La Justice de Dieu qui passe


LA JUSTICE DE DIEU QUI PASSE.[1]

I


Le voici ! Le voici qui frappe à notre porte !
Les jours d’ivresse sont passés.
À l’œuvre, fossoyeurs ! hâtez-vous… Il apporte
La mort dans les festins, la mort dans les baisers.
Quand il faisait son tour du monde,
Nous disions : Il est loin d’ici !
Puis, nous nous endormions dans notre joie immonde…
Peuples, réveillez-vous ! — Le voici ! le voici !

Sur le gouffre infernal que le plaisir recouvre,
L’homme dort d’un sommeil trompeur ;
Mais quand à ses côtés le sépulcre s’entr’ouvre
Et que la mort surgit, c’est alors qu’il a peur.
Des bords anglais où Dieu l’arrête
Un jour le fléau s’envola ;
De loin il entendit des cris, des chants de fête :
Il apparut sur nous, et Dieu lui dit : — C’est là !

C’est là ! Vous entendez ! Car c’est là qu’on danse,
Là que l’on s’enivre la nuit,
Là que la grande ville agitée en cadence
Rejette vers le ciel sa débauche et son bruit.

Étranges êtres que nous sommes,
Semés sur des mondes déserts,
Et qui voulons couvrir par un faible bruit d’hommes
La grande voix de Dieu qui gronde dans les airs !

Et dansez maintenant ! Et d’orgie en orgie
Cherchez à ranimer vos sens ;
À vos sales Phrynés d’une lèvre rougie
Prodiguez tout le jour des baisers flétrissans.
Ne pas s’enivrer, c’est démence !
Semons de roses le chemin ;
Sur la terre pour nous l’éternité commence…
— La belle éternité qui finira demain !

II

Un rêve affreux ! — Toute une année
De bals et de fleurs couronnée
Nous laisse un joyeux souvenir ;
À peine une voix, par mégarde,
Nous disait le soir : « Prenez garde !
« Il va venir. »

Nous allions, nous allions, frivoles,
Jetant aux zéphyrs nos paroles,
Passant le jour à deviser ;
Et le soir, fatigués de fêtes,
Nous laissions s’incliner nos têtes
Sous un baiser.

C’étaient des sylphides joyeuses,
S’envolant vives et rieuses,
Avec des ailes toutes d’or ;
C’étaient de folles causeries
D’amour, de bal, de Tuileries,
Jamais de mort.


Pourquoi la mort ? Pourquoi son ombre
Couvrir d’un voile affreux et sombre
Les plaisirs bruyans des salons ?
De nos destins le ciel est maître :
Et le ciel semblait nous promettre
Des jours si longs !

Toute une nuit, jeunesse folle
Qui sourit, devise et s’envole
Au son du luth, au son du cor ;
L’air était doux, l’âme était tendre…
— Et le matin vint nous surprendre
Dansant encor.

III

Ainsi donc vous pensiez, insensés que vous êtes,
Que Dieu ne serait jamais las ;
Que le ciel pour vous seuls n’aurait pas de tempêtes ;
Et qu’enfin le Seigneur ne se lèverait pas !
Vous disiez : « Le ciel nous oublie :
Son tonnerre n’a pas grondé… »
De vos crimes alors la coupe fut remplie :
Une goutte y tomba, le vase a débordé.

Malheur ! car le fléau qui brûle et qui dévore
Nous étreint de son bras de fer ;
Et quand la mort qui vient nous prend ivres encore,
Malheur ! il n’est qu’un pas de la tombe à l’enfer.
Prier ! — Les voilà bien les lâches !
On insulte à Dieu sans effroi,
On imprime à son cœur d’ineffaçables taches,
Et quand la foudre gronde, on dit : Pardonnez-moi !

Deux villes s’élevaient, — deux sœurs, — resplendissantes,
Le front de roses parfumé ;

Mais la débauche impure à leurs âmes naissantes
Infiltra ses poisons : le ciel fut blasphémé !
Dieu dit. — Comme il parlait encore,
Par un vent de flamme emportés,
Peuples, villes, palais, et Sodome et Gomorrhe
Roulent… — Qu’avez vous fait, Seigneur, des deux cités ?

Ô peuples, cessez donc, cessez vos plaintes vaines !
L’homme est ici bas pour souffrir.
Gardez un peu du sang qui reste dans vos veines,
Pour voir Dieu qui punit, et pour savoir mourir.
Qu’importe au Seigneur qu’on le prie ?
Le ciel veut sa large moisson :
Levé sur vous, son bras tombe, et sa raillerie
Ne laisse pas le temps d’achever l’oraison.

IV.

Et perdre ainsi tout ce qu’on aime !
— Que l’homme qui doute et blasphème
Jette en défi son âme à Dieu ;
Et qu’un jour le Seigneur se lève,
Et tire du fourreau son glaive,
Son glaive en feu ;

C’est bien ! car la vengeance est belle.
Par son crime, l’ange rebelle
S’est précipité de là-haut.
C’est bien ! car l’éternel monarque
Le plonge aux enfers, et le marque
De son fer chaud. —

Mais qu’une enfant douce et rieuse,
De vie et de bal curieuse,

Ne se plaise pas au saint lieu ;
Mais que sa bouche si jolie,
Pour un baiser d’amour, oublie
De prier Dieu ;

Pardon ! car son âme innocente
Aime la walse bondissante ;
Son cœur est pur et satisfait.
Et quand son âme ainsi s’envole,
Elle ne sait pas, la frivole,
Ce qu’elle fait.

Pardon ! car la fleur que l’aurore
De ses larmes a fait éclore,
Ne doit pas encor se flétrir ;
Vienne la fin de la journée,
Alors la pauvre fleur fanée
Pourra mourir.

Mais maintenant son âme aimante
A trop de bonheur qui fermente ;
Son jeune front est trop vermeil.
Ce serait pitié, la pauvrette,
Qu’on ne laissât pas la fleurette
Voir le soleil !

Une surtout ! — Sur cette terre
Dieu m’avait jeté solitaire,
Triste et dans mon âme enfermé.
Un soir, j’eus des rêves étranges.
Mon Dieu ! je vis un de tes anges,
Et je l’aimai.

Grâce pour nous ! grâce pour elle !
Pour nous emporter sur son aile,

Il nous faut un bon ange ici.
Où serait, mon Dieu, ta puissance,
Si ceux qui sont pleins d’innocence
Mouraient aussi !

Tu le sais, j’avais fait un rêve.
— Seigneur, avant qu’il ne s’achève,
Prends tout mon sang, prends tous mes jours.
Éteins comme un flambeau mon âme… —
Mais laisse, laisse cette femme
Vivre toujours !

Pourtant, mon Dieu, si ta colère
Doit briser l’appui tutélaire
Qui seul ici-bas me retient ;
Si doit son âme, humble et soumise,
Revoir cette terre promise
Dont elle vient ;

Oh ! quand l’affreuse épidémie
Sur la jeune femme endormie
Viendra fondre et s’appesantir ;
Quand son âme à ta voix fidèle
Sur la tombe ouvrira son aile
Pour départir ;

Laisse, oh ! laisse-moi, je t’en prie ;
Sur sa lèvre pâle et flétrie
Cueillir la mort dans un baiser !
— Assez de vices et de fanges ! —
Je veux aller parmi tes anges
Me reposer.

V.

Cependant revenaient les brises embaumées,
Revenait le printemps avec ses voix aimées,

Et le soleil d’avril, et l’éclat pur du jour
Qui ravit l’âme au ciel et fait rêver d’amour.
De l’air ! Des chants ! des fleurs ! des parfums d’herbes vertes !
Du soleil qui se joue aux fenêtres ouvertes !
Plus de salons dorés ! plus de bals ! plus d’hivers !
À nous le ciel ! — Enfans, à nous tout l’univers !
Et joyeux, respirant de toute leur haleine,
Ils s’étaient répandus à travers bois et plaine,
Et foulant de leurs pieds les nouvelles moissons,
Ils jetaient aux échos leurs vers et leurs chansons ;

— Tandis que dans Paris, court, serpente et s’allonge
L’horrible épidémie avec son feu qui ronge,
Son écume à la bouche et son venin caché,
Refoulant vers le cœur tout le sang desséché ;
Tandis qu’un vent de peste épandu dans l’espace
Pousse jusqu’en nos murs le corbeau qui croasse,
Et que la mort se dresse en longs habits de deuil,
Et nous crie, emportant par la ville un cercueil :

la justice de dieu qui passe.


Avril 1832.


amédée gratiot.
  1. La cruelle circonstance qui a inspiré ces vers, nous a décidé à les publier dans la Revue, bien que l’idée dominante de la pièce ne soit guère du siècle.

    (N. d. D.)