le ciel a ses fêtes !

OLIVIA, presque à elle-même. Il a ses colères !

LA COMTESSE PALMANO. Allons, Cazzetti… en mesure, si vous pouvez… et, surtout, ne me marchez pas sur les pieds.

CAZZETTI. Vous me marchez bien sur le cœur.

(Les musiciens jouent, tous s’élancent et valsent.)

OLIVIA, qui valse avec Walter, s’arrête soudain. Al ! c’est étrange…

WALTER. Qu’avez-vous ?

OLIVIA, violemment agitée. Oui… oui… Je me souviens… cet air… cette valse…

WALTER. C’est un de nos airs nationaux.

OLIVIA, idem. C’est le même… écoutez donc… oui le même… qu’autrefois… en Allemagne… à cette taverne… (À part.) où lui… lui… j’ai de la mémoire… moi…

WALTER, l’invitant à valser de nouveau. Allons… Olivia… allons… venez…

OLIVIA. Non… non… jamais… je ne veux pas !… (D’un rire forcé.) Il ne comprend pas que c’est le même air ! (Avec violence.) Assez… assez… vous ne voyez donc pas, que votre musique m’effraie… que cet air me tue !

(Les musiciens cessent de jouer, les valseurs s’arrêtent.)

WALTER. Olivia.

LA COMTESSE PALMANO. Qu’avez-vous ?

WALTER. Pauvre tête faible !… qui vous fait peur… qui vous trouble… Ne suis-je pas là !

OLIVIA, égarée. Eh ! bien, oui… je suis folle… c’est convenu… je suis folle… mais laissez-moi !

LA COMTESSE PALMANO, à Walter. C’est nerveux… je connais ça… ne la tourmentez pas.

CAZZETTI. C’est l’effet de l’orage… sans doute… le fait est qu’il est d’une violence… on dirait qu’il redouble !

(Nouveaux éclairs, tonnerre plus bruyant.)

WALTER. Oui… c’est une horrible tempête… les feuilles sèches, tombent et tourbillonnent… et les sapins craquent…

LA COMTESSE PALMANO, qui s’est approchée au fond de la terrasse, poussant un cri. Ah !

CAZZETTI. Quoi donc ?

LA COMTESSE PALMANO. Voyez-vous… là-bas… là-bas… éclairé par les feux du ciel… un cavalier que son cheval emporte, à travers la campagne !

CAZZETTI, regardant. La tourmente aura effrayé l’animal… il galope, au milieu des zig-zags !

WALTER, regardant. Le vent s’engouffre dans le manteau du cavalier !… et le manteau voltige autour de lui, comme une aile gigantesque.

OLIVIA, écoutant et comme malgré elle. Après… après…

LA COMTESSE PALMANO. On croirait voir le héros fantastique de quelqu’une de nos vieilles ballades.

CAZZETTI. Hurrah !… les morts vont vite !

WALTER. Voilà, certes… un habile écuyer !… il semble attaché sur sa monture… et, on dirait que dans cette course furieuse, c’est le cheval qui a peur !

OLIVIA, à part, se prenant la tête. Mais, qu’ai-je donc… mon Dieu… qu’ai-je donc ?

CAZZETTI. Il a disparu.

LA COMTESSE PALMANO. Tant mieux… s’il se tue… je ne le verrai pas !

CAZZETTI. Pourquoi les femmes sont-elles si curieuses ?

LA COMTESSE PALMANO. Pourquoi les hommes sont-ils si bavards ?


Scène II.

Les Mêmes, BAPTISTA.

BAPTISTA, accourant. Madame… Monsieur le comte.

WALTER. Qu’y a-t-il ?

BAPTISTA. Il y a… qu’un cheval couvert d’écume vient de se précipiter, comme malgré lui, dans la cour d’honneur du château… il a fait trois tours sur lui-même… puis il est tombé… épuisé… mort.

OLIVIA, à part. Mort…

BAPTISTA. En renversant son cavalier.

WALTER. Et le cavalier ?

BAPTISTA. Il s’est relevé comme si de rien n’était… et je crois qu’il me suit.

WALTER, se dirigeant vers la porte. Je vais à sa rencontre.

LA COMTESSE PALMANO, à Cazzetti. Pourquoi ne montez-vous pas ainsi à cheval ?

CAZZETTI. Eh ! mon Dieu, madame, on monte comme on peut.

(Tous, sauf Olivia placés l’extrême gauche, suivent le mouvement de Walter et démasquent ainsi entièrement l’escalier situé au fond.)

Scène III.

Les Mêmes, OSWALD.
(On voit Oswald, pâle, vêtu de noir, gravir lentement les degrés de l’escalier du fond et se dresser soudainement en se tournant du côté d’Olivia.)

OLIVIA, qui suivait des yeux Walter, aperçoit tout à coup Oswald et pousse un cri terrible. Ah !…

BAPTISTA, voyant Oswald. Tiens… je le croyais derrière moi… et il est devant !…

OLIVIA, terrifiée et à part. Lui… lui !…

(Chacun s’est retourné, et examine Oswald qui s’avance silencieusement.)

LA COMTESSE PALMANO. Ce seigneur est bien pâle.

CAZZETTI. Il a bien de quoi !

WALTER, à part, en considérant Oswald. Où donc ai-je vu cette figure ? (Haut.) Soyez le bien-venu parmi nous, mon gentilhomme. (Oswald s’incline.)

WALTER. Votre cheval est mort ?

OSWALD. Et moi, je vis !

OLIVIA, à part, et ne quittant pas des yeux Oswald. Il vit !

WALTER. Ma maison, aujourd’hui, est deux fois hospitalière, car vous venez, seigneur, à une heure heureuse… C’est le jour de mon mariage.

OSWALD. Ah !

WALTER, prenant la main d’Olivia et la présentant à Oswald. Madame la comtesse Olivia de Mansdorf.

OLIVIA, à part, égarée. Lui ! lui… Certainement, que c’est lui !

OSWALD, saluant. Comtesse Olivia, je vous salue.

LA COMTESSE PALMANO, à Cazzetti. Cet homme ne me paraît pas d’une gaieté folle.

CAZZETTI. Écoutez donc… quand on a eu un cheval tué sous soi.

WALTER, à Oswald. Après une course aussi furieuse, vous devez avoir grand appétit… Baptista, faites dresser pour ce gentilhomme.

OSWALD. Mille grâces, je ne réclame de votre grandeur, qu’un abri contre l’orage.

WALTER. À vos aises… Baptista, conduisez ce seigneur aux appartements de la tourelle du nord.

OSWALD. M. le comte de Mansdorf, merci de votre hospitalité. Madame Olivia, Dieu vous garde !

(Oswald sort à gauche, précédé par Baptista.)

Scène IV.

WALTER, CAZZETTI, OLIVIA, LA COMTESSE PALMANO, seigneurs et dames.

CAZZETTI. Vous avez raison, Palmano, cet homme est triste.

LA COMTESSE PALMANO. L’étrange seigneur.

OLIVIA, avec épouvante, à Walter. L’avez-vous vu, Walter, l’avez-vous vu !

WALTER. Eh ! bien ?

OLIVIA. N’avez-vous donc pas remarqué cette ressemblance, parfaite, terrible !

WALTER. Oui.

OLIVIA. La voix est voilée, pourtant.

WALTER. La nature a d’inexplicables caprices.

OLIVIA. L’enfer, plutôt !

WALTER. Folle enfant ! La mort, chère Olivia, ne pardonne jamais et garde ses victimes.

OLIVIA. Et moi, je vous dis que c’est cet homme.

LA COMTESSE PALMANO, s’avançant. Qui donc ?

WALTER, souriant. Faut-il que je compte vos rêveries, Olivia ?

LA COMTESSE PALMANO. Voyons.

WALTER. Eh bien ! Madame de Mansdorf, dans ses pensées vagabondes et malades, prétend, et au besoin me soutiendrait, que ce sombre étranger, qui doit toute la poésie de son arrivée à un clair de lune, à quelques coups de tonnerre et à un cheval crevé, n’est autre…

LA COMTESSE PALMANO. Après… cela me pique au vif.

WALTER. Qu’un malheureux étudiant, condamné à mort, il y a quelques semaines, et décapité sur la place publique d’Heidelberg.

TOUS, effrayés. Ah !

CAZZETTI. Décapité !

LA COMTESSE PALMANO. Tout à fait ?

WALTER. Et si bien, ma foi, que j’ai vu, de mes yeux vu.

LA COMTESSE PALMANO. Ah ! taisez-vous donc.

WALTER. Que dites-vous des idées d’Olivia, et ne les trouvez-vous pas d’une joyeuse bizarrerie ?

LA COMTESSE PALMANO. Mais non, d’abord votre histoire est horrible, et puis, je ne sais pourquoi, mais c’est positif, la venue de cet étranger m’a soudainement glacée.

CAZZETTI. Moi, il ne m’a pas positivement réjoui.

WALTER. Fantastique ou non, cet homme est mon hôte, qu’il soit donc en paix son le toit des Mansdorf. Songeons à nous et pas à lui, que le jour naissant éclaire notre valse, et nous surprenne la coupe à la main et la chanson aux lèvres ! Holà ! les joueurs de viole.

CAZZETTI, qui regarde au fond. Tiens ! ils sont partis l’un après l’autre, et en oubliant même leurs instruments.

OLIVIA, tressaillant. Ah !

WALTER. Ah ! ça, tout le monde ici est donc frappé de déraison ! (avec colère.) Qu’on les cherche, qu’on les ramène…

LA COMTESSE PALMANO. À quoi bon, il se fait tard, moi, d’ailleurs, pour mon compte, j’ai suffisamment valsé.

CAZZETTI. Moi, trop.

WALTER, criant. Des cartes ! des dés ! des verres ! Il faut que chacun finisse la nuit…

LA COMTESSE PALMANO. Chez soi.

WALTER. Comment ?

LA COMTESSE PALMANO, lui montrant les seigneurs et les dames qui se dispersent et s’éloignent, petit à petit, sur la pointe du pied. Voyez, personne n’a plus cœur à la joie.

OLIVIA, avec effroi et à part. Ils partent, ils partent, tous !

LA COMTESSE PALMANO. Et moi-même la première, et certes, je ne suis pas superstitieuse, n’est-ce pas Cazzetti ?

CAZZETTI. Au contraire.

LA COMTESSE PALMANO, à Cazzetti. Vous me reconduisez ?

CAZZETTI. Jusqu’où vous voudrez.

LA COMTESSE PALMANO, avec coquetterie. Depuis quelque temps je suis devenue si peureuse !

WALTER, à Cazzetti. Comment, vous aussi ?

CAZZETTI, balbutiant. Mon Dieu, voyez-vous, demain de grand matin, j’ai une chasse au loup.

LA COMTESSE PALMANO. À bientôt, chère Olivia, ne m’en veuillez pas. Mais, véritablement, vous avez raison. Quoique tout cela ce soient des folies, cet homme… C’est un fâcheux commensal !

WALTER, avec colère. Que Satan le confonde !

OLIVIA, à part, et effrayée. Elle aussi, elle part… on me laisse seule.

WALTER, aux derniers seigneurs et aux dernières dames qui s’esquivent. Attendez, messieurs, ne fuyez pas si vite. (Tout le monde s’arrête.) Vous êtes aussi mes hôtes et, je vous dois égards ! (Aux laquais.) Holà ! des flambeaux ! (À la comtesse Palmano.) Votre main, madame.

(Des laquais apportent des flambeaux, et sortent précédant Walter, Cazzetti, la comtesse Palmano et les autres seigneurs et dames qui les suivent ; demi-obscurité).

Scène V.

OLIVIA, avec un égarement qui s’accroît de plus en plus.

Mais ne me laissez donc pas seule… Ah ! j’ai peur ! j’ai peur ! (cherchant à se raisonner.) De quoi, mon Dieu ? car je suis sotte, vraiment… D’une fatale et inconcevable ressemblance ! Est-ce que chacun n’a pas quelqu’un qui lui ressemble en ce monde ? On me l’a dit souvent. Mais pourquoi cet homme qui lui ressemble, à lui, est-il venu ce soir, par les montagnes, dans ce château, le jour de mes noces ? Pourquoi ce rêve horrible ? cette nuit, justement, je le voyais, il s’approchait de moi, m’arrachait ma couronne de mariée, et déposait sur mes lèvres un baiser de glace ! J’ai crié, je me suis réveillée, Baptista dormait à mes côtés ! (Reprenant la tête dans ses mains). Ah ! ça, je deviens donc folle, mais frappez-moi tout-à-fait, Seigneur ! Les fous, je suis sûre, qu’ils sont heureux ! Ah ! n’importe, je veux m’en aller d’ici, on ne raisonne pas la peur ! Walter ! Walter ! emmenez-moi ! Comprend-on cet homme qui me laisse ! (Avec résolution) Je vais partir sans lui, je veux fuir cette ombre, ce spectre, qui est là ! Pourquoi as-tu quitté ta tombe ? Est-ce moi qui t’y ai fait descendre ? Ne me tourmente donc pas ! Ah ! il m’empêche ! il me retient ! Il m’entraîne, il m’attire à lui comme jadis, mes yeux se voilent, je ne distingue plus. Je souffre ! Oh ! je souffre bien et je suis heureuse ! Tu m’appelles ? Eh bien ! me voilà ! me voilà ! Attends donc ! attends donc ! (Marchant comme malgré elle.) Je viens, oui, oui, c’est toi, toi que j’aime !


Scène VI.

OLIVIA, BAPTISTA.

BAPTISTA, une lampe à la main, arrivant devant Olivia et la considérant avec étonnement. Où allez-vous donc, madame ?

OLIVIA, comme se réveillant. Baptista ! Parle, dis-moi donc que tu es Baptista ! D’où viens-tu ?

BAPTISTA. De conduire l’étranger à la tourelle du nord.

OLIVIA. Que t’a-t-il dit !

BAPTISTA. Rien.

OLIVIA. Baptista, l’as-tu bien regardé, cet homme ?

BAPTISTA. Oh ! mon Dieu ! madame, comme je regarde tous les hommes, en dessous.

OLIVIA. Ne trouves-tu pas qu’il ressemble ?…

BAPTISTA. À qui donc ?

OLIVIA. À ce malheureux, cet étudiant qui, à Heidelberg…

BAPTISTA. Non… Pourtant…

OLIVIA. N’est-ce pas ?

BAPTISTA. Demain, je ferai attention. Mais quelle idée avez-vous donc, madame, de songer à ce pauvre trépassé ?

OLIVIA. Moi, aucune. Qui t’a dit que je songeais à cet homme ?

BAPTISTA. Comme vous voudrez, Eh bien ! où est donc tout le monde ?

OLIVIA. Parti.

BAPTISTA. Pourquoi donc ?

OLIVIA, reprenant tout son effroi. Pourquoi ? Ah ! viens, Baptista, viens donc ; et ne me quitte pas, surtout, ne me quitte pas.

(Olivia sort, entraînant Baptista, obscurité. Les reflets de la lune projettent une teinte argentée, on entend les douze coups de minuit.)

Scène VII.

WALTER, entrant lentement et pensif.

Tous ! tous ils ont fui comme si ce château recelait la mort ! Ils m’intimideraient, avec leurs ridicules terreurs. N’importe, demain cet homme partira ! Quel sort malencontreux l’a jeté sur ce chemin ! Sort béni, plutôt, car en chassant les importuns, ce visiteur nocturne a hâté le moment de mon bonheur. Olivia, chère et douce Olivia, pauvre âme qu’un rien effarouche, je calmerai tes candides effrois, je raffermirai ton cœur en l’appuyant sur le mien. Elle n’est plus ici, elle m’attend sans doute. Allons.

(Il se dirige vers la porte qui conduit aux appartements d’Olivia ; tout à coup cette porte s’ouvre et Oswald l’épée nue paraît sur le seuil.)

Scène VIII.

WALTER, OSWALD.

OSWALD. Arrière.

WALTER, terrifié. Ah ! place. Fais-moi place.

OSWALD. Non.

WALTER. Olivia ! Olivia !

OSWALD. Cette femme est à moi, tu me l’as prise, tu vas mourir.

WALTER. Mais qui donc es-tu ?

OSWALD. Nul être vivant ne doit le savoir, mais je vais te le dire, car tu ne pourras pas le répéter… Walter de Mansdorf, je te hais. Te souviens-tu du village d’Heilbroun !

WALTER, reculant devant l’épée d’Oswald qui s’avance sur lui et le pousse au fond vers l’escalier de pierre. Heilbroun.

OSWALD. Te souviens-tu du ravin de la Croix-de-Pierre ?…

WALTER, même mouvement. Le ravin de la Croix-de-Pierre.

OSWALD. Walter de Mansdorf, te souviens-tu de la place publique d’Heidelberg.

WALTER, arrivant à reculons à l’escalier et descendant malgré lui. La place d’Heidelberg.

OSWALD. Walter de Mansdorf, te souviens-tu de l’étudiant Oswald Lanz dont tu as arrêté la fuite…

WALTER. Oui, oui…

OSWALD. Dont tu as fait tomber la tête.

WALTER. Mon Dieu !…

OSWALD. Eh ! bien… c’est moi…

WALTER, poussant un cri de terreur et reculant toujours sur l’escalier devant l’épée d’Oswald. Ah !…

OSWALD, se dressant. Et regarde-la bien… elle est sur mes épaules !…




Neuvième Tableau.

LA NUIT TERRIBLE.
Une campagne sauvage, des rochers, des sapins.

Scène Première.

OSWALD, WALTER.
(Combat à outrance de l’épée, du poignard ; ils se poussent, se pressent sans mot dire. Tout à coup, harassés de fatigue, leurs épées s’abaissent.)

WALTER. Oswald, Oswald, tu es en chair, tu es en os !… Si la hache du bourreau n’a pas fait son office, mon épée te trouera le cœur !

OSWALD. Essaie… tiens… (Lui désignant sa poitrine.) Voici la place ! (Reprise du combat et à toute outrance.)

WALTER. Explique-moi donc ta résurrection !

OSWALD. Attends… tout à l’heure, le diable te l’expliquera !

WALTER, froidement. Vous y croyez donc, monsieur ?

OSWALD. Je crois à ma haine, doublée de fer !


Scène II.

Les Mêmes, STRASS.

STRASS, passant sa tête à travers les broussailles. Excellent coup de seconde ! Ils ont du poignet. Beau combat !

OSWALD, pressant Walter. Walter, sais-tu l’heure ?

WALTER, ripostant. L’heure de la vengeance !

OSWALD, se fendant sur Walter et le perforant d’outre en outre. Non… l’heure éternelle !

WALTER, trébuchant. Ah !…

STRASS, à part. La botte est violente !

WALTER, tombant. Malheur à toi, maudit !

OSWALD. Meurs… meurs donc !

WALTER, expirant. Malheur ! malheur !…

OSWALD, lui mettant le pied sur le corps, et d’une voix triomphante. Malheur aux morts ! la terre aux vivants !… (Comme pris d’un malaise subit.) Ah !… qu’ai-je donc ? Ma vue se trouble, ma tête bouillonne. (Prenant sa tête à deux mains.) Mes tempes battent… J’ai du sang dans les yeux ! ma cervelle craque !… Est-ce la mort ?… la seconde… quand Olivia est à moi, quand elle m’appartient. (Comme surmontant une douleur.) Non, non, je ne veux pas… Allons, ma tête, tiens-toi encore ! (Il vacille et s’affaisse en chancelant sur une roche.)

STRASS (écarte les broussailles qui le cachaient et s’approche lentement de Walter qu’il examine.) À la façon dont il est tombé, je l’avais deviné, le cœur est traversé d’outre en outre. Une chose m’étonne : c’est qu’après ce terrible coup il ait pu grommeler une malédiction à la face de son ennemi ! La haine peut donc prolonger la vie de quelques secondes. Oui, oui, c’est possible… c’est sûr !… j’étudierai ce cas ! (Palpant Walter.) Fini… oh ! bien mort ! Je ne peux rien pour celui-là… Le secret du cœur m’échappe encore… il faudrait l’observer vivant ; mais les sujets me manquent ! (Allant à Oswald et l’examinant.) Quant à celui-ci… (Avec inquiétude.) Ah ! voilà ce que je craignais ! La circulation n’est pas complétement rétablie. Sous l’influence d’une vive émotion, le sang remonte, s’arrête au point de jonction et ne reprend son cours qu’avec difficulté ! Si le choc était par trop violent, tout pourrait se rompre. J’ai trop ménagé les éléments botaniques !… Un dixième de dose en plus pour la carotide interne !…' la prochaine fois ! Ah ! l’expérience, mère du succès ! (Se fouillant, amenant une fiole et la faisant respirer à Oswald.) N’importe, avec des précautions, il peut encore aller quelque temps… De la sagesse ! là est toute la question ! (À Oswald qui se soulève et jette autour de lui des regards étonnés.) Doucement, ne respirez pas si fort… Là… là… laissez la circulation se rétablir… petit à petit !

OSWALD. Ah ! c’est vous, Strass.

STRASS. Oui, moi… je marche sur vos pas, j’étudie mon œuvre ! Vous me verrez à vos côtés, jusqu’au bout ; on ne fait pas tous les jours pareille expérience !

OSWALD. Je le crois !

STRASS. Seulement, jeune homme, un conseil !

OSWALD. Donnez.

STRASS, lui montrant le corps de Walter. Vous allez trop vite ! beaucoup trop vite…

OSWALD. Ah ! ceci… ce n’est rien… un homme qui me gênait !

STRASS. Le duel est un dangereux exercice.

OSWALD. C’est vrai… quand on se fait tuer.

STRASS. Quand on tue, cela échauffe le sang, cela brûle la moelle… Tout à l’heure, qu’avez-vous éprouvé ?

OSWALD. Une défaillance, un étourdissement. Je ne voyais plus. Puis une sueur glacée qui semblait m’arracher le cœur.

STRASS, réfléchissant. Oui… la diastole du viscère !

OSWALD. Qu’importe, je suis fort maintenant, et Olivia est à moi !

STRASS. Olivia… une femme… (Vivement.) des femmes !… Ah ! Oswald ! Oswald ! garde-toi. Mieux vaut encore le froissement d’une épée qu’une romance d’amour !

OSWALD. Hola ! Strass, docteur de la mort ! ne m’as-tu redonné la vie que pour que je l’ensevelisse sous un froc de moine ?

STRASS. Écoute, Oswald, et crois ! Pour vivre beaucoup, vis peu, mange, bois, dors, maintiens-toi frais, dispos, de joyeuse humeur. Ne pense qu’à toi, ne t’attache à personne ! Pas d’amour, pas de pitié, pas de colère, pas de tête, pas de cœur, rien qui trouble, rien qui passionne, rien qui émeuve. Construis-toi une carapace d’égoïsme, et tu mourras dans la peau d’un vieillard !


Scène III.

Les Mêmes, KRABB.

KRABB, qui a entendu ces derniers mots. Ou encore d’une bonne indigestion, la fin la plus noble de l’homme.

OSWALD. Krabb !

KRABB, apercevant dans la coulisse le corps de Walter. Tiens, le gentilhomme du Ravin de la Croix de Pierre, celui qui a fait manquer notre coup, le jour où l’on s’est occupé du tien !

OSWALD. D’où viens-tu ?

KRABB. D’une touffe d’orties, où mon cheval m’a déposé en voulant suivre ton noble coursier. Je me suis relevé, pique au vif de la conduite de cet animal… c’est le mot ! et je te cherchais par monts et par vaux, quand, guidé tout à l’heure par des cliquetis d’épées, je me suis dit : cela sent Oswald !

OSWALD, souriant. Il me découvrirait en enfer ! Debout, Krabb, et au château de Mansdorf ! Il y avait un obstacle, je l’ai brisé… elle est à moi !

KRABB. Qui donc ?

OSWALD. Olivia !

KRABB, contrarié. Toujours ce minois !

STRASS, sombre. Oswald, Oswald, ne méprisez pas mes conseils… arrêtez-vous !

OSWALD. M’arrêter ! mot stupide créé par l’impuissance ! M’arrêter, quand la passion me brûle, quand le désir me dévore ! Dites donc à ces nuages de ne pas courir où le vent les pousse, à l’eau de remonter la pente, à la foudre de ne pas sillonner les nues quand les électricités se choquent dans les airs !… À d’autres, existence froide, craintive et incolore… vie de couleuvre… sans soleil !… Se traîner cent ans ! mieux vaut bondir un jour… Ma place, c’est où la flamme brille, où la vie déborde, où l’amour m’appelle… Mourir, dis-tu ? oui, mais près d’elle, Olivia… La mort à vos pieds… soit, si un jour j’ai vécu toutes mes années ! (Il s’élance au milieu des arbres et disparaît.)


Scène IV.

STRASS, KRABB.

KRABB. Le même ! toujours le même… Pas plus que jadis, sa tête n’est solide !

STRASS. Au contraire…

KRABB. Avant de la rattacher, docteur, vous auriez dû glisser un petit grain de plomb dans la cervelle… on dit que c’est salutaire !

STRASS, à lui-même. Il a raison… retenez donc la foudre ! Si un jour je peux recommencer mon expérience, je choisirai un tempérament plus calme, une nature plus positive.

KRABB, regardant dans la coulisse. Pauvre gentilhomme… je crois qu’il avait une montre ; quelle heure peut-il bien être ? (Il disparaît. Rentrant, tenant à la main une montre, une bourse et une bague.) Tiens ! elle est arrêtée, sa montre !… Je la mettrai à l’heure.

STRASS, lorgnant toujours Krabb. Il se porte bien, ce Krabb. J’ai un faible pour lui… Constitution robuste, embonpoint flatteur… Caractère enjoué et pourtant solide… Passions de bien-être, s’attachant à la satisfaction du corps, et le conservant au lieu de le détruire…

KRABB, prenant la bourse de Walter. Une bourse… et bien garnie encore. (Mettant la bourse dans sa poche.) À quoi lui sert maintenant une bourse… aussi grasse ? Et cette bague à sa main gauche… (Il prend la bague.) Une pierre fine. Ma foi, il était connaisseur !… Infortuné gentilhomme. (Il passe la bague à son doigt.)

STRASS, à part. Peut-être, hélas ! a-t-il quelques préjugés ! (Haut et s’approchant.) Krabb…

KRABB. Quoi, docteur ?

STRASS. Quelques mots… écoute.

KRABB. Voudriez-vous, par hasard, me troquer, contre quelques florins, ce diamant que je tiens des libéralités de ce seigneur ?

STRASS. Des diamants !… quand le caprice m’en prendra, j’en ferai de plus limpides et de plus gros que celui-ci.

KRABB. Vous !

STRASS. Moi !… c’est l’A, B, C de la science… Du carbone pur, distillé par le feu souterrain… Je connais le degré…

KRABB. Vraiment… Vous devriez bien me laisser Votre recette ; je n’en ferais que pour moi… (Avec dignité.) je m’y engage !

STRASS. Eh bien ! c’est possible… mais service pour service.

KRABB. D’accord !

STRASS. Et si tu veux commencer par m’en rendre un.

KRABB. Deux, même.

STRASS. Non, un seul… Deux, cela te serait difficile momentanément.

KRABB. Dites.

STRASS. C’est… Je voudrais te conter cela, sans effaroucher ton enfantine timidité ! C’est de te mettre un peu dans la position d’Oswald… sur la grande Place d’Heidelberg… relativement à Mathéas !

KRABB, effrayé. Hein ! de me faire… décapiter.

STRASS. Juste… Mais sois sans aucune inquiétude sérieuse… je remettrai les choses en leur état primitif…

KRABB, doutant. Peuh !

STRASS. Tu l’as vu, j’ai réussi pour Oswald. Pour toi, je réussirai mieux encore… J’ai perfectionné mon système… tu seras préférable ainsi ! Eh bien ?…

KRABB. Hum ! votre proposition a du bon.

STRASS. N’est-ce pas ?

KRABB. Elle me flatte même.

STRASS. Je te comprends !… je ne m’adresserais pas à tout le monde !

KRABB. D’autant plus que vous pourriez perdre votre temps, même avec moi… Voyez-vous, docteur… je ne veux pas vous leurrer inutilement… ça ne me va pas !

STRASS, avec colère. Homme timide. Je réponds de tout, te dis-je, sur ma tête !

KRABB. Eh bien ! voyons, il y a un moyen de s’arranger… Essayez sur la vôtre !

STRASS, avec passion. Ah ! si cela se pouvait !

KRABB. Donnez-moi votre baume… tout prêt, et Je vous l’appliquerai.

STRASS. Ainsi, tu me refuses.

KRABB. Comme vous l’entendez, oui… comme je l’entends, quand vous voudrez… Je ne vous cache pas même que cette étude peu commune m’intéressera fort !

STRASS. Ah ! Krabb, Krabb ! je ne croyais pas que ce fût à ce point que tu manquasses de complaisance…

KRABB. Diable ! elle a des bornes !

VOIX EN DEHORS. Par ici ! par ici !

STRASS. Qui peut venir ?

KRABB, qui regarde. Des hommes d’armes portant des torches.


Scène V.

KRABB, STRASS, HOMMES D’ARMES,
portant des torches.

PREMIER HOMME D’ARMES. Ah ! voici des gens, là-bas ! (S’avançant.) Qui de vous a vu dans ces campagnes, le seigneur Walter de Mansdorf, disparu subitement de son château.

KRABB. Comment donc ! mais certainement. (Montrant Walter.) Je crois que c’est ceci.

PREMIER HOMME D’ARMES. Mon Dieu ! le seigneur comte, mort !…

TOUS. Mort ?

STRASS, se frappant le front, et à part. Ah !

PREMIER HOMME D’ARMES, à Krabb. Qui l’a tué ? parle… parleras-tu ?

KRABB, interdit. Ah ! ça, par exemple.

STRASS, montrant Krabb. C’est lui.

KRABB, terrifié. Moi ! (Balbutiant.) Cela n’est pas.

STRASS. Fouillez-le.

KRABB. Écoutez-moi… (Les hommes d’armes le fouillent.)

PREMIER HOMME D’ARMES. La montre de monseigneur !

KRABB. Je n’en avais pas.

DEUXIÈME HOMME D’ARMES. La bourse.

KRABB. C’est une destruction.

PREMIER HOMME D’ARMES. La bague chevalière !

KRABB, se disculpant. Pour la conserver, monsieur.

TOUS. À mort !… à mort !…

STRASS, s’élançant entre eux. Cet homme appartient à la justice !

PREMIER HOMME D’ARMES. Oui, en prison ! et plus tard…

STRASS, bas à Krabb. Plus tard, je serai là !

KRABB, à lui-même, se désespérant. Docteur d’enfer !…

PREMIER HOMME D’ARMES, achevant sa phrase. Plus tard… à la potence !

KRABB, poussant un cri terrible. Ah !

STRASS, à part. Malheur !

KRABB. Pendu !

STRASS. Pendu !

KRABB. Mais on décapite à Heidelberg !

PREMIER HOMME D’ARMES. On pend en Hongrie !

KRABB, bas à Strass. Un moyen, une recette… en avez-vous une ?

STRASS, se frappant le front. Peut-être !




Dixième et onzième Tableaux.

LES SECONDES NOCES. — LE SPECTRE DE WALTER.
Une chambre.

Scène Première.

BAPTISTA, puis STRASS et KRABB.

VOIX, dans la coulisse à droite. Au chevalier d’Anstein, à la belle Olivia !

BAPTISTA, entrant par la droite. Ils boivent aujourd’hui au chevalier d’Anstein comme ils buvaient il y a quelques mois, au comte de Mansdorf… et ma maîtresse a déjà oublié son premier mari… il est vrai qu’il l’a été si peu… pour ne plus songer qu’à celui qu’elle vient d’épouser ce matin… Oh !… l’amour… l’amour… quand ça nous tient…

STRASS. Par ici, par ici, Krabb, mon second chef-d'œuvre.

KRABB. Ah ! docteur ! docteur ! vous m’avez bien mal raccommodé.

(Il s’arrête en voyant Baptista. Krabb à la tête inclinée sur l’épaule gauche).

BAPTISTA. Oh ! le joli torticolis ? que voulez-vous ?

KRABB. Nous désirons parler à l’illustre seigneur d’Anstein…

BAPTISTA. Il n’a pas le temps… Il se marie… revenez demain, un peu tard.

KRABB. Il se dérangera pour nous… annoncez-lui ses deux meilleurs amis…

BAPTISTA, à elle-même. Ma foi, ça ne me regarde pas. Je vais prévenir le majordome. (Elle sort).


Scène II.

STRASS, KRABB.

KRABB. Ce cher Oswald… qui me croit pendu… va-t-il être content de me revoir…

STRASS, à lui-même. Il se marie… l’imprudent…

KRABB, portant la main à son cœur. Aïe !

STRASS. Quoi donc ?

KRABB. Docteur ça, me gêne…

STRASS. Je t’ai déjà dit que ça n’est pas ma faute, j’ai fait ce que j’ai pu… je t’ai rendu à la vie…

KRABB. Oui… avec le cou de travers.

STRASS. Parce que Krabb, tu avais été mal pendu… en dehors de toutes les règles de l’art.

KRABB. Vous croyez…

STRASS. Et si c’était à recommencer…

KRABB. Non, non j’en ai assez, merci !


Scène III.

Les Mêmes, BAPTISTA.

BAPTISTA, rentrant. Messieurs, suivez-moi !… on vous a préparé une chambre… on vous servira tout ce que vous demanderez, et dès que M. d’Anstein sera libre, on vous préviendra…

KRABB. Merci, rose de Hongrie… qu’on nous serve tout ce qu’il a de mieux… nous ne sommes pas difficiles…

BAPTISTA, lui montrant son cou. Dites donc, c’est-il de naissance cette infirmité-là.

KRABB. Non… c’est un coup d’air… (Il lui prend la taille).

BAPTISTA. Voulez-vous finir ?

KRABB. Ne crains rien, ma colombe. Je suis gentilhomme… J’ai été bien élevé. (Il l’embrasse).

BAPTISTA. Insolent !… (Elle lui donne un soufflet qui lui renverse la tête sur l’autre épaule, et se sauve en riant).

KRABB. Ah ! docteur… elle m’a retourné… (Ils sortent à la suite de Baptista).


Scène IV.

OSWALD, OLIVIA.

OSWALD, arrivant avec Olivia. Venez, Olivia… venez, mes amours…

OLIVIA. Où donc m’entraînez-vous ?…

OSWALD. Loin du bruit… loin de la foule… loin des regards… Olivia… chère femme… enfin, vous êtes à moi… toute à moi… rien qu’à moi… Ô jour de demain ! chasse donc cette nuit rétive qui persiste… et ces fâcheux qui s’installent et ajournent mon bonheur.

OLIVIA, indécise. Non… écoutez… laissez-moi… je veux… je veux retourner là-bas… parmi eux !… près de nos hôtes.

OSWALD. Olivia… âme de mon âme, dis !… ne sommes nous pas liés l’un à l’autre, Olivia ; n’êtes-vous pas comtesse D’Anstein, ne me devez-vous pas votre amour, n’ai-je pas droit à votre foi ?

OLIVIA. Oui, je suis à vous… en cette vie, et dans l’autre… vous êtes venu un jour… jour terrible !… vous m’avez protégée, consolée, persuadée, que sais-je… oui, je ne sais ce qui m’attire, m’étreint… m’enlace… on dirait un cercle de feu ! près de toi, j’éprouve comme une douleur et un plaisir tout à la fois !… mon cœur voudrait résister et ma bouche impatiente, te crie : je t’aime ! je t’aime…

OSWALD. Ah ! comme autrefois… dans mon rêve… Olivia… chère Olivia !… (Il se précipite vers Olivia ; à ce moment se dresse entre eux le spectre de Walter).

OSWALD, poussant un cri. Ah !…

OLIVIA. Qu’avez-vous donc ?…

OSWALD. Là !… là !… entre nous… cette ombre… ce fantôme…

OLIVIA. Où donc ?… je ne vois rien…

OSWALD. Rien ?…

OLIVIA. Rien !

OSWALD. Il rit… regarde… ombre maudite !…

(Le spectre de Walter s’enfonce sous terre).

OLIVIA. Des ombres… des fantômes ! qui les appelle ?… qui les évoque ?…

OSWALD. Oui… c’est toi qui as raison… et ma tête en délire… viens… près de moi… plus près de moi… par ici… loin de ce côté.

OLIVIA. D’Anstein… d’Anstein… mais qu’as-tu donc ?… d’où vient ce regard sombre ?… mais parle-moi… parle-moi donc…

OSWALD. Te parler… non… ma voix me fait tressaillir !… Olivia… je t’écoute… je te regarde… Donne-moi ta main… ta main chérie, qui est à moi… bien à moi…

(Le spectre de Walter se dresse entre eux et présente la main à Oswald qui la saisit vivement).

OSWALD. Ah !… elle est froide… elle m’a glacé !… (Voyant le spectre.) Mon Dieu ! encore lui !… toujours lui…

OLIVIA. Qui donc ?

OSWALD. Le spectre… le spectre de Walter !…

OLIVIA. Non… je ne vois rien !…

OSWALD. Elle ne voit pas… (Le spectre disparaît) et… je ne le vois plus…

OLIVIA. Walter… mon premier époux !… tu l’as donc connu ?…

OSWALD. Non… non…

OLIVIA. Walter… Walter… souvent… seuls… j’y songe !…

OSWALD. Souvenir maudit !… il me poursuit… il me tue… c’est ma vie qu’il prend… qu’il aspire… qu’il dévore !… je suis jaloux de cet homme… tu l’as aimé !…

OLIVIA. Aimé… non… je n’ai rien aimé que toi… mais ne me parle donc pas de Walter… laissons le passé…

OSWALD. Oui… à nous le présent !… à nous l’avenir… et que tes baisers, Olivia, détruisent ma mémoire, et me refassent un courage ! Viens… fuyons… loin d’ici… n’importe où… dans l’ombre… que je dise : Je t’aime… mais sans que l’on me voie !… (Il entraîne Olivia, et au moment de l’enlacer dans ses bras, il trouve de nouveau le spectre de Walter, placé devant lui.) Ah !… encore… encore… lui… lui…

OLIVIA. Où… où donc ?

OSWALD. Et elle ne voit rien… elle ne voit rien…

OLIVIA. Réponds… c’est moi… Olivia… ton amie… ta femme !…

OSWALD. L’entends-tu murmurer que tu es la sienne…

OLIVIA. D’Anstein… d’Anstein !… cher époux !…

OSWALD. Ah ! ne m’approche pas… ne m’approche pas… (Cherchant autour de lui le spectre disparu.) Il reviendrait encore !…

(La porte du fond s’ouvre. On voit paraître la comtesse et une autre dame, précédées de Baptista portant des flambeaux, puis Cazzetti et quelques seigneurs.)

Scène V.

OSWALD, OLIVIA, LA COMTESSE PALMANO,
une autre dame, BAPTISTA, CAZZETTI, seigneurs.

LA COMTESSE. Qu’avez-vous… vous êtes pâle… émue…

OLIVIA. Ce n’est rien… rien… chère comtesse…

(Les dames d’honneur prennent les flambeaux des mains de Baptista et se rangent sur le seuil de la porte latérale. Olivia passe devant les seigneurs qui se sont arrêtés au fond et la saluent.)

CAZZETTI. Honneur et bonheur à la belle Olivia.

OLIVIA. Merci de vos souhaits, Messieurs… (À Oswald.) Dieu vous garde ! (Elle s’appuie sur l’épaule de Baptista et entre dans la chambre latérale ; les deux dames y entrent également.)

OSWALD, encore égaré, à lui-même. À moi… elle est à moi !… mais pour arriver à elle, ne faut-il pas franchir une tombe qui s’ouvre sans cesse !…


Scène VI.

OSWALD, CAZZETTI, seigneurs et valets.

CAZZETTI, à Oswald. D’Anstein, heureux époux suivant l’usage de notre vieille Hongrie, nous venons vider avec vous la coupe des adieux.

OSWALD. Bonne idée, Messieurs… et noble usage… holà ! valets… des coupes !…

(Les valets distribuent des coupes aux seigneurs et leur versent à boire.)

OSWALD. Buvons à mon amour… buvons à ma joie… buvons à Olivia, ma belle épouse !… et que des chants joyeux arrivent jusqu’à elle !… (À part.) Du bruit !… du bruit !… le silence m’effraie.

CAZZETTI. Des chants !… qui en sait !… qui en dira ?

UN SEIGNEUR, s’avançant, enveloppé dans son manteau qui cache ses traits. Moi !…

CAZZETTI. Hourrah !… mon gai convive, ta chanson… et nous en arroserons chaque couplet.

LE SEIGNEUR. « La Légende de l’homme sans tête. »

OSWALD, poussant un cri. Ah !…

CAZZETTI. C’est une vieille légende de nos contrées.

LE SEIGNEUR, déclamant avec accompagnement de l’orchestre.

« La tache rouge sur le cou
« À l’abîme empruntant ses armes,
« À travers le sang et les larmes
« Il marche, il marche jusqu’au bout.
« Et pourtant… un jour… c’était fête…
« Dans Heidelberg… fête de sang…
« Aux cris du peuple frémissant,
« Le bourreau lui tranchait la tête…

OSWALD. Tais-toi… tais-toi.

TOUS. Hourrah ! hourrah !…

« La tache rouge sur le cou
« Meurtrier marche jusqu’au bout.

OSWALD. Mais, te tairas-tu !…

LE SEIGNEUR.

« La tache rouge sur le cou,
« Subis ton destin. Suis ta voie.
« Le bourreau reprendra sa proie…
« Il marche, il marche jusqu’au bout.
« La pâle fiancée est prête…
« Parez l’autel, chantez l’hymen,
« Et célébrez le verre en main
« Les noces de l’homme sans tête. »

TOUS. Hourrah ! hourrah !…

OSWALD, hors de lui. Ah !… tu ne chanteras plus… ou je te clouerai ta langue !…

LE SEIGNEUR, d’une voix de tonnerre.

« La tache rouge sur le cou…
« Mort vivant, marche jusqu’au bout… »

OSWALD, se jetant sur lui. Mais qui es-tu donc, infernal chanteur ?… (Il lui arrache son manteau et découvre le visage de Walter.) Ah ! Walter !… toujours… toujours !…




Onzième Tableau.

LE BOUDOIR D’OLIVIA DEVIENT UN CAVEAU FUNÈBRE.

OSWALD. Ah !… Walter… toujours… toujours… (Il tire son épée.) Vil fantôme, que tu sois de chair, de vapeur ou d’ombre, mon épée va te renvoyer dans le royaume des morts… fuis… fuis… et pour toujours… (Le spectre se place devant lui.) Ah ! tu le veux… Eh ! bien, soit donc, tiens ! (Il se fend sur lui et perfore jusqu’à la garde le spectre qui marche sur lui.) Damnation… cette fois… (Il recommence, même mouvement du spectre.) Mon Dieu… Ah ! je suis maudit. (Une troisième fois il le traverse de son épée. Le spectre avance toujours. Oswald, au comble de l’épouvante, jette son épée, prend son poignard et se précipite sur le spectre.) Ah ! le poignard peut-être… (Au moment où il va frapper le spectre, celui-ci s’enfonce et disparaît. Olivia qui accourait reçoit le coup de poignard d’Oswald et tombe en poussant un cri. Oswald la reconnaissant) Olivia… Olivia… morte… tuée par moi… (Poussant un éclat de rire frénétique.) Ah ! Ah ! Ah !

Walter, Olivia, vous ne m’échapperez pas… Je vous rejoindrai jusqu’au fond des enfers.

LE DÉCOR CHANGE.




Douzième Tableau.

L’ENFER.
Oswald est entouré de démons qui hurlent, chantent et dansent autour de lui.
chœur de démons.

Hurrah ! c’est l’homme sans tête,
Il vient à nous les démons.
Hurrah ! pour nous quelle fête !
Chantons et dansons.

Cortège de démons attirant à eux l’homme sans tête.

Le corps d’Oswald paraît et marche.

Mathéas le précède et fait arrêter le cortège.

Il va remettre sur les épaules d’Oswald, ce qui lui manque.

On entoure Oswald, une flamme fantastique les enveloppe tous.

Et l’on revoit Oswald avec sa tête sur les épaules.

Un diable s’empare de Krabb, et, armé d’un gigantesque soufflet, lui souffle des flammes que Krabb rend par la bouche.

L’ombre d’Olivia paraît.

Oswald veut s’élancer vers elle, mais les démons l’en éloignent violemment.

Olivia monte aux cieux, portée par une aurore boréale, et Oswald s’enfonce dans le fin fond de l’enfer aux acclamations bruyantes de tous les démons. Un d’eux a ramassé la tête d’Oswald qu’il montre à tous les autres.

REPRISE DU CHŒUR.

Hurrah ! c’est l’homme, etc,
etc.


FIN.