La Légende d’Enée

La Légende d’Enée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 282-314).
LA
LEGENDE D'ENEE

La Légende d’Enée avant Virgile, par J.-A. Hild, professeur à la faculté des lettres de Poitiers ; 1883.

Je devrais peut-être m’excuser auprès des lecteurs de la Revue de les entretenir d’une question qui pourra leur sembler trop aride et qui ne paraît faite que pour intéresser des érudits. Je me rassure pourtant quand je songe que, dans les travaux de ce genre, c’est surtout le premier accès qui rebute. Il faut quelque courage pour les aborder ; mais une fois qu’on en a entamé l’étude et que les difficultés du début sont surmontées, on est tout surpris d’y trouver plus d’intérêt, et même plus d’agrément qu’on ne pensait.

La science d’autrefois n’avait pas de goût pour les légendes. Il est bien sûr que, la plupart du temps, lorsqu’on prétend leur appliquer les règles d’une critique rigoureuse, elles ne supportent pas l’examen. Daunou se trouve amené, dans son Cours d’études historiques, à raconter celle dont nous allons nous occuper. Il ne le fait qu’avec beaucoup de répugnance et ressent une sorte d’irritation en présence de tant de sottises. Elle lui paraît « un tissu de fictions ridicules, de fables romanesques et incohérentes ; » il déclare qu’il ne prend la peine de les exposer que pour en montrer l’extravagance ; et la seule conclusion qu’il en tire, c’est que « les histoires de tous les grands peuples commencent par des puérilités. » Nous sommes devenus moins sévères, et ces « puérilités » ne nous semblent pas mériter tant de mépris. En supposant même, ce qui est rare, qu’elles ne soient d’aucun profit pour la connaissance du passé, nous nous souvenons que la légende a été partout la première forme de la poésie : c’est assez pour qu’elle nous paraisse digne de quelques égards. On dit avec raison que l’enfant annonce l’homme ; de même, dans les fables qui bercent sa jeunesse, un peuple déjà se révèle. Pour connaître exactement les qualités originales de son esprit et le tour naturel de son imagination, pour distinguer ce qu’il ne tient que de lui et ce qu’il a pris des autres, il est indispensable de remonter jusqu’à ces premières créations de sa fantaisie.

Parmi ces légendes, il en est une qui a pour nous un intérêt particulier : c’est celle des voyages d’Énée et de son arrivée en Italie. Elle a inspiré un grand poète, elle est le sujet de l’un des chefs-d’œuvre de la littérature antique. Si nous voulons juger ce bel ouvrage et nous rendre compte de l’originalité de l’auteur, nous devons nous demander d’abord ce que lui fournissait la tradition et ce qu’il a lui-même inventé. On affirme ordinairement que l’Enéide est un poème national et que c’est un de ses principaux mérites ; pour décider jusqu’à quel point cette affirmation est exacte, il faut bien que nous sachions d’où venaient les fables qui rapportaient l’établissement des Troyens dans le Latium, si elles étaient profondément entrées dans la mémoire du peuple, et ce que le poète, en les racontant, rappelait de souvenirs chez ceux qui l’écoutaient : c’est le seul moyen de connaître si son œuvre a jamais été populaire. On voit donc que toute étude approfondie de l’Enéide doit commencer par l’examen de la légende d’Énée.

Aussi a-t-elle fort occupé les savans dans ces dernières années ; il n’en est guère, depuis Niebuhr, qui, en étudiant le passé ou les institutions de Rome, ne l’ait rencontrée sur sa route et n’ait essayé de l’expliquer à sa façon, Schwegler surtout lui a consacré l’un des meilleurs chapitres de cette excellente Histoire romaine que la mort ne lui a pas permis d’achever[1]. Après lui, un de nos professeurs, M, Hild, vient de reprendre la question dans un mémoire très soigné et fort complet, où il résume les idées de l’historien allemand et y ajoute les siennes. Je vais me servir de ce travail pour exposer à mon tour de quelle manière il me semble que la légende s’est formée, comment elle s’est introduite et répandue chez Les Latins, enfin quelles raisons avait Virgile d’en faire le sujet de son poème. Ce sont de petits problèmes dont la solution n’est pas facile, et, malgré les efforts d’une critique savante, tout n’y est pas encore devenu clair. Dans les recherches de ce genre, on ne peut pas se flatter d’arriver toujours à la certitude, et il faut se contenter souvent de la vraisemblance. Comme nous avons perdu les anciens chroniqueurs qui nous apportaient la suite de ces événemens fabuleux et que nous sommes obligés d’en reconstruire le récit d’après des citations incomplètes, il y reste des lacunes qu’il nous est impossible de combler. L’étude des légendes ressemble à ces voyages qu’on fait en chemin de fer, dans les pays de montagnes, et où l’on passe si vite d’un tunnel à l’autre : le jour et l’ombre s’y succèdent à chaque instant. Quelque ennui que causent ces alternatives inévitables, c’est beaucoup, à ce qu’il me semble, qu’on soit parvenu à jeter quelques clartés intermittentes sur des fables qui sont vieilles de tant de siècles.


I

C’est dans l’Iliade d’Homère qu’Énée nous apparaît pour la première fois, et la place qu’il y tient a depuis longtemps frappé la critique. Il est visible que le poète fait effort pour lui donner un grand rôle. Il le comble d’éloges et le met à côté des plus braves : Hector et lui sont les premiers des Troyens pour la bataille et le conseil ; le peuple l’honore comme un dieu ; c’est lui qu’on va chercher pour l’opposer aux ennemis dans les situations périlleuses, quand il faut défendre le corps de quelque héros qui vient d’être tué, ou empêcher Achille de pénétrer dans les murs de Troie. Énée ne se fait pas prier et, quel que soit le rival qu’on lui donne, il se jette résolument dans la mêlée. Sa première apparition sur le champ de bataille est terrible. « Il marche comme un lion confiant dans sa force ; il tient en avant sa lance et son bouclier, qui le couvre de partout, prêt à tuer quiconque viendrait à sa rencontre et poussant des cris qui donnent l’épouvante. » Ce qui lui fait beaucoup d’honneur, ce qui contribue à donner de lui une grande idée, c’est que les dieux qui protègent les Grecs prennent peur en le voyant, et qu’ils tremblent pour les jours de l’ennemi qu’il va provoquer, même quand cet ennemi est Achille. Mais les exploits d’Énée ne sont jamais de longue durée, et nulle part il ne remplit la grande attente qu’il a fait naître. À peine entre-t-il en campagne qu’il est arrêté par quelque incident fâcheux ; il est vrai que cet incident même profite à sa réputation, car il montre combien il est cher à tous les dieux. Au premier danger qu’il court, tout l’Olympe s’émeut ; Vénus, Apollon, Mars, Neptune, s’empressent de venir à son aide ; ils se relaient pour le défendre, ils le soignent quand il est blessé, et l’entourent d’un nuage protecteur pour le dérober aux hasards du combat.

Sainte-Beuve, qui a finement analysé la façon dont Énée est dépeint dans l’Iliade, et qui présente à ce propos quelques remarques fort ingénieuses, montre surtout le profit que Virgile en a tiré plus tard pour la composition de son poème. Si Homère, nous dit-il, avait fait d’Énée un de ses héros de premier rang, s’il lui avait prêté des exploits dignes de ceux d’Hector et d’Achille, il ne laissait plus rien à faire à son successeur et l’exposait à des comparaisons périlleuses. Si, au contraire, il ne lui avait donné qu’une figure insignifiante, s’il l’avait représenté comme un personnage tout à fait obscur et secondaire, c’était un préjugé contre lui, qui aurait mal disposé les lecteurs d’une autre épopée ; il eût paru choquant que Virgile choisît l’un des plus petits défenseurs de Troie pour lui donner le premier rôle dans une nouvelle aventure ; on l’aurait blâmé « de vouloir faire sortir un chêne immense et le grand ancêtre de la chose romaine d’une tige débile. » Mais comme il l’a beaucoup vanté sans le faire beaucoup agir, qu’il a éveillé l’attention sur lui et ne l’a pas satisfaite, qu’il annonce partout ses exploits et ne les raconte nulle part, on dirait vraiment qu’il a prévu le cas où ce personnage serait le héros d’un second poème épique, qu’il l’a mis en réserve et préparé de ses mains pour l’usage qu’un autre poète devait en faire.

En réalité, Homère ne pouvait pas deviner Virgile, et il est impossible de lui supposer tant de complaisance pour un successeur inconnu. Il faut donc chercher ailleurs la raison qu’il pouvait avoir de donner cette attitude à Énée. Cette raison n’est pas difficile à trouver, car il s’est chargé lui-même de nous l’apprendre. Au vingtième chant de l’Iliade, quand les dieux et les hommes sont aux prises dans une effroyable mêlée, Énée, qui s’est laissé persuader par Apollon d’attaquer Achille, va périr. Heureusement, Neptune s’aperçoit du danger qu’il court. Il s’adresse à Junon, la grande ennemie des Troyens, et lui rappelle qu’il n’est pas dans la destinée d’Énée de succomber devant Troie, que les dieux le gardent pour qu’il reste quelque débris de la race de Dardanus ; puis il ajoute ces paroles significatives : « Jupiter a pris en haine la famille de Priam ; et maintenant c’est le tour du vaillant Énée de régner sur les Troyens, ainsi que les enfans de ses enfans qui naîtront dans l’avenir. » Voilà une prédiction formelle. Or nous savons qu’en général, quoique les poètes soient téméraires, ils ne se hasardent à prédire un événement avec cette assurance qu’après qu’il s’est accompli. Il faut donc croire qu’au moment où l’Iliade fut composée, il y avait quelque part un petit peuple qui prétendait être un reste des anciens habitans de Troie, et que ses rois se disaient fils d’Enée. C’est pour flatter les prétentions de ces princes, pour les glorifier dans la personne de leur grand aïeul, que le poète l’a traité avec tant de ménagement, qu’il le présente comme une sorte de rival d’Hector, de prétendant au trône d’Ilion, d’héritier désigné de la famille de Priam, et que, ne pouvant pas célébrer ses exploits, il a du moins annoncé la grandeur de sa race. Si l’on suppose que ces rois étaient généreux, qu’ils accueillaient, bien les chanteurs d’épopée, qu’ils leur accordaient : les mêmes honneurs que Démodocus reçoit à la table du roi des Phéaciens, on comprendra sans peine que le rapsode ait reconnu, cette hospitalité en comblant d’éloges l’ancêtre de ses bienfaiteurs.

Pour ces temps reculés, on admettait sans contestation l’autorité d’Homère, et il n’y avait pas d’autre histoire que celle qu’il avait racontée. Ce fut donc une tradition acceptée, de tout le monde qu’Enée avait survécu à la ruine de sa patrie. Sur la façon dont il s’était sauvé il circulait des récits assez différens : les uns disaient qu’il s’était entendu avec les Grecs, d’autres, qu’il leur avait échappé le jour ou la veille de la prise de Troie, mais tous s’accordaient pour affirmer qu’après le désastre, il avait recueilli les survivans, et qu’il s’était établi quelque part avec eux dans les environs du mont Ida. Voilà, le principe, de la légende ; Homère nous la montre à son début, et quoiqu’elle doive subir, dans la suite, beaucoup d’altérations, elle gardera toujours quelque chose de son origine. Le caractère d’Enée ne changera plus, et il est remarquable qu’il ait pris, dès le premier moment, les traits qu’il doit conserver jusqu’à la fin. Chez Homère, Énée est un vaillant, mais, c’est encore plus un sage. Il dit des paroles sensées, il donne toujours de bons conseils. Avant tout il respecte les dieux. Neptune, quand il veut le sauver, rappelle « qu’il offre sans cesse de gracieux présens aux immortels qui habitent le vaste ciel ; » aussi est-il leur favori, et nous venons de voir qu’ils sont toujours en mouvement pour le protéger, Telles sont les qualités distinctives du personnage ; il ne les perdra plus, ni dans la tradition populaire, ni dans les récits des poètes, et Virgile, qu’on a tant maltraité à ce propos, n’était pas libre de le représenter autrement qu’il ne l’a fait.

Mais voici un changement notable qui se produit dans cette première forme de la légende. A une époque incertaine[2], tout en continuant de croire qu’Énée s’est sauvé de Troie au dernier moment, on commence à ne plus admettre qu’il se soit fixé dans quelque ville du mont Ida pour n’en plus sortir, on lui fait entreprendre des voyages merveilleux à la recherche d’une patrie nouvelle. Il part d’Ilion, sous la conduite d’une étoile que sa mère fait luire au ciel pour le guider. Les uns se contentent de le diriger vers les pays voisins ; ils supposent qu’il s’arrête sur les rivages de la Thrace, à l’embouchure de l’Hèbre, où il fonde la ville d’Ænos. D’autres le conduisent plus loin, à Délos, dans la mer Adriatique, le long du golfe d’Ambracie, Une fois qu’il s’est mis en route, il ne peut plus s’arrêter. Il s’avance de plus en plus vers « l’Hespérie ; » il double la côte du Bruttium, de la Campanie, touche à Cumes, où il enterre son pilote Misène sur le cap qui porte encore aujourd’hui son nom ; de là il fait une pointe importante en Sicile, que la tradition représentait comme toute pleine du souvenir des Troyens ; puis il revient sur les côtes d’Italie pour se fixer définitivement dans le Latium. Cette fois, les voyages d’Énée sont finis ; la légende a pris sa dernière forme, et nous sommes sur le chemin qui nous conduira directement à l’Enéide.

D’où vient ce changement qu’elle a subi depuis Homère ? Quelle raison pouvait-on avoir d’arracher Énée à la terre troyenne, où l’Iliade nous le montre établi, pour le conduire en tant de lieux différens ? Il est difficile de le dire avec certitude, et c’est précisément une de ces lacunes que je faisais entrevoir tout à l’heure. On serait d’abord tenté de croire que ce petit peuple des Teucriens, que nous venons de voir fixé autour des champs « où fut Troie, » s’est décidé un jour à courir le monde, emportant avec lui ses traditions et ses souvenirs, et que, fidèle à une habitude de ces temps primitifs, il a mis ses propres voyages sur le compte de celui qu’il regardait comme le chef de sa race. Mais ce peuple était de trop petite importance, il n’a pas laissé après lui une assez grande renommée pour qu’on puisse croire que ses navigateurs aient entrepris de si lointaines expéditions. C’est à la nation grecque tout entière qu’on doit en faire honneur ; c’est elle qui a visité tous les rivages de la Méditerranée, exporté ses produits, établi ses comptoirs, fixé ses colonies dans ces pays barbares où les Phéniciens seuls avaient osé se montrer. Il est donc nécessaire de lui attribuer la forme nouvelle que prend alors la légende d’Énée. Mais ici une objection assez grave se présente : comment se fait-il que les Grecs se soient chargés de célébrer la gloire d’un ennemi ? D’où vient qu’ils ont eu la complaisance de faire à un Troyen une aussi belle légende ? On peut répondre assurément qu’aucun des personnages qui figurent dans l’Iliade n’était tout à fait pour eux un étranger. Tel était le prestige de ce poème que la Grèce, n’en voulant rien laisser perdre, avait adopté les vaincus aussi bien que les vainqueurs, et les reconnaissait tous un peu comme ses enfans. On pourrait ajouter aussi que, parmi les Troyens, il n’y en avait pas qui fût moins ennemi des Grecs qu’Énée ; Homère le représente fort irrité contre le divin Priam, qui ne l’honore pas autant qu’il le mérite. Un homme sage comme lui ne devait pas beaucoup approuver la conduite de Pâris, et quelques-uns racontaient qu’il conseillait toujours de rendre Hélène à son mari. On disait aussi que, prévoyant la ruine prochaine, il s’était accommodé avec les ennemis et qu’il avait fait sa paix tout seul. C’était donc de tous les Troyens celui contre qui les Grecs devaient être le moins irrités et auquel ils pardonnaient le plus facilement son origine ; et cependant ces raisons, si spécieuses qu’elles paraissent, n’empêchent pas qu’on ne soit surpris qu’ils aient fait tant d’honneur à un compagnon d’Hector, qui avait combattu vigoureusement contre Diomède et contre Achille. S’ils avaient été tout à fait libres de choisir à leur gré le personnage auquel ils devaient attribuer ces grandes aventures, il n’est pas douteux qu’ils n’eussent donné la préférence à l’un de leurs chefs. Ils en avaient un, le plus glorieux, le plus aimé de tous, celui qui représentait le mieux leur caractère et leur pays, dont on racontait déjà tant d’histoires surprenantes qu’il ne coûtait guère de lui prêter quelques exploits de plus : c’était Ulysse. Il se trouvait justement alors, si l’on en croyait la tradition, dans quelque île voisine de l’Italie, où le retenait l’enchanteresse Circé. Rien n’était plus facile que de supposer qu’il était passé de là dans le Latium et d’en faire l’ancêtre de la grande famille romaine. Nous avons la preuve que quelques-uns tentèrent de donner ce tour à la légende et de substituer le personnage d’Ulysse à celui d’Énée. Si, malgré la vanité nationale et l’attrait d’un nom populaire, cette version n’a pas prévalu, si les Grecs ont accepté l’autre, quoiqu’elle glorifiât un Troyen au détriment d’un héros de leur sang, il faut croire qu’ils n’étaient pas libres d’agir autrement et que, de quelque manière, elle s’est imposée à eux. Il y a encore une observation qu’on ne manquera pas de faire en lisant les divers récits des voyages d’Énée : chacune de ces narrations, qui nous le montre abordant à un pays différent, suppose qu’il s’y arrête et qu’il n’en sort plus ; pour qu’il soit plus certain qu’il s’y est fixé, elle nous dit qu’il y est mort et qu’on y conserve ses restes. Cette multiplicité de tombes consacrées à la même personne cause quelque embarras à ce bon Denys d’Halicarnasse, qui avait pris toute cette fable au sérieux. Elle prouve simplement que la légende ne s’est pas faite d’un seul coup et qu’elle n’est pas née tout entière dans l’imagination d’un homme, que chacune des excursions d’Énée formait un récit particulier et isolé, et que c’est plus tard qu’on les a réunis ensemble pour en composer toute une histoire. D’où je conclus que, s’il est vrai, comme je viens de le dire, que la légende d’Énée n’est pas une pure fantaisie, une invention capricieuse des Grecs, et qu’il y ait quelque circonstance indépendante de leur volonté qui la leur ait, pour ainsi dire, imposée, il faut croire que cette circonstance s’est présentée à eux plusieurs fois de suite et dans des lieux différens.

Peut-on faire un pas de plus au milieu de ces ténèbres ? Est-il possible de soupçonner quelle était cette circonstance qui a donné à la légende l’occasion de naître ? Les conjectures, comme on le pense bien, n’ont pas manqué ; je n’en vois qu’une qui puisse entièrement nous satisfaire et qui rende compte de tout : c’est celle que Preller expose dans sa Mythologie romaine. Pour lui, la légende est sortie du culte que les marins rendaient à Vénus, ou plutôt à la déesse Aphrodite, comme l’appelaient les Grecs. Aphrodite n’est pas seulement la personnification de la beauté et de l’amour ; elle est née de l’écume des flots, elle exerce son pouvoir sur la mer. Lucrèce, dans cet hymne qu’il chante en son honneur au début de son poème, lui dit : « Devant toi, ô déesse, les vents s’enfuient. Quand tu parais, les nuages se dissipent, les flots de la mer semblent te sourire, et tout le ciel resplendit pour toi d’une lumière sereine. » Le matelot grec, qui s’est mis sous sa protection, ne manque pas, en abordant à quelque terre inconnue, de lui élever une chapelle, ou tout au moins de lui dresser un autel : c’est un témoignage de sa reconnaissance pour l’heureuse navigation qu’il vient de faire. Or Énée et Aphrodite sont intimement liés ensemble ; l’hommage qu’on rend à la mère fait aussitôt songer au fils, d’autant plus que cette divinité des mers porte un nom qui rappelle tout à fait celui du héros troyen, on l’appelle l’Aphrodite Énéenne[3]. Nous savons par Denys d’Halicarnasse que les sanctuaires de ce genre étaient très fréquens sur les côtes de la Méditerranée ; il s’en trouvait à Cythère, à Zacinthe, à Leucade, à Actium, partout où le commerce maritime avait quelque activité, et dans tous ces temples le nom d’Énée était un à celui d’Aphrodite. Quand un vaisseau grec aborde à ces rivages, et que le matelot fait ses dévotions dans la chapelle grossière élevée par ses prédécesseurs, peut-il entendre ces noms, que l’Iliade lui a rendus familiers depuis sa jeunesse, sans qu’un monde de souvenirs mythologiques se réveille en lui ? Comme il est dans sa nature de créer des fables, et que sa vive imagination ranime sans cesse le passé, il croit voir le banni de Troie qui cherche à établir quelque part ses dieux exilés. C’est ici, sans nul doute, qu’il s’est fixé ; et, comme pour prendre possession du pays, il a bâti un temple à sa mère. Il est vrai que, dans une autre navigation, il pourra retrouver ailleurs un temple d’Aphrodite semblable à celui qu’il vient de voir et qui lui rappelle les mêmes souvenirs. Il en sera quitte pour appliquer à la contrée nouvelle ce qu’il avait dit de l’autre et affirmer qu’il a trouvé, cette fois, la vraie demeure d’Énée. Ainsi se formait peu à peu la légende, s’allongeant à chaque voyage, finissant et recommençant sans cesse, jusqu’à ce qu’un arrangeur plus habile eut l’idée de fondre ensemble tous ces récits séparés. Il prit Énée à son départ de Troie le jour où, dans sa patrie en flammes, il enlève son père et ses dieux, le fit toucher successivement à tous les ports de l’archipel où quelque tradition locale signalait sa présence ; il le conduisit ensuite sur les rivages de la Sicile et de l’Italie, et, comme la ville d’Ardée, dans le Latium, était le dernier endroit où s’élevât un temple d’Aphrodite, il supposa que c’était le terme de sa longue navigation, et que là le grand voyageur avait enfin trouvé cette patrie nouvelle « qui fuyait sans cesse devant lui. »

La légende ainsi racontée devenait tout à fait différente de ce qu’elle était dans Homère. Homère nous montre Énée tranquillement établi avec son peuple dans les environs de Troie ; les nouveaux récits l’envoyaient courir toute sorte d’aventures et fonder une ville jusque dans le Latium ; on ne pouvait donc rien imaginer de plus contraire. Il se trouva pourtant des grammairiens scrupuleux qui essayèrent de tout arrangerais supposèrent qu’Énée après avoir voyagé vers les rivages de l’Italie et bâti Lavinium, avait laissé son nouveau royaume à son fils et qu’il était retourné avec une partie des siens dans sa résidence du mont Ida. C’était une manière ingénieuse de contenter tout le monde ; mais l’opinion n’accepta pas ce compromis. Au risque de se mettre en contradiction avec l’Iliade, on laissa Énée vivre et mourir sur les bords du Tibre, où de si grandes destinées attendaient ses descendans.


II

La légende est faite, elle a pris place dans cette multitude de récits merveilleux dont se nourrit et s’amuse l’imagination des Grecs. Mais les Grecs sont encore seuls à la connaître ; il nous reste à voir de quelle manière ils l’ont transmise aux Latins il nous faut surtout arriver à comprendre pourquoi les Latins l’ont si docilement acceptée, comment il se fait qu’ils se soient laissé imposer des aïeux inconnus, et qu’ils aient subi, comme premier auteur de leur race, un étranger, un vaincu, un proscrit, dont ils n’avaient pas entendu parler.

C’est ce qui paraît tout à fait inexplicable à Niebuhr. Il ne lui semble pas possible « qu’un état aussi fier que Rome, qui méprisait tout élément étranger, » ait été cette fois si complaisant, quand il s’agissait de l’histoire de ses origines, c’est-à-dire de traditions que les peuples antiques regardaient comme sacrées et sur lesquelles reposait d’ordinaire leur culte national. Aussi prend-il la peine d’imaginer une hypothèse qui puisse tout accommoder. Selon lui, les habitans du Latium étaient des Pélasges, de même que les Teucriens, les Arcadiens, les Epirotes, les OEnotriens, etc. Séparés de bonne heure les uns des autres, établis dans des pays éloignés, ces peuples ne se sont pourtant jamais perdus de vue : la religion formait un lien entr’eux ; ils visitaient ensemble l’île sacrée de Samothrace, où se célébraient de grands mystères. C’est là, dans ces rencontres fraternelles, que la légende a dû naître. Elle n’était qu’une façon plus vive, plus frappante, d’exprimer la parenté de ces divers peuples et d’en conserver le souvenir. Raconter qu’un chef venu de Troie a parcouru le monde, laissant en certains pays une partie des gens qu’il amenait avec lui, qu’est-ce autre chose qu’affirmer que tous ceux qui habitent ces diverses contrées sortent de la même souche et qu’ils doivent se rappeler qu’ils sont frères ? La légende est donc chez eux nationale, indigène ; elle ne leur vient pas de l’étranger, ils l’ont créée eux-mêmes ; c’est ce qui peut seul expliquer qu’elle soit devenue populaire. Telle est l’opinion de Niebuhr, qu’il expose avec une profonde conviction et qui lui semble la vérité même[4]. Ce n’est malheureusement qu’une conjecture, et je crois qu’elle manque tout à fait de vraisemblance. Le petit peuple de laboureurs et de bandits qui habitait dans les plaines du Latium n’avait ni ports ni vaisseaux. S’il lui avait fallu aller chercher la légende dans l’île sacrée de Samothrace, je crois bien qu’il l’aurait toujours ignorée ; c’est la légende qui est venue le trouver. On s’accorde aujourd’hui à croire qu’il la tient des voyageurs grecs[5] et qu’elle lui a été apportée avec beaucoup d’autres qui ont fini par modifier ses croyances religieuses. Du moment que nous n’acceptons pas l’hypothèse de Niebuhr qui supprime le problème, il faut le résoudre ; nous devons donc chercher les raisons que les Latins pouvaient avoir d’accueillir avec tant de complaisance ces ancêtres dont les Grecs les gratifiaient.

Je me figure d’abord que, s’ils n’ont pas éprouvé beaucoup d’enthousiasme pour la légende, la première fois qu’elle leur fut racontée, elle ne leur inspira pas non plus une de ces répugnances que l’habitude ne surmonte pas. C’était l’essentiel ; il lui fallait se laisser écouter avant de se faire accueillir. Il est probable qu’on n’aurait pas voulu l’entendre, qu’on l’aurait repoussée du premier coup si elle avait prétendu se substituer aux anciennes traditions du pays. Mais elle ne fut pas si téméraire ou si maladroite. Elle se superposa seulement à toutes ces vieilles fables, sans avoir l’imprudence d’en déposséder aucune. Les Romains racontaient d’une certaine manière la fondation et les premières années de leur ville ; ils avaient l’histoire miraculeuse des deux jumeaux, celle du roi-pontife, celle du vainqueur d’Albe, etc. Énée se garda bien de toucher à Romulus, à Numa, aux rois de Rome, et de s’approprier leurs exploits. On se contenta d’en faire l’aïeul du premier d’entr’eux, et on le plaça dans ces temps reculés où les plus anciennes traditions latines ne remontaient pas. Rien n’était donc changé dans les souvenirs populaires, on faisait seulement commencer l’histoire de Rome un peu plus haut, ce qui ne pouvait pas blesser son orgueil. La légende nouvelle ayant eu soin de s’établir dans le vide s’était mise ainsi à l’abri de toute réclamation.

Mais ce n’était pas assez pour elle d’être écoutée sans malveillance ; il lui fallait prendre pied dans un pays où elle n’avait pas de racines. Une légende est, de sa nature, légère et mobile ; si elle reste en l’air, elle s’expose à être balayée par tous les vents, et risque, après quelques années, de se dissiper et de se perdre. Elle a besoin pour vivre de s’appuyer sur quelque chose qui dure. Ou bien il faut qu’elle s’incorpore pour ainsi dire dans certains rites religieux et qu’elle en devienne une sorte d’explication : la persistance des rites conserve le souvenir du récit légendaire ; ou bien, elle doit se rattacher à une ville et s’insinuer parmi les fables qu’on raconte sur ses origines : c’est ce qui lui assure la plus longue durée. Mais ici, du côté de Rome, il n’y avait rien à faire, la place était prise depuis longtemps. On se rabattit sur Lavinium ; Énée passa pour l’avoir fondée. Il reste à savoir pourquoi cette ville fut choisie de préférence aux autres, et quelle facilité particulière trouva la légende à s’y établir. Une ingénieuse hypothèse de Schwegler permet de s’en rendre bien compte. Lavinium était la cité sainte des Latins. De même que chaque maison, chaque bourg, chaque état avait ses dieux protecteurs qui étaient placés dans un lieu consacré, et auxquels on rendait de grands hommages, les Latins avaient les leurs aussi, qui résidaient à Lavinium. Cette ville était donc, pour la confédération entière, ce qu’était la chapelle des Lares pour la maison d’un citoyen, le temple de Vesta et celui des Pénates pour Rome, c’est-à-dire le centre religieux, la capitale spirituelle de la ligue. De quelques renseignemens que nous donnent les vieux grammairiens, Schwegler conclut, avec assez d’apparence, qu’elle fut spécialement bâtie pour le rôle qu’on lui destinait, et qu’autour de la demeure des Pénates communs la confédération entière envoya un certain nombre de colons, chargés d’honorer les dieux du pays. Elle ressemblait à ces centres improvisés qui se formaient, dans l’Asie-Mineure, auprès des théâtres et des temples où se célébraient les fêtes des villes fédérées[6]. On peut donc dire qu’elle n’avait pas de fondateur particulier, puisque c’était une réunion de cités qui l’avait fondée ; et, comme ces sortes de créations artificielles ne favorisent guère le développement des légendes, il est vraisemblable qu’on n’en racontait pas sur ses origines ; celle d’Énée ne rencontra donc aucune concurrence. Elle avait l’avantage de fournir un passé fabuleux à une ville qui en était dépourvue : pourquoi lui aurait-elle fait un mauvais accueil ? D’ailleurs un héros si sage, si pieux, le fils de Vénus, le favori des dieux de l’Olympe ne convenait-il pas tout à fait à ce rôle de fondateur d’une cité sainte ?

Voilà donc Énée établi enfin à Lavinium et en possession d’avoir fondé la ville ; il n’en restait pas moins parmi les Latins un étranger d’origine, et à ce titre il était difficile qu’il devînt jamais bien populaire dans sa nouvelle patrie. Nous allons voir de quelle façon cet inconvénient, sans s’effacer tout à fait, ce qui était impossible, parvint à s’atténuer dans la suite. On a remarqué qu’en général, chez les peuples jeunes, la mémoire des faits est plus tenace que celle des noms, qu’ils n’oublient pas les incidens merveilleux qu’ils ont entendu raconter dans leur jeunesse, mais qu’ils ne se rappellent guère à quel personnage on les attribuait, en sorte que ces récits, se détachant peu à peu des gens auxquels on les a d’abord rapportés, finissent par flotter en l’air, prêts à retomber sur tous ceux qui occupent successivement l’attention publique. C’est ainsi qu’on voit souvent plusieurs générations de héros légendaires hériter tour à tour des mêmes aventures. Chez les Latins, comme ailleurs, il se trouvait un certain nombre de ces légendes errantes ; elles se fixèrent sur Énée, et on lui en composa toute une histoire dont assurément la Grèce n’avait aucune idée. On continua sans doute à dire qu’il venait de Troie ; ce fut toujours le même héros sage et religieux qu’Homère avait chanté ; on le représenta, selon l’usage, emportant sur ses épaules son père et ses dieux, pour les arracher à l’incendie. Mais voici le premier changement grave : dans la légende latine, les dieux qu’il emporte ne sont plus les mêmes ; les Grecs supposaient qu’il avait sauvé le Palladium, cette statue miraculeuse à laquelle étaient attachées les destinées de Troie, les Latins remplacèrent le Palladium par les Pénates. C’étaient par excellence des dieux italiens, tout à fait propres à cette race et qui portent sa marque. Tous les peuples de l’antiquité ont imaginé des dieux protecteurs de la famille et les ont faits à leur image. Ceux des Romains sont les divinités de « l’alimentation et de la nourriture, » et ils ont reçu leur nom du lieu même où sont enfermés les provisions domestiques (penus). Tels sont les dieux que le fils brillant d’Aphrodite, le protégé d’Apollon, emporte avec lui et pour lesquels il veut construire une ville. Cette ville, il ne la bâtit que sur l’ordre formel du destin ? mais tandis que, pour des Grecs, la destinée s’exprime par la voix des prêtres de Delphes ou de Dodone, les Latins substituent à ces prédictions les oracles du pays, qui sont loin d’être aussi poétiques. C’est ainsi que, dans la nouvelle légende, on annonce à Énée qu’il ne réussira dans son entreprise qu’après avoir sacrifié la truie blanche avec ses trente petits, et lorsque ses compagnons, dans leur avidité, auront dévoré jusqu’à leurs tables. Ce sont des fables qui, par leur naïveté grossière, trahissent une origine latine, et n’ont rien de commun avec la Grèce. La mort d’Énée, comme sa vie, est devenue conforme aux légendes du Latium ; on répète pour lui ce qui se raconte des vieux rois de la contrée quand ils meurent : un jour, il disparaît et l’on cesse tout d’un coup de le voir (non comparuit), on suppose qu’il s’est plongé dans les eaux du Numicius, un fleuve sacré. Dès lors on l’honore comme un dieu, sous le nom de la divinité même dans laquelle il est allé se perdre : on ne l’appelle plus Énée, mais Jupiter indiges. Ce n’est pas ainsi que les Grecs divinisaient leurs héros ; ils les plaçaient ouvertement dans l’Olympe, leur conservant les traits de leur figure humaine et les honorant sous leur nom. Mais il fallait qu’Énée devînt tout à fait latin ; du moment qu’il touche le sol de l’Italie, sa nouvelle patrie se saisit de lui. Elle lui prête des aventures, elle lui fait une légende, elle unit par lui ôter jusqu’à ce nom sous lequel les poètes grecs l’ont chanté. C’était le seul moyen pour la légende de s’acclimater dans le pays où elle devait définitivement s’établir ; il fallait qu’elle en prît l’esprit et le caractère, et qu’on effaçât peu à peu, dans le personnage et dans son histoire, ce qui pouvait causer quelque répugnance aux Romains.

Ce serait assurément une grande erreur de croire que tous ces changemens aient été médités et réfléchis, qu’ils soient le fruit de combinaisons profondes. De telles façons d’agir ne conviennent guère aux époques primitives. Mais, tout en admettant qu’en général le travail s’est accompli au hasard et sans conscience, il n’est pas moins vrai que la légende a dû profiter instinctivement des facilités qu’elle trouvait, et qu’elle a suivi les pentes naturelles qui se présentaient devant elle pour pénétrer sans violence au cœur du pays. Nous ne pouvons pas nous flatter sans doute de distinguer très exactement, à cette distance, comment les choses se sont passées ; cependant, d’après ce que nous savons des mœurs et du caractère des divers peuples, il est permis de former quelques conjectures assez vraisemblables. Par exemple, nous n’avons pas un grand effort d’imagination à faire pour nous figurer ce qui arrivait ordinairement quand les voyageurs grecs, six ou sept siècles avant notre ère, abordaient sur ces côtes barbares. Presque toujours, ils y trouvaient la place prise : les Phéniciens les avaient précédés, et depuis longtemps ils étaient maîtres du commerce. Mais les Grecs avaient sur eux des avantages dont ils savaient très bien se servir. Le Phénicien était avant tout un marchand avide, qui ne songeait qu’à vendre le plus cher possible ses tapis, ses étoffes, ses coupes de métal ciselé. Assurément, le Grec ne dédaignait pas les bons profits : il n’y a jamais eu de négociant plus attentif et plus adroit ; mais il apportait avec lui, dans les pays qu’il visitait, autre chose que les produits de son industrie. Comme il courait le monde pour son plaisir, presque autant que pour son intérêt, ses affaires finies, il n’était pas toujours pressé de serrer son argent et de partir. C’était déjà ce « petit Grec, » que les Romains ont tant de fois raillé, souple, curieux, bavard, insinuant, se mettant si vite à l’aise dans la maison des autres, et sachant s’y rendre nécessaire. Comme son grand aïeul Ulysse, il aimait, en visitant les villes, « à connaître les mœurs des peuples. » Pendant qu’il vendait ses marchandises, il regardait et il observait. Fin et perspicace comme il l’était, il ne tardait pas à remarquer, chez ces peuples, qu’il traitait de barbares, des croyances et des usages qui ressemblaient beaucoup aux siens. Quand il les entendait parler, il saisissait des mots et des tournures qui lui rappelaient sa propre langue. Ces ressemblances ne nous surprennent plus aujourd’hui : tout le monde sait que tous ces peuples appartiennent à la même race humaine, qu’après avoir longtemps vécu ensemble, ils se sont séparés avec un fonds commun de mots et d’idées, et qu’il n’est pas étonnant que ce fonds se retrouve dans leurs civilisations et leurs idiomes. Mais les Grecs ne le savaient pas, et personne autour d’eux ne s’en doutait. Ils n’avaient qu’un moyen de tout expliquer, et ils en ont fait un très grand usage. Ils supposaient que leurs ancêtres étaient déjà venus dans ces parages et qu’ils y avaient peut-être laissé quelque colonie. Dès lors, il n’y a plus lieu d’être surpris que les habitans du pays aient conservé des façons de parler ou d’agir qui rappellent la Grèce : c’est un legs qui leur vient, sans qu’ils s’en doutent, de ces anciens voyageurs. Mais les Grecs n’étaient pas gens à s’en tenir à une vague hypothèse ; dans ces cerveaux féconds, les suppositions deviennent vite des réalités. Comme il arrive à ceux qui ont confiance en eux-mêmes, tout servait à les convaincre de la vérité de leurs conjectures ; à propos de tout, les aventures des héros de Troie, dont leur mémoire était pleine, leur revenaient à la pensée. Les noms des personnes ou des lieux, qu’ils rencontraient sur leur chemin, leur suggéraient à chaque instant des rapprochemens inattendus. Ils faisaient parler leur hôtes, les écoutaient à peine, et trouvaient toujours dans leurs narrations quelque détail qui les faisait songer à leurs propres légendes. A ce qu’on leur disait ils ajoutaient beaucoup, ayant reçu du ciel par-dessus tout le don charmant de l’invention, et, de tous ces élémens divers, auxquels ils donnaient une couleur semblable, ils excellaient à fabriquer des fables amusantes, qu’ils ne se lassaient pas de conter.

Allons plus loin : après avoir imaginé la façon dont ces fables ont dû naître, est-il possible de nous figurer comment elles ont été reçues ? Personne ne nous l’a dit ; mais il y a quelque chose qui nous le fait bien mieux savoir que si l’on avait pris la peine de nous l’apprendre : c’est qu’on en a conservé le souvenir, que ceux qui les entendaient raconter leur ont partout donné une place à côté de leurs traditions nationales et qu’elles les ont quelquefois supplantées. Voilà ce qui constate d’une manière victorieuse le succès qu’elles ont obtenu. Ce succès ne doit pas nous étonner. Nous connaissons un peu mieux aujourd’hui en quel état de civilisation se trouvaient les peuples italiques quand les Grecs commencèrent à les fréquenter. On a fait, en divers endroits de l’Italie, des fouilles profondes qui ont mis à découvert des tombes fort anciennes. Les objets qu’on y trouve paraissent singulièrement grossiers ; ce sont, d’ordinaire, des vases faits d’une argile impure, façonnés à la main, imparfaitement polis, et portant pour tout ornement, sur leur surface grise ou noirâtre, des lignes et des ronds, c’est-à-dire la première décoration dont se soient avisés les hommes. Évidemment ceux qui se servaient de ces vases, et qui n’en avaient pas d’autres pour leurs usages, étaient presque encore des barbares ; mais ces barbares n’étaient pas gens à se complaire en leur barbarie, et ils ne demandaient pas mieux que d’en sortir ; ce qui le prouve, c’est qu’auprès de ces poteries primitives on a trouvé des morceaux d’ambre venus de la mer du Nord, des scarabées ou des coupes apportés par les Phéniciens, et, dans les tombes plus récentes, quelques vases avec des figures archaïques d’origine grecque. Ces gens-là, si grossiers, si sauvages en apparence, avaient donc le goût d’un art plus relevé ; ils n’en dédaignaient pas les produits, ils accueillaient bien les marchands qui les leur faisaient connaître et probablement les payaient très cher.

Ce caractère est frappant chez les plus vieux Romains. Niebuhr affirmait, nous venons de le voir, que Rome dans son orgueil « méprisait tous les élémens étrangers. » C’est justement le contraire qui est la vérité. Elle avait sans doute une grande opinion d’elle-même, elle a pressenti de bonne heure le rôle qu’elle devait jouer dans le monde ; mais cette fierté légitime n’a jamais dégénéré chez elle en amour-propre ridicule. Elle ne méprisait pas ses ennemis, même après qu’ils étaient vaincus ; elle savait reconnaître ce qu’ils avaient de bon, et au besoin elle se l’appropriait. « Nos aïeux, disait Salluste, étaient des gens aussi sages que hardis. L’orgueil ne les empêchait pas d’emprunter les institutions de leurs voisins quand ils y voyaient quelque profit. Leurs armes sont celles des Samnites ; ils doivent aux Étrusques les insignes de leurs magistrats. Toutes les fois qu’ils trouvaient chez leurs alliés ou leurs ennemis quelque chose à prendre, ils s’appliquaient à l’introduire chez eux. Ils aimaient mieux imiter les autres que de les jalouser. » Voilà les véritables dispositions de ce peuple ; s’il se montre quelquefois complaisant jusqu’à la vanité pour lui-même et dédaigneux de l’étranger jusqu’à l’impertinence, c’est pure comédie. L’attitude qu’un Romain croit devoir prendre devant le monde, sa façon de parler, lorsqu’on l’écoute, sa manière d’agir, quand on le regarde, ne sont pas toujours conformes à ses vrais sentimens. C’est ce qu’on remarque dans ses rapports avec les Grecs : sans doute, il affecte de s’en moquer en public, mais il lui est impossible de se passer d’eux, et nous devons être certains que dès le premier jour qu’il les a rencontrés, il a subi, sans pouvoir s’en défendre, l’ascendant de cette race spirituelle et insinuante, qui lui apportait de si beaux ouvrages et lui faisait de si bons contes. Quand on parle de l’introduction de la civilisation grecque à Rome, l’esprit se reporte d’ordinaire vers une date précise ; on songe aussitôt à ce jour de l’année 514 où un captif de Tarente fit jouer sur un théâtre, qui n’avait encore servi qu’à des danseurs étrusques ou à des farceurs italiens, un drame régulier imité des chefs-d’œuvre de la Grèce. C’est, en effet, un moment décisif pour l’histoire de Rome : ce jour-là, pour la première fois, la porte fut largement ouverte à la littérature grecque, et, par ce chemin qu’on lui ménageait, elle passa bientôt tout entière. Mais, quand eut lieu ce coup d’éclat, il y avait fort longtemps que, peu à peu et sans bruit, la Grèce pénétrait à Rome, et ce qu’elle avait accompli en ces quelques siècles était bien plus important que ce qui lui restait à faire. Donner à Rome une littérature était sans doute une grande entreprise ; mais n’était-il pas bien plus grave encore de modifier les mœurs de la cité et, par un travail secret et continu, d’y introduire un esprit nouveau ? Ce résultat, elle l’avait obtenu dans ces premières rencontres dont l’histoire n’a pas gardé le souvenir. La religion nationale surtout en sortit tout à fait changée. On sait quel était le caractère essentiel de la vieille religion romaine : les dieux qu’elle honorait avaient à peine pris la forme humaine ; ils manquaient encore d’individualité et de vie, et l’on apercevait toujours derrière eux les forces et les phénomènes de la nature dont ils n’étaient qu’une pâle personnification. C’est de la Grèce que vint aux Romains le goût d’en faire des êtres tout à fait animés, de leur donner des passions, de leur prêter des aventures. Il n’y a pas de doute qu’ils ne s’y soient portés avec ardeur : M. Hild fait remarquer que ces divinités vagues, qu’un père de l’église appelle « des ombres incorporelles et insaisissables » n’offraient qu’un maigre aliment à l’imagination de la foule. Une fois qu’elle eut aperçu les figures vivantes du panthéon hellénique, elle n’en voulut pas d’autres. Ainsi s’introduisit à Rome la mythologie grecque, qui, en créant une histoire à tous ces dieux raides et inanimés, leur rendait la vie ; ainsi s’établit le culte des héros, fils des dieux, sorte d’intermédiaire entre la divinité et l’homme, dont la poésie des Grecs avait tiré de si grands avantages. — Énée pénétra avec les autres et reçut comme eux un bon accueil.


III

Il ne nous reste plus qu’un point à éclaircir, mais c’est peut-être le plus obscur : peut-on savoir à quel moment la légende d’Énée a été connue des Romains ? Nous n’espérons pas, comme on le pense bien, arriver à fixer une date précise ; il faut n’être pas exigeant et se contenter de peu quand il s’agit d’une époque aussi lointaine.

Ce qui est d’abord tout à fait incontestable, c’est que les premiers rapports des Latins avec les Grecs remontent très haut. On ne doute plus aujourd’hui qu’ils n’aient reçu d’eux l’écriture : dans les plus anciennes inscriptions latines, la forme des lettres est celle de l’alphabet éolo-dorien ; cet alphabet leur avait été communiqué sans doute par quelqu’une des colonies grecques établies dans l’Italie méridionale ou dans la Sicile ; il est probable qu’il leur venait de Cumes, dont les vaisseaux faisaient un grand commerce le long des côtes italiennes. Mais à quelle époque ont-ils commencé à s’en servir ? Quand les idées de Niebuhr sur les origines de l’histoire romaine étaient dominantes, on retardait cette époque autant que possible pour laisser plus longtemps le champ libre à la formation des légendes, et l’on allait jusqu’à prétendre que les Romains n’avaient commencé à écrire que du temps des décemvirs. Ce sont des chimères auxquelles on a maintenant renoncé. Il est sûr que les Romains ont connu l’écriture de fort bonne heure, et, dans une publication récente, M. Louis Havet me paraît avoir montré que leur alphabet était fixé avant l’époque des Tarquins[7]. Il faut donc admettre que les Grecs fréquentaient les marchés de Rome dès le lendemain de sa fondation. Cette opinion qu’a entrevue la philologie, l’archéologie la confirme. Dans des fouilles faites sur le Viminal, on est parvenu jusqu’à des tombes placées sous ce qu’on appelle le mur de Servius, et qui sont, par conséquent, plus anciennes ; ces tombes, parmi beaucoup d’autres objets, contenaient des vases chalcidiens, venus sans doute par la voie de Cumes. Dès ce moment, les Grecs connaissaient le chemin de Rome, ils y importaient les produits de leur industrie, et, avec eux, leurs idées, leur civilisation, leurs légendes. Mais faut-il croire que, parmi ces légendes, se trouvait déjà celle d’Enée ? Sur ce point, les savans se divisent, et nous voyons se produire les opinions les plus opposées : tandis que quelques-uns la croient aussi ancienne que Rome même, d’autres ne veulent pas qu’elle soit antérieure aux guerres puniques. De quel côté paraît être la vérité ?

A ceux qui prétendent la faire remonter jusqu’aux origines même de Rome on a répondu avec raison que, si elle avait existé au temps où fut constituée la religion romaine, elle y tiendrait quelque place. A la vérité, Denys d’Halicarnasse, en exposant les raisons qu’il a de la croire vraie, nous dit « qu’elle est confirmée par ce qui se passe dans les sacrifices et les cérémonies ; » mais il doit s’être trompé. Nous connaissons les fêtes les plus anciennes de Rome, et M. Mommsen pense que nous pouvons reconstruire le calendrier de Numa ; il n’y est jamais question d’Énée. La première mention qu’on trouve de lui dans l’histoire est faite à propos de Pyrrhus : on nous dit que le roi d’Épire fut entraîné à déclarer la guerre aux Romains par le souvenir de son aïeul Achille ; entre les Troyens de Rome et lui il y avait une querelle de famille qu’il voulait vider. La légende existait donc alors, et nous savons qu’un historien contemporain, Timée de Tauroménium, la racontait à peu près comme nous la connaissons. Est-il vraisemblable qu’elle fût à ce moment tout à fait récente, ou même que la guerre de Pyrrhus lui ait donné l’occasion de naître ? J’ai quelque peine à le croire. M. Hild a raison de dire « qu’une croyance et un culte ne s’implantent jamais tout d’un coup, par une adoption brusque ou une annexion violente. » Il devait donc y avoir un certain temps qu’elle travaillait à s’insinuer à Rome ; mais elle n’a commencé à y prendre quelque autorité qu’un peu avant la guerre de Pyrrhus. Ce qui me conduit à la même conclusion, c’est que je la vois vers cette époque acceptée d’une manière officielle par l’autorité romaine. Un état, quand il est sage, ne donne pas trop vite dans les nouveautés contestées ; pour qu’à Rome on ait accordé une sorte de consécration publique à la légende d’Énée, il faut qu’elle ait été alors assez répandue et accueillie de beaucoup de monde. En 472, selon M. Mommsen, cinquante ans plus tard, d’après M. Nissen, les Acarnaniens, étant en lutte avec les Étoliens, réclamèrent le secours de Rome. La raison qu’ils alléguaient pour l’obtenir, c’est que leurs aïeux étaient les seuls de tous les Grecs qui n’eussent pas pris part à la guerre de Troie ; ils pensaient sans doute que ce motif suffirait pour attendrir le sénat, et que les héritiers des Troyens ne refuseraient pas de payer la dette de leurs ancêtres. Depuis cette époque, les textes abondent pour prouver que la croyance à l’origine troyenne était devenue chez les Romains une sorte de maxime d’état qu’on alléguait sans hésitation même dans les documens diplomatiques. Quand Rome, après les désastres de la seconde guerre punique, demanda aux habitans de Pessinonte de lui céder la statue de la Mère des dieux, qui devait lui ramener la fortune, elle ne manqua pas de leur rappeler que ses ancêtres étaient Phrygiens de naissance, et, par conséquent, leurs compatriotes. Un peu plus tard, lorsqu’elle traite avec Antiochus, le roi de Syrie, qu’elle a vaincu, elle a soin de stipuler qu’il accordera la liberté aux habitans d’Ilion, qui sont les parens du peuple romain. Pendant les guerres d’Asie, les généraux qui passent près de la vieille ville ont grand soin de s’y arrêter et d’y faire des sacrifices. Énée, dès lors, a pris sa place parmi les aïeux des Romains ; il figure en tête de la liste et on lui rend des honneurs publics. Sur le forum de Pompéi, le long d’un monument qui garnit un des côtés de la place, on distingue quatre niches où se trouvaient des statues aujourd’hui détruites. Énée et Romulus occupaient les deux premières ; M. Fiorelli suppose que les deux autres contenaient César et Auguste : c’étaient les quatre fondateurs de l’état romain. Il reste quelques fragmens de l’inscription gravée au-dessous de l’image d’Enée ; elle rappelle en quelques mots toute la légende, la fuite du héros emportant ses dieux et son père, son arrivée en Italie, la fondation de Lavinium, sa mort miraculeuse et son apothéose sous le nom de Jupiter Indiges[8].

C’est de bonne heure aussi que la poésie latine s’empara du personnage d’Énée ; nous savons qu’il figurait dans la première épopée nationale que Rome ait possédée. Quand le rude plébéien Nœvius, si ardent pour la gloire de son pays, entreprit de chanter la première guerre punique, dans laquelle il avait été soldat, il commença par remonter aux Troyens. À ce moment, l’histoire d’Énée s’enrichit d’un incident nouveau sur lequel Virgile devait jeter plus tard un éclat immortel. Nœvius imagine que le vent a poussé le fugitif de Troie jusqu’à Carthage et qu’il y a été reçu par Didon. Il n’était pas, je crois, le premier à rapprocher l’un de l’autre ces deux personnages qui représentent deux races ; voici comment on avait été amené à les mettre en rapports ensemble. Sur la côte occidentale de la Sicile, au sommet du mont Éryx, s’élevait un de ces temples d’Aphrodite dont il a été question plus haut. La situation d’Éryx entre l’Afrique, la Gaule, l’Espagne et l’Italie du nord, en faisait un des lieux où se réunissaient les marchands de tous les pays. Le Phénicien y rencontrait sans cesse le Grec. Chacun des deux peuples apportait avec lui ses traditions nationales, et dans leurs communications réciproques, quand l’un racontait l’histoire d’Enée, l’autre répondait par celle de Didon. A force de parler d’eux, on en vint à les réunir dans la même légende ; alliés ensemble tant que leurs peuples restèrent unis, ils devinrent ennemis mortels quand éclata la lutte entre Carthage et Rome. On fit alors remonter la haine des enfans jusqu’aux ancêtres, et la rencontre de la reine de Carthage avec le héros troyen prit des couleurs tragiques. C’est Nœvius sans doute qui donna ce caractère nouveau à l’ancienne légende. Pour rendre compte de l’acharnement des deux peuples, il supposa qu’ils avaient de vieilles querelles à venger, et que leurs inimitiés avaient commencé avec leur existence même. Ennius crut devoir, lui aussi, prendre l’histoire romaine à la chute de Troie ; on le voit dans les courts fragmens qui nous restent du premier livre de son poème. Nous avons notamment le vers par lequel il commence le récit des aventures d’Énée :


Cum veter occubuit Priamus sub marte Pelasgo.


Le reste tenait assez peu de place, et la moitié d’un livre suffisait à Ennius pour raconter ce qui en occupe douze dans Virgile. Les malins disaient que, tout en affectant de se moquer de son prédécesseur Nœvius, qu’il accusait d’écrire dans un rythme barbare et de n’avoir aucun souci de l’élégance, il évitait de recommencer ce que le grossier poète avait fait, pour ne pas se mesurer avec lui, et qu’il ressemblait à certains héros d’Homère qui crient des sottises à leur ennemi et lui décochent de loin quelque flèche, mais qui s’en vont dès qu’il approche. Quoi qu’il en soit, il est curieux de remarquer que la première fois que la muse latine touche à l’épopée, elle va droit sur le sujet que devait traiter Virgile. N’est-ce pas ici le cas de rappeler la réflexion que faisait Sainte-Beuve à propos d’Homère ? Il y avait une sorte de conspiration inconsciente de tous ces vieux écrivains pour préparer la matière sur laquelle travaillerait un jour leur illustre successeur. Des mains des poètes la légende tomba dans celle des chroniqueurs et des grammairiens : elle n’eut guère à s’en féliciter. C’est une crise pour ces vieux récits que le moment où les savans s’emparent d’eux et entreprennent de les rendre plus clairs et plus sages. Les grammairiens n’ont pas la main légère ; ils souhaitent que tout soit raisonnable et sensé, ce qui est assurément un désir très légitime ; mais je ne sais comment, dès qu’on veut introduire la raison dans les fables populaires, et qu’on se donne trop de mal pour qu’elles soient vraisemblables, elles deviennent ridicules. Virgile eut beaucoup à faire, dans la suite, pour redonner à son héros la couleur poétique que ce séjour prolongé chez les grammairiens et les chroniqueurs lui avait ôtée. Ils lui rendirent pourtant un service signalé ; leurs recherches minutieuses, leurs travaux savans contribuèrent à établir d’une manière plus solide l’autorité de la légende. Tant qu’on ne la trouvait que dans les vers des poètes, on pouvait soupçonner qu’elle n’avait pas plus de fondement que ces mille fables grecques que personne ne prenait au sérieux. Mais, du moment que des gens graves, qui ne faisaient pas métier d’amuser le public, avaient pris la peine de s’en occuper dans des livres où ils étudiaient les lois et la religion de leur pays, elle semblait mériter plus de confiance. Caton, un consul, un censeur, un ennemi des Grecs, la racontait sans sourciller dans tous ses détails, et n’hésitait pas à donner, sur la contenance exacte du territoire cédé par Latinus aux Troyens, sur les diverses luttes qu’Énée et Ascagne soutinrent contre Turnus et Mézence, des renseignemens aussi précis que s’il s’agissait d’événemens contemporains. Varron, « le plus savant des Romains, lui qui était un homme de guerre en même temps qu’un érudit, et qui commandait la flotte de l’Adriatique, pendant que Pompée traquait les pirates, profita de quelques loisirs pour se mettre à la suite d’Enée, refaire ses voyages et visiter avec ses galères les différens ports où il avait abordé. Il était si convaincu de la réalité de ses aventures qu’il croyait trouver partout des traces certaines de son séjour. Nous voyons, dans les fragmens qui restent de ses ouvrages, qu’il parle de ces événement lointains avec un ton d’assurance extraordinaire. « N’est-il pas certain, dit-il, que les Arcadiens, sous la conduite d’Evandre, sont venus en Italie et se sont fixés sur le Palatin ? » Il semble vraiment que ce soit un crime d’en douter.

Je sais qu’à ces raisons, qui nous font croire que la légende était alors fort répandue et tenue pour certaine, on objecte qu’elle est restée presque entièrement étrangère à l’art romain. Comment admettre qu’étant aussi populaire qu’on le prétend, elle ait si rarement tenté les sculpteurs et les peintres ? Il est sûr qu’avant l’empire on ne connaît pas de fresque ou de bas-relief de quelque importance où soit traitée l’histoire d’Énée. M. Brunn croyait la retrouver sur un de ces coffrets en métal qu’on appelle des cistes, et qui nous viennent des tombes de Préneste ; il lui semblait reconnaître, le long de la paroi latérale, les batailles des Rutules et des Troyens ; sur la plaque du couvercle, il voyait Énée présentant au vieux roi latin les dépouilles de Turnus, qu’il vient de tuer, Lavinia, qu’on va remettre aux mains de son mari, tandis qu’Amata, sa mère, s’enfuit furieuse pour se dérober à ce mariage. C’est tout à fait le sujet de l’Enéide, et comme M. Brunn suppose que cette œuvre d’art est antérieure à la première guerre punique, il admet que la légende était dès lors fixée dans ses moindres détails, et que Virgile n’a fait que traduire exactement des fables populaires qui existaient plus de deux siècles avant lui. Par malheur, l’explication de M. Brunn est aujourd’hui fort contestée, et l’on se demande si le coffret n’appartient pas à une époque plus récente, ou si le sujet qu’il représente est bien celui que M. Brunn a cru voir. Mais, en revanche, depuis l’époque où M. Brunn plaçait, par erreur peut-être, les aventures d’Énée sur la Cista prœnestina, on les a trouvées, cette fois d’une manière indubitable, dans une tombe romaine. En 1875, des fouilles furent entreprises par une société italienne à l’extrémité de l’Esquilin, dans l’espace qui s’étend entre Sainte-Marie-Majeure et le petit monument qu’on appelle le temple de Minerva medica. — Là passait une des routes importantes de Rome, celle qui menait à Préneste, Le long des voies romaines on est toujours sûr de trouver des tombeaux : un de ceux qu’on a fouillés contenait des fresques qui malheureusement ont beaucoup souffert, lorsqu’au IIIe siècle, la coutume d’ensevelir les morts ayant remplacé celle de les brûler, des réparations furent faites à la tombe pour l’accommoder à ce nouvel usage. Cependant, ce qui reste des peintures est suffisant pour qu’on puisse très nettement en saisir le sujet. C’est l’histoire des origines de Home depuis l’arrivée d’Énée en Italie. On le voit d’abord qui fonde Lavinium et qui combat Turnus ; on suit, dans des tableaux qui se succèdent sans être séparés les uns des autres, comme ceux qui couvrent la colonne Trajane, toutes les phases de la grande bataille livrée sur les bords du Numicius ; puis vient la fondation d’Albe par Ascagne, enfin l’histoire de Rhea Silvia et des deux jumeaux[9]. Ce qui ajoute au prix de ces peintures, c’est qu’elles doivent être contemporaines de l’œuvre de Virgile et que, comme elle ne reproduisent pas tout à fait la tradition qu’il a suivie et qu’il est vraisemblable qu’elles n’ont pas été exécutées sous son influence, elles montrent comment, autour du poète, on se figurait les événemens qu’il a chantés. Mais, quelque importance qu’on leur accorde, il ne faut pas oublier qu’elles sont la seule œuvre d’art de quelque valeur, antérieure à l’Enéide, où il soit question d’Énée et de Lavinium. On est donc forcé d’avouer que, jusqu’à Virgile, les voyages du héros troyen, dont s’étaient inspirés plusieurs poètes, avaient fort peu occupé les sculpteurs ou les peintres.

Est-on en droit d’en rien conclure contre la popularité dont jouissait alors la légende ? Je ne le crois pas. Souvenons-nous que les arts étaient dans la main des Grecs, et que les Grecs n’aimaient à s’occuper que d’eux-mêmes. On a remarqué qu’ils n’ont presque jamais reproduit, sur les bas-reliefs ou dans les fresques, les événemens de l’histoire romaine. Il est vrai qu’ayant créé, comme nous l’avons vu, la légende d’Énée, il semble qu’ils auraient dû avoir plus de goût pour leur ouvrage. Mais par malheur cette légende était née à une époque récente, quand leur imagination commençait à se fatiguer de produire des fables ; aussi est-il facile de voir qu’elle est moins riche de détails poétiques, plus sobre et plus sèche que les autres. Elle n’avait pas eu non plus l’heureuse chance de plaire à un grand poète qui l’aurait transfigurée en la chantant. C’étaient pour elle des causes d’infériorité qui ne la recommandaient pas au choix des artistes. Ils avaient enfin une raison particulière de la délaisser, sur laquelle je veux insister un moment, car en nous apprenant pourquoi les Grecs l’ont négligée, elle nous fait connaître du même coup l’un des motifs, le plus puissant peut-être, qui attiraient les Romains vers elle.

Quand la légende d’Énée commença à se répandre chez les Grecs, Rome, trop faible encore pour les inquiéter, était pourtant assez puissante pour leur inspirer le désir de la rattacher de quelque manière à leur pays, et de prendre ainsi part à sa gloire. Un siècle plus tard, tout était changé. Elle avait soumis la Grèce, elle venait d’envahir l’Orient, elle convoitait ouvertement l’empire du monde. Les Grecs vaincus, humiliés, n’éprouvaient plus le même empressement pour orner de fables poétiques les débuts d’un peuple qui les opprimait. Cette légende, qui était pourtant leur œuvre, leur parut faire à leurs rivaux un passé trop avantageux ; ils commencèrent par en parler beaucoup moins et finirent par l’oublier ; Denys d’Halicarnasse prétend qu’il n’y avait presque plus personne de son temps qui la connût. On l’avait remplacée par des fables toutes contraires. Il y avait alors, à la cour des petits princes de l’Asie et chez les rois barbares, toute une école d’historiens qui faisaient profession de dire le plus de mal possible des Romains et le plus de bien de leurs ennemis. Naturellement ils ont partagé le sort de ceux dont ils défendaient la cause, et l’on comprend que le vainqueur qu’ils insultaient n’ait pas tenu à nous conserver leurs ouvragés. Nous possédons Polybe, qui avait écrit l’histoire des guerres puniques dans l’intérêt des Romains ; c’est à peine si nous savons le nom de ce Philinus d’Agrigente qui exaltait les Carthaginois et tournait tout à leur gloire. La tactique ordinaire de tous ces ennemis de Rome consistait à railler la bassesse de ses origines. On disait qu’elle avait été d’abord un asile de bandits, qu’elle devait sa naissance à des misérables, à des vagabonds, à des esclaves. Ces calomnies indignaient Denys d’Halicarnasse, qui prétendit y répondre en composant son Histoire romaine. Pour en montrer la fausseté, pour les réfuter d’une manière victorieuse, il racontait dans tous ses détails la légende d’Énée. S’adressant à ses compatriotes, au début de son livre, il leur disait : « N’ajoutez aucune. foi à ces menteurs ; au sujet des origines de Rome, ils ne débitent que des fables. Je vous montrerai que ceux qui l’ont fondée n’étaient pas des gens sans aveu, ramassés au hasard parmi les nations les plus méprisables. Ce sont des Troyens, venus à la suite d’un chef illustre dont Homère a chanté les exploits ; ou plutôt, comme les Troyens sont sortis de la même souche que nous, ce sont des Grecs. »

Denys savait bien que cette conclusion était tout à fait du goût des Romains et qu’elle flattait les instincts secrets de leur vanité. Ils avaient longtemps supporté sans mauvaise humeur ce nom de barbares que les Grecs donnaient à tous ceux qui n’étaient pas de leur race. Quand ils comprirent mieux le prix des lettres et des arts, il leur déplut d’être mis ainsi sommairement et par un seul mot hors de la civilisation. Ils voulaient rentrer dans l’humanité et se rattacher de quelque manière à la Grèce, au moins par leurs origines lointaines. La légende d’Énée leur en donnait le moyen, ils le saisirent avec empressement. Les grands seigneurs prirent plaisir à imaginer qu’ils sortaient des plus illustres compagnons d’Énée ; il y avait même un certain nombre de familles pour lesquelles cette origine n’était pas contestée : on les appelait les familles troyennes, et Varron, qui voulait faire plaisir à tout le monde, écrivit un ouvrage à l’appui de leurs généalogies chimériques. Les simples citoyens ne pouvaient pas avoir d’aussi hautes prétentions ; mais s’ils n’osaient pas réclamer l’honneur d’avoir des chefs troyens parmi leurs ancêtres, ils étaient flattés de descendre des simples soldats. Dans la fameuse prédiction, où se trouvait annoncé d’avance le désastre de Cannes, le devin Marcius, s’adressant aux Romains, les appelait : enfans de Troie, Trojugena Romane. Il est évident qu’en leur donnant ce nom il avait l’intention de leur être agréable. Un peu plus tard, le poète tragique Attius, ayant fait une pièce nationale sur le dévoûment de Decius, dont les Romains étaient si fiers, l’avait intitulée les Fils d’Énée, ou Decius, Æneadœ sive Decius. En général, les auteurs de tragédie ou de comédie cherchent à donner à leurs ouvrages des titres qui attirent le public ; Attius supposait donc que les Romains prendraient plaisir à s’entendre appeler fils d’Énée. C’est ainsi que la vanité de tout le monde se fit complice du succès de la vieille légende.


IV

Nous sortons enfin des obscurités et des incertitudes, et nous voici arrivés en pleine lumière : nous touchons à Virgile, Après avoir cherché d’où la légende d’Énée est venue, quels sont les élémens dont elle a été formée, et pourquoi les Romains l’ont si favorablement accueillie, il nous reste à connaître les raisons que Virgile pouvait avoir d’en faire le sujet de son poème.

Nous ne risquons pas de nous tromper en affirmant qu’il ne l’a pas fait sans raison et que, dans la conception de ses ouvrages, il ne laissait rien au hasard. Voltaire raconte qu’il ne savait guère ce que c’était que l’épopée quand il se mit en tête, à vingt ans, d’en composer une. Ce n’est pas Virgile qui aurait agi avec cette légèreté. Il n’était pas un de ces poètes de premier mouvement, dont Platon nous dit qu’ils ne savent ce qu’ils font ; il méditait et réfléchissait longtemps avant d’écrire. Esprit triste et timide, il n’avait pas assez bonne opinion de lui pour se croire capable d’improviser des chefs-d’œuvre. Tous ses ouvrages portent la trace d’un travail patient et d’efforts obstinés : la merveille, c’est que chez lui le travail n’ait jamais gêné l’inspiration.

Soyons sûrs qu’après s’être décidé à composer un poème épique, il a dû se demander d’abord de quel genre ce poème devait être. La réponse à cette question était différente suivant l’école à laquelle le poète appartenait. Il y en avait deux alors qui se disputaient et se partageaient les suffrages du public. L’une se rattachait au passé et voulait simplement le continuer : elle se composait des admirateurs des vieux poètes latins, et comptait surtout dans ses rangs ces esprits sages et mûrs à qui les innovations sont suspectes. L’autre avait choisi des modèles nouveaux et prétendait rajeunir la poésie par l’imitation de poètes plus jeunes. Elle avait pour elle, comme toujours, les jeunes gens et les femmes. Chacune des deux comprenait l’épopée d’une façon différente. La vieille école aimait surtout le poème historique, c’est-à-dire celui qui raconte les exploits des aïeux, et il faut reconnaître que son goût était conforme au génie particulier et aux aptitudes naturelles de la race romaine. Cette race est par-dessus tout utilitaire et pratique ; les lettres ne lui plaisent qu’à la condition de contenir des leçons pour la conduite de la vie ; l’idéal et la fantaisie, qui passionnaient les Grecs, la laissent assez indifférente ; elle a peu de penchant pour les légendes, où l’imagination a tant de place ; la poésie qu’elle préfère est celle qui s’applique à des faits réels et s’occupe de personnages qui ont existé. Aussi les poètes latins, dès qu’ils ont eu la force de voler un peu de leurs ailes, se sont-ils tournés de ce côté. Nœvius chante la première guerre punique ; Ennius raconte, sous le nom si romain d’Annales, toute l’histoire de Rome, en insistant sur les événemens qu’il a vus et dont il peut parler en témoin. Le succès de son œuvre a été très vif ; Rome s’y est reconnue, et, pendant un siècle, les faiseurs d’épopées ont marché sur ses traces. Du temps même de Virgile, et dans son entourage, on composa des poèmes sur la défaite de Vercingétorix et la mort de César. C’est aussi à l’auteur des Annales que se rattache le plus grand poète de ce temps, Lucrèce ; quoiqu’il n’ait pas écrit de récit épique, il se proclame le disciple d’Ennius et le félicite « d’avoir rapporté de l’Hélicon une couronne dont le laurier ne se fanera jamais. » L’autre école était celle qui cherchait ses inspirations chez les poètes alexandrins. Malgré la réputation dont ils jouissaient dans le monde grec, Rome était restée longtemps sans les connaître et les pratiquer : elle s’en tenait volontiers à ceux de l’époque classique ; mais quand ses conquêtes l’eurent mise en relation plus fréquente avec l’Asie, ses généraux, ses proconsuls, ses négocians, qui en visitaient plus souvent les grandes villes, lurent ces poètes dont tout le monde s’occupait autour d’eux, et ils en furent charmés. Il ne leur fut pas difficile de communiquer à leurs amis les sentimens qu’ils éprouvaient eux-mêmes : il y avait alors à Rome une société polie et raffinée qui commençait à se fatiguer un peu des vieux écrivains et cherchait des admirations nouvelles. Ces œuvres gracieuses et délicates, où le souci de la forme est poussé si loin, où l’on trouve tant d’allusions savantes, tant de surprises d’expressions et d’images, une façon de parler si ingénieuse, qui excitent l’esprit et le rendent content de lui même, quand il a pu en saisir les finesses, étaient bien faites pour la séduire. Naturellement, après avoir admiré, elle imita. Les premiers qui écrivirent des vers dans le goût des alexandrins étaient à la fois des jeunes gens de talent et des héros de la mode, Licinius Calvus, Cornélius Gallus, surtout Catulle, le plus grand d’entre eux ; ils obtinrent beaucoup de succès. Une de leurs recettes ordinaires était l’emploi fréquent de la mythologie. Les uns se contentaient de la distiller en courtes allusions dans leurs élégies, les autres retendaient en poèmes épiques : l’histoire des dieux et des héros, les aventures d’Hercule et de Thésée, la guerre de Thèbes ou celle de Troie, la conquête de la Toison d’or, leur fournissaient en abondance des sujets d’épopées qu’ils préféraient à tous les autres.

C’est entre ces deux écoles que Virgile devait choisir. Chacune avait ses mérites et ses inconvéniens. Le poème historique, que préférait l’ancienne, plaisait davantage au grand nombre et il avait plus de chances de devenir populaire. Rome a toujours été très fière de son passé et elle prêtait complaisamment l’oreille à ceux qui célébraient sa gloire. Mais ce genre présente aussi de grandes difficultés d’exécution. Il est toujours malaisé pour la poésie d’avoir à soutenir la concurrence de l’histoire. Veut-elle reproduire exactement les faits comme ils se sont passés, on l’accuse de tomber dans la sécheresse et de n’être plus qu’une chronique. Essaie-t-elle d’y mêler quelque fiction, les gens sérieux trouvent que la vérité fait tort à la fable et que la fable discrédite la vérité, qu’on ne sait jamais sur quel terrain on marche, et que cette incertitude nous gâte tout le plaisir de l’ouvrage. L’épopée mythologique n’est pas exposée à ce péril. Tout y est de même nature ; elle introduit le lecteur, dès le premier vers, dans un monde de fantaisie et de convention dont il ne sort plus. Une fois le genre accepté, l’esprit s’y sent à l’aise ; il n’éprouve pas le désagrément d’être tiraillé sans cesse entre la fiction et la réalité. C’est une sorte de rêve auquel il peut s’abandonner avec confiance ; il est sûr au moins qu’il se poursuivra jusqu’à la fin sans qu’aucun brusque incident vienne le dissiper. Mais, en revanche, le public auquel cette poésie s’adresse est restreint : elle ne possède pas ce qui entraîne la foule. Il faut avoir la finesse d’un artiste et la science d’un érudit pour bien la comprendre. A Rome surtout, où les artistes et les savans étaient rares, elle devait se résigner à rester indifférente au « profane vulgaire » et à n’être que le charme de quelques délicats.

Virgile ne s’est tout à fait asservi à aucune école, c’est son originalité ; son goût large et libre a cherché partout ses inspirations. Il avait commencé par s’éprendre d’un alexandrin, de Théocrite ; dans son dernier ouvrage, il a tellement imité les anciens poètes que Sénèque l’appelle sans façon un ennianiste, ce qui est dans sa bouche un grave reproche. Quand il a voulu créer la langue à la fois ferme et souple dont il s’est si admirablement servi, il n’a pas fait difficulté d’associer ensemble les deux grands représentans des écoles opposées, Lucrèce et Catulle. Il a pris surtout à l’un la vivacité de ses tours, l’énergie et l’éclat de ses expressions, à l’autre sa phrase plus nette, son rythme plus facile et plus coulant. De cette combinaison est sortie cette merveilleuse langue poétique que Rome a parlée sans beaucoup d’altération jusqu’à la fin de l’empire. Le même esprit se retrouve dans le choix que Virgile a fait de son sujet de poème : il est de nature à satisfaire tout le monde et tient le milieu entre l’épopée historique et l’épopée mythologique. On a supposé avec assez vraisemblance qu’il hésita quelque temps avant de se décider. Nous savons que, quand il eut achevé ses Géorgiques, il en fit la lecture à l’empereur, dans la retraite d’Atella, où Auguste s’était retiré pour prendre quelques semaines de repos et soigner sa gorge malade. Est-ce à cette occasion qu’il a composé le brillant prologue qui ouvre le troisième livre ? Il est naturel de le croire. Dans ce prologue, il annonce l’Enéide ; mais on voit bien qu’elle n’a pas pris encore, dans son esprit, sa forme définitive. En ce moment, il semble tout à fait dégoûté de la mythologie. Les jeunes poètes romains en avaient tant abusé qu’elle avait perdu en quelques années toute sa fraîcheur. « Qui ne connaît, nous dit Virgile, l’impitoyable Eurysthée et les autels de l’exécrable Busiris ? Qui n’a point célébré le jeune Hylas, et Délos, chère à Latone, et Hippodamie, et Pélops, l’ardent cavalier, avec son épaule d’ivoire ? » Tous ces sujets, qui peuvent plaire un moment à des esprits oisifs, lui semblent épuisés : omnia jam vulgata ; il veut marcher loin de la foule et tenter des routes nouvelles qui le mènent à la gloire. Il y a des momens où c’est l’ancien qui redevient nouveau, quand la mode s’est portée quelque temps d’un autre côté. Il semble donc que Virgile voulait revenir à la tradition des vieux poètes latins et composer une épopée tout historique. Il annonce, en effet, à Auguste qu’il va se mettre à chanter ses combats :


Mox tamen ardentes accingar dicere pugnas
Cæsaris.


Heureusement, il changea d’avis. En prenant pour sujet de son poème les guerres contre Brutus et contre Antoine, il se serait trouvé aux prises avec les difficultés que Lucain, malgré son génie, n’a pas pu vaincre. Il a bien fait de remonter beaucoup plus haut, jusqu’aux origines même de Rome. Son poème n’en est pas moins resté foncièrement historique, non-seulement par les allusions perpétuelles qui sont faites aux événemens et aux personnages de l’histoire, mais par le fond même du sujet, qui est la glorification de Rome, et par le ton grave et soutenu du récit. Il est pourtant mythologique aussi, puisque les dieux et les déesses y sont les principaux acteurs du drame, et que l’olympe et la terre s’y mêlent à chaque instant. En plaçant sa fable à une époque où la légende et l’histoire se confondent, il a supprimé leur antagonisme. De cette manière, il a pu réunir les avantages de tous les genres sans en avoir les inconvéniens.

Ne peut-on pas trouver pourtant qu’il est remonté un peu trop haut ? Il semble que, puisqu’il voulait glorifier Rome dans ses origines, ce n’était pas Énée qu’il lui fallait choisir ; Énée n’a fondé que Lavinium et il n’est, pour les Romains, qu’un ancêtre fort éloigné. Les anciens chroniqueurs en faisaient le père ou le grand-père de Romulus, ce qui le plaçait assez près de la naissance de Rome ; mais plus tard, afin de mettre tant bien que mal la légende d’accord avec la chronologie, il avait fallu intercaler entre eux la série interminable des rois d’Albe. Il est vraiment étrange qu’un poète qui voulait célébrer Rome ait choisi une époque où elle n’existait pas encore et un héros qui a vécu plus de quatre cents ans avant qu’elle ait été fondée. Virgile aurait mieux fait, à ce qu’il semble, de s’arrêter à Romulus : il se serait trouvé au cœur même de son sujet. Romulus était, d’ailleurs, bien plus populaire qu’Énée. Tout le monde savait son nom ; on montrait au Palatin la cabane qu’il avait habitée ; on entourait d’hommages la petite grotte ombragée d’un figuier, où l’on disait que la louve l’avait nourri. De très bonne heure, la poésie s’était emparée de ces souvenirs et leur avait donné, en les chantant, plus d’éclat et de force. Tous les gens instruits de Rome avaient dans la mémoire les passages du premier livre des Annales d’Ennius, où il racontait le rêve de la vestale, la naissance du fils de Mars, sa lutte avec Rémus ; tous répétaient avec émotion ces beaux vers, à la fois si fermes et si tendres, qui exprimaient la reconnaissance de tous les Romains pour celui à qui leur cité devait la vie :


O Romule, Romule die,
Qualem te patriæ custodem di genuerunt !
O pater, o genitor, o sanguen dis oriundum !


Virgile a pourtant préféré Énée à Romulus, et il avait plusieurs raisons de le faire. Une des principales assurément, c’est qu’il voulait être agréable à l’empereur. Entre toutes les familles qui se piquaient d’être issues des Troyens, les Césars tenaient la première place. Tandis que les Memmius, les Sergius, les Cluentius, se contentaient d’avoir pour ancêtre un des lieutenans d’Énée, les Césars se rattachaient hardiment à Énée lui-même, et prétendaient descendre de son fils Iulus. En chantant le père des Romains, Virgile célébrait l’ancêtre des Jules ; c’était un moyen de donner au pouvoir de l’empereur une apparence légitime et d’en faire, à travers les siècles, l’héritier naturel des rois de Rome. Il pensait donc servir son pays, tout en payant au prince sa dette de reconnaissance personnelle. En même temps, il accomplissait la promesse qu’il lui avait faite dans les Géorgiques de lui élever un monument immortel. Ce n’était plus sans doute un poème historique consacré au récit des exploits de l’empereur, mais on le retrouvait sans peine sous les traits du chef de sa race ; la gloire de l’aïeul éclairait le petit-fils, et quoique l’édifice portât sur son fronton le nom d’Énée, on pouvait dire qu’Auguste en était le centre, et qu’en réalité, il l’occupait tout entier :


In medio mihi Cæsar erit, templumque tenebit !


Pour préférer Énée à Romulus et aux autres, Virgile avait encore une raison qui devait lui sembler très importante : Énée figure déjà dans l’Iliade, son nom rappelle le souvenir des batailles auxquelles il a pris part et des guerriers qu’il a connus. Parler de lui était donc une occasion naturelle de multiplier les allusions aux poèmes homériques et de ranimer les héros de la guerre de Troie. C’est un plaisir que Virgile se donne le plus qu’il peut ; quoiqu’il connaisse les dangers qu’on court à provoquer des comparaisons désavantageuses, il s’y expose à chaque instant. Il cherche tous les moyens de rattacher son poème à ceux d’Homère ; il en imite les principaux incidens, il en fait revivre les personnages. C’est Hector qui renaît dans les paroles d’Andromaque ; c’est Diomède qu’on retrouve établi dans l’Italie méridionale, et qui ne se fait pas trop prier pour parler de ses anciens exploits ; c’est Ulysse dont on suit la trace dans le palais enchanté de Circé ou dans l’île du Cyclope ; c’est Hécube, c’est Hélène, c’est Priam, qu’on entrevoit pendant la dernière nuit d’Ilion. Pour Virgile, comme pour nous, Homère n’était pas seulement un grand poète épique, il était l’épopée même. Aussi a-t-il dû s’estimer heureux de s’en rapprocher de plus près par le sujet même et le principal personnage de son poème. C’est ce qui achève de nous faire comprendre qu’il ait choisi la légende d’Énée.

Avait-il tort ou raison de le faire ? Est-il vrai de dire, avec certains critiques, que, dans l’Énéide, le choix du sujet ait nui au succès de l’œuvre, qu’un poème dont le héros était un étranger, un inconnu, était condamné d’avance à ne jamais devenir populaire et national ? Après la longue étude qu’on vient de lire, la réponse à cette question me paraît facile. Sans doute, la légende d’Énée est d’origine grecque, mais on a vu qu’elle s’est vite acclimatée à Rome, qu’elle y a pris une couleur romaine par son mélange avec les légendes du pays, qu’enfin l’état, loin de la combattre, l’a de bonne heure officiellement adoptée. Quand Virgile s’en est emparé, il y avait plus de deux siècles qu’elle était racontée par les historiens et chantée par les poètes. On ne peut donc pas la regarder comme une de ces fables futiles que le poète invente à sa fantaisie, et prétendre qu’Enée, fils de Vénus, était aussi indifférent aux Romains de l’époque d’Auguste que Francus, fils d’Hector, aux Français du XVIe siècle. Est-ce à dire qu’elle fût populaire à Rome, comme les histoires d’Achille et d’Ulysse l’étaient dans la Grèce ? Pour le supposer, il faudrait oublier les différences radicales qui séparent les deux pays. Dans les cités grecques, le mépris de l’étranger, qui est la passion dominante de l’Hellène, maintient la race dans sa pureté. Il peut y avoir entre les citoyens des diversités de rang et de fortune, mais ils ont tous la même origine. Les traditions nationales sont un trésor qui appartient à tous et qu’aucun ne laisse perdre. Le poète qui entreprend de les célébrer est compris de tout le monde ; il chante pour les pauvres et pour les riches, pour les lettrés et les ignorans ; son succès, quand il réussit, est véritablement populaire, car il n’y a personne, dans le peuple entier, qui ne puisse prendre plaisir à l’entendre. Il n’en pouvait être de même dans une ville comme Rome, qui s’état formée d’un mélangé de nations diverses. Une population sans cesse renouvelée, et composée d’élémens disparates, a peu de traditions communes et les oublie vite. Je suppose que les plébéiens, dont les souvenirs ne remontaient pas très loin, connaissaient très peu toutes ces fables antiques, que les grammairiens ont recueillies, et qu’elles les laissaient fort indifférens. Aussi n’est-ce pas pour eux que Virgile écrivait ; il savait qu’il y perdrait sa peine et qu’il ne lui était pas possible d’intéresser à son œuvre le peuple entier, de la base au sommet, comme on pouvait le faire chez les Grecs. C’est seulement aux classes éclairées qu’il s’adresse, à la noblesse de naissance ou de fortune, à la haute bourgeoisie, aux personnes instruites ; tous ces gens-là, les uns par vanité aristocratique, les autres pour imiter les premiers, remontaient volontiers au passé ; ils en conservaient le souvenir et il ne leur déplaisait pas d’en entendre parler. C’est dans cette classe de la société que Virgile a été populaire ; et comme elle était lettrée, qu’elle avait lu les poèmes homériques, qu’elle connaissait les Annales d’Ennius et les ouvrages des chroniqueurs latins, la légende d’Enée lui était tout à fait familière. En la choisissant pour sujet de son poème, Virgile était certain de ne pas surprendre et ne pas mécontenter le public pour lequel il écrivait.

Ce public n’était pas aussi restreint qu’on pourrait le croire, car l’instruction était fort répandue à Rome. Il s’étendit singulièrement avec la conquête romaine. On a souvent admiré avec quelle rapidité les Romains s’assimilèrent les peuples vaincus[10] ; il faut pourtant s’entendre. On va trop loin quand on suppose que des nations entières furent transformées en quelques années : ce serait un miracle dont l’histoire offre peu d’exemples. Partout la classe populaire conserva pendant quelque temps ses mœurs et sa langue ; et même dans certains pays, elle n’y a jamais entièrement renoncé. Il y a toujours eu en Gaule des paysans qui parlaient le celte ; et, dans les environs même de Carthage, il ne manquait pas d’Africains qui n’entendaient que le punique. Ce qui est devenu romain avec une incroyable facilité, c’est la bonne société et la bourgeoisie des villes ; Les classes politiques d’abord, c’est-à-dire les gens qui voulaient être décurions et duumvirs dans leur pays pour obtenir ensuite quelque grade militaire dans l’armée, quelque poste d’administration ou de finance dans l’état ; puis les classes riches, le commerce, l’industrie, depuis les négocians d’origine libre jusqu’à ces anciens esclaves, marchands enrichis, qui formaient l’importante corporation des Augustales. Tous ces gens-là avaient plusieurs raisons d’être attachés à Rome ; mais ils lui étaient surtout reconnaissais de la civilisation qu’elle leur avait apportée. En dehors du monde romain il n’y avait que barbarie ; Rome et la civilisation se confondaient ensemble. Plus on était lettré, plus on avait le goût des arts et des sciences, et plus on acceptait aisément une domination à laquelle on était redevable de ces biens précieux, plus on était sujet fidèle pour la conserver, vaillant soldat quand il fallait la défendre. Aussi était-ce pour Rome un moyen de gouvernement que de multiplier les écoles, et c’est ce qui explique l’importance que les empereurs ont toujours accordée à l’instruction publique. Si ces peuples, différens de race et de mœurs, étaient surtout réunis entre eux par une culture commune, si leur patriotisme se composait principalement de leur goût pour les lettres et pour les arts, on peut dire sans exagération ni paradoxe que toutes les fois qu’il paraissait un bel ouvrage qui obtenait plus de succès que les autres, qui faisait battre plus de cœurs, le lien entre eux devenait plus serré, le patriotisme plus vif ; il est permis de penser que ceux qui le lisaient se sentaient devenir plus Romains, surtout si cet ouvrage était consacré, comme l’Enéide, à la gloire de Rome. Ainsi se trouve résolue la question de savoir si l’Enéide fut vraiment un poème national et populaire, que nous nous posions tout à l’heure. Lorsqu’on connaît la place qu’elle occupait dans l’éducation, et qu’on devine celle qu’elle devait tenir dans la vie des gens instruits et lettrés, c’est-à-dire de tout ce qu’il y avait de vraiment romain dans l’empire, on est bien forcé d’avouer qu’elle a été populaire ; et quand on voit qu’elle n’était pas seulement un de ces livres qui charment l’esprit et dont la lecture occupe agréablement quelques loisirs, qu’il lui est arrivé, comme aux poèmes d’Homère, d’avoir une sorte d’importance politique, et que l’admiration qu’on éprouvait pour elle rattachait ceux qui la lisaient à la patrie commune, on ne peut nier qu’elle ne soit aussi une œuvre nationale.


GASTON BOISSIER.

  1. Je saisis cette occasion pour recommander ce bel ouvrage, qui, à certains égards, corrige et complète l’Histoire romaine de M. Mommsen. Dans le livre de M. Mommsen, il n’est pas question des légendes. Il les compare à ces feuilles desséchées dont on ne peut plus dire à quel arbre elles appartiennent. « Laissons, dit-il, le vent les emporter dans la plaine ! » Schwegler est moins dédaigneux, et en faisant, dans son premier volume, une étude pénétrante de toutes les fables qu’on raconte sur l’origine de Rome, il a montré quel profit on en pouvait tirer. Il me semble que cette histoire, si sage, si bien composée, dont l’allemand est si clair, si agréable à lire, n’est pas appréciée chez nous comme elle mérite de l’être.
  2. On a généralement pensé jusqu’ici que c’était dans les œuvres de Stésichore, c’est-à-dire vers la VIe siècle avant notre ère, qu’apparaissait pour la première fois cette forme nouvelle de la légende. On s’appuyait, pour l’admettre, sur la table iliaque, monument qui date de l’empire romain, et où sont grossièrement représentées, dans une suite de bas-reliefs, toutes les aventures de Troie jusqu’à l’établissement d’Énée en Italie. Il y est dit que les derniers tableaux, c’est-à-dire ceux qui concernent les voyages d’Énée, sont composés d’après les récits de Stésichore. Mais M. Hild croit qu’il y a des raisons pour ne pas accorder trop d’importance à ce témoignage. Il lui semble que, dans ces tableaux, les souvenirs de Virgile ont pu modifier l’influence de Stésichore.
  3. Ce nom de Ἀφροδίτη Αἰνειάς (Aphroditê Aineias), a été expliqué de diverses manières. Les uns y voient en effet un souvenir d’Énée, et pensent qu’on a voulu rapprocher le nom du fils de celui de la mère ; d’autres croient que c’est une épithète qui signifie l’illustre, la glorieuse Aphrodite.
  4. « L’hypothèse que je vais avancer n’est pas pour moi une tentative désespérée pour trouver une issue quelconque ; elle est le résultat de ma conviction. »
  5. J’ai envie de chercher ici une querelle à M. Hild. Il me paraît avoir trop facilement accepté cette affirmation de Preller, « que la légende d’Énée a un caractère anti-hellénique. » Il m’est impossible de le croire. Elle concerne sans doute un héros troyen, et j’ai dit tout à l’heure que les Grecs en auraient peut-être préféré un autre. Mais une fois qu’ils l’eurent accepté, ils propagèrent de bon cœur son histoire et la mirent sans répugnance à côté de leurs légendes nationales. Dans tous les cas, il faut bien se garder de mêler les Carthaginois à cette affaire, à laquelle ils sont restés entièrement étrangers. Dire « que le culte d’Aphrodite a dû être implanté dans le Latium par des marins phéniciens » me paraît une pure fantaisie. On n’en a aucune preuve, et ce nom de Frutis, que les Latins donnaient à la vieille divinité, avant de l’appeler Vénus, et qui vient du mot Ἀφροδίτη (Aphroditê), prouve évidemment que l’origine de ce culte était toute grecque.
  6. En voyant ces villes fondées tout exprès pour être le centre religieux de peuples confédérés, ne peut-on pas songer à Washington, qui doit sa naissance à des raisons analogues ? La politique a fait aux États-Unis ce que faisait la religion dans les confédérations antiques.
  7. Voyez la leçon d’ouverture que M. L. Havet a faite au Collège de France, le 7 décembre 1832. Les conséquences du fait signalé par M. Havet ne manquent pas d’importance, et il ne recule pas devant elles. Après avoir établi que l’écriture existait du temps des rois de Rome, il ajoute : « Mais, dira-t-on, ces vieux rois ont donc existé ? — Et pourquoi non ? .. Si les Romains écrivaient alors, pourquoi n’auraient-ils pas transmis à la postérité quelques noms authentiques ? » Il est assez remarquable que, sur ces faits autrefois tant contestés, la critique, en France, en Italie et même en Allemagne, semble redevenir conservatrice. En même temps que paraissait la brochure de M. L. Havet, M. Gaston Paris publiait dans la Romania un article fort important, à propos des diverses versions de la légende de Roncevaux. Cet article se termine par ces mots : « En poursuivant ces études d’analyse critique qui ne font encore que commencer, on arrivera de plus en plus à se convaincre que, pour être lointaine et anonyme, l’épopée n’est pas dans d’autres conditions que les autres produits de l’activité poétique humaine ; qu’elle ne se développe que par une suite d’innovations individuelles, marquées sans doute au coin de leurs époques respectives, mais qui n’ont rien d’inconscient et de populaire, au sens presque mystique qu’on attache quelquefois à ce mot. Tout, là comme ailleurs, a son explication et sa cause, sa raison d’être et de cesser. « Nous voilà bien loin des affirmations qui ont fait la gloire de Wolf, de Lachmann, de Niebuhr. Il est curieux de constater, au moment où ce siècle s’achève, qu’après avoir parcouru tout un cycle d’hypothèses séduisantes, de destructions et de reconstructions audacieuses, l’évolution est terminée et nous ramène à peu près au point de départ. Mais nous y revenons avec un sentiment plus exact, une vue plus claire du passé, et si tous ces grands systèmes qui ont régné quelques années n’étaient que des erreurs, c’étaient au moins des erreurs fécondes, qui ont renouvelé la critique et l’histoire.
  8. Il est vrai que, parmi les peintures de Pompéi, il s’en trouve une qui est une sorte de parodie de la légende officielle. Elle montre un singe revêtu d’une cotte de mailles qui porte un vieux singe sur ses épaules et traîne un jeune singe par la main. C’est Énée, Anchiso et Ascagne qu’on a voulu représenter.
  9. Ce monument a été décrit pour la première fois par M. Brizio dans son ouvrage intitulé : Pitture e sepolcri scoperti sull’ Esquilino. Le sujet a été traité de nouveau par M. Robert dans les Annales de l’Institut archéologique de Rome. J’ai suivi les explications de M. Robert.
  10. Il est bien entendu que je ne parle ici que de l’Occident et non de la Grèce ou de l’Asie : la domination romaine n’a pas sensiblement modifié les pays grecs.