La Légende de Metz/Chapitre III

Paul Ollendorf, éditeur (p. 38-57).

CHAPITRE III modifier

Jeunesse de Napoléon III. — Bonté et bienfaisance de la duchesse de Saint-Leu. — De loin c’est quelque chose et de près ce n’est rien. — Quel devrait être le jugement de la Chambre des pairs ? — Montholon. — Bombardement de Strasbourg. — Français de cœur. — Un nouveau Palais impérial. — Les Allemands sont prêts.


NOTES

SUR

LE CARACTÈRE DE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE


« 2 octobre 1840.


« Louis-Napoléon Bonaparte a vécu jusqu’en 1830 paisiblement avec sa mère, en été à Arenenberg, canton de Thurgovie (Suisse), en hiver en Italie, où il rencontrait son frère aîné et quelquefois son père.

« Je me suis trouvé, par un bien étrange hasard, passer la semaine même de la révolution de juillet 1830 (c’est-à-dire celle où on l’a apprise en Suisse, du 29 juillet au 6 août) chez la duchesse de Saint-Leu, qui avait bien voulu reporter sur moi quelque chos e de l’affection qu’elle et déjà sa mère avaient eu pour mon père. Les ordonnances venaient d’arriver à Arenenberg au moment où j’y entrai moi-même, venant de Constance et allant à Shaffhausen. La duchesse n’en avait pas été assez préoccupée pour interrompre le portrait du vieux vicomte de G. B., auquel elle travaillait.

« La série des événements gigantesques qui ont suivi les ordonnances se déroula successivement pendant mon séjour à Arenenberg, et je dois affirmer que la duchesse n’en témoigna jamais que de l’effroi : il semblait qu’elle pressentît que des combinaisons auxquelles ce bouleversement allait donner lieu naîtrait pour elle un nouvel orage. Jamais un mot ni un geste n’indiqua le plus léger désir de voir ces circonstances la rapprocher d’un trône quelconque, et pas davantage ses fils. Elle accueillit avec joie la lieutenance générale du duc d’Orléans, et annonça l’espoir de le voir roi.

« M. Pasquier, qui était dans le voisinage, comme propriétaire à cette époque du château de Walsberg, ne me parut préoccupé des événements que relativement à la chance qu’ils lui offraient de rentrer au service de la France.

« Il partit peu après dans ce but.

« La duchesse, il m’en souvient, n’exprima, et encore vaguement, qu’un vœu : celui que cette révolution rouvrît les portes de la France à ses enfants, qui en étaient à jamais bannis sans qu’il y eût de leur faute, et qui ne demandaient que d’y rentrer pour la servir. Ce vœu était légitime.

« A l’époque mémorable mentionnée ci-dessus, Louis-Napoléon n’était pas auprès de sa mère. II était à l’école de Thun, canton de Berne, comme aspirant, c’est-à-dire futur officier d’artillerie. Je l’y vis à mon retour, le 11 août, et je le trouvai à cette époque encore complètement écolier et simple aspirant. Il continuait à donner des coups de pioche le matin et des coups de crayon le soir, comme s’il ne se fût rien passé dans le monde qui pût influer sur sa destinée future. « L’hiver suivant l’ayant conduit en Italie, là survinrent les événements graves que l’histoire a enregistrés et dont je n’ai rien autre à dire ici, si ce n’est que probablement la fermentation italienne, dont Louis-Napoléon fut entouré, lui a donné à cette époque sa première prétention à l’Empire français.

« Je le revis à Zurich, en 1834, pendant la diète fédérale et pendant un grand tir populaire, prétexte et même cause réelle d’agitation. Il se tint en arrière avec assez de tact. Il est vrai qu’alors l’idée, qu’il eût la prétention de jouer par lui-même un rôle Important, nous aurait paru la plus imprévue folie.

« En 1835, la duchesse de Saint-Leu et son fils vinrent passer l’hiver entier à Genève. Louis-Napoléon y fut parfaitement inoffensif, chercha, dans le commencement surtout, à voir les hommes éminents sans distinction de couleur quelconques (MM. de Candolle, Sismondi, de Château-Maurice, etc.) et sans que je veuille garantir l’emploi de toutes ses heures, tant y a t-il que la police n’eut quoi que ce soit à savoir.

« La duchesse, pour sa part, fut parfaite. Elle se trouva là au moment d’un grand bazar ouvert pour secourir une déplorable infortune (l’inondation du Rhin). Non seulement elle fit des emplettes considérables par pure bienfaisance, mais elle fit beaucoup d’ouvrage de sa propre main pour augmenter les objets de vente. Aussi, lorsqu’elle quitta une ville défiante et sévère, où elle avait été accueillie avec prévention, on peut dire qu’elle emporta des regrets et des éloges universels.

C’est une des choses que je tenais le plus à consigner ici. De ces occasions nouvelles de voir Louis-Napoléon il est résulté chez tous ceux qui ont été dans ce cas, mais chez moi en particulier, l’impossibilité de le prendre au sérieux comme un prétendant et un danger. Je me permettrai même de répéter ici textuellement les paroles dont je me suis servi dans les discussions solennelles auxquelles il donna lieu, lorsque en 1838 la Suisse crut devoir défendre à son occasion un principe (mal compris peut-être) de droit international, et protester contre des formes qui s’éloignaient de celles auxquelles la France l’avait accoutumée.

« Ce jeune homme rappelle exactement la fable des bâtons flottants sur l’onde : de loin c’est quelque chose,

« dit La Fontaine, et de près ce n’est rien. Agent involontaire de sa destinée, il est rongé par la fatalité de sa naissance, comme Prométhée l’était par le vautour attaché à son foie. Son nom terrible de Napoléon Bonaparte le pousse toujours en avant, malgré lui.

« Il croit voir l’ombre de son oncle qui lui tient l’épée

« dans les reins et lui crie sans cesse : Lève-toi et marche ! »

« L’impossibilité où il était de revoir légalement la France, qui ne peut pas lui en vouloir de la préférer au reste du monde, ne lui laisse d’autre issue que d’y rentrer à force ouverte. Il se fait Empereur par pis aller.

« S’il est vrai qu’après la révolution de Juillet il ait écrit au Roi pour réclamer la cessation d’un exil éternel qu’il n’avait encore point mérité, et l’honneur de servir comme officier dans les troupes françaises, il faut convenir qu’après un refus, sa position devenait affreuse, provocatrice et que dès lors elle est devenue atténuante.

« Mais cela dit — la reprise à Boulogne de la Parade de l’invasion armée de la France par un Empereur inconnu et sans mérite à la tête de ses valets joignait, après l’amnistie de Strasbourg, le mérite de l’ingratitude à celui de la démence la plus pitoyable. Tout ce que Louis-Napoléon a fait, écrit et dit à Boulogne porte le cachet de cet enfantillage vaniteux, de cette présomption creuse et aveugle qui prend la forme pour la réalité, les paragraphes d’ordre du jour pour des paroles de quelque valeur, et des étalages sur un papier docile de chevaux imaginaires pour des moyens réels d’action. Parce qu’il a imité l’épiderme de l’Empereur, ses gestes, ses phrases, il a cru avoir absorbé l’essence intime de son génie dominateur. Il a joué à l’Empire comme une petite fille à la madame.

« Ce double caractère d’agent aveugle d’une espèce de gravitation morale et de personnage d’une comédie sans réalité aucune, me l’a montré parfaitement conforme au jeune homme que j’avais connu sans moyens énergiques et sans pensées profondes, mais capable de tirer de ses études et de sa vie d’apprenti soldat une couche d’idées superficielles et pour ainsi dire mécaniques qu’il prend pour le résumé sérieux et fécond de ces mêmes études, et qui lui cachent le vide absolu de sa tête.

« Il était fait plus qu’un autre pour que des flatteurs intéressés pussent lui faire croire sérieusement que dans son talent à fixer sur le papier des chiffres de solde et d’indemnité, à ordonner des levées de chevaux et leur distribution, en un mot à faire ce petit ménage matériel de l’homme puissant, il aurait un levier suffisant pour remuer le monde. Il ressemble à un cuisinier qui croirait qu’il lui suffit de compter ses casseroles, de les mettre en ordre, de les rendre brillantes pour bien nourrir ceux dont il tient à mériter l’approbation.

« Ils n’oublient tous deux que le feu, le seul principe de la vie comme de la gloire.

« Maintenant je ne voudrais pas terminer cet aperçu du caractère de Louis Napoléon, que j’ai cru pouvoir être utile pour faire apprécier sa conduite, sans arriver cependant à une espèce de conclusion. Je ne puis guère la formuler que sous la forme d’une espèce de plaisanterie, et dans une question grave ce serait peu convenable sans doute. Je demande cependant qu’on veuille bien lire jusqu’au bout et ne juger qu’après.

« Je suppose donc que la chambre des pairs pût et dût porter de l’affaire de Louis Napoléon le jugement suivant :

« La Cour….. Considérant les preuves incontestables d’enfantillage prolongé, d’incapacité réelle et de manque total de jugement qu’a données Louis Napoléon à diverses reprises ;

«  Voulant n’attribuer qu’à l’influence despotique de ses défauts ce qui aurait pu paraître des actes de la plus ingrate déloyauté et de l’absence de tout sens moral :

« CONDAMNE LOUIS NAPOLÉON à être regardé le reste de ses jours comme un homme nul et inoffensif, et indigne d’être jamais craint comme prétendant et conspirateur le moins du monde dangereux.

« Mais en outre, prenant en considération les services que la France a pu recevoir de son oncle Napoléon et les études qu’a pu faire l’inculpé ;

« Après la retraite plus ou moins longue dans une maison de santé ou d’éducation, nécessaire pour mûrir la raison dudit et compléter ses études… Elle sollicitera, si la conduite du pensionnaire l’en rend digne, le gouvernement du Roi pour qu’il veuille bien le nommer sous-lieutenant d’artillerie ou sous-préfet à Beaugency, Pontoise ou autre lieu de cette importance.


« PICTET DE SERGY. »


Tel est le jugement que l’on portait en 1840 sur celui qui, peu après, devait être Empereur des Français et, pendant de longues années, l’arbitre de l’Europe.


FRAGMENT

DU

JOURNAL DE M. LE BARON MOUNIER, PAIR DE FRANCE


PROCÈS DE LOUIS NAPOLÉON


« La Cour était convoquée au 15 septembre — mardi — pour statuer sur l’acceptation. Je suis parti par la malle-poste du 14 — de Vesoul — à dix heures du soir, et ne suis arrivé à Paris qu’à cinq heures du matin le mercredi 16. J’aurais cru que la séance du mardi serait remplie par les préliminaires, lecture du rapport, etc. Mais on avait eu le temps de commencer la délibération, et l’accusation du Prince et celle de de Montholon étaient déjà prononcées ; d’ailleurs on a dit — M. Pasquier et Cauchy — que n’ayant point assisté au premier appel nominal, je ne pouv ais prendre part à la suite de la délibération. Cependant je ne me suis pas repenti d’être venu. J’ai fait preuve de bonne volonté, et plusieurs journaux m’ont nommé dans la liste des pairs présents.

« La seconde séance à laquelle j’ai assisté n’a présenté aucun incident d’intérêt. Dans la première, le duc de Cadore avait fait un discours contre la compétence — absence de la loi et autres vieilleries ; — seul de son opinion, il a déclaré qu’il se retirait, et n’a point paru ni le lendemain ni au jugement.

« Jugement :

« Berryer a manqué son sujet. Il l’avait bien indiqué, mais il n’a pas été heureux dans ses développements, et n’a fait que crier comme un énergumène. « On craignait beaucoup de division et de discussions sur la peine. La peine capitale était écartée. La déportation ou la détention se présentaient naturellement. Mais les généraux surtout étaient frappés de la qualification d’infamante attachée à ces peines, et déclaraient qu’ils ne prononceraient pas une condamnation infamante.

« Plusieurs conférences ont eu lieu chez le chancelier avant la séance de la cour. Il y avait : le chancelier, le grand reférendaire Broglie, Molé, Portalis, Siméon, Pontécoulant, Bastard, Persil, Merilhon, Girod, Barthe, Mounier, Rossi, Framcarré. La première fois Gérard — devenu malade — et les derniers jours Viennet et Serrurier, appelés à voter à la tête de l’appel : — On s’est mis d’accord que la peine véritable était d’être renfermé dans une forteresse, mais on a fort vivement débattu la rédaction. — Molé et Barthe ont dit qu’il fallait une peine spéciale qui évidemment ne fût point infamante, et ont indiqué l’emprisonnement à perpétuité. Portalis et moi, ainsi que Persil, nous avons combattu, en nous fondant sur ce que nous pouvions bien ordonner les peines du Code et non pas en inventer de nouvelles ; qu’aujourd’hui ce serait en atténuation, qu’une autre fois ce serait en rigueur, etc., arbitraire, etc. Nous avions d’ailleurs pour nous les précédents, l’exemple des ministres n’était pas difficile à repousser. Cependant, comme l’on ne voulait pas de la détention, j’ai proposé de concilier les deux opinions en prononçant ainsi : « condamner à être renfermé pendant vingt ans dans l’une des forteresses du territoire continental du royaume. »

« Cette rédaction, qui donnait à la condamnation tout son caractère de peine politique et ôtait tout rapport avec l’emprisonnement des voleurs, escrocs, etc., avait l’avantage de prendre la peine définie par le Code, sauf le nom qu’on rejetait à cause de la qualification technique d’infamante.— Mais ç’a été le moyen pris pour la combattre, et on a prétendu qu’il n’y aurait pas de franchise.

« La lutte a été soutenue dans plusieurs réunions, et d’abord avec apparence de succès, mais enfin M. Pasquier et M. Molé l’ont emporté.

« Aux appels nominaux nous avons persisté, Portalis et moi, à voter ma rédaction, afin de ne pas concourir à l’établissement d’un dangereux précédent, et de ne pas exposer la Chambre des Pairs au reproche de ne s’astreindre à aucune règle. Au moment de l’appel pour la déclaration de culpabilité, j’ai demandé à être autorisé à m’abstenir sur Montholon. Ma phrase, bien tournée, avait été favorablement accueillie. Mais M. Decazes ayant demandé la même exception, M. Molé a fait remarquer que beaucoup pourraient mettre en avant des motifs analogues, et la Chambre, consultée, a déclaré qu’elle me refusait l’autorisation de m’abstenir. M. de Montguyon, qui s’était réservé afin de pouvoir dire comme M. Mounier, a été obligé de voter.

« Dans la délibération sur la culpabilité, Desjardins a été mis en liberté à la majorité de 84 contre 76 : j’étais de la minorité.

« Galvani a été également, et par une inconcevable indulgence, déchargé par 94 contre 60.

« Pour d’Alembert, secrétaire, qui avait pris un habit militaire, et qui avait été donné au Prince par le maréchal Clauzel, il a été voté de la même manière. Debure a été mis hors d’accusation par 130 contre 31. La délibération sur la peine a été très animée et prolongée pendant trois séances par le Prince. D’Alton-Shée, dans un discours écrit, a demandé la peine de mort ; du reste, il y avait eu unanimité — Portalis, Breteuil et moi exceptés ; et 16 pour un emprisonnement de vingt ans.

Montholon, pour la mort ; 2 de Fleury et Dejean,— 50 pour la déportation ; — le reste pour la détention (ego), sauf 25 pour l’emprisonnement pendant vingt ans.

« Voisin 30 voix pour vingt ans de détention, pour dix, 95 voix (ego).

Parquin 25 voix pour quinze ans (ego). L’avis rigoureux a été préféré à cause de la récidive. On a considéré comme en récidive ceux qui avaient été à Strasbourg.

« Lombard, j’ai voté comme pour Parquin ; de même pour Fialin.

« Pour moi, Montholon plus coupable. — Mais Montholon était un confident du ministère et l’instruisait de tout.


INCIDENT DES LETTRES


« Le général Préval a demandé de déposer des lettres qu’il avait reçues de Montholon de Londres, et qu’on en fît lecture à la cour. — Après un long débat, il a été décidé qu’elles ne seraient pas lues, parce que l’accusé n’avait pas réclamé ni par lui-même ni par son conseil cette lecture, en réservant toutefois à M. Préval d’en faire usage à l’appui de son opinion.

« Il s’est trouvé que ces lettres n’étaient rien moins que favorables à Montholon. Elles prouvaient que dès le mois de mai Montholon savait ce que tramait le Prince. Il y disait que les cendres avaient tourné toutes les têtes.

« Villemain en a pris pied pour parler admirablement sur l’imprudence de réveiller les vieux souvenirs, etc. Aladenize a été l’occasion d’un vif débat. 52 ont voté la mort, 104 la déportation — 1er tour ; — au 2e tour déportation 112 (ego).

« Dejean a protesté, et a déclaré qu’il ne signerait pas l’arrêt. Il s’est en effet retiré et n’est pas revenu.

« C’est chose étrange qu’une protestation contre l’indulgence — il était pour la mort.

« Pour Delaborde et Conneau qui n’ont été condamnés qu’à l'emprisonnement, j’ai voté 5 ans de détention.

« Au moment de prendre les voix sur l’application des peines, j’ai demandé qu’on suivît le mode proposé par la commission et adopté par la Chambre lors de la loi de la responsabilité ; mais après une discussion assez vive, où j’ai été soutenu par Pontécoulant, la Chambre a décidé qu’elle ne s’écarterait pas des précédents. J’ai eu tort d’élever une pareille question incidemment et sans m’être concerté avec nos principaux judiciaires.

« En général, il y a eu à s’étonner de l’immense mansuétude des impériaux, Pajol, Exelmans, etc. Un des motifs est sans doute qu’ils se disent : Souvent nous avons été dans des positions semblables. « Rossi a été complètement bavard et ennuyeux pendant qu’il pérorait ; Viennet a improvisé le sixain ci-après :

En asseyant au banc des magistrats

Le plus bavard des avocats,

On peut obtenir son silence ;

Mais il n’est place ni faveur

Ni caresse ni récompense

Qui fasse taire un professeur. »


Lorsqu’on parlait à Napoléon, devenu Empereur, de ses tentatives infructueuses de Strasbourg et de Boulogne, il les jugeait plutôt sévèrement, mais il ajoutait : « Elles ont du moins eu un grand avantage ; elles m’ont fait connaître. »

L’échauffourée de Strasbourg fut le premier pas politique de Louis Napoléon en France ; la capitulation de Sedan fut le dernier.

Tous deux devaient le conduire en captivité. Et, par une étrange ironie du sort, comme ces animaux pourchassés qui reviennent mourir au gîte, cet homme, si cruellement frappé par l’adversité, a terminé sa carrière presque au lieu où il l’avait commencée.


La domination allemande a complètement changé l’aspect de Strasbourg. Le bombardement, faisant disparaître sous des monceaux de ruines des quartiers entiers, avait également plus ou moins endommagé la plupart des monuments de la ville, qui ont été réparés, reconstruits, embellis avec soin.

Les réparations seules de la cathédrale s’élevèrent à plusieurs millions.

Pendant les sept semaines du bombardement, les obus la frappaient à tout instant. Le feu prit à la toiture, dans la nuit du 25 au 26 août ; l’incendie gagnait de proche en proche, lorsque le faîte, s’effondrant tout à coup, étouffa l’incendie sous les décombres.

Les Français avaient placé un poste d’observation sur la plate-forme la plus élevée, qui naturellement était devenue le point de mire des batteries allemandes.

Enfin, le 4 septembre, pendant que Paris en fête proclamait la déchéance de l’Empire et découronnait le neveu du grand homme qui avait promené nos armées victorieuses dans la capitale de ceux qui assiégeaient alors Strasbourg, deux obus frappaient la flèche de la cathédrale, projetant d’énormes blocs de pierre à des distances incroyables.

Quand Strasbourg eut capitulé, les fragments de toute sorte, amoncelés autour de l’édifice — pierres, plomb, statues, bas-relief, colonnettes, etc., etc., — s’élevaient à la hauteur d’un premier étage.

Il n’y a plus trace de ces désastres ; la cathédrale est plus radieuse, plus majestueuse que jamais.

Une des améliorations les plus utiles et les plus importantes a été, sans conteste, l’agrandissement considérable du périmètre des fortifications. En les reculant vers le nord de plus d’un kilomètre, on a gagné une vaste étendue de terrain, naguère marais, aujourd’hui beaux jardins, coupée de véritables avenues, bordée de palais. C’est dans cette nouvelle partie de la ville, et après des remblaiements qui continuent tous les jours, qu’ont été placés la nouvelle Université, les Écoles de chimie et de pharmacie, l’Observatoire, le Jardin botanique, puis des serres, soigneusement entretenues, où sont cultivées les plantes aquatiques des tropiques. Enfin, un peu en arrière, sur les voies transversales qui coupent les avenues dont nous venons de parler, s’élèvent de charmantes maisons, moitié hôtels, moitié cottages, rappelant les habitations qui environnent, Hambourg, Paris et Londres.

Le terrain qui, il y a dix-huit ans, avant la guerre, valait en moyenne 2 francs le mètre, se paye aujourd’hui 40, 60, et même 80 francs.

Non loin de là s’achève la construction d’un majestueux palais impérial.

Les Allemands, tant pour ce palais que pour les autres travaux de quelque importance, n’ont pas su, en y faisant participer tous les corps de métiers strasbourgeois, se concilier les sympathies de la classe ouvrière.

En effet, malgré tout ce que l’on a dit, écrit, voulu faire croire, les classes aisées sont restées françaises de cœur. Il tombe sous le sens que quelques familles font exception à la règle ; mais je parle de la majorité. Quant aux classes pauvres, ces masses vivant au jour le jour d’un travail manuel, pour lesquelles la question du pain quotidien prime toutes les autres, et que le conquérant peut plus facilement se rallier, on n’a rien fait pour se les attacher — au contraire.

Rien n’était pourtant plus simple, puisqu’il entrait dans la politique allemande de reconstruire les fortifications de Strasbourg, d’agrandir, d’enrichir la ville, que de créer de nombreux chantiers, permettant à toutes les industries de s’exercer, et à l’ouvrier de gagner un peu plus facilement sa vie que du temps des Français. Tout le problème était là. Il n’en a pas été ainsi : les travaux ont été concédés à des entrepreneurs allemands, s’engageant, par contrat, à ne faire travailler que des Allemands et à n’employer que des matériaux tirés d’Allemagne. C’était aller au-devant de l’exécration et la rendre légitime.

Les travaux de terrassement furent concédés à des entrepreneurs, toujours Allemands, mais qui eurent la latitude d’employer, avec leurs compatriotes, des… Italiens.

L’ouvrier italien, sobre, docile, bon travailleur, n’ayant qu’un défaut, celui de faire un peu trop vivement intervenir son couteau, comme argument dans une discussion, — fait plus d’ouvrage et à meilleur compte que les Français et les Allemands. Il n’est pas socialement assez avancé pour avoir saisi tous les avantages des grèves périodiques, augmentant le salaire et diminuant le travail.

Je n’ai du reste pas à faire l’éloge des terrassiers italiens, trop appréciés, au dire de nos ouvriers français, par les entrepreneurs de l’État et les compagnies de chemins de fer.

Tous les ouvriers travaillant au palais impérial sont donc Allemands. Non seulement toute l’armature en fer de la toiture, les tuiles elles-mêmes qui sont de ce métal, viennent d’Allemagne, ainsi que les boiseries, mais les blocs de pierre eux-mêmes sont tirés des carrières de la Bavière Rhénane. En un mot, à part quelques sculptures, qu’on a été forcé de demander à des artistes strasbourgeois, ces travaux n’ont profité en quoi que ce soit aux architectes, entrepreneurs et ouvriers de Strasbourg.

Ce palais, masse énorme, couronnée des armes de l’Allemagne, restera comme un témoignage du peu de souci qu’ont eu les vainqueurs de la population ruinée par leur bombardement.

Que leur importe d’être aimés ? Les nombreux forts qui entourent la ville, leur puissante artillerie, l’agrandissement des remparts, les millions dépensés en travaux gigantesques de défense, témoignent de la volonté fermement établie de garder, malgré les difficultés politiques qui pourraient surgir, malgré l’affection ou la haine des habitants, l’Alsace dont Strasbourg est le cœur, et qu’ils ont revêtue d’une cuirasse d’airain.


Les bâtiments de l’arsenal couvrent une vaste étendue de terrain. Séparés par la rue, s’élèvent des baraquements pour les chevaux et le matériel du train.

L’esprit militaire est si développé en Allemagne, et la possibilité d’une guerre quelconque est toujours tellement présente à l’esprit, qu’on est prêt, dans les arsenaux, comme si elle devait éclater demain.

A Strasbourg, le matériel du corps d’armée est au grand complet, les obus sont chargés, paquetés, emballés dans des paniers empilés sur les fourgons. Il en est de même des cartouches et des diverses munitions.

Le matériel nécessaire à une armée en marche est non seulement, je le répète, prêt à être mis en usage, mais encore placé sur les fourgons qui, couverts de leurs bâches, s’alignent régulièrement sur plusieurs files. Les voitures d’ambulance, — car le service médical se fait avec un soin tout spécial, — sont, elles aussi, toutes prêtes à entrer en campagne, et regorgent de bandelettes, de charpie, de médicaments, d’instruments de chirurgie les plus perfectionnés. Les cacolets, tout ce qui peut servir au transport des blessés, est méticuleusement classé. Les mêmes dispositions sont prises dans les baraquements du train, où chaque harnais est placé à proximité du cheval auquel il est destiné, et où les réserves sont, également, empilées sur les voitures, qui n’attendent qu’un ordre pour se mettre en route. Les feuilles de réquisition sont prêtes ; les feuilles de route sont libellées ; il n’y a qu’à les faire distribuer pour que chaque homme connaisse le poste auquel il doit se rendre.

Enfin le service de l’intendance est assuré jusque dans ses moindres détails, et les arsenaux sont reliés, par télégraphe et téléphone, avec le cabinet du ministre de la Guerre.

En admettant que la guerre soit décidée à midi, à deux heures les chevaux ont mangé, les hommes aussi. Tout est attelé, tout est prêt, et chaque corps d’armée peut se mettre en marche.

Notre organisation en France est-elle aussi parfaite ? Sommes-nous aussi prêts ? Après la transformation morale de notre armée, dont les dix-sept ministres de la Guerre qui se sont succédé en dix-sept ans, ont eu le devoir de se préoccuper en première ligne ; après l’amélioration de notre matériel, l’instruction surprenante acquise par nos officiers, et la réorganisation de l’intendance, si défectueuse lors de notre dernière guerre, si inférieure à l’intendance allemande, — sommes-nous matériellement à même d’entrer en campagne deux heures après la déclaration de la guerre ?

Ce sont autant de points sur lesquels je n’ai pas à me prononcer. Je me borne à indiquer ce que j’ai vu et à former les vœux d’un soldat français, qui aime sa patrie, pour que nous soyons à même non seulement de lutter avec les Allemands, mais encore de le faire avec avantage.