La Légende de Pierre le Grand dans les chants populaires et les contes de la Russie
- I. Piésni sobrannyia P. V. Kiriéevskim, izdany Obchtchestvom Lioubiteleï Rossiiskoï Slovesnosti (Chants recueillis par P. V. Kirieevski et publiés par la Société des amis de la littérature russe), Moscou 1868-1870 ; notamment le huitième fascicule, œuvre de M. Bezsonof, intitulé Goçoudar tsar Petr Alexiévitch, Tsar biélyi Petr Pervyi, Peroyi Imperator po zemlié (le seigneur tsar, le tsar blanc Pierre Alexiévitch, premier empereur dans le pays). — II. E. V. Barsof, Petr Veikii v narodnykh predaniakh Siévernago kraïa (Pierre le Grand dans les traditions populaires du pays septentrional), Moscou 1872.
A peu près vers le temps où l’auteur de Charles XII, à la prière de l’impératrice Elisabeth et avec les matériaux fournis par ses ministres, entreprenait d’écrire une histoire de Pierre le Grand la plus exacte, « la plus courte et la plus pleine possible, » d’autres à leur manière célébraient les faits et gestes du fameux empereur. Ces historiens de Pierre le Grand étaient répandus partout, d’un bout à l’autre de l’empire russe. Le rude bourlak des chantiers d’Arkhangel, le campagnard du « pays septentrional, » qui se vante de n’avoir jamais connu le servage, le mougik des provinces du centre enchaîné à la glèbe, le libre cosaque qui « sur la mère Volga » s’en allait en quête de gloire et de butin, le brigand zaporogue retranché dans la sèche du Dnieper, répandaient de désert en désert, de village en village, de rivière en rivière, une histoire du grand tsar qui ne ressemblait point à celle qu’écrivait M. de Voltaire, — pas davantage à celle que nous présentent les grands ouvrages russes de Golikof, Oustriælof et de M. Solovief. Le Charlemagne des chansons de gestes ne diffère pas plus du Charlemagne historique. Le réformateur de la Russie est aussi singulièrement travesti que l’empereur « à la barbe florie ; » les aventures qu’on lui attribue sont parfois aussi extraordinaires que la guerre d’Espagne ou le voyage à Jérusalem.
Le rôle qu’ont joué les trouvères français dans cette fantastique élaboration des souvenirs carolingiens semble avoir été dévolu en Russie à des chanteurs errans qu’on appelle les kaliki pérékhojé (littéralement les impotens voyageurs), mais, s’ils sont membres de la grande famille des poètes populaires, leur place n’est pas précisément à côté des aèdes ioniens, des bardes gaulois, des scaldes norvégiens, des troubadours d’Occident ; elle serait plutôt à côté de ces mendians aveugles ou de ces benoîtes pauvresses qui ont dicté à MM. de La Villemarqué et Luzel les chants de la Bretagne. Ils paraissent du moins bien déchus aujourd’hui de ces temps de splendeur où ils chantaient à la cour des princes russes comme Phœmius dans le palais des Phéaciens. On ne voit pas bien leur part d’invention dans ce trésor des traditions populaires dont ils sont les dépositaires et les dispensateurs. Et cependant aux époques où l’imagination du peuple n’avait pas encore perdu de sa fécondité, le poète se rencontrait souvent dans le va-nu-pieds, et l’on peut appliquer à cette muse nomade la devise que l’on avait frappée à Paris, en 1717, pour notre visiteur d’alors, Pierre le Grand : vira acquirit eundo.
Impotens, mais toujours vagabonds, misérables et riches de dons poétiques, les kaliki s’en vont « sur la route, la large route, » par les hameaux et les villages, chantant ce qu’ils savent, apprenant sans cesse de nouveaux chants, et à chaque pas dépensant et accroissant leurs richesses. Dans la belle galerie qu’a formée à Moscou un simple particulier, M. Tretiakof, et qu’il a, par un patriotisme bien entendu, uniquement composée d’œuvres russes, une toile de Prianitchikof représente les kaliki pérékhojé. Ils sont là trois vieillards, appuyés sur leur bâton d’aubépine, la tête nue, le front dégarni, brûlés par l’ardent été russe, aveugles comme l’Homère de la légende, vénérables par cette barbe blanche qui fait de tout vieux paysan une manière de patriarche, le pantalon en loques, les pieds nus, poudreux, endurcis par un éternel vagabondage. Les yeux tournés vers des auditeurs qu’ils devinent sans les voir, ils chantent en chœur leurs plus beaux airs. On voit qu’ils sont las, qu’ils ont faim et soif. Ils espèrent « l’aumône qui sauve, — pour l’amour du Christ, le tsar du ciel, — pour l’amour de la sainte mère de Dieu[1]. » Ils donnent leurs chansons pour un peu de kvass et de pain d’orge. Pendant qu’ils chantent, les paysans écoutent sur le seuil de leur isba en bois de sapin. En les écoutant, les vieux deviennent pensifs, les jeunes filles se prennent à rêver, et, dans un coin du tableau, l’une d’elles se détourne pour cacher une larme. Que chantent-ils donc, les kaliki ? Des complaintes tristes ou des chants d’amour ? Sont-ce les exploits de Dobryna Nikitich, le héros-boïar, ou d’Ilia Mourometz, le héros-paysan ? Sont-ce les hauts faits d’Ivan Vassiliévitch, le tsar terrible, ou de Pierre Alexiévitch, « du tsar blanc Pierre Ier, le premier empereur dans le pays ? » Au reste les kaliki ne sont pas seuls à propager ces légendes : les Russes, comme presque tous les Slaves, sont un peuple chanteur ; la vertu créatrice n’est pas éteinte partout chez eux. Pierre le Grand lui-même, si foncièrement russe malgré son goût pour les étrangers, avait ses momens de gaîté lyrique ; aux réjouissances pour la paix de Nystadt, lorsqu’il sentit ses épaules soulagées du fardeau écrasant de la guerre suédoise, il dansa sur la table devant tout le peuple et « chanta des chansons. »
Les chants ou bylines, dont il est le héros, viennent d’être recueillis, d’une manière plus complète et plus scientifique qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent, par M. Bezsonof dans la collection Kiriéevski. Ce recueil est arrivé tout à point pour prendre sa place à côté des autres publications sur le « régénérateur » qu’a fait éclore le jubilé pour le deux centième anniversaire de sa naissance. L’année 1872 marquera dans le mouvement historique qui s’est fait en Russie autour de ce grand nom ; mais les beaux discours de MM. Grote et Solovief, les travaux scientifiques de MM. Bytchkof, Baranof, Minslof, avaient besoin de ce complément populaire : la légende de Pierre le Grand. Grâce à M. Bezsonof et à la Société des amis de la littérature russe, le peuple a été admis, à côté des savans et des professeurs, à prononcer, lui aussi, son jugement sur Pierre le Grand et à rendre témoignage à son réformateur.
Comment ce géant qui à son voyage de France fixa les mobiles esprits parisiens n’aurait-il pas laissé une trace profonde dans les âmes neuves et naïves, pieusement tenaces dans leurs souvenirs, des populations russes ? Est-il possible que ses traits originaux et presque épiques, que ses guerres sur la Caspienne et sur la Baltique, sur la mer d’Azof et sur la Mer-Blanche, ses travaux qui bouleversèrent la terre russe et ses lois qui transformèrent l’homme russe, aient passé sans se refléter, ne fût-ce qu’un instant, dans le miroir tranquille de l’imagination populaire ? Non, Pierre Ier n’est pas de ceux que l’on oublie. Comme pour un autre héros, plus grand guerrier, moins grand homme, on a dû parler de sa gloire dans les campagnes moscovites, et ne dirait-on pas une paraphrase des vers célèbres de Béranger, une élaboration russe des Souvenirs du peuple dans cette vieille poésie qui sert d’épigraphe au recueil de M. Bezsonof :
« Et ces glorieux faits inouïs dans les chansons, — le rameur les chantera sur la mer infinie, — le voyageur fatigué les chantera sur la montagne, — et parfois, épuisé par les ans, — l’aïeul les chantera à ses petits-enfans, — et parce qu’il les aura de ses propres yeux vus, — les petits-fils envieront le bonheur de l’aïeul. »
Ce n’est pas seulement Pierre le Grand « dont le peuple a gardé la mémoire, » ce sont aussi ses généraux, les compagnons de ses travaux d’Hercule, les « aiglons de l’aire de Pierre, » comme dit Pouchkine, que la poésie des chaumières russes a voulu associer à son immortalité : elle a chanté Dolgorouki, Chérémétief surtout, dont le village natal de Paulovo a fourni un notable contingent de légendes. Toutefois la préférence populaire, parmi les auxiliaires du régénérateur, s’adresse évidemment à des héros moins célèbres dans l’histoire, et plus chers aux masses pour des motifs à nous inconnus. Lefort, Apraxine, Bruce, Bauer, sont dédaignés ; mais on se souvient du brigadier Krasnochtchokof, qui dans une circonstance oubliée, je crois, dans les fastes, refusa de trahir son maître ; on se souvient surtout des héros cosaques : Kotchoubey, Iskra, Paleï, Ivan Zamorianine. De même que dans l’épopée napoléonienne, à côté des grandes personnalités héroïques, à côté de Kléber, Ney, Murat, il y a place pour l’héroïsme des types collectifs ; de même que l’art et la légende ont immortalisé le grognard, le mamelouck, le fantassin des Pyramides, de même, à côté des Paleï et des Chérémétief, le peuple russe a voulu consacrer les auxiliaires obscurs et anonymes de Pierre le Grand.
Les noms de ses ennemis ont aussi une part dans sa gloire : on n’a oublié ni le roi Charles, ni ses lieutenans, Lewenhaupt ou Schlippenbach, ni le traître Mazeppa, ni les rebelles qui attirèrent le courroux du tsar. Sur ces derniers, la chanson en sait toujours plus long que l’histoire ; tour à tour passent devant nous Flor Minaévitch, Senka Manotsof, Nekrassof, Rytchof, Ephremof, Skorlighine-Karyghine, qui, apprenant l’exécution de ses complices, « prit une hache et un billot, — alla porter sa tête au voiévode. — Écoute, petit père, grand voiévode, — je viens apporter ma tête ; — j’ai pris avec moi la hache et le billot. — Mes amis, mes frères, sont décapités, — sont tous décapités, tous pendus ; — ordonne de couper aussi ma tête rebelle. »
En général, ennemis ou amis du tsar, les hommes de la steppe attirent toujours d’une façon particulière la sympathique attention des masses. Le libre cosaque était en tout l’opposé du paysan serf, et c’est précisément pour ce motif que tout ce qui tenait au cosaque intéressait le mougik. Courbé sous le fouet, les lourdes redevances, la corvée pour le maître et pour le tsar, les réquisitions et le recrutement, il rêvait, lui aussi, « d’aller faire un tour dans la campagne rase, » et de retrouver sous la tente la liberté que lui ont ravie les ukases de Boris Godounof. Ce ne sont que plaintes des gouverneurs, plaintes des propriétaires sur cette fuite du cultivateur et du contribuable vers les rivières du sud, sur cette dépopulation continue de la terre au profit de la steppe. Tout le peuple russe de cœur était cosaque, car tout paysan aspirait à cosaquer. Voilà pourquoi la poésie nationale, elle aussi, incline vers la steppe, et entoure de rayons plus lumineux les vagabonds du Volga que les triomphateurs de la guerre suédoise. Pourtant la gloire russe, la gloire acquise dans la terrible lutte de vingt et un ans n’a pas brillé vainement pour elles. On reconnaîtra dans nos chants quelques-unes des péripéties de ce grand drame du nord qui eut pour dénoûment la mort de la Suède. On y retrouvera Erestfer, Schlüsselbourg, Revel, Wyborg, et celle qui domine tout « le groupe altier des batailles, » Poltava !
Cette histoire de Pierre le Grand par le peuple est forcément bien incomplète. Beaucoup de ses réformes, dont l’ensemble constitue l’une des plus grandes révolutions modernes, échappèrent à la foule. Lorsqu’il organisait l’aristocratie russe sur les bases d’une noblesse de fonctionnaires, qu’il faisait du clergé réduit à l’obéissance une des forces vives de son état, qu’il émancipait la femme russe, établissait des imprimeries, inventait un alphabet et des caractères nouveaux, formait la première bibliothèque civile de sa nation, lorsqu’il créait tout ce qui fait l’état moderne : une administration et une diplomatie, une flotte et une armée, une industrie nationale et une société intelligente, — lorsqu’il enfantait la Russie à la vie européenne, le cosaque nomade ne voyait ou ne comprenait rien, le paysan ne sentait que les épreuves et les douleurs de la transformation. Évidemment il ne pouvait passer dans les chants populaires que ce que le peuple avait saisi, ce qu’il s’était approprié, assimilé, du grand spectacle étalé à ses yeux, et même tout ce que le peuple en a, compris n’est pas arrivé jusqu’à nous. Sans parler des chansons que la négligence des lettrés du XVIIIe siècle a laissées se perdre, qui sont mortes à la postérité avec tel mendiant qui en était resté le dernier dépositaire, combien de ces méditations du paysan et du cosaque sur le fils d’Alexis n’ont pas réussi à se formuler dans la phrase épique ! La poésie de la régénération, après avoir un moment illuminé ces cerveaux obscurs, y est définitivement restée à l’état latent ; elle n’a pu prendre pour s’échapper au dehors, pour voyager sur les lèvres des hommes, les pieds rapides du vers et les ailes infatigables de la chanson.
Ces idées, ces souvenirs, ces impressions un peu vagues sur le grand homme ne pouvaient manquer de subir une déformation en tombant dans des imaginations hantées déjà par des créations poétiques antérieures. L’image de Pierre le Grand s’est parfois altérée au point de se confondre avec les images de héros plus anciens. Le fondateur de Saint-Pétersbourg a beau être le premier souverain de la Russie, le créateur même de la Russie moderne, il n’en est pas moins le dernier des héros russes (bogatyri). Sa taille gigantesque, son esprit aventureux, ses dangers sur terre et sur mer, ses voyages, que Voltaire lui-même trouvait extraordinaires, tout le rapproche des temps épiques. Par ses réformes, il appartient au siècle de Frédéric II ; par son caractère et par certaines particularités de sa vie, il est contemporain des bons compagnons des âges antiques. Ceux-ci accomplissaient leurs exploits sur les grands fleuves du sud ; lui a pris pour champ de ses prouesses une scène européenne, la mer Baltique. Igor a suspendu son bouclier à la Porte-d’Or de Tsarigrad (Constantinople) ; Pierre a vu s’ouvrir devant lui les portes des capitales de l’Occident. Il a remplacé les grands coups d’épée par les grands coups de politique. Igor a rapporté de ses courses l’or de Byzance, Pierre un butin autrement précieux, la civilisation de Paris, de Londres et d’Amsterdam. Il ne faudra pas s’étonner pourtant si le peuple russe a rattaché au nom de Pierre le Grand plus d’une chanson destinée à célébrer d’autres exploits. Plus d’une circonstance de la légende de Dobryna Nikitich ou d’Ilia Mourometz s’est fondue ainsi dans la légende de Poltava.
Il y a un homme surtout dont le cycle poétique va fournir bien des traits à celui de Pierre Alexiévitch. Lui aussi a été à la fois un tsar et un bogatyr, un des grands souverains de la Russie les plus mal compris par les écrivains d’Occident : Ivan le Terrible. Le rôle d’Ivan au XVIe et celui de Pierre au commencement du XVIIIe siècle présentent d’étranges analogies. Tous deux furent des révolutionnaires et des fondateurs ; après une guerre acharnée, sanguinaire, contre les choses du passé, ils créèrent, l’un le tsarat de Moscou, l’autre l’empire de Russie, Tous deux virent leur enfance exploitée par des tuteurs, leur sommeil brisé par le fracas des émeutes ; ils souffrirent des vices de la société russe avant d’en entreprendre l’extermination. Tous deux furent en butte, pendant toute leur vie, à des complots qu’ils réprimèrent avec une épouvantable rigueur : la boucherie des strélitz en 1698 n’a rien à envier aux écorcheries de boïars sous Ivan le Terrible, sur cette même Place-Rouge du Kremlin. Ils envoyèrent leurs femmes au couvent et furent meurtriers de leurs fils aînés. D’une haute intelligence, d’une instruction supérieure à leur époque, avec un goût semblable pour les étrangers et de la curiosité pour les arts de l’Occident, laborieux, infatigables autant qu’implacables, passionnément dévoués à leur mission, leurs grandes idées politiques leur sont communes. Ivan, avant Pierre, avait convoité les provinces baltiques, reçu les navigateurs européens dans ses ports, étendu ses intrigues en Pologne et jalonné, par la conquête de Kazan et d’Astrakan, la route de la Mer-Noire et de la Caspienne. Par leurs vices comme par leurs vertus, ils furent deux personnifications éminentes du Russe par excellence, le Grand-Russe. Ivan, abhorré des nobles, redouté du clergé, dont il avait entamé les revenus avant que Pierre osât toucher à leur propriété, laissa dans le peuple le souvenir d’un héros et d’un justicier. Les crimes et les infamies des boïars pendant la « période des troubles » ne justifièrent que trop ses éternelles accusations de trahison contre les nobles. On peut dire que le fils de Vassili est à beaucoup d’égards le précurseur du fils d’Alexis, et que le peuple, opprimé par les seigneurs et les voiévodes, ruiné par les brigands et les guerres civiles, ne cessa de regretter Ivan le Terrible que lorsque Pierre le Terrible parut.
S’il est vrai que les épopées, avant d’exister à l’état de poèmes, ont souvent couru le monde sous la forme de cantilènes ou de chants isolés, s’il est vrai que des centaines d’aèdes et de trouvères aient préparé l’avènement de l’Iliade ou de la Chanson de Roland, nous devons voir dans ces bylines sur Pierre le Grand les membres dispersés d’un poème russe qui ne verra pas le jour : l’Homère de la steppe qui pourrait grouper autour du héros moscovite ses héroïques lieutenans, comme les rois de la Grèce autour du roi des rois, viendrait maintenant
- ……….. Trop tard dans un monde trop vieux.
A son défaut, nous allons essayer d’esquisser avec ces cantilènes guerrières une sorte de Pétréide.
Notre traduction suivra de très près le texte russe, et l’on retrouvera dans l’œuvre des poètes de la Moscova et du Volga quelques-uns des procédés que l’on appelle homériques, bien qu’ils soient communs à toutes les poésies primitives : d’abord les répétitions textuelles, dans le même chant, de développemens entiers. Le poète, après avoir exposé pour son propre compte une action quelconque, la fera raconter quelques vers plus loin, dans des termes identiques, par quelqu’un de ses personnages ; puis les épithètes à la façon d’Homère : ainsi le tsar est toujours le tsar orthodoxe, — les héros et les brigands sont toujours les bons jeunes hommes, les braves garçons. Les mains ou la poitrine sont toujours blanches. Une tête porte invariablement la qualification de rebelle, fût-elle, sur les plus honnêtes épaules du monde. On ne sort pas du bois ombreux, de la campagne rase, des lacs profonds, de la mer bleue, du rouge soleil, de l’aurore matinale. Les fleuves deviennent la mère Volga ou notre père, le paisible Don. Enfin un choix peu varié de comparaisons poétiques ordinairement tirées du faucon lumineux, du cygne blanc, de la trompette d’or et du clairon d’argent. Que le lecteur français ne s’impatiente pas trop de ces somnolences de l’Homère russe, quandoque bonus…
Nous allons assister à la naissance de notre héros.
« Pourquoi est-il joyeux et serein, dans Moscou, — le tsar orthodoxe Alexis Mikhaïlovitch ? — Dieu lui a fait naître un fils, un tsarévitch, — le tsarévitch Pierre Alexiévitch, — le premier empereur dans le pays.
« Tous les maîtres charpentiers de Russie — de toute la nuit ne dormirent pas ; — ils firent un berceau, une barcelonnette, — pour le jeune enfant tsarévitch. — Et les bonnes, les nourrices, — et les jolies filles suivantes — de toute la nuit ne dormirent pas : — elles cousaient un petit drap — de velours blanc, brodé d’or.
« Et les prisons avec les prisonniers ? — Elles furent complètement vidées. — Et les greniers du tsar ? — Ils furent ouverts à tous. — Chez le tsar orthodoxe, — on célèbre un festin, un joyeux banquet. — Les princes se sont réunis, — les boïars sont venus de toutes parts, — les nobles sont accourus, — et tout le peuple de Dieu au banquet — mange et boit et fait bonne chère. »
Cette byline nous offre le tableau exact et vivant de ce qui se passait au palais de Moscou le jour de la naissance d’un prince. M. Zabiéline, qui a consacré une étude spéciale aux « enfances » de Pierre[2], nous montre Alexis envoyant dans toutes les directions annoncer l’heureuse nouvelle aux boïars, aux officiers de la couronne, aux familiers du palais, aux tsarévitchs tatars de Grousinie, de Kasimovo et de Sibérie, au patriarche et au clergé, sans oublier le monastère de Troïtsa. Les jours suivans, sonneries de cloches à toutes les cathédrales du Kremlin, liturgie en grande pompe à l’Assomption, — réceptions au palais polychrome des tsars, où le souverain distribuait de ses propres mains à ses sujets des verres de vin et d’eau-de-vie, des fruits et des confitures, — promotions de nobles à la dignité de boïars, gratifications de fourrures et de coupons de velours et de soie aux princes de l’église et de l’état, — festins splendides où figurait au dessert un Kremlin en sucreries avec des habitans, des strélitz et des cavaliers. je ne sais si les jolies filles suivantes et les maîtres charpentiers passèrent des nuits blanches, mais le jeune Pierre fut entouré de tout le luxe et de tout le confortable alors possibles dans une cour demi-barbare. Son berceau, suivant la coutume nationale, était suspendu aux lambris par des cordes, en sorte qu’on y balançait l’enfant plutôt qu’on ne l’y berçait. Pierre se développa avec une merveilleuse rapidité : son intelligence précoce contrastait avec la faiblesse d’esprit de ses deux frères aînés, Feodor et Ivan, issus du premier mariage d’Alexis. À quatre ans, ses jeux même faisaient présager l’homme de tête et d’énergie. On lui apprenait les histoires au moyen d’images coloriées importées d’Allemagne, et M. Zabiéline fait le compte des tambours crevés par lui, des fusils et des sabres qui flattèrent d’abord ses instincts guerriers. Le peuple ne pouvait manquer d’être frappé des promesses de génie qui éclataient déjà dans cet enfant. Aussi est-il le seul des fils d’Alexis dont on paraisse se souvenir, et, quand son père au lit de mort est mis en demeure de se choisir un héritier, le poète rustique, oublieux de l’histoire, ne lui met qu’un nom sur les lèvres :
« Oh ! dis-moi, notre père, tsar orthodoxe, — tsar orthodoxe Alexis Mikhaïlovitch, — à qui laisses-tu ta souveraineté, — à qui remets-tu le tsarat de Moscou ? — À la tête du tsar étaient les popes et les diacres, — du côté où brûlaient les cierges, — et ils chantaient les prières des morts ; — à ses pieds se tenaient tous les boïars, — et c’est ainsi que parla le tsar orthodoxe : — Je laisse ma souveraineté — au tsarévitch Pierre Alexiévitch, — je confie le tsarat de Moscou — au boïar prince Galitzine. — Et le tsar orthodoxe rendit l’âme. »
En réalité, Alexis eut pour successeur son fils aîné Feodor, et, lorsqu’à sa mort les boïars donnèrent le trône au jeune Pierre, l’ambitieuse Sophie ameuta les strélitz, fit couronner avec Pierre l’imbécile Ivan, et prétendit régner sous leur nom. Le bras droit de la tsarévria, son homme d’état et son général, fut le prince Vassili Galitzine, « le grand Galitzine, » comme l’appellent certains historiens désireux de l’opposer à Pierre le Grand, de même que chez nous on a voulu exalter le duc de Guise aux dépens de Henri IV. La correspondance de Sophie avec le prince était d’une tendresse mystique ; elle l’appelait « mon petit père, mon frère, ma lumière, ma joie. » Galitzine et Sophie voulurent justifier leur pouvoir par des succès diplomatiques et militaires. Ils entrèrent dans la grande coalition de Venise, de la Pologne et de l’Autriche contre le Turc, et le prince dirigea deux campagnes contre les Tatars de Crimée. Malgré les efforts du gouvernement pour les représenter comme des triomphes, elles n’eurent qu’un médiocre succès. Aussi dans une de nos chansons le prince Galitzine ne sait littéralement sur quel pied et par quel chemin rentrer à Moscou. Il est sûr de l’accueil de Sophie, mais comment sera-t-il reçu du jeune souverain ?
« Comme une bécasse qui se promène sur le marais[3], — le prince Galitzine se promène dans la prairie. — Il se promène non pas seul, mais avec des soldats de toutes armes, — avec des cosaques du Don, avec des chasseurs. — Il réfléchit et médite profondément. — Par où le prince, par où doit-il marcher ? — Par la vaste plaine, le prince ? il y aura de la poussière. — Par le bois ombreux, le prince ? il fera sombre. — Par la prairie, le prince ? la terre est détrempée. — Par la rue, le prince ? il aurait honte. — Enfin le prince a chevauché par la rue de Tver, — la glorieuse rue de Tver et la Nouvelle-Slobode.
« Le prince Galitzine s’est rendu — à la cathédrale de Kazan ; — le prince Galitzine a ôté — sa toque de zibeline ; — le prince Galitzine trois fois — s’est prosterné sur la terre ; — le prince Galitzine a prié, — et se rend au palais du Kremlin.
« Lorsqu’il descend de cheval — dans le palais du Kremlin, — voici que vient à sa rencontre — notre mère la tsarévna, — la tsarévna Sophie Alexiévna. »
Sophie en effet, autant pour satisfaire à ses propres sentimens que pour en imposer à l’opinion, préparait un triomphe à son héros. Elle sortit en procession au-devant de l’armée, accompagnée du clergé, des boïars et du peuple, précédée des saintes icônes, jusqu’à la porte de Serpoukhof. Après avoir admis les généraux au baise-main, elle revint avec eux, toujours en procession, jusqu’au Kremlin, où le tsar Ivan leur fit une réception solennelle. Le tsar Pierre n’y était plus. Il avait défendu à sa sœur de prendre part à une cérémonie publique, elle avait bravé sa défense. Dans sa colère, il quitta Moscou. Cette marque de défaveur ne passa point inaperçue. L’emprisonnement de Galitzine après la chute de Sophie, son procès, son exil, renouvelèrent le souvenir de sa première disgrâce, et alors dans les campagnes d’Orel naquit cette chanson :
« Salut, seigneur le tsar, notre espérance, — quels présens fais-tu, tsar notre maître, aux seigneurs ? — Aux seigneurs, je donne des dignités, aux marchands, des cités. — Mais à moi, tsar notre maître, donne-moi une ville, — donne-moi une ville : Malo-Jaroslavets… — Moi, prince Galitzine, je te donnerai, — moi, chien de voleur, je te donnerai — deux poteaux avec une solive en travers — et, pour ton cou, un cordon de soie. »
Pendant que Galitzine et Sophie gouvernaient la Russie, que faisait le tsar Pierre ? Entouré d’étrangers ou de jeunes Russes gagnés aux idées européennes, il jouait au soldat avec les palefreniers et les polissons de Kolomenskoe, ou réparait une vieille barque hollandaise échouée sur le lac d’Ismaïlof. Sophie et ses courtisans disaient : « L’enfant s’amuse ; » mais, tout en s’amusant, il jetait les bases de la flotte et de l’armée nouvelle. De son bataillon d’amuseurs (potiéchnié koniouki) sortit le premier corps d’élite, le régiment-doyen de l’armée russe : le préobrajenski. Des polissons qui l’entouraient surgirent, avec Menchikof, les ministres et les feld-maréchaux de l’avenir. Devenu le maître, il se mêlait encore, en simple combattant, à des actions simulées, batailles, prises de villes, enlèvemens de redoutes. Ce spectacle d’un tsar de Russie confondu parmi ses sujets sous un uniforme de sous-officier ou de lieutenant, exposé à recevoir, comme le premier venu, les coups et les horions, ne pouvait manquer de frapper l’imagination des masses. Dans les bylines sur Ivan le Terrible, on voit celui-ci présider à des luttes d’athlètes dans la cour du palais, mais avec toute la gravité qui convient à un despote oriental. La fantaisie des chanteurs prend plus de liberté avec Pierre le Grand : lui-même descend dans l’arène et lutte avec un de ses soldats. Et il semble que le poète, tout en prêtant au fils d’Alexis une taille et une vigueur herculéennes, ait tenu à faire sentir que le peuple, même représenté par un jeune garçon, est encore supérieur en force aux héros.
« Dans le palais, le palais impérial, — sur l’escalier, l’escalier rouge, — on voyait une table à rallonges ; — à cette table était assis — le tsar orthodoxe Pierre Alexiévitch. — Devant lui sont debout les princes, les boïars. — Le tsar orthodoxe parle ainsi : — Écoutez, vous, les princes, les boïars, — y a-t-il parmi vous un amateur — pour lutter avec le tsar blanc, — pour passer le temps, pour amuser le tsar ? — Tous les princes, les boïars s’épouvantèrent, — dans le palais tous se dispersèrent ; — mais debout devant lui se tient un dragon, — un jeune dragon de vingt-cinq ans. — Il parle en ces termes au tsar blanc : Écoute, écoute, tsar orthodoxe, — tsar orthodoxe, Pierre Alexiévitch, — n’ordonne pas de me châtier, de me pendre ; — ordonne-moi de dire un mot… je suis jaloux de lutter avec le tsar-blanc, — pour passer le temps, pour amuser le tsar. — Si tu me terrasses, jeune dragon, je te ferai grâce, — si tu es vaincu, je te couperai la tête. — Le jeune dragon dit alors : — La volonté de Dieu soit faite et celle du tsar.
« Le tsar orthodoxe ceignit sa ceinture de soie ; — il sortit avec le jeune dragon ; ils s’empoignèrent… De la main gauche, le jeune dragon le renversa ; — de la main droite, il le soutint, — il l’empêcha de toucher la terre humide. — Et le tsar orthodoxe parla ainsi : Mille grâces, dragon, pour tes efforts… — Quel don, quel cadeau vais-je te faire ? — Des villages ou des domaines, — ou bien un coffre plein d’or ? — Je ne veux ni villages, ni domaines, — ni un cher coffre plein d’or ; — accorde-moi de boire l’eau-de-vie, sans payer, — dans tous les cabarets de la couronne. »
Le temps des amusemens et des guerres de parade était passé ; Pierre à son tour voulait cueillir de vrais lauriers. Il voulait éprouver son armée nouvelle dans une entreprise glorieuse, la plus glorieuse de toutes à ses yeux : la croisade contre l’infidèle et pour l’affranchissement des chrétiens d’Orient. La prise d’Azof ne devait être pour lui qu’un premier pas dans cette voie où l’appelait déjà le patriarche de Jérusalem. Il semble que toutes les expéditions dans ces régions de l’est, d’où étaient venus tant de fois les dominateurs tatars, aient eu le don d’éveiller l’imagination russe. Le grand mouvement poétique qui s’était fait au XVIe siècle autour de la conquête de Kazan et d’Astrakan se renouvela au XVIIe autour des deux expéditions d’Azof. Pierre avait fait pour ces campagnes d’immenses préparatifs. Tandis que des milliers de cosaques, de cavaliers nobles, de strélitz, de soldats de l’armée nouvelle se réunissaient sous les drapeaux, des milliers de paysans étaient occupés à charrier des matériaux, des milliers de travailleurs à construire, en une seule année, 1,700 embarcations. Partout retentissait le cri de guerre ou le bruit, sourd de la cognée dans les forêts séculaires. La Russie, remuée de fond en comble, s’éveilla et regarda. Au XVIe siècle, nous avons une série de chansons cosaques sous ce titrer : le Secours au tsar blanc sous Kazan, Voici le « secours au tsar blanc sous Azof. » Toutes les rivières du sud se sont émues, le Jaïk, et le Don, et le Volga, et le Dnieper.
« Comme un faucon lumineux vole dans la nuée, — l’esaoul des cosaques parcourt le Don — pour haranguer tous ses cosaques. — « Debout ! les braves, les bons compagnons ! — Prions le Seigneur Dieu — qu’il ne permette à la main du barbare — de frapper Pierre, le tsar blanc. — Debout ! amis, réveillez-vous ! — Sellez, amis, les chevaux rapides ! — Courons sous les murs d’Azof. — Allons ! nous renverserons la ville de fond en comble ; — nous aurons beaucoup d’argent, beaucoup d’or ; — nous remplirons jusqu’aux abords la caisse de guerre. » — « Oui, nous écouterons notre ataman, — nous l’écouterons, nous irons en campagne. — lui-même, l’aigle bleu-noir s’est éveillé, — lui-même, le tsar Pierre, s’est levé, — avec ses cosaques du Don, — avec ses Zaporogues. »
Les habitans des villes russes virent passer avec étonnement ces singuliers défenseurs de l’orthodoxie, les joyeux héros du Don, avides de butin et de plaisir, pour qui la guerre était une joie :
« Déjà sur la route, la large route, — allaient, chevauchaient les cosaques du Don, — les frères du Don au cours tranquille. — Déjà les cosaques avaient quitté Moscou ; — pourquoi l’un d’eux est-il resté ? — Il s’en va au château du Kremlin, — il ôte sa toque de zibeline noire, — il prie devant l’image du Sauveur, — il s’incline aux quatre points du ciel, — en particulier devant les conseillers municipaux du tsar. « Salut, ô vous, les conseillers du tsar ! — Donnez-moi de l’eau-de-vie pour cinq cents roubles, — et à mes compagnons pour mille roubles. » — Les conseillers s’entre-regardèrent : Y a-t-il jamais eu parmi nous un tel buveur ? — Comment en douter, frères ? c’est un cosaque du Don. — Comment en douter, frères ? c’est leur ataman. — On lui apporta de l’eau-de-vie tant qu’il en fallut. — Allons, buvez, enfans, buvez à vos souhaits. »
Mais la guerre n’était pas une joie pour tout le monde. Le cosaque y courait allègrement, le paysan s’y tramait en pleurant. Au fond, le Grand-Russe n’aime pas la guerre et n’a pas de goût pour l’état militaire. C’est malgré lui qu’on en fait un des meilleurs soldats du monde. Pour le serf du XVIIe siècle, le régiment apparaissait comme une aggravation de servitude. Il lui semblait affreux de s’arracher à son village, à sa famille, à ses amours, à sa cabane bien chaude en hiver, et de partir pour ces éternelles campagnes où le tsar infatigable fatiguait son peuple :
« Où passerons-nous le jour ? où dormirons-nous la nuit ? — Nous passerons le jour dans la campagne rase, — dans la campagne rase, sous le ciel ouvert, — nous passerons la nuit dans le bois ténébreux, — dans le bois ténébreux, sur le sol bourbeux. — Nous aurons pour lit la terre, l’humide mère, — pour oreiller une méchante racine ; — pour nous laver, la pluie fine et fréquente, — pour nous essuyer, l’herbe soyeuse. »
Tout cela en effet n’est pas très engageant. Ajoutez-y que des officiers infidèles leur rendaient encore plus durs les débuts de ce dur métier. Comme on le voit par les ukases de Pierre, les recruteurs enchaînaient les hommes qu’ils enlevaient des villages, leur rasaient la tête pour les faire reconnaître, les emprisonnaient en arrivant à l’étape, les menaient paître le gland et le champignon sous les chênaies pour économiser sur leur nourriture, leur imposaient sous le bâton des marches forcées. On perdait, avant d’arriver au dépôt, la moitié des recrues. Cet avant-goût de la profession de héros achevait de les dégoûter. Aussi la désertion décimait-elle les armées russes de ce temps ; on désertait la chaîne des recrues, on désertait au régiment, on désertait sur le champ de bataille. L’unique asile était alors dans les bandes de brigands ou dans les polks de cosaques. Comme le fait remarquer M. Bezsonof, les chants de lamentation sur le service forment du XVIe au XVIIIe siècle toute une littérature, tant l’aversion du militaire était innée dans le caractère russe ; mais c’est surtout au temps de Pierre le Grand que les bylines sont trempées des « larmes brûlantes des petits soldats, de ces malheureuses têtes de soldats » qu’on traînait à la gloire.
« Dans la ville de Véréia, — dans le village de Korotcharof, — tous les quartiers sont assignés, — tous les soldats sont installés, — les petits soldats du régiment de Toula, — première compagnie, les grenadiers.
« Ils se flattaient, les petits soldats, — de courir la nuit avec les belles filles, — avec les belles filles de Véréia, — avec les gentilles petites paysannes.
« Tout à coup grand malheur pour le régiment, — un ordre a été envoyé le soir : — à minuit, il faut nettoyer les fusils ; — à la blanche aurore, se tenir en rang, — se tenir en rang, l’arme au bras…
« Le capitaine crie : Arme sur l’épaule ! — et le major crie : En route ! en campagne ! — et le colonel : En d’autres pays, — vers la Turquie, vers la Suède !
« Et il y avait là un jeune soldat, — un jeune soldat sergent du régiment. — Il tient dans ses bras le drapeau, — le drapeau du tsar, le drapeau des Russies. — Il n’est pas ivre, mais il chancelle, — et s’incline de tous les côtés. — Il a fait ses adieux à son père, à sa mère, — à ses parens, à ses amis ; — son visage est baigné de larmes. — Hélas ! il ne fait pas ses adieux à sa femme, — il la quitte pour la servitude, — la servitude, le service du tsar, — les fatigues à perpétuité.
« Tous les soldats s’en vont en pleurs, — ils vont pleurant et sanglotant… — Pas un qui s’en aille gaîment, — qui s’en aille gaîment sans s’affliger… »
Il n’est pas jusqu’à Chérémétief, le héros de Poltava, le conquérant des provinces baltiques, qui ne soit censé partager la mélancolie des soldats. Dans les guerres suédoises, nous le voyons, à chaque appel du tsar, « arroser la pierre blanche de ses larmes brûlantes. »
« Derrière le régiment, l’on conduit — un bon cheval à la longue crinière ; — sur le cheval est monté le colonel, — le colonel en personne, le comte Chérémétief. — Il a dans les mains un sabre tranchant, — et à la bouche un bien beau discours : — Notre père le tsar est parti de Moscou en expédition ; — il va aux frontières de l’empire, en terre suédoise, — et moi, bon compagnon, il m’a pris avec lui ; — mais je ne me souciais point de quitter Moscou… — Le bon compagnon a un jardin verdoyant ; — dans son jardin, il a trois arbres ; — le premier arbre est un cyprès, — le second arbre est un pommier touffu, — le troisième arbre est un vert poirier. — Le haut cyprès, c’est mon père ; — le pommier touffu, c’est, grâce à Dieu, ma mère ; — le vert poirier, c’est ma jeune épouse. — Voilà pourquoi le ne voulais pas quitter Moscou ; — j’aimerais mieux passer mon temps à Moscou, — vivre à Moscou, servir dans le palais, — m’agenouiller devant les saints thaumaturges, — consoler mon père dans sa vieillesse, — assister ma mère dans sa faiblesse, — et me complaire dans ma jeune épouse. »
La muse populaire ne se pique pas d’une entière exactitude. Des deux expéditions d’Azof, dont la première aboutit à un échec, elle fait une seule campagne qui à la vérité, suivant le chiffre sacramentel, dure trois ans. Tandis que l’histoire nous montre Azof capitulant tout simplement après ouverture de la brèche, la poésie préfère devoir le succès à un brillant assaut, enlevé à la force du poignet et à la face du soleil :
« A l’aurore, ils montèrent à l’assaut — de la ville glorieuse, de la ville d’Azof, — de ses murs de pierre blanche, — de ses hauts talus de terre. — Ce n’étaient pas des pierres qui roulaient, — c’étaient des ennemis qui tombaient de la muraille. — Ce n’était pas la neige qui blanchissait la plaine, — c’étaient les blanches poitrines des musulmans. — Ce n’était pas la pluie qui tombait des nues, — c’était un sang impur qui pleuvait. »
Pierre le Grand, le vainqueur d’Azof, partait pour le voyage d’Occident. Il allait chercher à leur source même les arts et les sciences d’Europe, auxquels il n’avait encore été initié que par des aventuriers d’instruction médiocre ; mais quel dut être l’étonnement des paysans de la Moscovie lorsqu’ils apprirent que le tsar blanc allait quitter la Russie, et qu’il voyageait en pays étrangers ! En pays étrangers ! quelles idées ces mots pouvaient-ils bien représenter à leurs esprits, à eux qui ne savaient pas distinguer la Suède de l’Allemagne, qui ignoraient presque la France et l’Angleterre, et pour qui les occidentaux étaient tous des niemtsi[4], tous des musulmans ? En pays étrangers ! pareille chose ne s’était jamais vue. Les prédécesseurs de Pierre quittaient à peine les environs de Moscou, vivaient au fond de leur palais oriental, garrottés dans les lisières de la plus minutieuse étiquette byzantine. Qu’allait-il arriver à la Russie veuve de son tsar ? au tsar séparé de la Russie « comme une pomme qui s’est détachée du pommier ? » Quels dangers allait-il courir dans ces régions lointaines que l’imagination russe se représentait à peu près comme les Grecs d’Homère se représentaient l’Afrique, la Sicile et la Mer-Noire ? Quels Lestrygons et quels Cimmériens, quelles sirènes et quels cyclopes, et peut-être, — hélas ! — quels Lotophages allait-il y rencontrer ? Tourmenté de tant d’inquiétudes et de tant d’étonnemens, l’esprit des masses travailla passionnément sur ce thème. Ses rêveries se perdirent tantôt dans un vague mythique, tantôt dans une altération fantastique des faits à nous connus. Une légende, qui remonte évidemment au temps où les rivières parlaient, et qui doit se rattacher aux plus anciennes superstitions des Slaves adorateurs des fleuves, après avoir figuré dans les tylines du héros Dobryna Nititich, s’est accrochée, on ne sait comment, au nom de Pierre le Grand. L’émule des bons compagnons antiques arrive sur les bords de la rivière Smorodina, lie conversation avec elle, lui fait des complimens sur la beauté et la rapidité de son cours, et la rivière, trop femme pour n’en être pas séduite, le laisse traverser ses ondes.
« Pour toi, brave jeune homme, — pour toi, je te laisserai passer, — à cause de tes paroles flatteuses — et de tes saints courtois. — Il passa, le jeune homme, — la rivière Smorodina. — Alors il commença à s’enorgueillir, — à se moquer de la rivière : — « On disait d’elle, de cette rivière, — on disait d’elle, de la rapide, — qu’elle était large dans sa largeur, — profonde en sa profondeur ; — mais elle est plus lente-qu’un marécage, — plus tranquille qu’un pré inondé. » — Alors la rivière parla — avec ses sentimens de belle jeune fille : — Ô toi, brave jeune homme, écoute : — reviens vers moi, vers la rivière ; — tu as oublié sur mon bord, l’autre bord, — deux compagnons, deux amis fidèles, — deux couteaux d’acier. — Il revint, le jeune homme, — vers la rivière Smorodina. — Au premier pas qu’il fit dans l’eau, — son bon cheval y disparut ; — au second pas qu’il fit, — sa selle de cosaque fut couverte ; — au troisième pas qu’il fit, — le bon jeune homme fut noyé… — « Écoute, brave, hardi compagnon, — ce n’est pas moi qui te perds, qui te noie, — ce qui te perd et te noie, c’est ton orgueil de jeune homme. »
Lorsqu’en mars 1682 ; le tsar passai en Livonie, le gouverneur suédois de Riga, Dalberg, profita de ce que Pierre affectait l’incognito pour se dispenser de lui rendre aucun hommage. Lui et ses compagnons, les grands ambassadeurs, s’y virent même suspectés et surveillés. Le tsar s’étant hasardé à passer près des fortifications, on menaça de tirer sur lui. Plus tard, dans son manifeste pour la déclaration de guerre à la Suède, il dénonça ces outrages à son peuple comme le motif principal de la rupture. Dans les bylines, les choses ne se passent point aussi simplement. Ce n’est plus à Riga, c’est à Stockholm, en terre allemande, que va le tsar, déguisé en marchand anglais ou hollandais ; ce n’est plus avec Dalberg, c’est avec la reine de Suède qu’il est aux prises. Évidemment le peuple avait entendu parler vaguement d’Ulrique-Éléonore, sœur de Charles XII : c’est à elle que revient l’honneur de succéder dans le rôle de nymphe perfide, de dangereuse ennemie du tsar, à la vindicative rivière Smorodina :
« Personne ne sait, personne ne peut dire — où notre seigneur le tsar se dispose à porter ses pas. — Il a rempli ses vaisseaux d’argent pur, — il a orné ses vaisseaux d’or étincelant. — Il ne garde avec lui que peu d’hommes, — seulement des grenadiers du préobrajenski. — Notre seigneur le tsar blanc ; ordonne ainsi : — Écoutez, écoutez, officiers et soldats, — ne m’appelez plus ni votre tsar, ni votre seigneur ; — traitez-moi comme, un marchand, d’outre-mer…
« On voit un marchand se promener dans Stekoln (Stockholm) — et personne ne reconnaît ce marchand. — Un seul le reconnut : l’hetman de Suède. — En toute hâte il courut chez la reine : — Écoute, notre mère, notre reine ! — Ce n’est pas un marchand qui se promène dans la ville : — celui qui s’y promène, c’est le tsar blanc. — La reine s’avança sur son escalier rouge ; — elle avait les portraits des souverains de sept pays : — à son portrait, elle reconnut le tsar blanc ; — Elle cria à haute voix, la reine : — Écoutez, écoutes, mes généraux suédois ! — Fermez au plus tôt les portes de la ville, — saisissez au plus tôt le tsar blanc.
« Mais notre père le tsar ne s’effraya de rien. — Il avait deviné toutes les pensées des Suédois ; — il se jeta dans la maison d’un paysan : — Prends de l’argent, paysan, prends à volonté, — et conduis-moi sur le rivage de la mer bleue. — Le paysan en toute hâte le conduisit à la mer bleue ; — en toute hâte le tsar monta sur le vaisseau ; — il cria à ses soldats, à ses matelots : — Enfans, plus d’ensemble dans vos efforts, — plus de vitesse à ramer, plus de vitesse à voguer ! »
Le prétendu danger qu’aurait couru le tsar sur la terre allemande est devenu un motif sur lequel la fantaisie populaire aimait à revenir. Voici un conte, reproduit par MM. Bezsonof et Solovief. On y remarquera des intentions hostiles aux nobles russes, qu’on y présente comme les ennemis de Pierre, tandis que son sauveur est un homme du peuple ; on y remarquera aussi de singuliers points de rapprochement avec le joli conte de Perrault, où l’Adroite Princesse pousse le méchant prince Riche-Cautèle dans le tonneau hérissé de clous qu’il avait préparé pour elle.
« Lorsque le tsar et ses familiers étaient de l’autre côté de la mer, et qu’ils allaient dans la terre allemande, ils arrivèrent à Stekoln, et dans la terre allemande le royaume de Stekoln est gouverné par une demoiselle. Et cette demoiselle maltraita le tsar, le mit dans une poêle ardente, et, l’ayant ôté de la poêle, ordonna de le jeter en prison. Quand ce fut la fête de la demoiselle, les princes et les boïars (de Suède) commencèrent à lui dire : — Accorde-nous, ô reine, la liberté du tsar. — Et elle leur dit : — Allez, regardez, et, s’il vit encore, je le mets en liberté à votre prière. — Les princes et les boïars, ayant été regarder, lui dirent : — Reine, il est vivant. — Et elle leur dit : — Puisqu’il est vivant, prenez-le. — Et eux, l’ayant pris, le mirent en liberté. — Il alla trouver nos boïars (les Russes), et nos boïars firent le signe de la croix ; puis ils plantèrent des clous à l’intérieur d’un tonneau et se proposèrent de mettre le tsar dans ce tonneau. Un strélitz devina leur projet, courut chez le tsar, qui était sur son lit, et lui dit : — Tsar, notre seigneur, daigne te lever et t’en aller. Tu ne sais pas ce qu’on trame contre toi. — Lui, le tsar, se leva et s’en alla. Alors le strélitz se coucha sur son lit, à sa place. Les boïars vinrent, enlevèrent ce strélitz de dessus le lit, le mirent dans le tonneau, et le jetèrent à la mer. »
Pour la masse du peuple russe, nul doute que le souverain n’eût échappé à la sirène de la Smorodina, à la Circé de Stekoln, à tous les pièges de ses ennemis. Voyez-le, dans une de ces chansons, voguer à pleines voiles loin d’une terre perfide : « Chez nous, sur la mer bleue, — voguait, fuyait le navire aux flancs vernis, — le navire à la belle parure, — le navire orné de perles. — Tous ses agrès étaient de soie, — tous ses matelots étaient des colonels, — tous ses passagers étaient des généraux. — A la proue se tenait le tsar orthodoxe, — le tsar orthodoxe Pierre Alexiévitch ; — au gouvernail est assis un jeune Allemand. — Il fuit, le navire, loin de la terre suédoise, — vers notre mère, la sainte Russie. »
Pierre le Grand avait aussi des ennemis dans le peuple. Sa passion pour les choses européennes, ses violentes entreprises sur les institutions, les mœurs, le costume national, avaient armé contre lui les conservateurs et les fanatiques. De là ces conspirations qui laissent leur trace de sang à toutes les pages de son histoire ; de là les révoltes des strélitz, l’insurrection d’Astrakan, le soulèvement des cosaques du Don, la trahison de Mazeppa ; de là ces complots qui avaient des ramifications jusque dans sa famille, qui amenèrent la répudiation de sa première femme et la mise en jugement de son fils aîné. La haine contre les réformes se manifestait surtout par la propagation de bruits malveillans, de nouvelles sinistres. Écoutez ce prêtre qui s’entretient avec l’officier en retraite Anika Akimytch Popof : « La vie est dure aujourd’hui, dit le prêtre ; les anciens impôts sont perçus à la rigueur, et par surcroît les gens de finance se sont mis à percevoir des droits sur les bains, sur les cabanes, sur les moulins, sur les abeilles ; on défend de couper le bois, de pêcher dans la rivière, et il est écrit que l’antechrist ne tardera pas à naître de la race de Danovo. » Et Anika de répondre : « L’antechrist est né. Écoute bien : la race de Danovo s’explique par la race tsarienne. Pierre est né, non pas de la première femme d’Alexis, mais de la seconde : donc il est né d’un adultère, la première femme étant la seule légitime. » Et le prêtre concluait par cette remarque : « Il est écrit dans les livres que sous le règne de l’antechrist il y aura de terribles charges sur le peuple, et maintenant les temps sont durs. » La fondation de Pétersbourg, suivie de l’abandon de la sainte mère Moscou, acheva d’aigrir. Tous les jours on prédisait que cette ville allemande, bâtie par des mains hérétiques, allait disparaître : un jour, on chercherait vainement sous les eaux la place de cette cité maudite par Dieu, et les grandes inondations de 1715 et de 1721, où Pierre manqua de se noyer (sur la Perspective Nevski !), semblaient donner quelque fondement à ces rumeurs. Ce n’était pas assez de représenter le tsar comme l’antechrist et sa mère Nathalie comme la fausse vierge, la femme adultère des prophéties ; suivant d’autres, elle n’aurait même pas été la mère du prince : elle ne serait accouchée que d’une fille, à laquelle on substitua le fils d’une boïarine. Comme cette version, qui le faisait encore naître d’une Russe, n’expliquait pas son goût pour les habits allemands, les constructions allemandes, les femmes allemandes, comme Anna Moëns et Catherine, on contait qu’il n’était fils ni de son père, ni de sa mère, qu’il était fils du Genevois Lefort ou d’un chirurgien allemand[5].
Le voyage en Occident ne pouvait manquer d’être exploité par les malveillans. — Oui, disait-on, Pierre était tombé entre les mains de la reine de Suède, mais il y était resté. On nous avait changé le tsar non plus en nourrice, mais en voyage. Celui qui était sorti de prison, c’était non pas le fils d’Alexis, mais un faux Peter, un Allemand, qui, à peine arrivé dans la terre russe, avait voulu en faire une Allemagne. Dans la révolte d’Astrakan, en 1705, on entendait les strélitz et les raskolniks s’entretenir ainsi dans les rues de la ville : « Le bruit court que le tsar est mort ; est-ce vrai ? — Oui, on dit qu’il est mort. — Non, il vit, mais il est prisonnier à Stekoln, attaché à un poteau ; celui qui est à Moscou n’est pas le vrai tsar ! »
C’était bien le fils d’Alexis et de Nathalie qui était revenu d’Occident ; mais il y avait un tel antagonisme entre la Russie nouvelle qu’il venait de concevoir et la Russie des raskolniks et du domostroï[6] que la lutte ne pouvait manquer d’éclater. Ce fut d’abord la révolte des strélitz. On en trouvera l’histoire vraie dans le récit du témoin oculaire Jean-George Korb, secrétaire de la légation d’Autriche à Moscou[7] ; en voici la légende, où l’on retrouve à la fois les soudains repentirs des strélitz et leur haine opiniâtre contre la tactique nouvelle et l’attirail européen.
« Autrefois le tsar orthodoxe — aimait les strélitz et les comblait de biens. — Maintenant le souverain est irrité contre nous : — il veut exécuter et pendre les strélitz, — couper la tête à leur ataman. — Les strélitz se sont rassemblés en un cercle, — ils ont tous ensemble fortement pensé, — et envoyé au tsar leur ataman : — Va, ataman, va trouver le tsar, — jette-toi aux pieds rapides du tsar, — demande la miséricorde très grande du tsar ; — ne peux-tu, petit père, pardonner aux strélitz ? — Nous lui prendrons telle ville qu’il voudra, nous la prendrons sans plomb, sans poudre, — sans l’attirail de son matériel, — nous la prendrons avec nos poitrines blanches… « Le seigneur le tsar s’avance sur l’Escalier-Rouge, — il parle d’une voix retentissante : — Tu m’entends, ataman des strélitz ? — Non, point de miséricorde pour vous ; — va, rassemble ton armée de strélitz, — conduis les uns sur la Place-Rouge, — les autres au champ de Koulikovo ; — je décapiterai les uns, pendrai les autres ; — à toi, l’ataman, je te couperai la tête.
« Alors les pieds rapides du jeune homme fléchissent, — il laisse tomber ses bras blancs, — incline sa tête sur sa poitrine, — laisse échapper sa toque de zibeline. — Sa toque de zibeline valait 100 roubles, et sa pelisse de koumi 1,000 roubles… »
L’exécution du prince grand-boiar, ataman des strélitz, nous fait assister au supplice d’un héros imaginaire, et qui semble uniquement la personnification de la révolte ; mais, beaucoup d’entre eux se considéraient comme des martyrs de la cause nationale, et le trépas de ces gens du peuple fut tout aussi noble qu’aurait pu l’être celui d’un « grand-boïar. » Le strélitz Orlof, qui devait faire souche de princes, écarta fièrement Pierre le Grand du billot qui lui était destiné, et, pendant que leurs femmes les suivaient en chantant déjà suivant l’usage national, les lamentations funèbres, eux non plus « ils ne s’humilièrent pas devant le tsar. »
« Il va, le jeune homme, il ne recule pas, — il regarde fièrement tout le monde, — il ne s’humilie pas devant le tsar. — En avant marche le bourreau terrible, — dans ses mains la hache tranchante. — Derrière l’ataman, son père et sa mère, — son père et sa mère et sa jeune épouse. — Dans leurs sanglots ils s’écrient : — O toi, notre cher enfant, — humilie-toi devant le tsar, — accuse-toi de ta faute, — le tsar peut-être te pardonnera, — laissera ta tête sur tes fortes épaules. — Le cœur du jeune homme s’endurcit, — il se raidit, il résiste au tsar, — il n’écoute ni son père, ni sa mère, — il n’a pas de pitié pour sa jeune épouse, — il n’a pas de chagrin de ses petits enfans. »
Vient ensuite en 1705 la révolte d’Astrakan, où d’autres strélitz égorgèrent le voiévode Timoféi Rjevski. Il n’est pas le premier gouverneur de la turbulente cité qui ait eu un sort tragique. A qui peut bien se rapporter la chanson que voici : à Rjevski, massacré sous Pierre le Grand, ou à Prosorovski, qui périt sous Alexis ?
« Sur la rivière notre mère, sur la rivière Kamychka — voguent, naviguent les barques des essaouls. — Dans les barques sont assis les rameurs, tous bons bourlaks, tous braves du Volga. — Ils sont assis, frères, en beaux costumes : — ils ont des toques de zibeline avec le dessus en velours, — des caftans gris, doublés de damas, — des ceintures en soie d’Astrakhan, — des chemises de taffetas à galons d’or, — des culottes de drap à l’ancienne mode, — des bottes de roussi à bout recourbé. — Ils rament joyeusement, ils chantent des chansons…
« Qu’est-ce qui blanchit donc là-bas, sur l’eau ? — Ce qui blanchit, c’est le pavillon du gouverneur, — celui qu’ils attendent et qu’amène le malheur. — Le gouverneur d’Astrakan comprit tout et dit : — Écoutez, vous tous, bourlaks, hommes libres ; — prenez mon trésor d’or tant qu’il vous plaira, — prenez mes habits de gouverneur, en étoffes de couleur, — prenez mes objets rares qui viennent d’outre-mer, — prenez toutes mes richesses d’Astrakan. — Mais, disent les bons bourlaks, les hommes libres, — ce qui nous est précieux, ce n’est pas ton trésor ; — ni précieux ton habit de gouverneur, — ni précieuses tes raretés d’outre-mer, — ni précieuses tes bagatelles d’Astrakan ; — ce qui nous est précieux, c’est ta tête. — Et ils coupèrent au gouverneur sa tête rebelle, — ils jetèrent sa tête dans la mère Volga, — et les bons compagnons firent des moqueries sur elle : — Es-tu plus heureux, gouverneur, d’avoir été méchant pour nous ? — Ah ! tu nous battais, nous tuais, nous exilais ! — ah ! tu tirais sur nos femmes, nos enfans, à nos portes ! »
Les cosaques du Don ne se révoltèrent que l’année suivante. L’occasion de leur conflit avec le gouvernement fut la défense qu’on leur intima de donner asile aux paysans qui s’enfuyaient de chez leurs maîtres et aux contribuables qui cherchaient contre l’impôt un refuge dans les villages privilégiés du Don. L’empire n’entendait plus que la « force cosaque » s’accrût de sa substance. Alors Boulavine, Frolof, Nekrassof, Dranyi, appelèrent aux armes les « amateurs de promenade. » Les insurgés furent d’abord assez heureux : ils égorgèrent le prince George Dolgorouki, battirent les Russes sur la Liskovata, prirent Tcherkask, menacèrent Azof, le tout en protestant de leur fidélité au tsar, et accusant les voiévodes d’avoir agi « sans son ordre. » Le frère du mort, Vassili Dolgorouki, fut chargé de la répression. Les recommandations clémentes de Pierre et les dissensions des chefs cosaques favorisèrent ses progrès. Au premier insuccès, Boulavine fut égorgé. Dranyi et Frolof s’enfuirent chacun de leur côté, et Nekrassof, avec 2,000 hommes seulement, se réfugia dans le Kouban. — On peut se demander pourquoi le héros des chansons sur la révolte se trouve être non pas Boulavine, qui commanda en chef, mais son lieutenant Nekrassof, pourquoi celui-ci s’enfuit sur le Dnieper et non dans le Kouban, pourquoi on lui donne 40,000 hommes au lieu de 2,000 ; cependant ce qu’il faut remarquer dans cette byline, c’est une précision presque historique dans l’exposé des griefs des insurgés. On dirait que le poète s’est contenté de versifier la requête qui fut réellement adressée au tsar par Boulavine en mai 1708. Du reste, dans tous les exposés de ce genre, dans celui des strélitz à Schein en 1698, comme dans celui des Astrakanais à Apraxine en 1705, ce sont toujours les mêmes griefs qui reparaissent : violation des anciennes libertés, fardeau écrasant des impôts, recrutement militaire, exactions et cruautés des gouverneurs, la foi orthodoxe mise en péril par les Allemands, les attentats aux longues barbes et au costume national, l’infection sacrilège du tabac et autres nouveautés abominables.
« Nekrassof est parti, il a emmené, — de guerriers, quarante mille hommes, — sans parler des vieux qui ont vieilli, — sans parler des jeunes qui sont trop jeunes, — sans parler des bâtards et des sang-mêlés. — Le soir donc, ils se sont assemblés, — à minuit, ils ont tiré aux champs, — au point du jour, ils ont franchi — le glorieux, le paisible Don. — Sur le glorieux fleuve Dnieper, ils se sont arrêtés… — Ce n’est pas une lettre qu’il écrit, — ce n’est pas avec la plume, avec l’encre, — c’est avec ses larmes qu’il écrit, avec ses larmes brûlantes, — au comte Dolgorouki : — On a voulu raser aux vieux leur barbe, leurs moustaches, — on a voulu prendre les jeunes — pour en faire des soldats. — Tu es venu chez nous, sur le paisible Don ; — sans ordre du tsar, tu t’es mis — à ravager la contrée ; — alors nous avons abandonné — nos biens et notre avoir ; — nous sommes partis de la vallée — où coule le cher, le paisible Don ; — nous nous sommes rendus en l’obéissance — du sultan des Turcs ; — il nous a reçus — avec honneur, avec gloire ; — il nous a donné un cheval, — un cheval magnifique, — avec une selle tcherkesse. »
Depuis ce temps, les rancunes contre la Grande-Russie se sont évanouies ; une chanson, née sur la terre même de l’armée du Don, prouve que Nekrassof n’a plus été considéré par ses compatriotes, qu’il voulait affranchir, que comme un traître et un renégat.
« Qui donc, frères, nous a dit — que sur notre père, le Don paisible, — le cosaque Ignatouchka Nekrassof — était devenu un traître ? — Comment a-t-il trahi — le service du tsar blanc ? — Comment a-t-il été perfide — envers notre souverain ? .. — Il n’était pas seul à s’enfuir du Don ; — des cosaques le suivaient ; — non des vieux, des vétérans, mais de stupides jeunes gens. — Voici le discours qu’il leur fit, — notre traître : — « Cosaques, abandonnez — la foi-chrétienne ; — cosaques, embrassez — la foi musulmane… » Nous couperons la tête à Ignatouchka, — sa tête de rebelle ; — nous irons de nouveau — servir le tsar blanc. »
Le plus célèbre épisode de cette lutte de Pierre le Grand contre les élémens indisciplinés du monde russe, c’est la trahison de Mazeppa. Celui-ci avait captivé à ce point la confiance du tsar que, lorsque les polkovniks Iskra et Kotchoubey dénoncèrent les menées de l’ataman avec Charles XII et Stanislas Leszczinski, Pierre le Grand refusa de les croire : arrêtés comme calomniateurs, ils confessèrent dans les tortures leur prétendu mensonge et furent décapités. Un autre rival de Mazeppa, l’héroïque aventurier Paleï, lui fut également sacrifié et envoyé en Sibérie. Quand la grande trahison fut enfin découverte, à Kief, à Moscou, dans toutes les cathédrales de la Russie, au son des cloches et à la lueur des cierges, Mazeppa fut solennellement excommunié, et encore aujourd’hui son nom se retrouve à côté de ceux des terribles cosaques Stenko Razine et Pougatchef, dans les anathèmes de l’église orthodoxe. Dans les chants de l’Oukraine, en dialecte petit-russien, sa trahison est énergiquement flétrie : elle était presque une apostasie, car il avait fait cause commune avec les Polonais, les pan, odieux à la fois comme catholiques et comme anciens dominateurs du pays. On l’appelle pan Mazeppa, Mazeppa l’excommunié et le musulman, qui a voulu faire le tsar à Moscou. Par contre, son ennemi Paleï, vrai chrétien, vrai Russe, vrai cosaque, est le héros de la situation. Charles XII et l’ataman rebelle viennent d’envahir la terre orthodoxe :
« Ils sont tombés sur les gens du tsar, — ils ont tué beaucoup de gens du tsar — dans la ville de Batourine ; — ils ont détruit, égorgé — beaucoup d’hommes et de femmes ; — ils ont profané les églises, — foulé aux pieds les saintes icônes… — Bientôt arrive Siméon Paleï, — lors du grand carême, au printemps, — chez le tsar blanc, dans sa capitale. — Sa lumière, le tsar orthodoxe, — éprouva une très grande joie — d’avoir pour hôte le grand chevalier, — le chevalier Siméon Paleï. — Quand Mazeppa se douta — que lui, Mazeppa l’excommunié, — le malheur le poursuivait, — il dit alors au roi de Suède — les paroles que voici : — Mon bienfaiteur, roi de Suède, — toi, mon illustre maître, — si nous ne pouvons prendre Poltava, — il vaudrait mieux nous enfuir — de dessous la ville de Poltava, — de peur que les Moscovites n’aient la démence — de nous y cerner avec toi. — « Tête insensée, Mazeppa, — n’ai-je pas une armée pour me défendre — et des retranchemens pour mon armée ? — Je puis aller encore chez le tsar blanc, — chez le tsar, dans sa capitale. » — Le jour de Saint-Nicolas, sous les murailles de Poltava, — voilà qu’apparaît Paleï, — avec lui, le prince Chérémétief. — Alors, et plus vite que cela, le roi de Suède — avec Mazeppa se mit et fuir secrètement. — Tous se sauvèrent à l’autre bord du Dnieper. »
Le vieil ataman, réfugié à Bender avec le roi de Suède et enterré un an après à Varnitza, semble avoir laissé peu de sympathie dans cette Oukraine dont il fut le dernier chef élu :
« Il a réussi, Mazeppa, l’excommunié, — à camper sous Poltava ; — mais pas longtemps les catholiques — tinrent leur camp sous Poltava. — Hors d’ici, chiens d’esclaves, a dit le tsar de Moscou ; — ils se sont éparpillés comme une gerbe.
« Où est-il maintenant, ce Mazeppa, — l’ennemi, l’excommunié ? — Où le sort l’a-t-il conduit, ce loup, — avec les louveteaux, ses heiduques ? — Des gens disent qu’à Bender — il est arrivé un malheur, — grande vérité ! à Mazeppa. — Grande vérité que sa gloire — s’est perdue en pure perte, — lorsque la terre de Bender — a reçu son corps musulman. »
Il faut remarquer, au point de vue de l’ascendant progressif de la Grande-Russie sur les autres nationalités russes, au profit de l’unité, ce double anathème qui vient frapper les derniers représentans du particularisme méridional. Les dernières tentatives d’indépendance sont flétries comme des trahisons : Nekrassof est maudit dans la terre du Don, Mazeppa excommunié dans les chansons de l’Oukraine.
La lutte entre la Russie ancienne et la Russie nouvelle ne se poursuivait pas seulement sur la Place-Rouge de Moscou, dans les steppes du Volga, du Don et du Dnieper : elle se continuait au sein même de la famille impériale. Le régénérateur trouvait dans les siens les plus dangereux ennemis de ses créations. Sa femme Eudoxie, son beau-frère Abraham Lapoukhine, le tsarévitch Alexis, étaient à la cour même le noyau d’une coterie réactionnaire. Aussi quand Pierre le Grand revint d’Europe, son premier mot fut qu’il ne voulait plus revoir une épouse détestée. Elle fut répudiée et envoyée dans un couvent de Rostof. Ivan le Terrible n’agissait pas autrement. Entre les chants du XVIe siècle qui célèbrent la retraite de la tsarine Anna Koltovskoï et ceux du XVIIIe sur la tsarine Eudoxie, aucune différence dans l’inspiration.
« Mon époux inclément m’injurie, — il m’ordonne d’être religieuse : — Je ne t’aime plus : coupe ta chevelure ; — je te hais, prends la soutane ; — pour tes cheveux coupés, je te donnerai cent roubles ; — pour ta soutane, je t’en donnerai mille. — Je te bâtirai une cellule, — toute neuve et toute petite. — On y percera trois fenêtres, — la première sur l’église de Dieu, — la seconde sur la campagne rase, — la troisième sur le vert jardin ; — sur le vert jardin, un bel escalier, — couvert de velours noir, — orné de fleurs vermeilles…
« Devant la cellule passaient les vieux, — les chanteurs errans, les kaliki. — Ils virent avec étonnement la cellule : — « Que veut donc dire cette cellule, — et que signifie cette religieuse, — cette religieuse si jeune, — cette religieuse dans la cellule ? — Pour quel péché fait-elle pénitence ? — C’est un bien grand, sans doute, qu’elle expie. » — Hélas ! hélas ! chanteurs errans — impotens voyageurs, kaliki ! — Avez-vous si peu d’esprit, de sagacité ? — Pouvez-vous questionner, demander ? .. — C’est le tsar lui-même qui m’a coupé les cheveux, — c’est Pierre Ier qui m’a donné le froc, — avec sa méchanceté de serpent… »
Nous ne trouvons dans le recueil de M. Bezsonof aucun chant qui fasse allusion à l’épisode le plus tragique du règne de Pierre le Grand, le procès du tsarévitch et cette mort mystérieuse sur laquelle les historiens de notre temps en sont encore aux conjectures. La tentation de chanter la mort d’Alexis devait être d’autant plus grande que la littérature populaire sur Ivan le Terrible offrait des modèles pour le récit du drame. On sait que non-seulement Ivan a réellement tué d’un coup de bâton son fils favori, Ivan Ivanovitch, mais que la légende l’accuse, contrairement aux données historiques, d’avoir voulu faire périr son second fils Feodor, qui ne fut sauvé que par l’adroit dévoûment de Nikita Romanof. En 1705, Matféef, ambassadeur de Russie à Paris, écrivait que les ennemis de Pierre le Grand cherchaient à le noircir à la cour et dans l’opinion française. On prétendait qu’il avait voulu faire périr son fils, que Menchikof, chargé de l’exécution, lui avait substitué un strélitz, que le tsar, revenu à la raison, avait été fou de douleur, et qu’alors Menchikof lui avait ramené le tsarévitch vivant. Peut-on méconnaître ici une véritable réédition, à l’usage des ennemis du grand tsar, des vieilles bylines sur Ivan et Feodor ? Notez qu’en 1705 rien ne pouvait faire présager une rupture entre Pierre et son fils ; c’était dix ans avant la fuite du tsarévitch en Allemagne, et treize ans avant le procès, que circulaient en Europe ces malveillantes fictions. Si cette légende a réellement pris corps dans la poésie populaire, nous devrions avoir quelque chose de fort semblable aux chansons du XVIe siècle qui ont pour titre : le Tsar veut tuer son fils. La réalité est plus effrayante que la légende : le tsarévitch torturé trois fois, déchiré du knout sous les yeux d’un juge inexorable, qui avait cessé de se sentir père, expirant peut-être d’épuisement après cette horrible question, sans que nul des nombreux personnages officiels qui assistèrent à ce drame ténébreux en ait trahi le mystère à la postérité,… voilà qui laisse bien loin les tragiques inventions des kaliki.
Posséder la Baltique était pour la Russie moderne une question vitale ; sans la Baltique, ni flotte, ni commerce, ni influence en Europe, ni échange d’idées avec l’Occident, — ni régénération. L’empire demeurait une nation de mougiks : la Russie restait Moscovie. La guerre du nord fut le grand œuvre de Pierre le Grand, — non qu’il eût des instincts de conquérant ; mais ici la conquête était indispensable à la transformation intérieure. Le guerrier, chez lui, se subordonna toujours au civilisateur.
Pour le peuple, c’était naturellement Charles XII qui était l’agresseur. Il convoitait les belles campagnes russes ! Quel est le peuple qui ne trouve son pays le plus beau de tous et le plus digne d’envie ? Pour le mougik de la Moscovie, la terre suédoise était une région déshéritée dont les habitans jetaient sur la terre russe le même regard de jalousie que le barbare germain sur les vignes dorées de la Gaule ou de l’Italie.
« Le roi de Suède cria d’une voix retentissante : — Regardez, mes enfans, du côté de la Suède ; — voyez ! de notre côté tout est noir et ténébreux ; — il fait sombre chez nous, il n’y fait pas bon pour les braves. — Regardez, mes enfans, du côté de la Russie ; — voyez comme en Russie tout est clair et lumineux, — clair et lumineux ; un bon pays pour les braves ! »
Faut-il voir dans la byline du Songe une preuve de la confiance avec laquelle la nation russe, à la suite de son tsar, s’engagea dans la guerre du nord, ou bien une prophétie faite après coup ?
« J’ai vu, mère, en songe, une montagne abrupte ; — sur la montagne abrupte, un rocher d’une blancheur éclatante ; — sur le rocher croissait un épais buisson de cytise ; — sur le buisson s’est posé un oiseau, un aigle gorge-de-pigeon ; — dans ses serres, il tenait une noire corneille. Et que dit la mère à son fils ? — Mon enfant, le vais t’expliquer le songe : — la montagne abrupte, c’est la sainte Moscou ; — le rocher blanc, c’est notre château du Kremlin ; — le buisson de cytise, c’est le palais du tsar ; — l’aigle gorge-de-pigeon, c’est notre père le tsar orthodoxe ; — la corneille noire, c’est le roi de Suède. — Et notre souverain vaincra la terre de Suède, — et le roi lui-même sera son prisonnier. »
Ce ne fut pas du premier coup de bec que l’aigle gorge-de-pigeon terrassa la noire corneille. La guerre suédoise s’ouvre par un désastre. Narva n’est pas nommé dans nos chansons. Le peuple en réalité ne s’aperçut de cette salutaire défaite que par l’activité dévorante que mit le tsar à la réparer. Pourtant le bruit vague d’un grand échec éprouvé quelque part arriva jusqu’à lui. Ce n’est plus sur les bords de la Narova, c’est sur la Moscova qu’aurait été vaincue l’armée des Russies. Peut-être aussi la chanson du XVIIIe siècle s’est-elle altérée par la suite des temps : Narva s’est peut-être confondu avec Borodino, et le souvenir de Charles XII avec celui de Napoléon. « Dans notre mère Moscou aux murs de pierre — coule une rivière rapide, la Moscova ; — sur la rive droite est l’armée du tsar blanc, — du tsar blanc Pierre Ier ; — sur la rive gauche sont les Français (les Suédois ?). — À leur tête est leur général ; — dans sa main, une lunette d’or, — une lunette d’or, une lunette d’approche. — Il regarde dans la campagne rase, — dans la campagne et sur la mer bleue. — Ce n’est pas la poussière qui poudroie dans les champs, — ce qui poudroie, c’est l’armée des Français, — ils battent, ils exterminent — l’armée du tsar blanc Pierre Ier. — « Madame la tsarine, — cédez-nous toutes les viles du pays bas, — toutes les vastes îles, tous les profonds lacs, — toutes les campagnes rases, tous les bois ombreux. »
Heureusement le roi de Suède, suivant l’expression même de Pierre le Grand, alla s’enlizer dans les marais et les intrigues de la Pologne. Le 29 décembre 1701 (vieux style), Chérémétief battit les Suédois de Schippenbach à Ehresfer. Ils perdirent 3,500 hommes sur 7,000 qu’ils étaient. Les Russes se trouvaient en nombre supérieur ; mais c’était quelque chose que de vaincre leurs maîtres même à trois contre un, en attendant qu’ils les vainquissent à nombre égal. Ehresfer, cette aînée des victoires russes, fut célébrée à Moscou par un triomphe à la romaine, où défilèrent les armes, les canons et les étendards conquis. « Gloire à Dieu, s’écria Pierre, nous pourrons un jour battre les Suédois. » La byline de la Bataille d’Ehresfer, trop longue pour être reproduite ici, se distingue par une précision historique vraiment remarquable. On y voit, comme dans le récit d’Oustriaelof, le général russe s’avancer de Pskof sur Dorpat ; on y retrouve l’enlèvement de 300 Esthoniens commandés par le lieutenant-colonel suédois Liven, les lacs et les marais de Kannapaeh qui couvraient l’armée suédoise, le rôle important de l’artillerie russe, qui démonta vingt et un canons, enfin l’ordre donné par Chérémétief d’aborder l’ennemi à l’arme blanche. — « Comme ils pleuraient, les soldats suédois, — comme ils criaient tout en pleurs : — O la maudite infanterie de Moscou, — comme elle multiplie ses charges, ses attaques ; — ah ! nous sommes cruellement vaincus. »
Après la défaite du roi de Saxe, son allié, Pierre le Grand avait offert la paix à Charles XII. « J’irai la chercher à Moscou, » répondit l’Alexandre du nord. À cette bravade du roi de Suède, la poésie russe répondit par un défi moqueur :
« La veille du jour de saint Pierre, patron du tsar, — comme retentit la trompette d’or, — comme résonne le clairon d’argent, — ainsi parla notre père le tsar orthodoxe : — Écoutez, écoutez, les princes, les boïars, — buvez, mangez, faites bombance, — et mettez vos joyeux habits de couleur. — Vous ne savez pas, vous n’avez pas appris — que le roi de Suède m’a écrit une lettre — Il veut venir, le roi de Suède, dîner chez, moi. — C’est nous qui dresserons la table, régiment. Préobrajenski, — nous qui mettrons la nappe, régiment Séménovski, — nous qui placerons les fourchettes, régiment Ismaïlovski, — nous qui verserons l’hydromel, régiment des dragons, — nous qui servirons les plats sucrés, régiment des hussards, — nous qui ferons le lit, régiment des fantassins ! »
Poltava décide la querelle. Il faut bien l’avouer, l’imagination populaire ne s’est pas montrée à la hauteur de ce grand fait. Elle ne trouve pour célébrer cette victoire si moderne que les figures devenues banales dans les anciennes chansons. Il y a loin de notre byline à la belle poésie de Pouchkine sur Poltava :
« La bataille de Poltava s’est élevée ; — l’armée suédoise fait feu — avec les gros engins, les canons ; — l’armée russe fait feu — avec les petits engins, les fusils. — Comme une gousse d’ail qui se vide, — se disperse l’armée suédoise. — Le champ suédois fut défriché — avec la poitrine des soldats ; — le champ suédois fut labouré, avec les pieds des soldats ; — le champ suédois fut hersé — avec les mains des soldats ; — le champ suédois fut semé — avec des têtes de soldats ; — le champ suédois fut arrosé — avec le sang des soldats. »
Dès ce moment, les événemens se précipitent, et la poésie populaire s’étonne des coups foudroyans portés par le vainqueur. Riga, Wyborg, Kexholm, Pernau, Revel, tombent entre ses mains ; Charles XII, captif volontaire à Bender, reste sourd à l’appel de son peuple. Le tsar promène sa flotte sur la Neva, le Ladoga, le golfe de Finlande, bravant les tempêtes de la Baltique et déjà menaçant Stockholm qu’il semble chercher, la lunette à la main, à travers les brumes du nord : « Écoutez, écoutez, matelots, hommes agiles, — grimpez sur les mâts du vaisseau, — regardez dans les lunettes d’approche : — Y a-t-il encore loin d’ici à Stekoln ? »
Pierre le législateur devait moins parler à l’imagination populaire que Pierre le conquérant. La seule chanson qui nous le montre au sein de son sénat gouvernant s’est trompée sur son caractère en nous le représentant comme un prince guerrier qui cherche partout noises et batailles ; mais on verra que le costume simple et austère qu’il affectait avait frappé son peuple aussi bien que les étranger que M. de Tessé, Duclos ou Saint-Simon : « Notre père, notre lumière, le premier empereur, — roule dans un carrosse doré ; — il est traîné par des chevaux noirs ; — il porte un vêtement noir, un vêtement de deuil ; — il arrive au sénat, à l’Escalier-Rouge. — Tous les sénateurs furent effrayés, — ils laissèrent tomber leurs plumes de leurs mains, — les larmes leur coulèrent des yeux. — Lui s’arrête au milieu de la table, — invoque le seigneur Dieu, — s’assied sur un fauteuil de cuir. — Il prend une feuille de papier, — non de mauvais papier, mais du papier à l’aigle, — dans sa main droite une plume de cygne. — Il commence à écrire un protocole, — envoie l’écrit en pays étrangers. — Il veut encore de la noise et des batailles. » Remarquons cette singulière allusion à l’un des premiers impôts établis par Pierre le Grand : ce papier timbré, ce papier à l’aigle ou aux armes, comme on l’appelait, sur lequel on lui fait écrire, comme à un huissier, des significations aux potentats, fut introduit en Russie par l’ingéniosité fiscale de Kourbatof.
Le peuple s’est fait de Pierre Ier, comme d’Ivan IV, l’idée d’un justicier terrible, d’un justicier à la turque, comme les aime la multitude, plus juste que la justice, étrange en sa clémence comme en ses rigueurs, se guidant en ses jugemens sur les principes bizarres de la morale populaire, pardonnant, en faveur d’un aveu plus cynique que sincère, à un cosaque qui a tué père, mère, frère et femme, et l’engageant « à prier Dieu pour l’impératrice. » La byline du pravége porterait aussi bien le nom d’Ivan que le sien. Il s’agit d’un jeune homme que les juges tiennent en pravége, c’est-à-dire en captivité et sous les coups de fouet, pour lui faire restituer un trésor. Pierre le Grand met en liberté le bon compagnon : en effet, il n’a volé que des voleurs.
Pierre le Grand fit une guerre acharnée aux agens concussionnaires ou prévaricateurs. Le prince Gagarine, gouverneur de Sibérie, fut pendu, le prince Masolski décapité, Nesterof, qu’il avait chargé de surveiller les voleurs et qui volait aussi, fut roué, Chafirof knouté et gracié sous la hache. Le favori Menchikof lui-même ne dut son salut qu’à la mort du maître. Le mougik et le cosaque n’ont point oublié ceux dont ils souffrirent les exactions, dont ils payèrent le luxe insolent :
« Le prince Gagarine, dit une chanson de cosaques, nous dévore notre solde, — maigre solde, misérable, péniblement gagnée ; — à chaque homme, il prend quinze roubles. — De nos deniers, il s’est bâti une maison — dans la Neglingka, la rue Tverskaïa, le Marché aux farines. — Le plafond est en cristal, — l’escalier de parade en pierres blanches, — le parquet est couvert de vernis. — Dans son étuve, l’eau de la Moscova — est amenée par une fontaine. — On y met du poisson vif ; — il y a là un lit recouvert d’un matelas de duvet et d’oreillers de brocart, — et quand le prince Gagarine est couché sur son lit, — il regarde le poisson vif et parle ainsi : — Dieu me donne de vivre et de servir en Sibérie ! — je me bâtirai un autre palais, — ni mieux, ni pire que celui du tsar, — sauf qu’il n’y aura pas d’aigles en or. — Pour ces paroles fanfaronnes, le tsar l’a châtié. »
Les travaux meurtriers du lac Ladoga furent pour le peuple des campagnes russes ce que fut la construction des pyramides pour les fellahs de l’ancienne Égypte ; mais le paysan n’en parle qu’avec une tristesse douce et résignée. Voici une chanson qui débute par la peinture mélancolique d’un paysage du nord, et qui se termine par les consolations que les femmes et les vieux parens adressent, hélas ! sans conviction, aux pauvres travailleurs :
« C’est au matin, de grand matin, — c’est au point du jour, — avant le lever du soleil éclatant ; , — les oies et les cygnes ne se sont pas encore — envolés de dessus les lacs et les marais… On leur fait la conduite aux bons compagnons, — les pères, les mères, les jeunes femmes, — les jeunes femmes avec leurs enfans. — On les conduit, on les raisonne : — « Vous, les braves, les bons compagnons, — travaillez pour le tsar blanc, — pour le souverain de Moscou : — il vous donnera salaire et récompense. »
Pour compléter la physionomie de Pierre administrateur, créateur de routes et de canaux, il nous faut recourir à l’ouvrage de M. Barsof : Pierre le Grand dans les traditions du pays septentrional. Les régions de la Mer-Blanche, du Ladoga et de l’Onega sont une mine inépuisable de poésie populaire. Cela tient précisément à ce que cette rude nature et ces rudes habitans ont mieux gardé leur caractère primitif. N’ayant jamais connu le servage, cette nouveauté qui ne remonte guère après tout qu’au XVIe siècle, enclins aux superstitions et portés vers le merveilleux, plongés dans la bonne vieille ignorance, à tel point qu’un homme sachant lire est une rareté sur les bords de l’Onega, tellement respectueux des usages traditionnels qu’ils en sont encore à moissonner non avec des faux, mais avec des faucilles, et à voyager l’été, non en charrettes, mais en traîneaux, les hommes du pays septentrional constituent un admirable milieu épique, où la poésie populaire s’est non-seulement conservée à l’état de tradition, mais a gardé toute son énergie créatrice. C’est là qu’Hilferding allait recueillir dernièrement ses Bylines de l’Onéga, c’est là que M. Barsof lui-même trouvait l’année dernière ses Chants funèbres des pays du nord[8]. Comme les reines ou les captives d’Homère et d’Eschyle, sur les corps d’Hector, de Patrocle et de Polynice, les femmes de la Russie septentrionale chantent encore sur le cercueil des morts les complaintes funèbres ; les pritchnitsi, douées de la faculté créatrice ou d’une grande mémoire poétique, mêlent leurs improvisations ou leurs réminiscences aux lamentations de la famille sur « le brillant soleil qui a disparu derrière la montagne. »
Cette nature et cette race antique devaient avoir pour Pierre le Grand, cet homme taillé à l’antique, des séductions particulières. Quand le tsar, jeune encore, vit la Mer-Blanche pour la première fois, il ne put s’en arracher. Vainement sa mère Nathalie, inquiète de ce goût pour l’eau salée inconnue aux anciens tsars, anxieuse comme une poule qui aurait couvé un caneton, lui écrivait de Moscou des lettres éperdues : « Ce qui me désespère, mon âme, lui disait-elle, c’est de ne plus te voir, toi ma lumière. Je t’ai écrit, mon espérance, pour te dire que je t’attends, ô ma joie… Aie pitié de ta mère, ma petite âme… C’est pour moi un chagrin insupportable, ma lumière, de te sentir en si lointain pays. » Mais Pierre, les yeux attachés sur cette mer qu’aucun de ses ancêtres n’avait vue, répondait à ces transports : « Je ne puis t’en écrire long aujourd’hui… J’attends les vaisseaux hollandais. » Plus tard les montagnes pleines de métaux, les lacs orageux, les forêts peuplées d’animaux ailleurs disparus, l’homme primitif des régions du Ladoga et de l’Onega, le captivèrent. Le soin de ses forges, de ses canaux, de ses navires le ramena souvent dans le pays, et à son tour il laissa sur l’esprit de l’homme du nord une profonde impression. Dans les récits recueillis par M. Barsof, il en est qui sont purement anecdotiques. On y voit Pierre s’élancer de sa calèche pour causer avec les paysans, manger leur pain noir, boire leur mauvaise eau-de-vie, s’informer de leurs travaux et de leurs besoins, tenir leurs enfans sur les fonts baptismaux. Encore au commencement de ce siècle, un vieillard de cent quinze ans, le paysan Pacôme, se souvenait d’avoir assisté le tsar Pierre et l’ingénieur Perry dans leurs travaux, d’avoir tendu des chaînes d’arpenteur que tenait à l’autre bout une main souveraine, d’avoir porté d’étranges instrumens dont il déformait bizarrement les noms, d’avoir vu Pierre, succombant malgré sa force athlétique à l’excès du travail, s’endormir dans une mauvaise hutte de branchages. « Quel tsar c’était ! — dit un autre. Ah ! il ne mangeait pas son pain gratuitement : il travaillait pis qu’un bourlak. »
A côté de ces souvenirs, M. Barsof a recueilli de véritables récits fabuleux qui rentrent naturellement dans la légende de Pierre le Grand. Le tsar y apparaît avec des traits véritablement mythiques, disposant des forces de la nature, maître des élémens comme un Odin, un Kalévy ou un Péroun. Le côté épique de son personnage s’y reflète dans des proportions colossales. A l’origine, dit une tradition, le Ladoga était un lac aux eaux tranquilles, qui ne connaissait pas les orages ; mais, depuis qu’un jour le courroux divin l’avait soulevé contre une race impie de mortels, il n’avait plus retrouvé le repos, même par un temps calme, ses vagues étaient bouleversées par des tempêtes intérieures. Cette frénésie dura jusqu’à Pierre le Grand. Alors, « alors de Piter (Saint-Pétersbourg) Pierre Ier s’embarqua sur la Neva et sur le Ladoga ; tout à coup la tempête s’élève, une bourrasque, un orage épouvantable. A grand’peine ils arrivèrent au nez de Storojevski. Le tsar débarqua. Entouré des flots, la tête lui tourna de voir la mer bleue. « Allons, toi, mère humide, la terre, ne t’agite pas, ne prends pas exemple sur ce stupide lac. « Aussitôt il ordonna de knouter et de fouetter les vagues irritées. Le lieu, où il les fustigea de ses mains impériales s’appelait l’Ecueil sec, et depuis ce temps on l’appelle l’Ecueil du tsar. Depuis lors le Ladoga est devenu plus paisible ; il a ses jours de calme comme les autres lacs, et vous voyez, continue le narrateur : nous y naviguons, nous y prenons du poisson. »
A qui ressemble Pierre le Grand dans cette légende ? Non pas à un Xercès dans sa colère impuissante contre l’Hellespont, mais plutôt à un dieu de la mer prononçant son quos ego, et frappant du trident les flots séditieux, — à quelque Neptune inconnu de la mythologie slave ou finnoise. Ailleurs il apparaît dans le rôle d’un Jupiter assembleur de nuages, armé du cor fantastique de Roland, ou à un Jéhovah engloutissant les ennemis de son peuple sous les flots de la mer. La guerre suédoise aurait son dénoûment sur le Ladoga, dont les bords enchanteurs sont naturellement le prix de la lutte. « Comme un faucon lumineux fend sur le cygne blanc, comme un cygne blanc trouble les flots, ainsi volent, ainsi fendent l’onde bleue les barques suédoises. Elles s’élancent avec un bruit, un sifflement terrible sur le fort navire du tsar, et veulent mettre en menus morceaux son navire de chêne. Le tsar ne le permit pas ; il fronça le sourcil, ses yeux brillans étincelèrent et ses joues s’empourprèrent. Il cria à ses grands-officiers : — N’allons-nous pas rabattre l’empressement du roi de Suède ? Faut-il le détruire par les armes ou l’abîmer dans les ondes blanches ? — Les boïars lui dirent : — Ne chargeons pas notre conscience d’une âme, — non chrétienne sans doute, — mais enfin âme d’homme. Qu’il périsse plutôt sous le souffle du vent, dans les flots écumeux ! — A peine avaient-ils parlé que le tsar détacha de son baudrier son cornet d’or et lança des sons retentissans à tous les coins du ciel. Ils résonnèrent au loin sur les mers lointaines, sur les eaux ténébreuses. Soudain l’obscurité de Dieu se fit ; les vents se rassemblèrent en une nuée épaisse ; les ondes furieuses se bouleversèrent, sillonnées par l’ouragan comme par les dents d’un peigne. L’orage fondit sur les vaisseaux, déchira les pavillons vermeils, dispersa les voiles par la mer, où la vague colérique leur donna la chasse. Une montagne vivante s’avança, écumante, avec une crête blanchissante. Quand la première vague arriva, elle enleva les vaisseaux suédois tout debout ; la seconde les jeta sur la bande ; la troisième balaya dans la mer les généraux. Le lac s’ouvrit en deux, et, comme une pierre au fond de l’eau, tombèrent les âmes pécheresses, les âmes non baptisées. »
Les légendes chrétiennes se mêlent dans ces récits aux reflets lointains des mythologies perdues. Pierre le Grand visite les reliques des saints au fameux monastère de Solovetsk et à celui de Klémentsi ; il examine curieusement les ossemens des bienheureux pour voir « si ce sont bien des reliques. » Sous le choc de son bâton ferré, des étincelles jaillissent des os de saint Jonas ; alors il ne doute plus et ordonne de lui construire une châsse. Ne retrouvons-nous pas ici quelques-uns des traits du Pierre le Grand historique ? Tantôt en effet il dévoilait au peuple une fourberie sacerdotale et lui expliquait le mécanisme d’une madone qui se permettait de verser des larmes sans ukase ; tantôt il conduisait en grande pompe, dans sa capitale sortie des flots, la châsse d’argent de saint Alexandre-Nevski, encore aujourd’hui scellée de son sceau impérial. Les bienheureux lui en voulaient parfois de cette curiosité indiscrète. « Lorsque Pierre le Grand quitta Solovetsk, une tempête s’éleva et les nuées s’amassèrent. Pierre vogua ainsi huit jours entiers : on ne voyait plus ni rivage, ni terre. La nuit du neuvième jour, il eut un songe. — Tsar, disait une voix, tu es allé au monastère de Solovetsk ; pourquoi n’as-tu pas fermé de tes mains souveraines la châsse des saints ? — Le tsar s’éveilla et raconta le songe à ses matelots. Tout à coup, au milieu de son récit, le ciel s’éclaircit, et l’on aperçut, seulement à trois verstes du vaisseau, le monastère de Solovetsk. Pierre débarqua, y célébra une liturgie en l’honneur des saints, ferma leur châsse de ses mains souveraines et emporta la clé avec lui. »
Quand Pierre le Grand mourut, une angoisse terrible s’empara du monde russe ; la main de fer qui retenait ensemble tout ce vaste édifice était brisée. La tête auguste d’où était sortie tout armée une nation nouvelle, la Russie européenne, était glacée par la mort. L’œuvre grandiose survivrait-elle à l’ouvrier ? De toutes les parties de l’empire, de Kalouga et de l’Oural, de Simbirsk et de Saratof, de Toula et de Moscou, s’élevèrent « les lamentations pour la mort de Pierre le Grand. » De même que les pleureuses de M. Barsof empruntent souvent pour célébrer leurs morts une complainte ancienne qu’elles modifient librement, de même les kaliki retrouvèrent pour chanter Pierre le Grand les motifs qui avaient servi pour Ivan le Terrible. Il en résulte que dans beaucoup de chansons ce n’est pas à Saint-Pétersbourg et à la cathédrale de Saint-Pierre-Saint-Paul, c’est à Moscou, à l’Assomption, à la tour divan le Grand, que retentit la voix éplorée des cloches d’airain. Ces pauvres gens ignoraient que le premier empereur avait rompu avec la tradition et inauguré dans sa capitale nouvelle une série nouvelle de tombes souveraines. Voici pourtant un chant plus original qui se termine par une touchante allusion à la confraternité militaire entre le tsar et ses soldats et à ce grade modeste de capitaine des bombardiers dont il s’était contenté jusqu’à la prise d’Azof.
« Chez nous, dans la sainte Russie, — dans la ville glorieuse de Piter, — dans la cathédrale de Pierre et Paul, — au côté droit, au tombeau des tsars — un jeune soldat était en faction. — Debout, il réfléchissait, — et, réfléchissant, se mit à pleurer. — Il pleurait : c’était un ruisseau qui coulait ; — il sanglotait : c’était le choc des vagues. — Baigné de pleurs, il s’écria : — Hélas ! notre mère, la terre humide, — ouvre-toi de toutes parts, — ouvrez-vous, planches du cercueil ; — écartez-vous brocarts d’or ; — et toi, éveille-toi, lève-toi, tsar orthodoxe ! — Contemple, ô seigneur, ta garde ; — contemple toute ton armée ; — comme les régimens sont à leur rang — et tous les colonels avec les régimens, — et tous les majors sur leurs chevaux, — les capitaines en tête des compagnies, — les officiers en avant des pelotons, — les porte-enseignes sous les étendards. — Ils attendent leur colonel, — le colonel du régiment Préobrajenski, — le capitaine des bombardiers. »
D’autre chansons expriment non-seulement la douleur du peuple et de l’armée, mais aussi les inquiétudes, les trahisons, l’amer sentiment de la décadence russe après le grand homme. À cette famille de lamentations appartient la suivante, sur laquelle d’ailleurs M. Bezsonof signale avec raison l’empreinte d’une main lettrée, qui est venue altérer la naïveté de l’œuvre populaire et lui donner un caractère tendencieux :
« Lève-toi de ton cercueil, tsar blanc de Russie… Ce n’est pas un tsar qui maintenant nous gouverne, ce n’est pas un prince russe qui nous donne la loi, — celui qui commande et qui perd l’esprit, — c’est Biren, le méchant tyran, le maudit Allemand. — Lève-toi, éveille-toi, tsar, notre soleil ; — dis, ne fût-ce qu’un mot, à tes régimens ; — dis-leur de balayer toute impureté — de ta ville souveraine. Piler ; — conduis-nous sur la terre de Prusse, — nous leur saurons bien faire entendre raison. »
Voilà avec quels traits s’est réfléchi dans l’imagination russe Pierre le Grand, ce « tsar géant, » comme l’appelle Pouchkine, seul capable d’enfanter dans son rude et puissant génie l’empire géant. En quoi se montre le caractère auguste de la poésie populaire, c’est qu’elle a saisi le grand homme non par tous ses grands côtés, mais seulement par ses côtés grands et lumineux. Elle ne s’est souvenue que de ses voyages, de ses victoires, de ses travaux : le Pierre anecdotique, si misérable parfois dans sa vie privée, lui est inconnu. Quelques souffrances que le peuple ait endurées sous un règne qui a tendu tous les ressorts de l’état, exprimé de la sueur et du sang des masses les forces nécessaires à la victoire, il est resté indulgent pour le héros. Le mougik malgré l’impôt et le recrutement, le cosaque malgré la perte de ses libertés, le bourlak malgré les travaux homicides du tadoga, n’ont pas un mot de reproche pour sa mémoire. Ils se plaignent du « service terrible, » jamais du tsar. Ils accusent les ministres et les voiévodes, Menchikof et Gagarine, jamais Pierre Alexiévitch. Ils semblent avoir eu conscience que c’était pour le bien de l’avenir que le temps présent était si mauvais, que c’était pour la liberté des enfans que s’aggravait le servage des pères. On dirait que, malgré les ukases qui détruisaient les dernières franchises du paysan, ils aient confusément pressenti l’ukase d’émancipation, conséquence éloignée, mais infaillible du mouvement lancé par Pierre le Grand. Surtout ils ont dû lui pardonner de les avoir tant fait travailler en le voyant travailler lui-même « pis qu’un bourlak, » se ménager encore moins que le dernier de ses sujets, se risquer sur les flots, dans les incendies, dans les batailles, exposer sa vie pour le salut de la nation. Ceux auxquels le peuple ne pardonne jamais, ce sont les pouvoirs fainéans : il absout quelquefois les despotes laborieux, car le souverain qui travaille est peuple par ce côté.
ALFRED RAMBAUD.
- ↑ Voyez la Chanson des quarante kaliki dans le fascicule III, p. 82, du recueil Kiriéevski.
- ↑ Dans ses Essais d’étude sur les antiquités et l’histoire russe (Opyty izoutchénia, etc. ), Moscou 1872.
- ↑ Homère a bien comparé Ajax à un âne !
- ↑ Des muets, c’est-à-dire des étrangers et plus spécialement des Allemands.
- ↑ Solovief, Istoria Rossii, t. XV, p. 113,162 ; t. XVI, p. 30. — Herrmann, Russland unter Peter dem Grossen, Leipzig 1872, p. 107-108.
- ↑ Les raskolniks et le domostroï, l’hérésie et l’orthodoxie, représentent ensemble les deux courans de la vieille Russie, également hostiles à Pierre le Grand.
- ↑ Publié dans la Bibl. russe et polonaise, Paris 1859.
- ↑ Moscou, 1872.