La Journée de Strasbourg

Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 194-205).
LA
JOURNÉE DE STRASBOURG

Le 22 novembre 1918, les Armes de France rentraient à Strasbourg.

Le 22 novembre 1919, la Science française se réinstallait à Strasbourg.

J’ai eu le rare privilège d’assister aux deux gestes. Je ne les séparerai point en mon souvenir cordial. Ce sont les deux feuilles d’un diptyque indissolublement lié.

Parce que quatre cents professeurs apparaissaient devant les yeux éblouis de la foule drapés de toges multicolores, les amateurs de citations faciles allaient disant : Cedant arma togae. Détournée en tout état de cause de son sens primitif, la citation, à tout prendre, ne s’appliquait pas ; ce qui m’a pleinement satisfait en cette magnifique journée, c’est que les « armes ne le cédaient pas à la toge ; » les armes étaient mêlées aux toges et telle circonstance donnait à l’événement tout son sens historique : nos troupes ont, une fois de plus, creusé le sillon où nos maîtres vont jeter les semences de vérité ; le semeur au geste auguste n’a pas perdu une seule occasion d’associer à la fête ceux qui ont si rudement labouré. L’Alsace d’ailleurs ne les séparait point ; elle saluait avec le même enthousiasme les toges après les armes, les armes avec les toges. Et j’ai retrouvé, — une heure au moins, — l’impression exaltante des heures merveilleuses que naguère j’essayais ici-même d’évoquer.

Si j’ai connu, sous l’uniforme, avant l’apothéose du 22 novembre 1918, les dures misères qui la préparaient, j’avais été, plus lointainement, en cette Université de Nancy dont je demeure le fils pieux, le témoin sympathique de l’attente souvent frémissante, jamais désespérée, de l’Université de Strasbourg chassée par l’usurpation ; car les Facultés de Nancy n’étaient, pour une part, que celles de Strasbourg réfugiées en Lorraine. Lorsque je vins m’asseoir sur les bancs de la grande Université de l’Est, elle était peuplée de maîtres alsaciens qui, tous, gardaient les yeux fixés sur le berceau renversé.

L’un d’eux, Christian Pfister, de Bebelnheim en Haut-Rhin, enseignait le Moyen âge ; maître admirable qui, jeune encore à cette époque, atteignait déjà la maîtrise par la science érudite comme par la vertu professionnelle. Il se trouva que la leçon d’ouverture de mon nouveau professeur fut la première qu’il me fût donné, — j’avais alors dix-sept ans, — d’entendre en une Faculté. Elle me fit une impression profonde. Le jeune maître, qui préparait une histoire d’Alsace, venait d’être brutalement expulsé des archives d’Alsace-Lorraine, sur la dénonciation même des archivistes allemands, comme sujet dangereux. Je le crois bien, car rien n’était plus dangereux pour les prétentions germaniques que la recherche de la vérité. Christian Pfister était adoré de ses élèves ; c’est au milieu d’applaudissements émus qu’il protesta à peu près en ces termes : « On vient de m’expulser des archives de l’Alsace. On craint que je n’y trouve les fondements de nos droits. Comme si les fondements de notre Droit n’étaient pas partout ! Mais si les mains allemandes, voulant étouffer la vérité, m’ont fermé les archives d’Alsace, des mains françaises me les rouvriront. » Or, — trente-et-un ans plus tard, — ce 22 novembre 1919, j’ai vu Christian Pfister, professeur d’Histoire d’Alsace à l’Université de Strasbourg et doyen de la Faculté des lettres, saluer d’une voix que faisait trembler une intense émotion, la rentrée de la Science française à Strasbourg. La Revanche est partout : nos maîtres rentrent eux aussi en soldats qui, pour n’avoir jamais désespéré, méritaient de voir luire « le jour de gloire. »

Oui, la Revanche est partout : elle était même dans les choses. La cérémonie a eu lieu dans l’énorme « cour à colonnes » de l’Université Empereur-Guillaume. Cette cour excitait l’admiration de Baedecker : elle n’excitait pas la nôtre. Du palais de l’Université, élevé par les Allemands aux frais de l’Alsace-Lorraine, ce qu’on peut dire de plus favorable est qu’il est le moins laid de ceux dont l’usurpateur a littéralement accablé ce sol, comme si, ne pouvant conquérir les cœurs, il eût pensé fixer sous les moellons la terre toujours près de se dérober. Le palais universitaire relève de ce style où les Allemands, recherchant la grandeur, n’ont jamais pu atteindre que le colossal. Au centre du bâtiment, la cour appuie sur des colonnes massives, écrasantes, un toit de verre qui, avec de grandes prétentions au vitrail moyen-âgeux, n’est arrivé qu’à réaliser l’idéal d’une somptueuse brasserie.

Mais lorsque, le 22 novembre dernier, je pénétrai en cette cour, je crus, — ainsi qu’il m’est tant de fois arrivé depuis un an, — faire un invraisemblable rêve. On avait dissimulé la verrière germanique sous un velum de soie bleu de France que semaient d’une constellation d’étoiles les lampes électriques, et les murs cyclopéens disparaissaient sous l’admirable suite des Gobelins envoyés de Paris, les Victoires de Louis XIV, qui, on le pense, enlevaient à la ci-devant Université Empereur-Guillaume tout son caractère tintamarresque. Et j’admirai comment quelques tapisseries de France suffisent, qu’on me passe l’expression, à débochiser une architecture.

Le décor se complétait de la chatoyante assemblée qui, en attendant l’arrivée du Président de la République, s’y trouvait réunie. Nos toges universitaires sont individuellement, si j’ose dire, criardes et presque désobligeantes. Lorsqu’elles se groupent en un ensemble imposant, leurs couleurs, loin de se heurter, se fondent à merveille : que les lettres soient jaunes, le droit vermillon, la médecine écarlate, les sciences grenat, la théologie violette, qui nous expliquera pourquoi ? Mais il n’importe : ces robes multicolores faisaient un admirable effet. Au surplus, c’étaient celles qu’avaient, avant 1870, portées dans les cérémonies universitaires de Strasbourg Pasteur, Janet, Fustel de Coulanges, et Strasbourg les attendait en ce jour comme on attendait, — le 22 novembre 1918, — le pantalon rouge... qu’on ne vit point.

On le vit l’autre jour, ne fut-ce que sur le maréchal Joffre, encore que celui-ci fût pris dans le groupe des habits verts de notre Institut. Pour le reste, l’habit horizon foisonnait. On s’est, aussi bien, non seulement habitué à « ces habits bleus par la victoire usés, » mais pris d’amour pour eux, car ils sont entre Rhin et Vosges très manifestement chéris. Ils évoquent les heures de la libération. On entend qu’ils soient de toutes les fêtes ; ils étaient de celle-là. La salle ne regorgeait point seulement de professeurs, mais aussi de soldats, — et des plus grands. Qui dira la formidable ovation dont les trois maréchaux furent l’objet ? Sur leur passage, les toques des professeurs se soulevaient bien haut, — hommage très noblement rendu de la science émancipatrice aux armes libératrices. Mais tout à l’heure, ces illustres soldats donneront le signal des applaudissements quand sera saluée la Science française rentrant chez elle. Et tout à l’heure encore, le recteur associera en un même regret deux illustres absents : le général Gouraud et le maître Ernest Lavisse.


C’est une belle mission que de représenter, en ce 22 novembre 1919, l’Université de Strasbourg ; mon confrère Charlély, hier professeur à l’Université de Lyon, après avoir écrit de belles pages d’histoire, en vit une à cette heure, incomparable. Je suppose que ce savant encore jeune est assez indifférent au prestigieux costume dont Napoléon a drapé les recteurs de ses Académies, et qu’il n’est point grisé par tant de soie et de dentelles, mais il aurait le droit d’être enivré du rôle qui lui est en ce moment dévolu : c’est lui qui, au nom de ces cent soixante maîtres des Facultés de Strasbourg, salue le chef de l’Etat. Il le fait avec une belle dignité, un peu froide : un recteur, — suivi des quatre Facultés, — ne saurait faire caracoler ses sentiments. Mais il évoque dans un beau style d’historien les heures de la vieille Université de Strasbourg d’avant 1789, dont l’attraction s’exerçait sur les deux rives du Rhin, puisque l’on vit, notamment, dans les dernières années du XVIIIe siècle, venir s’y asseoir le jeune Wolfgang Gœthe et le jeune Napoléon Bonaparte.

Tout le monde n’avait point, en regardant se lever, sous sa toge jaune, Christian Pfister, les sentiments tumultueux que j’éprouvais et dont nos lecteurs connaissent la raison. Et cependant, lorsque l’historien alsacien s’avança, les milliers d’étudiants qui cernaient en quelque sorte l’assistance lui firent une telle ovation, que la salle fut immédiatement prévenue qu’à cette minute, une nouvelle revanche s’affirmait.

Voilà déjà huit mois que Pfister groupe autour de sa chaire les étudiants d’Alsace ; ils ont reconnu en lui un des plus beaux représentants de l’âme alsacienne. Mais depuis trente ans qu’il professe à Nancy, puis à Paris, pas un des élèves qui ne sache qu’un cœur admirable domine tant de remarquables facultés chez ce laborieux artisan de l’histoire ; et c’était ce cœur qu’on s’attendait bien à voir s’ouvrir devant nous. Dès les premiers mots que l’émotion la plus intense n’arrivait point à étouffer, tous les auditeurs, — ceux même qui, un instant avant, ne le connaissaient point, — se sentirent ses amis. Cet homme, plus vieilli encore par les plus nobles passions que par un travail acharné, a vécu dans le double culte de la Vérité et de la Justice ; sa parole simple et forte, à laquelle un léger accent d’Alsace donne une saveur de plus, emprunte à son âme frémissante cette autorité que ne confèrent ni les titres ni les décorations. Ce jour est le plus beau de sa vie, mais il l’a, comme nous tous, payé du sang des siens et quoique l’ayant, à toutes les heures de sa vie, désiré comme un croyant peut désirer le Ciel, il dit avec une belle sincérité, qu’à certains moments cruels, il s’est demandé si on ne payait pas trop cher la réalisation d’un rêve si constamment, si passionnément caressé. Cette voix un peu brisée par la douleur trouvait le chemin de tous les cœurs, et il n’est guère d’auditeur qui ne se soit senti les yeux humides et l’âme bouleversée à l’évocation de ces jeunes hommes qui ont, par leur sacrifice, acheté l’heure que nous vivons. Mais de telles considérations peuvent-elles nous amollir ? Une nation vit de la mort de ses héros : eux-mêmes revivent avec nous. Etiam si mortuus fuerit, vivet.

Peu avant sa mort, — le fait a été ici même, en son magistral article sur l’Université de Strasbourg, rappelé par M. André Hallays, — Fustel de Coulanges formulait devant ses élèves de l’Ecole Normale ce vœu suprême : « Si jamais Strasbourg nous est rendu, si l’un de vous y occupe mon ancienne chaire, je le prie, le jour où il en prendra possession, d’accorder un souvenir à ma mémoire. » Or, parmi ses élèves se trouvait Christian Pfister. C’est ainsi que le flambeau transmis par l’illustre auteur de la Cité antique d’une main défaillante est rapporté à Strasbourg. La chaîne des temps se ressoude.

Elle se ressoude en effet : Pfister, au cours de son discours si émouvant, a eu, parmi d’autres, un mot très heureux : « Nous célébrons la rentrée des cours de 1870. » Dans la bouche de ce savant aux formules précises, ce n’est pas là argument oratoire, mais fait historique : l’Alsace n’est point une province qui passe des mains allemandes aux mains françaises comme elle a passé des mains françaises aux mains allemandes ; la double fidélité de l’Alsace-Lorraine à la France et de la France à l’Alsace-Lorraine, celle fidélité entêtée en ses espoirs et que raillait l’Allemand, a eu cette conséquence, que, pour tous, le règne allemand entre Rhin et Vosges n’était qu’interrègne et la présence des Herren Professoren à l’Université que trop long intérim. Et voici que les facultés « rentrent. » Elles rentrent même en présence d’un des maîtres qui, en 1870, eût pu « rentrer » effectivement : le vénérable docteur Gross qui, professeur à la Faculté de médecine de Strasbourg depuis le 19 mars 1869, transféra en 1872 son enseignement à Nancy où je l’ai connu doyen et qui, se levant, au milieu des acclamations de l’assistance à l’appel de son nom, semble nous adresser le salut d’outre-tombe des maîtres disparus sans avoir, hélas ! connu l’heure des revanches.

Et voici qu’une autre revanche va s’affirmer : celle d’Ehrmann.

Vous vous rappelez ce jeune étudiant, Ehrmann, que M. Maurice Barrès rencontra chez la sémillante comtesse d’Aoury, on Lorraine annexée, qu’il aperçut peu de temps après assommant si proprement, au cours d’une bagarre épique, des « camarades » teutons de l’Université au théâtre des Variétés de Strasbourg et dont, l’année suivante, il reçut les confidences à Sainte-Odile, — bref le héros de ce volume sensationnel : Au service de l’Allemagne.

Ehrmann, ancien étudiant de l’Université et ancien volontaire d’un an dans la caserne de la place d’Austerlitz, a ici à prendre deux revanches pour une. Ayant estimé, — au prix de quelles luttes entre sa conscience de Welche et son sentiment de Français ! — que « son devoir d’Alsacien était en Alsace, » il s’est ainsi exposé à être molesté par les Allemands aux Variétés et à être méconnu des Français pour avoir passé par la caserne et coiffé le casque à pointe. M. Barrès, à la vérité, — dont l’absence en ces fêtes a été l’objet d’un regret général, — en nous livrant les claires raisons dont s’inspira la conduite d’Ehrmann, nous a imposé sa sympathie pour ce jeune Alsacien dont le réalisme solide est au fond fait d’idéalisme pratique. « Je suis un héritier : je n’ai ni l’envie ni le droit d’abandonner des richesses déjà créées. » Et parce qu’il n’a pas abandonné l’héritage, il peut nous le transmettre. Oui, chacun des deux groupes alsaciens a joué son rôle. Un Pfister a, dans ses chaires françaises, pu, comme un Keller au Parlement, un Erckmann dans la littérature, un Henner dans le monde des arts, mille autres dans vingt milieux, rester en France un des témoins de l’Alsace, un de ceux qui, par leur seule présence d’exilés, protestaient, et, protestant, empêchaient les protestations françaises de s’endormir. Un Ehrmann, — et ce jeune homme s’appelle légion, — a, en se cantonnant dans son devoir alsacien, été, lui, un autre témoin, le témoin de la race et le défenseur du patrimoine entre Rhin et Vosges, et tandis que nous protestions, — condition nécessaire, — lui, maintenait, — autre condition nécessaire.

Aujourd’hui Ehrmann s’appelle Bucher, à moins que Bucher ne se soit autrefois appelé Ehrmann. Tout le monde connaît maintenant le docteur Bucher. Ceux qui, au banquet du 22 novembre dernier, ont entendu le toast de M. Millerand, savent à quelle valeur sont prisés par un politique éminemment réaliste les services rendus avant, pendant et après la guerre par cet esprit à la fois si souple et si puissant, servi par tant de séductions, par ce personnage singulier et prenant que j’ai présenté naguère aux lecteurs de la Revue sous un voile mystérieux, encore que transparent.

Bucher parlait au nom des étudiants alsaciens qui subirent les Herren Professoren et les durent digérer ad majorem Galliae gloriam. Ces Celtes aujourd’hui éclatent de joie : familiers avec la demeure où nous pénétrions, ils nous y guident avec une triomphante allégresse. Cantonnés dans leur cercle, ils constituaient, en cette Université de Strasbourg, un bataillon toujours sur la défensive, — sauf quand, ainsi qu’aux Variétés, ils se ruaient, avec une terrible fureur, contre l’étudiant Masure, Vandale, Suève ou Teuton. C’est aux tout derniers de ces étudiants récalcitrants que Sa Magnificence le Prorecteur Rahm adressait en 1912 cette admonestation : « Depuis quelque temps, nous remarquons que vous ne venez pas à nous dans un esprit libre d’arrière-pensées. Notre devoir est de vous mettre en garde contre les dangers auxquels vous vous exposeriez en regardant du côté des Vosges et en vous laissant aller à des illusions qui ne deviendront jamais des réalités. » — Admirable témoignage du danger pour un Prorecteur d’être trop affirmatif et des craintes qu’inspirait, plus encore en 1912 qu’en 1902, la jeunesse alsacienne à l’usurpateur.

L’orateur d’aujourd’hui cependant représente avant tout la génération de 1902. Il parle avec la belle assurance des gens qui ont, — à toute heure, — connu la lutte, la lutte souvent obscure, guerre de guérillas, guerre de ruse et de force à la fois, qui faisait s’inquiéter un statthalter en son palais, un recteur en son « Sénat. » Et c’est avec cette assurance qu’il a, très nettement, sans rudesse, mais sans artifices, expliqué, pour les Français venus de tous les coins de France, la mentalité présente de l’Alsacien. Qui Bien se connait, bien se porte, nous affirment les hygiénistes, et la sagesse des nations ajoute : Un homme averti en vaut deux. Bref, Bucher, — en affirmant tout à la fois sa fidélité de tous les temps, maintenue au milieu des luttes contre le Germain et les revendications de la personnalité alsacienne à cent lieues du séparatisme et de l’autonomisme, — a pris avec aisance sa double revanche. « L’héritier » de Maurice Barrès parlait au nom de l’héritage.

Si Bucher apportait à l’Université française ressuscitée le tribut de fidélité que lui gardèrent, un demi-siècle, ceux que l’Université Empereur-Guillaume avait immatriculés sans les plier, il était bon que l’on sût publiquement dans quels sentiments les Universités étrangères voyaient cette résurrection. Maîtres et élèves sont accourus de tous les points de l’Europe. Le Congrès des étudiants avait déjà accueilli ou allait accueillir les touchantes félicitations des camarades d’Europe tout frémissants encore de la joie qu’a déchaînée notre victoire parmi les peuples libres, — fussent-ils restés neutres, — de ces étudiants de Norvège dont la bannière, avec vingt autres, se dressait au fond de l’estrade, à ces étudiants belges que nous verrons saluer Kléber comme un de leurs héros, — ce en quoi ils étaient dans la vérité, car toutes ces Marches de l’Est ont, il y a un siècle, combattu sous le même drapeau, sous les « couleurs de la Nation. » « L’Université de Strasbourg, avait tout à l’heure proclamé M. le recteur Charléty, est la filleule du monde, » et il avait ajouté : « Nous mêlerons sa vie à celle de toutes les provinces, car elle est vraiment aujourd’hui une œuvre nationale. » Le monde, puis nos provinces, allaient venir sanctionner la parole du Recteur.

Rien de plus solennel que l’appel fait, de la voix claire et haute qu’on connait, par le président Poincaré aux délégués des Universités venues saluer avec la résurrection de l’Université de Strasbourg, la revanche du Droit : Louvain et Belgrade, Lausanne et Liège, Jassy et Gand, Prague et Oxford, Cambridge et Athènes, Gand et Glasgow, Edimbourg et Rome, Coïmbre et Christiania, Madrid et Groningue : des neutres d’hier, des alliés, des amis, nations préservées, nations sauvées, nations délivrées, nations ressuscitées, Bruxelles s’affirmant « sœur » et le prouvant, Lausanne se réjouissant de voir prévaloir le droit, Christiania parlant par la bouche d’un historien norvégien de Gambetta, Louvain criant de ses ruines son allégresse et son amitié. La plupart des délégués se drapant dans les splendides costumes dont quelques-uns évoquent les âges déjà lointains, s’avançaient avec la majesté de cardinaux à cappa de moire : c’étaient des cardinaux en effet, et Strasbourg semblait aujourd’hui le centre d’un grand Concile où l’âme de l’Europe tenait assises, congrès des « Amitiés françaises. »

Puis toutes nos provinces de France défilèrent, représentées par les délégués de leurs Universités : Paris d’abord avec le recteur Lucien Poincaré qui, la veille, avait, avec sa douce gravité, adressé de si belles paroles aux étudiants assemblés, et Lille qui elle aussi sort à peine de fers brisés, et puis Nancy qui naguère gardait, je l’ai dit, une partie de l’héritage et s’estime heureuse de rapporter le flambeau conservé, et toutes nos régions, Lyon, Bordeaux, Grenoble, Poitiers, Rennes, Toulouse, Aix, Clermont, Caen, Dijon, Besançon, toute la France accourue.

Et lorsque toutes ces provinces, — après tant de pays amis, — eurent déposé entre ses mains leurs adresses et leurs vœux, le président Poincaré se leva et parla.

Tout le monde a lu son discours : il serait, aussi bien, malaisé de l’analyser ; on analyse difficilement un discours de notre Président. Il ne s’y trouve jamais de phrases négligeables ; le discours s’avance serré, nourri, substantiel, en cette belle ordonnance et cette langue élégante qui, soutenant et, en quelque sorte charmant l’attention, permet à l’orateur ce que d’autres ne tenteraient pas sans appréhension, — et par exemple de dire tout ce qui peut être dit de l’Université de Strasbourg, son passé, son présent, son avenir, l’esprit de son institution, l’histoire de son développement, le tableau de son activité au XVIIIe siècle, l’exposé de ses vœux lorsque fut réorganisé l’enseignement public, — y compris ce curieux document inédit où Strasbourg, en l’an V de la République, réclamait ce groupement d’écoles en Université que réalisera seulement, cent ans après, la Troisième République, — la chronique des Facultés où l’on vit, au XIXe siècle, professer tant de grands maîtres, et, dans les dernières années, Paul Janet, Pasteur et Fustel de Coulanges. Le Président a célébré, avec faits à l’appui, la fidélité des étudiants alsaciens se révoltant contre les assertions provocatrices des professeurs allemands et, tous les ans, « renouvelant la protestation muette de l’Alsace opprimée en défilant, chapeau bas, devant la statue de Kléber ; » il a montré que l’Université allemande de Strasbourg avait été moins un temple de science qu’une forteresse du pangermanisme, une machine à broyer les âmes ; celle dont nous saluions aujourd’hui la renaissance serait, tout au contraire, » à la frontière de l’Est, le phare intellectuel de la France, dressé sur la rive où vient expirer le flot germanique comme autrefois cette enceinte celtique qui couronnait la montagne de Sainte-Odile et dont les gardiens surveillaient à l’horizon les mouvements du monde barbare. »

Notre Président n’est jamais plus à l’aise qu’en ces Marches de l’Est. Il en a manifestement l’esprit, le cœur et je dirai la moelle. On le sent ici dans l’atmosphère où sa race s’est formée. Il en exprime le sentiment avec une sorte d’âpreté aujourd’hui traversée d’allégresse : le début de son discours a saisi les auditeurs comme le cri de joie presque sauvage des Marches définitivement délivrées à Versailles. Cette joie immense que j’ai vue se peindre sur ses traits, lorsqu’en décembre 1918 il entrait dans Metz, dans Strasbourg, dans Colmar, dans Mulhouse, a derechef reparu sur sa physionomie à l’ordinaire plus fermée. Et parce que ces populations de l’Est reconnaissent en lui leur homme, ce grand Lorrain est ici le porte-parole le plus populaire de la France libératrice devant la France libérée.


Il fallait que la cérémonie universitaire se terminât par une fête de la rue. Tout Strasbourg s’était massé en foule compacte devant l’Université, sur la place de la République et dans toutes les avenues. La fête que Strasbourg aime et aimera toujours par-dessus toutes les autres, le régal favori, le banquet où il se rue, c’est le défilé des troupes libératrices.

Sous le ciel pâle, — moins brillant que celui qui, le 22 novembre 1918, répandait sur les troupes de Gouraud un soleil d’apothéose, — le général Humbert s’avance vers l’Université à la tête de la garnison. Humbert, c’est encore un de ces grands chefs vainqueurs qui sont ici l’objet d’un culte attendri : car hier Gouraud ne quittait Strasbourg qu’au milieu d’un concert d’enthousiastes amitiés et de regrets éclatants. Uno avidso, non deficit alter aureus : Strasbourg a vu un autre héros de la Grande Guerre apparaître ici et l’acclame. Un large salut de l’épée au perron. Là, autour du Président, des ministres, des maréchaux, la masse des toges multicolores, des habits de l’Institut, des étudiants à bérets, des bannières d’universités : le spectacle pour la rue est admirable. L’armée rentrée salue la science rentrée.

Ce ne sont plus les soldats que j’ai vus l’an passé, défilant le casque encore bossue et les vêtements usés par cent combats ; mais pour ceux qui, pour la première fois, — et ils sont nombreux, — voient des troupes françaises s’avancer de la ci-devant « « place de l’Empereur » vers la ci-devant « « Université Empereur-Guillaume, » l’émotion est celle qui, le 22 novembre 1918, mouillait nos yeux et faisait éclater nos cœurs. Comme sur le passage des maréchaux, les toques se levaient devant les soldats bleus avec une sorte de respect cordial. Une immense fraternité unissait les cœurs, du perron où trônaient les professeurs au pavé que foulaient allègrement les derniers bleuets de la Grande Guerre. Et une fois de plus s’affirme le caractère de la journée. Tout à l’heure Millerand le dégagera en son style ferme et sans ambages : « En choisissant cet anniversaire pour la reprise solennelle de ses travaux, l’Université de Strasbourg n’a pas entendu seulement manifester sa reconnaissance aux artisans de sa libération dont je salue dans les maréchaux de France les représentants glorieux. Elle a voulu, dans ce pays que le militarisme prussien a, quarante-huit ans, opprimé, à quelques lieues de Saverne, signifier la nécessité de l’accord entre les hommes de la pensée dont l’existence est consacrée au culte de la vérité et les hommes d’action qui ont voué leur vie à la défense de la patrie... » Et dans un rapprochement que saluaient les applaudissements des convives du banquet, il ajoutait : « La Cité dont les statues de Gutenberg et de Kléber ornent les deux places principales n’était-elle pas toute désignée pour faire entendre cette leçon ? »

Il m’avait bien paru reconnaître le matin, sous une toge jaune, M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, ce fameux Bergeret dont la jeunesse de 1900 goûtait tant les propos doucement dissolvants. Je le retrouvai au banquet ; il me confia que, soudain inspiré par quelque « démon » intérieur, il avait sollicité, — encore que cela comportât quelques sacrifices, — l’honneur d’être envoyé de la Sorbonne à Strasbourg. Il y avait rencontré le brave général Cartier de Chalmot, qui maintenant commandait, tout près de là, un corps d’armée et était allé le saluer avec infiniment de déférence. Nous causâmes de la journée. « Ce qui m’étonne le plus ici, dit-il, c’est de m’y voir. » Il admirait en effet sa propre présence qui condamnait des idées qu’il avait, — il y a vingt ans, — crues très larges et qui s’étaient avérées très courtes : « Parlons bref, me dit-il ; nous étions de purs extravagants. Je déplorais devant le commandeur Aspertini que, Mac Mahon ayant été battu à Sedan, le manuel de philologie de mon confrère Raynouard fût banni des écoles d’Oxford, mais je n’en tirais pas la conclusion logique ; or, je viens d’apprendre, précisément par un des maîtres de cette Université, qu’une chaire de philologie française vient d’y être fondée sous le vocable de chaire Foch . Je comprends aujourd’hui qu’argumentant fort sainement, je ne savais point juger. C’est grâce aux « trognes armées » que j’ai eu l’honneur et la joie de revêtir cette bizarre, mais prestigieuse robe de soie jaune dans cette Alsace reconquise. J’éprouve d’ailleurs à reconnaître une erreur de jeunesse une joie de plus et, tout comme M. Terremondre que jadis je persiflais doucement, j’ai, devant les tirailleurs, crié : Vive l’armée ! Et voici que le soir au Théâtre où, pour que d’un bout à l’autre la journée commencée dans les Gobelins gardât un beau caractère d’élégance française, on entendait chanter la délicieuse Manon, j’abordai le général Cartier de Chalmot. Il me dit : « J’ai vu Bergeret : c’est un excellent esprit ; nous autres soldats, remettons avec bien de la confiance à ces messieurs le soin d’achever notre ouvrage. Ils monteront aussi sûrement que nous et avec nous, de l’Université de Strasbourg, la garde sur le Rhin. »


LOUIS MADELIN.