La Koutoudji ou Comme on fait un amiral turc

LA KOUTOUDJI[1],
ou
COMME ON FAIT UN AMIRAL TURC.
HISTOIRE
RACONTÉE PENDANT UNE HALTE DE CARAVANE.

Au nom de Dieu clément et miséricordieux !

Voici ce qui arriva dans la glorieuse et impériale ville de Stamboul, en l’année 1113 de l’hégire (l’an du Christ 1703), vers les derniers momens du règne de Moustapha second, trois mois avant l’avènement au sublime trône des Osmanlis, du Schah-Zadé Achmet, frère de Moustapha, ornement du jardin du pouvoir souverain, rejeton de la vigne de gloire et de félicité, fruit exquis de l’arbre de prospérité en ce monde et dans l’autre.

La Validé-Sultane[2], princesse très illustre et chaste, couronne de la continence, la première des pierres précieuses du diadème impérial, avait parmi ses affidés un médecin appelé Nuh-Effendi, aussi profondément versé dans l’art de guérir qu’il était fidèle et dévoué musulman.

Ce digne serviteur de Dieu avait à son tour, et pour ses péchés, un neveu nommé Méhémet, livré dès sa première jeunesse à la débauche et à l’ivrognerie. Ni les exhortations, ni les menaces, n’avaient pu corriger cette méchante nature, qui retombait toujours dans ses plis, comme un arbre mal venu que le bostandji cherche vainement à redresser.

Surpris trois fois en état d’ivresse par les gardes-de-nuit, il avait passé par les trois épreuves des coups de bâton sous la plante des pieds, et puis, suivant la loi, on lui avait donné pour l’avenir le droit d’impunité, avec le titre humiliant d’ivrogne impérial.

Inscrit sur les contrôles des Baltadjis du sérail, par la protection de son oncle, Méhémet n’avait pas une seule fois fait son service auprès des princes et des princesses, et il recevait cependant sa solde comme les autres gardes du palais, quoiqu’il vécût retiré dans une maison que son oncle possédait à Scutari.

Il passait ses jours et ses nuits, couché dans l’angle de son divan, tantôt fumant le narguilé avec des courtisanes, tantôt s’enivrant de sa détestable boisson et donnant à rire à ceux qui le voyaient dans cet état misérable, privé du sens et de la raison.

La mauvaise conduite et l’impiété de Baltadji-Méhémet étaient sans doute parvenues jusqu’aux oreilles de la Validé-Sultane, car cette auguste princesse fit prévenir Nuh-Effendi qu’elle allait le débarrasser de ce glouton, qui donnait un si pernicieux exemple aux fidèles musulmans ; elle lui intima l’ordre en même temps de se présenter le lendemain devant elle, afin d’apprendre ce qu’elle aurait décidé sur le sort de son neveu.

Nuh-Effendi reçut ce message avec une vive douleur. En dépit de lui-même et à force de voir ce malheureux jeune homme, il avait pris de l’attachement pour sa personne, malgré les chagrins que celui-ci n’avait cessé de lui causer. Au reçu de l’auguste missive de sa souveraine, il se renferma dans sa chambre et se prit à pleurer amèrement, devinant bien que c’en était fait de l’infortuné Méhémet, et que ses péchés avaient enfin armé la justice céleste contre lui.

Il ne put cacher son trouble et ses pressentimens à son neveu, qui, après avoir entr’ouvert les yeux pour écouter les paroles du médecin, se retourna sur son divan en murmurant ce vieux proverbe du pays : « Que le mal qu’on te prédit pour demain ne t’empêche pas de dormir aujourd’hui. »

— Après tout, mon bon oncle, ajouta-t-il, Dieu est grand et ses desseins sont impénétrables : qui sait si de votre visite à la Validé ne va pas dépendre cette brillante fortune que j’entrevois si souvent dans mes rêves, quand le vin de Ténédos m’ouvre les portes du paradis.

Voilà dans quelle disposition Nuh-Effendi avait laissé son neveu Méhémet quand il se présenta au sérail impérial devant la Sultane Validé, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre. Son titre de hékim (médecin) lui ouvrit les portes les plus secrètes du harem, qu’un autre homme, eût-il été le premier de l’empire, n’aurait passées qu’au prix de sa tête.

Introduit dans une salle magnifiquement tendue de soieries de Brousse et de Baghdad, Nuh-Effendi aperçut, à travers un léger nuage d’aloès et de santal qui s’élevait d’un réchaud d’argent, la très chaste et très éclatante Sultane-mère, majestueusement accroupie sur un divan brodé de perles. Elle fumait un tchibouk enrichi de pierres précieuses, ainsi qu’il convient à une femme d’une aussi haute distinction.

La Validé était entourée de ses jeunes esclaves, toutes splendidement vêtues et dont les aimables visages brillaient sous la mousseline de leurs voiles comme autant de constellations au milieu de l’obscurité de la nuit. Seule, la Validé-Sultane montrait son visage découvert, car aucun regard mortel n’aurait osé se fixer sur ce soleil éclatant, de peur d’en être ébloui. Le hékim put remarquer cependant avec quelle noblesse ses yeux s’encadraient sous les arcades de ses sourcils, que le pinceau noirci de surmé avait arrondis sur son front, semblables à deux portiques du ciel.

Nuh-Effendi se prosterna au pied de l’estrade du divan, et il alla baiser avec respect le bas du manteau de sa souveraine ; puis se relevant aussitôt et tenant ses yeux baissés à terre, dans l’altitude d’un humble serviteur, il attendit qu’il plût à la gracieuse Sultane de lui adresser la parole. Elle daigna le faire en ces termes :

— N’as-tu pas un chien de mécréant pour neveu, qu’on appelle du nom de Baltadji-Méhémet ?

— Vous l’avez dit, chaste princesse, répondit le médecin en tremblant, le fils de ma sœur porte en effet ce nom ; mais on a trompé votre grandeur si on a prétendu que mon neveu fût un impie. C’est un jeune homme doux et docile comme un agneau, et qui aime tout au monde excepté deux choses : la mer, et les chevaux. Si ce n’est qu’on n’en pourra jamais faire ni un marin, ni un cavalier, il possède assez d’esprit et d’intelligence pour être propre à toutes choses. Voici la vérité : depuis de longues années il habite paisiblement, de l’autre côté du détroit, une petite maison que je possède à Scutari, sur la côte d’Asie, et la terreur que lui inspire la mer est si forte, que je n’ai pu le décider encore à m’accompagner une seule fois à Stamboul.

— C’est fort bien, Effendi, je te crois sur parole. Maintenant, laissons ce sujet pour y revenir en temps et lieu, et songe à répondre à une question sur laquelle je suis bien aise d’avoir ton avis.

La Validé frappa dans ses mains, et quatre femmes esclaves amenèrent devant elle une jeune fille, cachée sous un voile qui l’enveloppait de la tête aux pieds, puis les esclaves se retirèrent, et la jeune fille voilée resta seule avec le médecin et la Validé.

— Enlève ce voile, dit la sultane.

Nuh-Effendi enleva le voile, et la plus ravissante des créatures humaines parut à ses yeux. Ses cheveux noirs comme de l’encre s’échappaient à flots d’un toquet de velours rouge, bordé de pierreries, et flottaient le long de son dos. Elle était toute habillée de soie et de paillettes, et semblait à elle seule un firmament chargé d’étoiles. La chair de son visage, de son cou et de ses bras nus était un salem composé des plus belles fleurs, et sur chacune de ces fleurs le mot amour était écrit en lettres parfumées. Ses yeux, dont le bord était délicatement peint avec le plus noir surmé, s’allongeaient et se tendaient comme deux arcs de Tartarie dans les mains d’un habile tireur circassien. On aurait fait un livre de Ghazelles à la manière d’Hafiz, rien qu’avec les couleurs variées que prenaient tour à tour les beaux globes de ses yeux, semblables à deux boules d’ébène qui reflétaient les feux du soleil.

— Comment trouves-tu cette fille ? dit la Validé au hékim, interrompant brusquement le cours de ses réflexions.

— Belle comme la lune dans son plein, répliqua l’Effendi du ton d’un prophète inspiré.

— Chien d’imbécile, interrompit la Sultane-mère en jetant sa pantoufle à la tête du médecin, ce n’est pas cela que je te demande. Est-ce donc pour faire les fonctions d’eunuque que tu es venu dans mon palais ? Cette fille n’est pas à vendre, et je ne te demande pas à quel prix tu l’estimes. Mais puisque tu es médecin, dis-moi de quelle maladie ma Koutoudji est menacée.

Le médecin tâta le pouls de la trésorière, et il ne sentit rien qu’un bras lisse et poli, délicieusement orné de la plus jolie main qui se pût rencontrer dans tout l’empire des Croyans. Il lui ordonna de montrer le bout de sa langue pour y saisir les traces de quelque inflammation. Il n’y vit qu’un éclat de fraîcheur qui fesait honte à la chair rosée de la grenade coupée toute mûre sur la branche. Il voulut lui poser la main sur le cœur pour en compter les pulsations, mais la Validé lui donna vivement de sa baboutche sur les doigts, et le hékim se prosterna aussitôt pour remercier la souveraine du précieux avertissement qu’elle voulait bien lui octroyer.

— Âne de savant que vous êtes, se prit à dire la Sultane-mère, ne voyez-vous pas que cette fille est grosse de plusieurs mois ? Est-il besoin pour deviner cela que vous portiez la main sur elle comme si vous tâtiez la laine d’un bélier de Caramanie ?

Le médecin ouvrit des yeux aussi grands que la porte majeure de la mosquée de sultan Bayézid.

— Nuh-Effendi, regrardez bien cette fille. Je l’aime et la chéris comme mon propre enfant. Celui qui deviendra son mari aura droit à toutes mes faveurs. Je les répandrai sur lui comme le vent du mois de schaban répand sur la terre les fleurs des amandiers. À quelque degré inférieur qu’il se trouve dans l’échelle des dignités de l’empire, je veux le faire arriver au sommet. Heureux sera le mari de la Koutoudji. Il bénira le jour qu’il sera sorti du ventre de sa mère. À l’instant de son mariage, le sultan, mon fils, l’élèvera au rang de l’un des cinq Aghas de l’étrier impérial. Pour le noyer ainsi dans l’océan de mes grâces, Nuh-Effendi, j’ai choisi votre neveu Baltadji-Méhémet. Baltadji-Méhémet sera le mari de la Koutoudji. Allez lui annoncer qu’il ait à attendre demain l’Imam de votre quartier pour signer devant lui le contrat. Il recevra le matin même sa pelisse d’honneur et le titre de petit écuyer de Sa Hautesse. Sortez maintenant, Nuh-Effendi, et songez que si ce mariage venait à manquer, votre tête me servirait d’otage. Le médecin se prosterna de nouveau, et porta à ses lèvres le bas du féredjé[3] de sa souveraine.

Il trouva dans l’antichambre le Capou-agha[4] du sérail, qui l’obligea de s’asseoir auprès de lui sur un tapis, et qui lui fit apporter un tchibouk d’honneur, la confiture et le café d’usage, ce respectable fonctionnaire lui répéta les menaces de la Sultane, menaces qui lui annonçaient de funestes conséquences, si le mariage concerté venait à éprouver la moindre entrave. Il faisait nuit quand le médecin de la Validé quitta le Capou-agha.

Il s’achemina tout pensif à travers les bois de cyprès qui font partie des jardins du sérail, et il réfléchissait en lui-même à la bizarrerie de cette aventure. Baltadji-Méhémet, l’ivrogne impérial, le fils indocile de sa sœur Fatima, allait donc devenir un homme important et voir s’abattre sur sa tête la pluie des grâces de la Cour. Quelle cause inconnue pouvait lui avoir mérité cette faveur ? Et quelle était cette Koutoudji, cette fille aérienne du jardin de la beauté, que la destinée envoyait dans sa vie d’une façon aussi singulière.

Cette fille portait-elle en effet dans son sein le fruit d’un amour étranger, et Baltadji-Méhémet consentirait-il à se reconnaître le père de cet enfant tombé du ciel ? Il y allait de la tête de son oncle. Méhémet ne pouvait refuser, quelque extraordinaire que pût lui paraître la clause qu’on lui imposait.

Telles étaient les réflexions de Nuh-Effendi, lorsque sa promenade solitaire fut interrompue par un bruit de voix qui s’avançait vers le massif de cyprès qu’il côtoyait en ce moment. Il distingua la voix d’un homme et celle d’une femme, et il n’eut que le temps de se blottir derrière un arbre pour ne pas faire envoler le beau couple qui bravait si témérairement à cette heure la loi rigoureuse du sérail.

C’étaient en effet un jeune homme et une jeune femme qui s’arrêtèrent précisément au pied de l’arbre que le hékim avait choisi pour asile. Ne pouvant fuir ni avancer, Nuh-Effendi se vit contraint d’assister en dépit de lui-même à cette criminelle entrevue que le sabre d’un bostandji ou le poignard d’un eunuque pouvait à chaque seconde venir terminer par une scène de mort.

— Arrêtons-nous ici, disait le jeune homme, belle rose du parterre de mon amour ; l’ombre de ce bois nous sert de pavillon, et cette mousse, entremêlée de violettes, est un sofa digne de porter la reine des fleurs. Laisse-moi, mon adorée, tremper mes mains dans les ondes de ta chevelure et savourer longuement les baisers de ta bouche qui tombent sur la mienne comme des gouttes de rosée distillant d’une tulipe en fleurs.

— Mon beau lion, interrompait la jeune femme, laisse plutôt ta servante flatter de sa main ton cou victorieux ; laisse-la se regarder dans le miroir de tes yeux, où elle se voit embellie de tous les charmes de ton amour. N’est-ce pas que tu m’aimes et que tu m’aimeras toujours, et que tu ne souffriras pas que le tendre oiseau de mon cœur aille chanter tristement dans la cage d’un époux barbare et cruel ?

— Non, ma bien-aimée, les ordres de la Sultane-Validé ne s’accompliront pas, tant que ma main pourra tenir un poignard. Le Sultan, s’il le faut, entendra mes plaintes. S’il a pour moi la tendresse qu’il m’a tant de fois jurée, il me permettra de t’élever au rang de mon épouse, malgré la cruelle loi qui s’oppose à ce que je voie ma race se perpétuer sur la terre. Hélas ! à quoi servent le rang, la richesse et la beauté, s’il faut que ma pauvre ame soit condamnée à un veuvage éternel ? Le ciel peut-il vouloir que mon cœur se consume à chanter solitairement dans mon corps des mélodies qui ne seront pas entendues ? N’est-ce pas pour orner le sein des femmes que les roses fleurissent sur les églantiers, et que les perles roulent au fond des mers ? Est-ce pour s’écouter lui-même que le rossignol parle d’amour dans les jasmins sauvages ? Non, mon étoile, c’est pour t’aimer que Dieu m’a mis de ce monde. Nous sommes deux fruits venus ensemble sur l’arbre de la vie ; on ne peut rompre la branche sans que nous tombions tous deux.

Et des baisers sans fin succédaient aux paroles.

Ils se renouvelèrent si long-temps, que les rayons de la lune finirent par plonger horizontalement dans les profondeurs du bois de cyprès. Nuh-Effendi parut alors aux regards effrayés des amans.

Le jeune homme se leva, et mit le khandjiar à la main. Le médecin s’enfuit de toute la légèreté de ses jambes, criant Allah ! et miséricorde ! si bien que le Capou-agha, que son devoir amenait sans doute de ce côté, se précipita entre les deux antagonistes, avec son bâton blanc. Pendant ce temps, la jeune fille aussi fuyait. Sur son visage épouvanté, Nuh-Effendi reconnut les traits de la favorite de la Sultane-mère, la belle Koutoudji, fiancée à son neveu Méhémet.

— Emparez-vous de cet homme, cria-t-il au Capou-agha !

Le jeune homme, sans faire mine de fuir ni de se troubler le moins du monde, le menaça de nouveau de son poignard, et lui jeta ces paroles d’un air de mépris et d’autorité :

— Souviens-toi bien, malheureux, que si cet infâme mariage s’achève, toi et ton ivrogne de neveu, vous mourrez !

Et puis il s’éloigna tranquillement, sans que le chef des eunuques apportât le moindre obstacle à sa fuite.

Nuh-Effendi ne pouvait comprendre comment un tel outrage commis dans les jardins mêmes du sérail, n’avait pas été vengé sur l’heure par la mort du coupable.

— Mon ami, lui dit le Capou-agha, sortez au plus vite et regagnez votre logis. Surtout, si vous voulez conserver votre tête, n’ouvrez jamais la bouche sur ce qui vient de se passer. Vous possédez un secret qui peut vous tuer. Songez à vous taire, et exécutez fidèlement le devoir que vous dictera votre conscience. Adieu ; que le Prophète retienne la bride de votre langue.

Nuh-Effendi, plein d’étonnement de tout ce qui venait de se passer, se rendit sans tarder à l’échelle de Baluk-Bazar, où il prit place dans une barque qui s’en retournait à Scutari.

Quand il entra dans la chambre de Baltadji-Méhémet, il le trouva sans caouk et sans turban, roulant sur le plancher, et poussant les plus bizarres exclamations. Sans s’effrayer de son état, le médecin ramassa son neveu en le saisissant au bas du dos par l’étoffe de ses vêtemens, et il le porta ainsi sur son lit, comme un Atchi-bachi porte un mouton à la cuisine.

— Que Dieu te pardonne dans sa miséricorde, chien d’ivrogne. Éveille-toi au plus vite, et frotte-toi les yeux, pour écouter les bonnes nouvelles que je t’apporte.

Nuh-Effendi lui conta alors l’issue de son entrevue avec la Validé, en lui cachant cependant ce qu’il savait de la grossesse de sa future femme ; car l’oncle, selon lui, ne devait rien savoir de ce qu’on avait confié au médecin, et puis il pensait en lui-même qu’un aussi léger accident ne devait apporter aucun obstacle à la fortune que le ciel voulait bien faire à son neveu.

En apprenant à quelle éminente dignité il allait être promu le lendemain, Baltadji-Méhémet ne put retenir ses plaintes. Il ne voulait pas entendre parler de cet honneur qu’on lui faisait, de l’élever au rang d’écuyer du Sultan ; il lui faudrait donc chaque jour quitter le coin délicieux du divan de la paresse, pour aller s’exposer à se briser les os sur le dos rétif et fougueux d’un cheval. — Voilà, disait-il, l’explication de cet horrible rêve qui m’agitait, mon oncle, quand vous êtes entré dans ma chambre. Moi, enrôlé parmi les écuyers de Sa Hautesse ! Cela équivaut à une condamnation à mort.

Nuh-Effendi calma cependant son désespoir, en lui rappelant qu’un refus les conduirait tous deux sous le sabre du bourreau. Telle était la volonté de la Sultane-mère ; il fallait rompre ou plier.

Ce que son oncle venait de lui apprendre de ce jeune homme mystérieux qu’il avait surpris en causerie d’amour avec la Koutoudji, et que le Capou-agha lui-même n’avait osé punir de ce crime inoui dans les fastes du sérail impérial, ne contribuait pas peu à augmenter les terreurs de Méhémet ; mais le médecin le rassura en lui persuadant que ce personnage devait être l’ame de quelque amant supplicié qui s’en revenait ainsi murmurer des paroles d’amour au clair de la lune.

Le lendemain, au lever du soleil, Nuh-Effendi et Baltadji-Méhémet dirent leur namaz en commun, et après avoir roulé le tapis de la prière, ils se rendirent en toute hâte à la maison que le médecin possédait à Stamboul, au bout de la rue du Divan.

Ils y trouvèrent l’Imam de la mosquée, assisté de ses deux muezzinns, qui devaient servir de témoins au contrat. Bientôt arriva un officier du sérail suivi d’une députation des employés aux écuries de Sa Hautesse, qui félicitèrent Méhémet sur sa nouvelle dignité. On le revêtit d’une pelisse d’honneur, et on introduisit dans la cour de la maison un magnifique cheval, richement caparaçonné, qui faisait retentir le pavé du battement de ses pieds. Méhémet regarda de travers le noble animal en poussant un gros soupir ; puis, comme on vint lui annoncer que sa fiancée était en chemin pour venir le trouver, il alla dans la cour afin de monter le cheval qui devait le conduire au-devant de la Koutoudji.

Un jeune janissaire lui présentait humblement l’étrier, mais les singuliers regards que ce jeune homme lui lançait intimidèrent Méhémet, qui se retourna plusieurs fois du côté de son oncle, pour lui demander un signe d’encouragement.

Le médecin, les yeux fixés sur le janissaire, était devenu tout à coup plus pâle et plus tremblant que son neveu ; ses gros yeux gris roulaient circulairement dans sa tête, et ses lèvres s’agitaient sans laisser sortir aucun son. Baltadji-Méhémet, voyant toute cette foule qui le regardait, recommanda son ame à Dieu, et s’éleva bravement sur l’étrier gauche du coursier impatient ; mais à l’instant où il allait passer sa jambe droite par-dessus la croupe du noble animal, le janissaire lâcha les sangles qui retenaient la selle, et poussa rudement le nouveau dignitaire, qui alla donner de la tête sur le pavé. Un cri de stupéfaction et d’effroi partit du sein de la multitude, et au même instant un aigre éclat de rire retentit dans l’oreille du pauvre Baltadji. Le robuste genou du janissaire pesa sur sa poitrine, et une voix lui jeta tout bas ces paroles : Je suis le jeune homme que ton oncle a vu cette nuit dans le bois de cyprès du sérail ; je te défends de pousser l’audace jusqu’à épouser une femme que j’aime. Je te jure, sur la tête de mon père, que si tu persistes, tu mourras de ma main !

Quand Méhémet se retrouva sur la selle, il chercha vainement des yeux l’insolent jeune homme qui lui avait ainsi parlé. Le janissaire avait disparu ; mais son visage, enflammé du feu de la colère, brillait comme un fantôme devant l’imagination frappée de l’écuyer du sultan. Il y avait tant de hauteur et de majesté dans les regards de ce mystérieux jeune homme, que, malgré lui, Méhémet tremblait encore par tous ses membres.

Il ne fut pas peu satisfait d’entendre près de lui les instrumens qui annonçaient la venue de sa fiancée, car ses genoux, affaiblis par la peur, ne suffisaient plus pour presser les flancs de son cheval, et une nouvelle chute eût infailliblement suivi la première. Méhémet rentra donc dans la maison de son oncle, où il trouva la Koutoudji, chastement recouverte d’un voile d’épaisse mousseline, qui ne laissait pas entrevoir la plus légère des perfections de ce beau diamant pur et sans tache.

La fiancée prononça d’une voix tremblante le zévedjtu (je me marie à toi), et Méhémet répondit tézavedjtu (je t’épouse). Puis l’Imam récita la prière du mariage, et les témoins apposèrent leurs signatures au bas du registre de la loi.

Méhémet offrit à sa femme des présens conformes à sa nouvelle dignité, et il reçut en échange des chemises de soie, des mouchoirs et des essuie-mains brodés en or et en argent.

Après la cérémonie nuptiale, l’escorte de la Koutoudji reprit le chemin du sérail, portant la jeune épouse dans un riche palanquin précédé d’une troupe de musiciens et de chanteurs.

Les fêtes des épousailles se firent pendant les quatre jours obligés, et les parfums les plus rares, les mets les plus exquis furent prodigués aux convives, et les présens du mari exposés aux regards du peuple. C’étaient de merveilleux présens que les jeunes filles du quartier vinrent admirer avec des soupirs d’envie. Nuh-Effendi était un oncle riche et généreux qui ne se fût pas contenté d’offrir à la fiancée de son neveu, comme jadis le prophète à son gendre Ali, deux coussins, un sceau de cuir, un chameau et 400 talens.

Après que les ongles et la paume des mains de l’épousée eurent été solennellement frottés de hinna, et que dans les belles tresses de sa chevelure les doigts délicats de ses sœurs et de ses amies eurent suspendu des touffes de fils d’or et semé des parcelles d’or sur ses joues et sur son front, la famille de Méhémet se réunit une dernière fois pour le dernier repas.

Au moment de la cinquième prière, deux heures après le coucher du soleil, Méhémet alla baiser les mains de ses oncles et de ses frères aînés, et, quittant l’appartement des hommes, il entra dans le harem, précédé de sa mère, qui portait un flambeau allumé.

Enfin le paradis du mariage allait s’ouvrir devant ses pas. Les plus douces fleurs de la volupté préparaient pour lui leurs parfums. La Koutoudji, dont son oncle le hékim lui avait vanté si éloquemment les charmes, allait enfin se montrer à lui sans voile dans tout l’éclat de sa beauté. Il touchait à ce moment de félicité suprême, et savourait déjà, avec la bouche de l’espérance, la coupe de bonheur que le ciel lui avait remplie jusqu’aux bords. Il avait même perdu la mémoire des menaces faites à son oncle dans le bois de cyprès du sérail, et cette inquiétante figure de jeune homme qu’il avait vue planer sur sa tête était bien loin de son souvenir.

Soudain la portière de velours de la chambre s’agita ; des pas légers se firent entendre… mais ce n’était pas la Koutoudji !…

Nuh-Effendi, plus pâle encore et plus effrayé que le jour où il avait vu le jeune janissaire présentant l’étrier à son neveu, s’avança comme un fantôme, et réclama de Méhémet un instant d’entretien. Après l’avoir obtenu à grand’peine :

— Tu sais, mon fils, dit le vieillard, avec quelle sollicitude je t’ai élevé depuis ta plus tendre enfance ; tu sais quelles peines cuisantes m’ont causées les écarts trop fréquens de ta jeunesse, et combien de larmes j’ai versées sur tes mauvais penchans ?…

— Passons, mon oncle, interrompit Méhémet, puisque je sais tout cela. Quelque plaisir que je goûte à vous entendre, permettez-moi de préférer la voix mélodieuse de ma jeune épouse, qui, sans doute, soupire, ainsi que moi, après l’heureux instant qui doit la mettre dans mes bras. J’aime déjà la Koutoudji comme le salut de mon ame. Demain il fera jour, et j’aurai les yeux plus ouverts pour profiter de vos leçons.

— Insensé, dit le hékim en levant les mains au ciel, à quels coupables desseins ta pensée ose-t-elle s’arrêter ? Si tu veux voir le bourreau venir demain chercher ta tête et la mienne, tu n’as qu’à poursuivre et faire entrer dans ton lit cette femme qu’on t’a donnée pour épouse. Abstiens-toi, Méhémet, de ce fruit défendu, si tu as quelque respect pour la bénédiction de ton oncle et quelque envie de voir la prospérité de notre maison. Donne-toi bien de garde de tâter d’un mets qui est réservé pour une autre table que la tienne. Pense qu’on t’a mis en main une sœur, et non une épouse. Caresse-la en particulier comme une sœur, appelle-la ta femme en public, mais ne va pas plus loin ; ne cherche pas même, si tu tiens à la vie, à porter tes regards indiscrets dans les ténébreuses profondeurs de ce mystère que je découvrirai à tes yeux quand il en sera temps. Tu frémiras alors des dangers que tu cours en ce moment, et le reste de tes jours tu trembleras au souvenir des désirs imprudens que tu as osé former.

Baltadji-Méhémet n’était pas encore revenu de sa surprise, lorsque l’Imam qui avait célébré la bénédiction nuptiale, entra dans la chambre, tenant d’une main un flambeau allumé, et de l’autre un bâton de cire parfumée, semblable à la cire dont on se sert pour sceller les ordres de la maison du sultan.

Le saint homme de Dieu apposa, sans dire une parole, l’empreinte de sa bague sur la porte qui conduisait à l’appartement de la Koutoudji ; puis il se retira en annonçant que chaque soir il viendrait remplir le même devoir, et que chaque matin il briserait le scellé qui devait rester sur la porte pendant toute la durée de la nuit.

Après cette bizarre cérémonie, Nuh-Effendi et l’Imam se retirèrent en souhaitant à Méhémet une nuit solitaire et tranquille.

Baltadji-Méhémet passa la nuit dans les larmes, et il se promena jusqu’au jour de long en large dans sa chambre, attendant avec impatience que le soleil se levât et vînt le délivrer des tristes réflexions qui l’accablaient.

À peine le chant des muezzinns, appelant les fidèles à la première prière, avait-il retenti sur les hautes galeries des minarets, Méhémet sortit de sa chambre pour aller respirer l’air rafraîchissant du matin.

Mais les salles basses de la maison étaient déjà remplies de parens, d’amis et de visiteurs qui venaient le féliciter sur le bonheur ineffable dont le ciel avait bien voulu le combler ; car la beauté de la Koutoudji, célèbre dans toute la ville de Stamboul, lui avait fait autant d’envieux qu’il y avait d’hommes de goût dans la populeuse capitale de l’empire des Osmanlis.

Chacun de ces regards d’envie, chacune de ces félicitations qu’il recevait, lui déchiraient l’ame ainsi que des coups de poignard. Lorsque son oncle et l’Imam de la mosquée arrivèrent à leur tour avec leurs complimens emmiellés, il fut tenté de leur briser sur la tête le tchibouk de jasmin qu’un serviteur venait de lui présenter ; il se contint cependant, et les remercia tout haut des bons offices qu’ils lui avaient rendus ; il les pria de croire à sa reconnaissance et à tout le désir qu’il éprouvait de s’acquitter convenablement envers eux.

Baltadji-Méhémet conserva le même sang-froid et la même impassibilité pendant les deux mois qui suivirent la journée de son mariage ; et chaque soir il voyait l’Imam de la mosquée, accompagné de son oncle le hékim, apposer le scellé de la loi sur la porte de la belle Koutoudji.

Un soir qu’il était plus malheureux que de coutume, et que le tigre de la passion enfonçait plus avant ses terribles griffes dans son cœur, Méhémet se procura un outil qui sert aux charpentiers à percer les murs des maisons ; il l’emporta dans sa chambre et le cacha sous le chevet de son lit.

Quand son oncle et l’Imam se furent retirés, il s’approcha de la muraille qui le séparait de l’appartement de la Koutoudji, et, levant un coin de la tapisserie, il perça un trou dans le bois, avec toutes les précautions imaginables, afin de ne pas éveiller le moindre bruit. Son stratagème réussit au-delà même de ses espérances, car il n’eut pas plus tôt jeté un regard à travers cette fenêtre d’amour, qu’il aperçut en face de lui la délicieuse créature qu’on appelait sa femme, nonchalamment étendue sur un divan, dans ce léger et transparent costume de la nuit qui ressemble aux ailes flottantes des anges du ciel.

À l’aspect de tant de merveilles, Méhémet eut de la peine à contenir les élans de sa joie. Il ferma cependant la porte de l’admiration, et il refoula dans son cœur les paroles du ravissement, qui se pressaient en foule sur ses lèvres. Son émotion fut au comble quand il entendit cette bouche si pure et si harmonieuse murmurer des mots d’amour, lesquels s’adressaient sans doute aux esprits invisibles qui se promènent la nuit dans les airs, montés sur ces jolis coursiers verts et roses qu’on appelle les illusions. Combien la Koutoudji lui parut au-dessus des filles de la terre, lorsque son regard indiscret se fut heurté à tous les contours de ses formes, lorsque son cœur, desséché par le feu du désir, eut bu comme une eau salutaire les mélodieux accens qui frappaient ses oreilles ! Méhémet eût alors donné volontiers le reste de ses jours pour un baiser de la Koutoudji. Mais le serpent cache souvent sa tête parmi les fleurs.

Dans la chambre même occupée par la favorite de la Sultane-Validé, une voix de jeune homme répondit à la voix de la jeune femme, et un turban de cachemire, surmonté d’une riche agrafe de diamans, vint s’interposer entre le neveu du hékim et le gracieux visage de cette trompeuse fille des hommes.

La stupéfaction de Méhémet augmenta encore quand il reconnut dans les traits de son rival le terrible janissaire dont il avait senti le genou sur sa poitrine, et dont les menaces retentissaient encore dans sa mémoire.

C’était donc là le mystère effroyable que son oncle n’avait osé lui révéler !

Ce personnage inconnu, qui commandait à tout le monde, était donc le véritable mari de la femme que Nuh-Effendi avait fait épouser à son neveu : sa main devait cueillir toutes les fleurs du rosier de l’hymen, dont l’infortuné Baltadji n’avait pour lui que les épines !

Baissant la tête avec respect sous le joug pesant de la fatalité, il s’abîma sans murmure dans les profondeurs de son désespoir, et il fit des vœux dans son cœur pour que ce secret, si soigneusement caché, tombât bientôt en sa puissance ; mais son étonnement et sa terreur ne connurent plus de limites quand il entendit la belle et naïve Koutoudji se plaindre à son amant des mauvais traitemens de son mari, et appeler sur lui sa vengeance.

— Chaque matin, disait-elle au jeune homme, quand vous êtes parti, mon mari vient me trouver dans ma chambre, et me force, le poignard sur la gorge, à manquer à la fidélité que je vous ai jurée. Il obéit en cela aux ordres de la Sultane-Validé, qui craint par-dessus toutes choses que vous ne m’arrachiez à sa tyrannie.

— Un jour viendra, répondit le jeune homme, où la Sultane elle-même ne pourra m’empêcher de te reconnaître pour ma femme et de t’élever jusqu’à moi. Alors tout le sang de cet infâme Baltadji, qui a osé se rencontrer sur mon passage et te tourmenter de ses odieuses caresses, ne suffira pas à ma vengeance ; je ferai déchirer son corps en petits morceaux, et je les disperserai aux quatre coins de l’empire, afin que l’ange des tombeaux ne puisse les retrouver au jugement dernier. Telle est ma volonté, elle restera immuable comme mon amour pour toi.

Baltadji-Méhémet pensa mourir sur la place en entendant ces cruelles paroles, après lesquelles les voix s’éteignirent, et tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.

Il se prit à pleurer amèrement en pensant au sort qui l’attendait ; et dès ce jour, il ne lui fut plus possible de toucher sans frémir la main de cette belle épouse qui, sans motifs comme sans pitié, se plaisait à le perdre par d’aussi étranges calomnies.

Cependant la Validé-Sultane le faisait complimenter chaque jour, ainsi que son oncle, pour avoir ponctuellement exécuté ses ordres ; et chaque jour aussi Nuh-Effendi recommandait à son neveu d’observer le plus profond silence sur les choses mystérieuses qui se passaient chaque soir entre sa femme et lui.

Marié ainsi à l’ombre d’une femme, Méhémet, envié de tous les jeunes gens de son quartier, était le plus malheureux de tous les fidèles Croyans. Il lui prit plusieurs fois envie de se tuer, pour échapper à ses craintes continuelles ; mais la religion l’arrêta. Il se décida enfin à aller se jeter aux pieds du sultan sur le chemin qu’il devait traverser le vendredi suivant pour se rendre à la mosquée.

Mais l’insurrection de l’année 1115 de l’hégire advint sur ces entrefaites ; sultan Moustapha vint à être déposé par le peuple ; le schah-zadé Achmet iii fut appelé au sublime trône des Osmanlis. Tous les habitans de Stamboul se félicitaient de cet avènement du frère de Moustapha, jeune homme aimable et charmant, qui allait faire pleuvoir sur la capitale de l’empire la rosée de ses grâces.

Plus que tout autre, Méhémet se sentit pénétré de joie en apprenant cette nouvelle qui lui permettait de tout espérer d’un jeune monarque, vanté d’avance pour l’aménité de son caractère et surtout pour l’excessive tendresse de son cœur.

Le saint jour du vendredi arriva ; le nouveau sultan devait aller ce jour-là entendre la prière à la mosquée de Suleyman-le-Grand. La charge d’écuyer, dont Méhémet possédait le titre, lui permettait d’approcher la personne auguste de son souverain. Il se revêtit donc de son splendide uniforme, et donna ordre à son palefrenier de caparaçonner le beau cheval qu’il tenait de la munificence de la Validé.

Mais au moment où il se disposait à sortir, une troupe de janissaires entra dans la cour, le yataghan au poing ; et après quelques coups de bâton distribués à droite et à gauche, les soldats s’emparèrent de Nuh-Effendi et de Baltadji-Méhémet, auxquels ils attachèrent avec des cordes les pieds et les mains. On les hissa ensuite sur deux chevaux ; et sans leur donner d’autre explication, on les conduisit à Top-khana, où ils furent jetés dans un cachot.

L’infortuné Baltadji se désespérait de cette aventure. Le lieu où il se trouvait renfermé lui apprenait assez qu’il n’en sortirait que pour aller à la mort.

Son oncle, recueilli en lui-même, conservait un visage grave et sévère, mais aussi plein de calme et d’assurance. Méhémet, les larmes aux yeux, lui reprochait ce fatal mariage, auquel il attribuait, sans pouvoir en expliquer la cause, l’affreux malheur qui venait de les frapper tous deux.

— Ne valait-il pas mieux, s’écriait-il dans sa douleur, résister aux ordres de la Sultane, puisqu’elle nous abandonne dans le péril où nous sommes aujourd’hui ? Cruelle Koutoudji ! cœur de tigresse sous la peau d’une gazelle, que vous ai-je fait pour m’enfoncer ainsi un poignard dans le sein ?

— Mon fils, interrompait Nuh-Effendi, ne blasphémez pas contre la Providence : c’est quelquefois pour nous sauver que la main de Dieu s’appuie sur notre tête. N’avez-vous pas déjà une fois éprouvé les effets de la clémence du ciel ? Quand la renommée de votre mauvaise conduite me fit comparaître devant la mère du glorieux Moustapha second, ne vous ai-je pas rapporté, au lieu du châtiment que vous aviez mérité, l’honorable protection de la Sultane, qui vous éleva au rang des écuyers de Sa Hautesse ? Ne désespérez donc pas à cette heure comme un enfant qui a peur de son ombre : nous pouvons encore en appeler au Sultan ; je vous assure qu’il ne refusera pas de nous entendre.

Un tchiaouch porta au sérail la requête de Nuh-Effendi, et il revint bientôt avec un ordre qui mandait les deux prisonniers au pied du trône de Sa Hautesse.

Baltadji-Méhémet sentit une lueur d’espérance s’allumer au fond de son cœur, mais cette lueur se fut bientôt changée en une flamme dévorante, lorsque arrivé dans la salle d’audience où le sublime monarque des Osmanlis siège sur un divan de drap d’or, il eut levé les yeux vers le visage de son auguste juge. Méhémet baissa la tête aussitôt, puis il recommanda son ame au Prophète, car dans les traits de son souverain il avait reconnu l’amant de sa femme ! Le bourreau impérial, avec son sabre nu, se tenait derrière l’estrade du divan, et il n’attendait qu’un signe pour s’emparer de ses victimes.

Après que la colère du Sultan se fut exhalée en menaces terribles, et qu’il eut donné l’ordre d’entraîner les coupables hors de sa présence, Nuh-Effendi, se prosternant la face contre terre, demanda à son souverain la permission de faire une révélation importante.

— Auguste successeur des Khalifes, ombre de Dieu sur la terre, dit le hékim d’une voix pure et tranquille, la Koutoudji de votre mère était près de vous donner un fils lorsque mon neveu reçut l’ordre de l’épouser. S’il ne s’était rendu aux instances de la chaste et sublime Validé, ce secret terrible eût été découvert, et la loi du sérail condamnait à mourir la mère et l’enfant. C’est pour sauver ce sang précieux que j’ai consenti à ce que les formalités du mariage fussent célébrées entre la bien-aimée de votre cœur et mon neveu Méhémet. Aujourd’hui que la grâce du ciel vous a mis dans la main les destinées de l’empire, je dois vous rendre intact, et comme je l’ai reçu, le dépôt précieux qui a été confié à ma garde. Le saint Imam de mon quartier, qui attend à cette porte l’ordre de Votre Hautesse pour venir lui confirmer mes paroles, a mis, depuis la première nuit du mariage, une barrière sacrée, scellée de l’anneau de votre mère, entre mon neveu et sa femme, qui ne l’a jamais été que de nom. La Validé-Sultane et la Koutoudji elle-même, qui ne se plaignait de son mari quand vous daigniez la visiter, qu’afin de vous empêcher de compromettre par vos paroles l’existence de votre enfant, vous répéteront ce que vous affirme le plus dévoué de vos serviteurs. Nous avons voulu, au prix de notre vie, sauver deux têtes si chères à notre sublime souverain. Maintenant que nous avons rempli ce saint devoir, nous serons trop heureux de mourir, si telle est la volonté de notre maître.

Sultan Achmet, en entendant ces paroles, versa des larmes de joie et d’attendrissement.

La Validé-SuItane, la Koutoudji et l’Imam, introduits tour à tour, répétèrent dans les mêmes termes la déclaration de Nuh-Effendi, et Baltadji-Méhémet, stupéfait de ce qu’il venait d’apprendre, reçut une pelisse de zibeline, un riche poignard et un nouveau cheval magnifiquement orné. La munificence du glorieux Sultan ne se borna pas à ces dons. Sultan Achmet daigna de nouveau remercier Baltadji-Méhémet, et il l’accabla du poids de sa faveur en le nommant, dans l’effusion de sa reconnaissance, grand-amiral des flottes ottomanes.

Méhémet, épouvanté de sa dignité nouvelle, supplia son généreux maître de modérer ses bonnes grâces, en assurant Sa Hautesse qu’il serait aussi mauvais homme de mer qu’elle l’avait vu timide écuyer.

— Méhémet, répondit le sultan, il était écrit là haut que vous seriez ce que vous ne vouliez pas être ; souvent les hommes ne reconnaissent pas d’eux-mêmes la vocation que Dieu leur a faite. Une inspiration du ciel dicte en ce moment ma conduite.

Puis s’avançant vers son nouveau favori, Sultan Achmet ajouta tout bas :

— Vous embarquerez avant la nuit pour passer loin de Stamboul les six mois de mer que la loi vous commande chaque année. Tous les ans à votre retour, et pendant le même espace de temps, je vous permets d’être le mari de votre femme.

Le soir même en effet, le nouveau capitan-pacha porta son pavillon à bord du vaisseau amiral, et l’Imam crut pouvoir se dispenser de mettre le scellé sur la porte de la Koutoudji.


Ainsi finit l’histoire de la Koutoudji. Louanges à Dieu, le magnifique, le puissant, le fort, créateur du ciel et de la terre, du continent et des mers ! à lui appartient la louange ! Ainsi-soit-il.


le prince Démétrius Caradja.
  1. On donne le nom de Koutoudji à la trésorière de la Sultane-Validé : c’est un des premiers emplois de sa maison.
  2. On appelle ainsi la mère d’un sultan régnant.
  3. Le féredjé est le manteau des Turcs.
  4. Le chef des eunuques blancs.