La Jeunesse d’une Mirabeau
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 599-632).
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QUELQUES ÉPISODES
DE LA
JEUNESSE D’UNE MIRABEAU
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS[1]


I

Il s’agit de la jeunesse d’une sœur de Mirabeau, sa cadette d’un peu plus de trois ans. Elle était née le 4 septembre 1752, au château du Bignon près de Nemours. On l’appelait familièrement Louise. La chronique de son temps l’a souvent mise en vedette sous son titre de femme, marquise de Cabris. Mais on retiendra plus volontiers, sans doute, le surnom, — Rongelime, — dont son bourreau de père l’a marquée d’un trait de plume indélébile, pour sa ressemblance, disait-il, au serpent de la fable.

Rongelime était d’une grande beauté, mais plus imposante que touchante. Elle semblait créée pour la conquête et la domination. Tête hardie, machinante, et d’une fixité rare dans ses desseins, caractère altier, tempérament fougueux, elle introduisait partout avec elle l’intrigue, le tumulte, souvent le scandale ; et cependant, à travers les aventures les plus compromettantes, elle savait se gouverner si adroitement, garder un front de dignité si lier, se réclamer de principes si généreux, qu’elle faisait aisément croire à l’honnêteté de ses mobiles. Elle n’en avait pas, d’ailleurs, de foncièrement mauvais. Le soin qu’elle prenait de cacher ses égaremens n’était pas qu’un feint respect de la vertu. Quand elle eut dissipé les superfluités de sa jeunesse, comme un vin versé de trop haut qui éclabousse, et dont la coupe ne garde rien, Mme de Cabris s’affligea de sa sécheresse et de son vide, et s’appliquant à remplir ses devoirs, elle prouva qu’elle était capable des plus difficiles qualités d’abnégation, de constance, de courage.

La suite d’épisodes que nous allons conter la montre assurément sous son jour le moins favorable ; elle y trouvera pourtant un commencement de réhabilitation. Et puis, dans cette période de sa vie, elle est si intéressante par l’ascendant extraordinaire qu’elle exerça sur son frère le futur tribun ! Entre elle et lui, l’amitié et la haine ne furent pas communes. Ce fut une crise passionnelle, comme une rudimentaire et crue ébauche du René de Chateaubriand. Le « cas » est le même au fond. Toutefois, que de dissemblances dans les caractères et dans les formes !

Mirabeau semble s’être épris de sa sœur aussi vivement qu’Amélie s’éprit de son frère. Et voilà déjà une notable interversion des responsabilités et des rôles. Mais il y a plus. Chez René, une profonde sensualité se spiritualise et s’épure presque à force de scrupules, de délicatesse et de poésie ; un nouveau génie français, le génie moderne, encore inquiet et souffrant de l’opération sanglante qui l’a dégagé, non pas ennemi de sa filiation dans le passé, mais contraint de rompre avec elle, non pas enthousiaste de ses perspectives d’avenir, mais déterminé à les parcourir, clairvoyant s’il regarde derrière ou devant lui, incertain s’il cherche en lui-même, confesse les méprises de son cœur avec la pudeur d’un chrétien, la réserve d’un homme bien né et les artifices d’expression d’un styliste achevé. Mais un Mirabeau personnifiait une société finissante qui voulait, avant de se dissoudre, aller à l’extrémité de ses forces bonnes et mauvaises. Qu’il y mettra peu de ménagemens ! avec quelle violence il s’y portera ! C’est que, on ne l’a nulle part observé, en ces dernières années de l’ancien régime, le cadre social était seul vermoulu ; le corps de la nation, de la tête aux pieds, était pléthorique. La Révolution fut comme un coup de sang, la crise d’un excès de santé. On était raffiné et subtil dans la politesse, en société ; mais on était gaillard, brutal et même grossier de façons, de langage, d’appétits, entre soi, chez soi. Les esprits étaient frivoles, déréglés, anarchiques, mais hardis, lumineux et puissans. Les cœurs, en apparence secs ou corrompus, n’étaient pas non plus sans ressort ; s’ils ne donnaient plus un battement aux affections ordinaires de l’homme, ils s’ouvraient tout grands aux passions exceptionnelles ou supérieures de l’humanité. On vivait très vieux en usant jusqu’au bout, par tous les bouts, sans déclin visible, des facultés nobles. On ne plaignait ni sa vie, ni sa mort. Les vices mêmes étaient vigoureux. Ainsi, bon pour René qui sort à peine de la grande catastrophe et qui appréhende partout la colère divine, de n’oser interroger le cœur d’Amélie, de n’oser soulever le voile sous lequel elle lui dérobe sa tendresse coupable ! Mais la toilette d’une jeune femme du XVIIIe siècle la déshabille à demi déjà ; et si quelque gaze gène encore le regard incestueux de son frère, il la déchire. Que craindrait-il ? Il croit que le ciel est vide, il sent que le sol est près de l’engloutir.


I. — UN MARIAGE MAL ASSORTI

Le marquis de Mirabeau, dit l’Ami des Hommes, avait eu six ou sept filles ; il lui en restait trois. Il faisait peu de cas d’elles avant leur âge nubile ; mais cet âge venu, il ne les quittait plus des yeux jusqu’à leur établissement. Le tour de l’aînée Marie, était passé ; un peu disgraciée par une stature colossale et sujette à des accès de démence, elle était confinée pour la vie au couvent des Dames dominicaines de Montargis, où elle portait déjà le voile blanc des novices. Suivait Caroline dont le parti était connu. Louise, la dernière, était donc près de soutenir le redoutable examen paternel. Le marquis ne la connaissait guère par lui-même, bien qu’il s’en fût séparé il y avait peu de temps et qu’elle eût grandi auprès de lui jusqu’en sa onzième année entre ses deux frères, le comte Gabriel et le chevalier Boniface. Il s’en était rapporté sur son compte aux dires de la douairière de Mirabeau, sa mère, de Mme de Pailly, sa maîtresse, de la petite comtesse allemande, veuve de son frère Alexandre, et de Mme Poisson, la gouvernante de sa marmaille. Mme Poisson résumait le mieux l’opinion commune sur Louise en disant d’elle : « Point de milieu ; ou excès en bien, ou en mal. » La petite comtesse allemande ajoutait seulement : « Il n’y a de trop que l’alternative. » Quant à la mère de la petite, elle n’avait plus voix au chapitre. La marquise de Mirabeau vivait reléguée en Limousin, son pays natal, pour raison d’inconduite.

Louise avait été mise au couvent, à Montargis, depuis moins de quatre mois, lorsque, sans avis préalable, sa sœur Caroline fut envoyée à Aigueperse, chez sa grand’mère maternelle, la marquise de Vassan, fiancée le lendemain de son arrivée, et mariée le surlendemain au jeune marquis du Saillant. Jamais demoiselle ne fut moins avertie du sort qu’on lui avait ménagé, et jamais aucune n’eut moins lieu de s’en plaindre. Le 18 octobre 1763, jour où l’évêque de Limoges bénissait cette union promise au plus rare bonheur, le marquis de Mirabeau en fit part à son frère le bailli. Après s’en être félicité, il lui apprenait que, « sur le bruit de cette affaire, » son ami M. de Saint-Cézaire, gentilhomme du pays de Grasse, lui avait demandé s’il avait encore une fille à marier : « J’ai répondu qu’il ne me restait que ma Louise, qui n’a que onze ans et qui sera, je crois, de bon aloi. Sur ce, il m’a marqué qu’il me voulait préparer un sien voisin, homme de château aussi, et tout au plus passant les hivers à Grasse, ce qui vaut Brive où règnent les Saillant. Ce jeune homme a quinze ans à présent et un père de soixante-dix. Il lui connaît sa terre qui lui rend 27 000 livres de rente. Il s’appelle le marquis de Cabris… Je l’ai remercié et je lui ai dit d’aviser au sujet, et que c’était là le point. » M. de Saint-Cézaire était bien renseigné, et bien placé pour l’être. Il avait un fils, lieutenant de vaisseau, marié à l’une des cinq filles de ce vieux marquis de Cabris.

Que la terre était déjà petite ! À Malte, où le bailli de Mirabeau se trouvait alors, vivaient justement dans sa familiarité plusieurs chevaliers originaires de Grasse, qui lui avaient, eux aussi, parlé du jeune Cabris comme d’un enfant bien élevé et très fortuné : « Parbleu, s’il veut, avait dit le bailli, je lui donnerai une nièce à moi ! » Mais les chevaliers avaient objecté que les demoiselles élevées à Paris effrayaient les gens de château : « Ah ! par dieu, avait reparti le bailli, celle-là n’y a jamais mis le nez… Mon frère serait bien fâché que nul de sa race eût les bons airs de Paris ! » et la conversation de tourner court. L’objection gênait le bailli. La conviction lui aurait manqué pour démontrer que Louise n’était point une fille de « l’infâme Babylone moderne. » Lui-même, tout le premier, il avait fait souvent à son frère la remarque désobligeante qu’il venait d’essuyer : « Je t’avoue, lui avait-il écrit en 1750, que je suis toujours plus fâché de te voir établi à Paris ; tes filles deviennent par là plus difficiles à établir. Il est très vrai qu’il n’y a plus d’honneur que dans les châteaux, et que ceux qui les habitent en sont persuadés. J’ai jeté quelques propos à cet égard vis-à-vis de bons, anciens et très honnêtes gentilshommes de nos montagnes. Je vois que l’éducation prise à Paris, même auprès, fait trembler tous ceux à qui il reste quelque trace d’honneur. » À quoi le marquis répliquait qu’il était bien obligé de prêcher l’amour de la province, rattachement des seigneurs à leurs terres et à leurs vassaux, le mépris des charges de cour, non dans le désert des campagnes, mais à la ville ; qu’au surplus, Paris n’inspirait pas moins d’envie que de mépris aux châtelains restés dans leurs châtellenies ; et qu’enfin, les fils de ceux-ci viendraient à ses filles de partout, attirés par le bruit de son nom et de son crédit qui auraient été de nul prestige, s’il ne s’était transplanté des bords de la Durance sur ceux de la Seine. De fait, un de ces mêmes chevaliers de Malte s’en vint à plusieurs reprises entretenir le bailli de ce mariage suggéré par M. de Saint-Cézaire, et s’offrir pour en entamer les pourparlers.

Quand le bailli fut rentré en Provence, il mit en mouvement un autre officieux, le marquis de Clapiers-Saint-Jean, lieutenant de vaisseau retraité, qui était le cousin de M. de Cabris. Bien que marié et père de quatre enfans, M. de Clapiers rêvait d’abandonner sa famille pour vivre au château de Mirabeau, dans l’ombre du bailli, à le louer et à le servir comme un dieu. Il n’y avait pas d’être plus négociateur par nature ; et son sobriquet de Mon Bon, mi-louangeur mi-satirique, peignait bien sa nature liante, tendre et subordonnée, mais un peu caillette et mouche du coche. Il ne tarda guère à remporter un avantage marqué. C’était une réponse du vieux marquis de Cabris nettement favorable en principe à l’union proposée. De son côté, le marquis de Mirabeau en était toujours plus entiché ; ce petit Cabris lui semblait « un parti immense ; » et comme M. de Clapiers lui avait prêté quinze mille livres par une suite de sa dévotion au bailli, il s’était écrié : « Ce procédé a décrété dans mon cœur qu’ils auront ma fille coûte que coûte ! » Ce n’était pas un vain serment, il eut l’occasion de le prouver aussitôt. M. de Clapiers venait d’apprendre qu’il y avait de la folie chez les Cabris et qu’une sœur du jeune homme en avait ressenti des « influences. » La réalité était bien pire : M. de Cabris père, après sa mère et avant sa fille, avait eu la tête dérangée pendant une bonne partie de son existence ; mais il était guéri, on n’en parlait plus.

À cette révélation, l’Ami des Hommes feignit de ne plus songer à ce parti pour sa Louise et de s’en aller chercher ailleurs. Le bailli le ramena d’un mot. Son chevalier de Malte était venu lui expliquer que « l’accident » de Mlle de Cabris avait eu des causes « absolument personnelles, » que « cela » avait été très léger, qu’elle était maintenant dans tout son bon sens : « Cet homme, concluait le bailli, connaît bien mieux cette maison que M. de Clapiers. Le jeune homme est tant pour le corps que pour l’esprit de la meilleure espérance. » — « Je suis bien aise, lui répondit l’Ami des Hommes, de savoir ce que tu me mandes sur l’article qui nous avait tant effrayés. » Et il ne s’en informa pas davantage. L’idée de croiser la folie de deux races (car la douairière de Mirabeau était à présent folle furieuse, comme sa petite-fille) avait pourtant de quoi rebuter un père dont c’était la prétention de ne travailler qu’en vue de sa postérité la plus lointaine.

Il semblait qu’ainsi on dût aller vite. Mais le jeune homme était bien jeune, il n’avait pas fini ses études de droit, on débattit tout à loisir les clauses du contrat, et quand on les eut fixées, on différa encore le mariage pendant une année sous divers prétextes. D’avril 1765 où les premières négociations avaient eu leur premier succès, on arriva de la sorte au mois d’avril 1769, où les familles, qui n’avaient encore noué aucunes relations directes, jugèrent à propos d’échanger les ratifications et les complimens d’usage.

Pour une jeune fille aussi belle et aussi bien douée que Louise, il y avait eu souvent du dépit, presque de la honte, à demeurer au couvent passé quinze ans, comme une promise en l’air. Mais trop fière pour se plaindre, elle avait pris le tour de confier en pleurant, à la religieuse qui l’instruisait, qu’elle songeait tout de bon à prendre le voile comme son aînée. Prévenu, le marquis s’en vint la voir. Il la trouva d’une grande taille, bien faite, l’air fort noble, et d’une figure plus intéressante qu’il n’est ordinaire à cet âge.


J’ai vu, manda-t-il ensuite au bailli, j’ai vu dans ses yeux et dans son maintien trace de cette mélancolie douce qui montre que la vigne est en fleur. — J’espère, lui répondit le bailli (26 septembre 1768), que cette velléité de se faire religieuse ne sera pas une vocation plus décidée que celle de Mme du Saillant, et ma foi, si elle voyait le drôle que je lui propose, je crois qu’elle pourrait y regarder à deux fois. Il est, ma foi, comme on dit ici, fait à profit, et a l’air de parler très clairement aux dames, quoique très sage et très retenu. Mais il a des épaules et des jambes qui font honneur à son visage, quoique joli.


Aussitôt les complimens échangés, le bailli invita ce prétendu à le venir voir. Il ne l’avait encore qu’entrevu à Aix. Il lui découvrit, mais en beau, de l’air et de la figure de feu Vauvenargues le moraliste, que le marquis de Mirabeau avait tant chéri (les Vauvenargues comme les Cabris étaient de la maison de Clapiers). « C’est le même caractère adouci et ramené à la sociabilité, » ajoutait le bailli. La réputation de l’étudiant était excellente. Il parlait du « vilain droit » en vrai gentilhomme qui ne pensait pas que la chicane fut un état pour la noblesse. Enfin, il témoignait d’une vive impatience de voir sa promise, non sans avouer de bonne grâce qu’il se mêlait à sa curiosité un peu de celle de voir Paris, et que se marier si jeune (il avait dix-neuf ans) ne lui avait d’abord pas souri, mais que cette contrariété s’était tournée en désir sur le bien qu’on lui avait dit de Mlle de Mirabeau et du fameux Ami des Hommes. Il comptait alors que son mariage pourrait avoir lieu en juin ou juillet. Mais août passa ; et en septembre arriva une lettre du vieux marquis qui alléguait, pour reculer encore, un dérangement de la santé de sa femme et les ménagemens dus à celle de son fils, que l’ardeur de la saison et l’incommodité des chaises de poste risquaient d’éprouver ! Or, tout était prêt au Bignon pour la noce et pour le festin, les invitations étaient lancées, Louise était là, ainsi que son frère Boniface et le ménage du Saillant qui devaient avoir regagné ensemble le Limousin dans la première semaine d’octobre, au plus tard, pour les ventes après vendanges : « Oh ! grommelait l’Ami des Hommes, le moyen que ce départ ne soit pas un coup de poignard pour une jeune personne infiniment sensible, instruite depuis longtemps, qui raisonne dans sa tête et qui n’est pas d’âge à penser que le froid ou le chaud de Provence fasse quelque chose à un homme de vingt ans ! » Il avait de l’humeur ; il eut de l’alarme au courrier suivant.

On se croyait d’accord sur le contrat ; et voici que M. de Cabris père demandait des sûretés nouvelles pour l’acquittement d’une somme de 30 000 livres que le bailli avait promis de compter à Louise, quand et comme il pourrait, pour rendre sa dot égale à celle de Mme du Saillant à qui sa grand’mère et marraine Vassan avait, en la mariant, donné somme pareille. M. de Cabris voulait au moins « un billet momentané ; » mais le bailli n’en pouvait souscrire d’aucune sorte, et il se tenait pour très offensé de la demande. Comme religieux profès, il était mort civilement et ne possédait rien qu’en viager. Quelqu’un s’interposa et régla cette difficulté. « Eh ! monsieur, disait elle-même Mme de Cabris à son vieux époux, nous ne sommes pas à cela près ! M. le bailli ne peut contracter en aucune manière, il fera ce qu’il pourra. — Eh bien ! concéda le bonhomme à son fils, quand M. le bailli vous donnera quelque chose, vous irez le manger à Paris. » Cette concession faite, il tomba malade et menaça ruine d’esprit comme de corps. Son fils n’osa plus le quitter ; et Mme de Cabris dut solliciter de l’Ami des Hommes un nouveau délai « au nom de l’Etre suprême, » en offrant les assurances les plus fortes qu’elle n’aurait jamais d’autre bru que Mlle de Mirabeau. Il fallut encore en passer par là, remettre à novembre. Les du Saillant et Boniface, ne pouvant attendre, partirent.

Le marquis de Mirabeau s’en félicita tout à coup ; ce départ ne rompait qu’à temps entre ses deux filles, Louise et Caroline, une intimité dangereuse pour son repos domestique. C’était sa maîtresse, Mme de Pailly, qui lui avait dessillé les yeux à cet égard. Elle avait deviné juste.

Ame active et entreprenante, exaltée par son idéal d’harmonie et de justice, et d’année, en année plus sensible à la disgrâce ignominieuse de sa mère qu’une lettre de cachet tenait écartée depuis huit ans de son foyer et de ses enfans, Louise avait conçu le dessein d’intervenir, aussitôt mariée, dans cette querelle meurtrière de ses parens et de ramener entre eux, par sa médiation désintéressée, une paix honorable et avantageuse à chacun. Elle comptait sur l’approbation de son mari, comme sur le concours de son frère aîné et de son oncle, tous deux ennemis jurés de Mme de Pailly ; et d’abord, elle s’était assuré le suffrage de Caroline, qu’elle avait obtenu sans peine, tant il y avait de bonté et d’honnêteté dans son dessein, et de mollesse, de docilité bovine, dans le caractère folâtre de Mme du Saillant. Mais l’Ami des Hommes regarda cette entente comme une trahison envers lui. Eh quoi ! sa Louise qu’il avait tant chérie et prônée, pour l’établissement de laquelle il se saignait à blanc, il la devait regarder comme un serpent auquel il faudrait un jour écraser la tête d’un coup de talon ? Soit, il en ferait le sacrifice. Toutefois, au moment d’éloigner cette vipère à huit cents lieues, il jugea inutile de lui laisser voir sa répulsion ; il se contenta de la faire épier et de se tenir sur ses gardes.

A la fin, Jean-Paul de Cabris, le futur, annonça son départ de Crasse pour le 23 octobre, et comme disait le bailli, les éléphans du roi Darius se mirent en marche. En vérité, disait-il encore, il semble que ce soit moi qu’on marie à la lenteur dont tout cela va ! Jean-Paul venait seul ; ses parens étaient trop caducs, et ses trois beaux-frères, ainsi que ses sœurs, étaient trop occupés sans doute pour l’accompagner. En passant par Aix, il se joignit au bailli et à M. de Clapiers, chargés d’être ses mentors jusqu’au Bignon. Chemin faisant, ceux-ci ne lui découvrirent encore que d’heureuses dispositions.

Jean-Paul montrait toute sorte de délicatesses et de prévenances d’intention ; il ne péchait qu’à l’instant de les mettre en actes par une bizarre et continuelle rêverie qui était ce qui frappait le plus en lui après les agrémens de son extérieur ; et tant que duraient ces absences, il avait l’air de l’apathie, de la taciturnité, de la froideur. « Heureusement, pensait le bailli, mon frère a la langue bien pendue ; car son gendre, sans être triste, est aussi réservé qu’il faut pour ne pas étourdir son prochain. » Etait-ce timidité, crainte d’une déception, défiance de soi ? L’Ami des Hommes vu de Grasse, si petite ville qu’on n’y eût pas trouvé une voiture à louer, pouvait paraître un personnage bien solennel à affronter ! Et déjà le bailli, avec sa mine longue, son dos rond, ses cheveux blancs et ses manières cérémonieuses, était bien grave, sinon bien distant… Mais non, rien de cela. Au vrai, M. de Cabris était, quoique si bel homme, un fils de vieux, — un autumnado, uno testo pas finido, comme on disait là-bas, — étouffé d’esprit et de caractère par un excès de précautions, de soins, de contraintes. Bien pis encore, c’était un exemplaire en diminutif du Distrait de Regnard, plutôt qu’un pensif et un sauvage à la Vauvenargues :


On dit qu’il est distrait, moi je le prends pour fou.


Nos trois Provençaux arrivèrent à destination le 17 novembre. L’accueil fut d’une cordialité plus démonstrative que chaude. On eût dit que les imaginations, brillamment enluminées de part et d’autre par les prestiges de l’incertitude et de l’espérance, se décoloraient et tombaient à plat devant la réalité, pareilles aux brouillards de cette saison, argentés et bleuis de loin, et qui se résolvent de près en un peu d’eau grise et froide. Les vents et les gelées avaient dépouillé aussi tout l’or et tout le vert du Bignon et changé en une grenouillère le joli lieu frais et riant que c’était deux mois auparavant. Les appartemens trop vastes et remeublés sommairement sentaient le déshabité ; l’air y avait moisi dans l’abandon ; et la compagnie, strictement réduite à quelques membres de la famille, à demi endeuillée encore par la mort récente de la douairière de Mirabeau, se démenait sans parvenir à remplir et à décongeler tout ce vide ; elle ne parvenait pas mieux à dérider et à dégourdir son jeune héros, sous ces voiles mouillés de l’extrême automne.

Jean-Paul se taisait, bâillait aux fenêtres ou tournait le dos à son idole pour prendre une gazette sur une table et s’abîmer dans sa lecture comme par une trappe. Louise, un peu hautaine et gourmée à force de stature et de dignité, gênée par cette indifférence ennuyée et muette, mais belle, éclatante, fraîche à peindre, « rongeait des clous. » L’amalgame ne s’opérait pas. Comment la trouvait-il ? Peut-être ni belle ni jolie, à cause d’une certaine vigueur d’expression, d’une certaine raideur de maintien, qui ne voulaient être pourtant que décence et que noblesse : beauté de tragédie, non d’idylle. Interrogé par son cousin, Jean-Paul dit qu’il était content du premier aspect. Louise, interrogée par son père, dit qu’elle était contente du moment qu’il l’était. Les fiançailles eurent lieu le lendemain ; et le surlendemain matin, le mariage fut béni dans la petite chapelle du château, avant la messe, selon le vœu de Mme de Cabris. Elle avait écrit à l’Ami des Hommes : « L’on fait quelquefois des mariages le soir et l’on ne dit la messe que le lendemain matin. Je vous prie d’avoir la bonté que l’on observe que la messe se dise après le mariage. Nous ne saurions prendre trop de précautions pour attirer les bénédictions du Seigneur sur nos enfans. »

Le marquis de Mirabeau répondit à M. et Mme de Cabris en leur faisant part de la célébration par une lettre modérée et comme rabattue de ton : « J’espère, y disait-il, que les jours que la Providence destine à cette union ressembleront à celui-ci qui n’est ni bruyant ni même gai que de cette satisfaction qui fait le concert des familles honnêtes. » Il fut plus explicite avec M. de Saint-Cézaire sur cette inertie et ces inattentions de son gendre, qui le tarabustaient ; il lui disait :


Nos enfans sont mariés de cette nuit, mon cher maître, et arrangés à cette heure-ci comme s’ils l’étaient depuis trois ans. Mme Louise est un chef-d’œuvre dans les occasions, je n’en étais pas en peine. Nature l’a bien servie, et elle avait ici de bons avertissoirs. À l’égard de mon nouveau gendre, je crois que ce sera un rare corps. Il est fort content, dit-on, mais il n’a été ni plus haut ni plus bas un moment que l’autre, l’air ouvert, naturel et noble, et simple et distrait… Il m’embrasse de bon cœur quand il y songe. En tout cas, je les crois bien assortis ensemble. Il ne me paraît pas un homme fort susceptible d’engouement, et tant qu’il restera quelque chose à conquérir à Louise, elle fera l’eu des quatre pieds de la perfection Au reste, je n’aurais jamais osé espérer trouver un jeune homme de cet âge si formé. Que Dieu les bénisse !


II. — UNE LIAISON DANGEREUSE

Trois jours après ce mariage à froid, le nouveau ménage regagna la Provence entre ses mentors ; le bailli et M. de Clapiers le suivaient jusqu’à Grasse afin d’y guider ses débuts. Quelle contrariété pour Jean-Paul, si curieux de Paris, d’en avoir approché de si près pour n’y pas entrer ! Mais on lui fit voir Montargis et le couvent des Dominicaines où les perfections de sa femme avaient fleuri. Il fallait répondre par une grande hâte à l’impatience légitime de M. et Mme de Cabris. Un concours de peuple nombreux attendait la fille de l’Ami des Hommes à la porte principale de la ville. Louise fut très admirée ; sa raideur majestueuse fit dire aux bonnes femmes « qu’elle semblait la Vierge de la paroisse ; » et de l’avis de tous, ses beaux-parens, à sa vue, avaient rajeuni de dix ans.

Néanmoins, c’étaient encore de bien vieilles gens. Quoique la douairière eût un quart de siècle de moins que son mari, elle était affligée d’un embarras de la parole qui lui ôtait tout l’esprit qu’on lui pouvait croire, et elle avait la tête si branlante qu’elle ne mangeait plus en compagnie. Le marquis, aussi froid et taciturne que son fils, touchait à la décrépitude ; valide à peine de deux jours l’un, prédisant à tout propos sa fin prochaine, il avait l’estomac soulevé de « vents » si incommodes qu’ils paraissaient devoir remporter bientôt, en effet. Auprès d’eux se tenaient la plupart de leurs filles, gendres et petits-enfans : le marquis de Lombard-Gourdon, veuf de leur aînée, père d’un joli garçon de dix-huit ans et d’une fille plus jeune ; Mme de Saint-Cézaire, dont le mari était en mer, et ses deux bambins, les idoles de leur grand’maman ; et M. de Gras, conseiller au parlement d’Aix, avec sa jeune femme récemment accouchée. La figure de Mme de Gras était tourmentée de tics déplaisans ; sa tête n’était pas très forte. Mais Mme de Saint-Cézaire était vive, enjouée, spirituelle. Jean-Paul avait encore deux autres sœurs, toutes deux absentes : l’une religieuse ursuline à Pont-Saint-Esprit, et l’autre, la folle, dont il était séant de ne point parler ; elle vivait non loin, au château de Cabris, sous la garde d’une servante. Au demeurant, toute cette maison respirait l’honnêteté et la bonté ; mais il était prudent de n’y avancer qu’avec précaution, les habitudes y étant devenues casanières, vétilleuses, intangibles, et, pour tout dire, fort ressemblantes à des manies.

En peu de jours, Louise eut pénétré le fond des caractères et délibéré sa conduite avec une sûreté et un bonheur qui séduisaient chacun. Contente de tout et de tous, elle écrivait le 30 décembre à sa sœur Caroline : « Quelque soin que tu aies toujours pris de m’annoncer du bonheur, tu n’as jamais pu le prédire au point où il est. » Jusqu’aux oliviers qui avaient à ses yeux le plus beau vert du monde ! M. de Clapiers s’applaudissait de son ouvrage ; « et moi, disait le bailli, cela me met du baume dans le sang. »

Mais après l’étourdissement de ce qu’elle appelait « le tourbillon de l’arrivée, » Louise déchanta. Elle serait tombée de l’activité dans la nonchalance, de la déception dans le découragement, si son amour-propre ne l’avait retenue. Elle voulait coûte que coûte réussir sous les yeux de son oncle, afin de s’attirer la confiance et l’applaudissement de son père. Elle avait beau faire cependant, elle ne pouvait aimer cet entourage morose et glacial. D’instinct, elle chercha du soutien dans l’affection de MM. de Lombard-Gourdon, ses beau-frère et neveu ; mais elle s’y porta avec un empressement si vif que le bailli lui représenta que le père était veuf, que le fils était de son âge, et que les soupçons vont vite en petite ville oisive. En vérité, ce faux pas vérifiait trop tôt l’opinion d’une vieille dame retirée aux Dominicaines de Montargis, qui répétait que « c’était faire les funérailles de l’esprit et des agrémens que de les envoyer en province. »

Certes, un grand théâtre comme Paris eût mieux convenu à Louise ; mais elle ne le regrettait pas. Elle ressentait davantage la privation d’un attachement irréprochable et propre à tromper l’appétit de son cœur, en donnant pâture à son intelligence. Parce qu’elle entendait ne pas céder aux conseils licencieux du siècle, elle n’avait pas un besoin moins vif de donner cours à son imagination et à sa sensibilité refoulées. Et voilà justement qu’à l’heure où elle souffre de cette angoisse du vide, débarque à Toulon un jeune officier de la légion de Lorraine, retour de l’expédition de Corse où il s’est distingué, âme ambitieuse de renom, génie précoce, cœur passionné, fait pour s’élever à tout, étonnant par la variété des talens et des connaissances, superficiel encore, mais le fonds si riche ! optimiste, sûr de lui, irrésistible, — et rebuté, méconnu pourtant par les siens à cause d’une enfance fougueuse et vicieuse qu’il déplore ; scélérat de conduite peut-être, mais séduisant de procédés, vertueux et délicat même d’intentions et de principes, éloquent et adroit pour le meilleur comme pour le pire ; en quête, lui aussi, d’une amitié qui le consolât de l’amour, où il pût prodiguer son cœur et sa tête et trouver en retour une protection, une aide positive, avec le secret dans les confidences. « Hélas ! gémit-il, que mon père daigne me connaître ! Je sais qu’il me croit le cœur mauvais, mais qu’il me mette à l’épreuve ! » Son oncle, qui le vouait naguère aux supplices, s’émerveille de le revoir ainsi transformé, le recueille dans sa maison, intercède pour lui et s’écrie : « Je ne sais s’il diffère des plus grands hommes autrement que par la position. » Mais l’Ami des Hommes répond en s’en écartant : « Plus il me craint, moins je dois m’en laisser approcher. » Ces accens arrivent jusqu’à Louise et la remplissent d’émotion. Elle vole en pensée au secours de son frère. Car c’est lui, Gabriel, son aîné, le compagnon et presque le seul ami de son enfance ; c’est le comte de Mirabeau, démarqué par son père sous le nom de Pierre-Buffière. Elle entre aussitôt en correspondance avec lui. Ils se verront d’ailleurs avant peu, au château de Mirabeau, où leur père a projeté de venir lui-même avec le ménage du Saillant et Mme de Pailly. Toutefois, Louise souhaite et appréhende en même temps pour son frère cette grande réunion de famille. Saura-t-il s’y contenir et s’y ménager le rapatriement de l’enfant prodigue ? Elle lui connaît une antipathie au moins égale à la sienne pour la maîtresse de l’Ami des Hommes ; elle sait encore que le comte redoute et déteste eu son beau-frère du Saillant un complaisant de Mme de Pailly, un détracteur de leur malheureuse mère, un administrateur trop intéressé de la personne caduque et des biens immenses de la vieille marquise de Vassan, leur grand’mère. Elle lui adresse donc ces conseils, le 24 juillet 1770 :


Je t’ai toujours dit qu’il viendrait un temps où tu serais heureux, tu mérites de l’être. Il me tarde d’être auprès de toi, j’aurai bien des choses à te dire. Je dissiperai les peines que je puis avoir en te les contant ; je serai heureuse parce que je trouverai chez toi du sentiment. Tu auras selon les apparences mon beau-frère et Mme de Pailly. Te sens-tu assez de force pour dissimuler les sentimens que tu leur as voués ? En amie, je te conseille de ne leur marquer d’éloignement qu’en leur prouvant que tu te passes d’eux. Adresse-toi à mon père en droite ligne lorsque tu en veux quelque chose. Oblige-le de te juger, de décider eu dernier ressort avant d’avoir pu consulter. Fais-toi peu connaître aux autres et beaucoup à mon père. Affecte de n’avoir pas plus d’esprit qu’eux, et devant mon père, fais-le paraître dans tout son éclat, accompagné de jugement et de bon sens… Si tu es la semaine prochaine à Mirabeau, je t’y verrai. Que je t’embrasserai de bon cœur !


Quand Louise et Gabriel s’étaient quittés jadis au Bignon, à peine adolescens, elle pour entrer au couvent, lui pour parfaire son éducation à Paris, il avait treize ans sonnés, et il promettait déjà d’être dans l’âge viril un homme de forte stature, d’un port de tête fier et charmant, malgré ses coutures et ses trous de petite vérole, et d’une physionomie exubérante de puissance, de génie, de passion. Il n’avait pas été difficile à sa sœur de suivre en pensée son développement, de manière à le revoir sans trop de surprise après tant d’années. Mais sait-on jamais quelle créature sortira de la chrysalide d’une grande fillette ? En retrouvant Louise dépouillée de cette enveloppe ingrate, dans toute la fraîcheur de la jeunesse, dans le plein éclat de la femme achevée, Pierre-Buffière fut ébloui, troublé, dominé. Ce furieux débauché n’avait guère encore poursuivi sous le nom d’amour que son plaisir, et guère jugé de la beauté que d’après le tempérament. Il eut soudain la révélation d’un idéal où la perfection des formes elle-même n’est rien, sans le trait qu’y donne une âme supérieure. Quelque dix ans plus tard, en un temps où il écrivait couramment que « le moindre vice » de Louise était « d’être une Messaline et une prostituée, » Mirabeau se retraçait encore de cette rencontre avec elle en août 1770 une image ravissante comme au premier jour. Après avoir expliqué à Sophie de Monnier comment l’Ami des Hommes avait eu et perdu des enfans presque tous susceptibles d’aller au bien et peut-être au grand, il disait :


Je n’en excepte pas la Cabris dont l’esprit a une étendue et une sagacité peu communes, même chez les hommes les plus distingués par leurs talens, et qui avait, avec tout l’éclat de la plus brillante jeunesse, les yeux noirs les plus éloquens, la fraîcheur d’Hébé, cet air de noblesse que l’on ne trouve plus que dans les formes antiques, et une taille comme je n’en ai point vu depuis d’aussi belle ; qui avait, dis-je, avec tout cela, cette souplesse, cette grâce, cette magie de séduction qui n’appartient qu’à son sexe. Quelque dépravées que j’aie depuis trouvé son âme et sa raison, je persiste à croire qu’à dix-sept ou dix-huit ans, cette perversité était encore à une profondeur immense ; et je ne doute point qu’un homme d’honneur et sensé, amoureux d’elle, n’eût pu contenir sa tête et redresser son cœur ; car son imagination est bien l’unique théâtre de ses opinions, de ses sentimens et peut-être aussi de ses sensations ; mais son impétuosité, sa mobilité, sa fécondité, prodiguaient alors les ressources. Cette femme étonnante était susceptible de générosité par amour-propre, de sensibilité par illusion, de constance, de fidélité même par opiniâtreté. Tout cela fût devenu habitude, et l’habitude, même pour les génies les plus actifs, devient une chaîne bien difficile à briser.


D’après ce portrait enchanteur, et surtout d’après cette remarque précise qu’à dix-sept ou dix-huit ans, — l’âge que Louise avait au mois d’août 1770, — sa perversité était encore à une profondeur immense, il paraît superflu de se demander si Mirabeau, à ce moment même, ne fit pas dégénérer en un égarement coupable cette vive et tendre admiration réciproque. Mais il s’en est targué par la suite, et il en était bien capable, ayant hérité de sa mère un délire des sens, une folie physique, dont il avait donné maintes preuves dès l’enfance. Son aveu, écrit de sa main, a trouvé créance partout en son temps, et l’Ami des Hommes, aux mains duquel ce papier était venu à tomber, a jugé comme nous qu’il se rapportait bien aux circonstances du seul séjour que son fils aîné et sa fille eussent jamais fait ensemble dans son château de Mirabeau. Au surplus, à cette époque, l’éducation séparait les enfans de si bonne heure qu’ils ne se reconnaissaient pas sans peine en se retrouvant jeunes gens. Ainsi, la question se pose, et nous l’écarterions en vain : elle ne cesserait plus de s’imposer.

On peut y répondre tout de suite à l’honneur de Louise. Elle n’eut pas même conscience d’un danger couru dans l’intimité de son frère. Le bailli, quoique méfiant et fort attentif, n’en soupçonna rien non plus, sa correspondance presque journalière avec l’Ami des Hommes en témoigne. Celui-ci n’avait pas donné suite à son projet de réunir toute sa famille à Mirabeau. Il n’était donc pas là, non plus que sa maîtresse et les du Saillant. Mais Louise avait auprès d’elle son mari qui ne la quittait pas ; et M. de Clapiers, qui se faufilait dans toutes leurs parties de jeux ou de promenades, n’y voyait rien que de très plaisant. Le flegme de M. de Cabris et la pétulance de Pierre-Buffière formaient un contraste qui amusait chacun. Et le bailli d’écrire au marquis le 10 août :


Ta fille fait la liaison de tout cela. Elle aime son mari de bonne amitié et sans que cela ait l’air de la jeune femme. Son mari l’aime et paraît la respecter comme une bonne amie et une bonne tête. Il a plus d’esprit qu’on ne lui en croit d’abord, et Pierre-Buffière, qui en a comme dix diables, lui en a trouvé beaucoup plus tenant à la profondeur qu’au brillant. J’ai mis toute cette bande joyeuse à son aise pour qu’ils prennent plaisir à être ici, et puis pour les connaître mieux. J’étudie surtout le Pierre-Buffière ; je lui crois le cœur bon ; il est polisson et plus jeune qu’on ne l’est à son âge. C’est un singulier contraste que celui de son enfantillage avec des réflexions et des écrits qui sembleraient de Locke.


Une semaine après, quand Pierre-Buffière et Louise, séparés brusquement, se furent, chacun de son côté, éloignés du bailli, celui-ci reprenait : « Pierre-Buffière a, je crois, très bien connu Louise ; elle lui a beaucoup fait perdre son temps ici, et je ne voulus pas sur cela les gêner. » Quoi ! le pieux et honnête bailli n’aurait pas voulu gêner une intimité suspecte à ses yeux, — est-ce croyable ?… Louise, il est vrai, aurait pu feindre d’aimer son mari, ne fût-ce que pour mieux dissimuler une inclination inavouable. Mais c’est à son frère lui-même qu’elle protestait en confidence de sa sincérité dans cette affection de devoir ; et Pierre-Buffière, bien loin de l’inquiéter dans ces sentimens-là, déplorait seulement à part lui qu’une si belle créature appartînt à un demi-fol qui la négligeait. Il se déclarait lui-même plus épris que jamais d’une demoiselle de condition très médiocre qu’il avait connue à Saintes du temps qu’il y tenait garnison, avant son expédition de Corse. Il disait, il croyait peut-être, s’en être allé guerroyer à cause d’elle, pour se soustraire à l’autorité blessante de son colonel dont cette fille avait dédaigné les avances. Il entretenait toujours avec elle une correspondance suivie, et il priait Louise d’en être à l’avenir l’intermédiaire et la dépositaire, afin que son père n’en pût rien surprendre. Louise accepta de lui rendre ce service ; elle approuva même cette liaison romanesque, tout en prévoyant que son frère aurait à la rompre avant peu pour faire certain mariage fortuné auquel il se laissait volontiers pousser par une belle cousine et voisine de château, la marquise de Limaye. Cette dame avait jeté les yeux pour lui sur la plus riche héritière de Provence, la fille unique du marquis de Marignane.

Inopinément, sur ces entrefaites, le bailli reçut de la marquise de Mirabeau une lettre de remerciement pour ses sollicitudes envers son fils, dont elle se plaignait doucement de n’avoir pas eu signe de vie depuis un an. Le bailli demanda à l’Ami des Hommes la permission pour son neveu de répondre à sa mère. Mais, au lieu de l’accorder, le marquis ordonna au bailli de lui envoyer Pierre-Buffière incontinent à Aigueperse, sans qu’il pût prendre le temps de faire ses adieux à sa sœur et à son beau-frère de Cabris. Il fut ponctuellement obéi… Pierre-Buffière quitta le château de Mirabeau à la dérobée, au petit jour ; et ce fut seulement d’Aix, en y arrivant, qu’il écrivit à Louise une lettre d’explications confuses et sommaires. Le motif de cette brusque séparation se devine : l’Ami des Hommes avait pris peur. Il supposait, non sans raison, que la lettre de sa femme au bailli avait été écrite à l’instigation de Louise, et que c’était l’amorce d’une ligue nouvelle contre sa liaison avec Mme de Pailly. Il brisait cela net, en évitant à Pierre-Buffière les faiblesses et les engagemens d’un dernier entretien avec sa sœur.

A cet instant, si Louise et son frère se sont trop aimés, quels vont être le désespoir et l’anxiété, les plaintes et les reproches de la délaissée ! N’en trahira-t-elle rien dans ses premières effusions ? écrira-t-elle au fugitif sans déceler au moins un doute, une surprise de passion alarmée ? Mais non, Louise répond tout de suite au billet que Pierre-Buffière lui a dépêché d’Aix ; et c’est d’abord, il va de soi, pour s’étonner et s’affliger de sa disparition inattendue ; mais elle reprend aussitôt avec lui, sur un ton charmant de confiance et de liberté, la suite de leurs propos interrompus. Voici cette lettre. Il y désigne M. du Saillant, elle M, ne de Pailly, et l’initiale V, ou l’expression notre estimable amie, la demoiselle de Saintes :


De Mirabeau, ce 24 août 1770.

Tu demandes si je pense à toi, mon bon et tendre ami. J’y pense, et cela même pour te faire le petit reproche d’être parti sans me le dire.

Cependant, tu as agi sagement d’épargner des adieux qui n’auraient pu être que pénibles. Mais du moment que mon oncle m’eut dit ton départ, il me vint cent choses dans l’idée qu’il me semblait avoir oublié de te dire. Ta lettre d’Aix m’a fait autant de plaisir que tu peux l’imaginer… Je ne peux pas trop t’expliquer ce que j’ai été depuis hier, presque toujours dans ma chambre. Mon mari me dit qu’il était fâché de ne t’avoir pas embrassé, je l’étais bien plus que lui encore. J’ai beau lui parler, il ne peut jamais être que mon mari. Tu m’entends : je ne peux mettre mon âme en liberté je ne trouve rien pour lui tenir tête. Tu m’as fait grand mal, mon cher ami, t’en serais-tu douté ? Je ne dis pas comme Mlle de M*** : « Je me marierai si vous me trouvez un homme comme mon frère. » Mais je dis : « J’aimerai mon mari quand il ressemblera à mon frère. » Souvent cette idée révolte celle que je m’étais faite, qu’un des devoirs les plus essentiels d’une femme est d’aimer son mari. Mais lorsque je vois que j’ai cru pendant huit mois l’aimer, que je le crois encore, je suis tranquille. Il est certain que l’amitié ne peut provenir que d’une sympathie de caractères ; or, elle ne se trouve pas en nous. D’un autre côté, vivre continuellement avec un homme non aimé serait un supplice ; ce n’en est pas un pour moi, au contraire ; un geste, un rien de sa part m’affecte ou me cause de la joie, selon qu’il exprime un sentiment que je crains ou que je désire. Je veux lui plaire. Comme je te l’ai dit, personne d’étranger ne me paraît plus aimable que lui. Je l’aime donc ? oui, mon ami, je l’aime, mais non pas d’une amitié dictée par la confiance comme celle que j’ai pour mon frère. Ce sont ces belles idées-là qui m’occupaient et m’attendrissaient hier au matin. Je te voyais partir ; j’avais contracté la douce habitude de dire ce que je pensais, de trouver sentiment pour sentiment, âme pour âme, cœur pour cœur, je me trouvais manquant d’âme après ton départ. Depuis, je me suis reproché d’avoir paru devant toi occupée plus de moi que du bonheur que tu dois avoir de te retrouver avec mon père : me l’auras-tu pardonné, mon cher ? Je compte sur ton amitié pour me donner le plus grand détail de ta réception, de la tendresse de mon père, du froid grave de il, du sérieux de elle, tout en t’embrassant et te tutoyant. Marque-moi tout, jusqu’aux plus petites circonstances, mon bon ami. Tu n’oublieras pas d’écrire à notre estimable amie de m’adresser, passé le 10 du mois prochain, ses lettres pour toi à Grasse. Le dépôt de celles que tu m’as confiées m’a bien flattée ; les cœurs sensibles sentent seuls le plaisir et la douceur de ces procédés. Que j’en aurai à te les remettre lorsque je te verrai ! J’espère que celle dont elles te viennent aura toujours les mêmes droits à ton estime et peut-être à ton cœur, si les événemens ne t’obligent pas d’en sacrifier une part à des devoirs sacrés. Mon oncle me charge de te faire mille amitiés. Ton beau-frère t’embrasse de bien bon cœur… Pour moi, qui ne peux rien imaginer qui me plaise davantage que de causer avec mon bon ami, je ne finis plus. Adieu. Mes espérances de grossesse subsistent. Je me porte bien. Respect, compliment à tout le monde. Mais dis-toi à toi-même que ta meilleure amie est ta sœur, et qu’elle n’aimera jamais personne autant que toi.


Cette correspondance se poursuivit avec fréquence et sans changer de sujet ni de ton pendant un certain temps. Puis elle s’espaça en se refroidissant, du fait de Mirabeau qui voulait complaire en tout à son père. Il fit bien pis : il laissa tomber un paquet de ces lettres de Louise aux mains de M. du Saillant, qui les remit au marquis de Mirabeau ; et Louise se trouva condamnée sans recours dans l’esprit des siens par cette imprudence assez semblable à une trahison, tandis que son frère en recevait le prix tel qu’il avait pu l’escompter : son père le chargea de négocier seul et à son avantage exclusif l’accommodement avec sa mère que Louise lui avait offert d’essayer à deux ou à trois. Il y échoua, mais il n’en fut pas moins bien récompensé, à la fois par une commission de capitaine de dragons a la suite et par sa présentation à la Cour. La seule compensation de Louise fut de régner désormais sans partage dans les conseils de sa mère qui, moyennant des subsides pour plaider contre l’Ami des Hommes, lui promettait d’inscrire sur son testament toutes les reconnaissances possibles : autant en emportait le vent.

En juin 1772, Mirabeau épousa Mlle de Marignane. Il y avait alors plus de six mois qu’il vivait à Aix ou aux environs pour y faire sa cour, sans s’être rapproché franchement de Louise et sans l’avoir vue. Elle assista pourtant avec Jean-Paul à ses noces. M. de Saint-Cézaire, le lieutenant de vaisseau et beau-frère de M. de Cabris, y représentait l’Ami des Hommes absent, avec tous ses pouvoirs. Mirabeau s’étant porté contre ce galant homme à des récriminations suivies de voies de fait, Louise condamna sévèrement sa brutalité, et ils se séparèrent brouillés là-dessus. Cette brouille dura deux années.

Dans cet intervalle, l’existence de Louise ne connut pas moins d’agitations que celle de son frère. Le vieux marquis de Cabris était mort en janvier 1771, léguant à son fils tous ses biens, et le 3 mai suivant, Louise avait mis au monde une fille. Jean-Paul avait mis à profit ce double événement pour s’émanciper de toutes les manières. On ne le voyait plus distrait, apathique et inoccupé comme naguère. Par malheur, son effervescence subite le rendait irascible, agressif et désordonné. Il tournait le dos à ses sœurs et beaux-frères qui lui réclamaient, peut-être indûment, il est vrai, de gros supplémens de légitime ; il secouait avec rudesse l’autorité maternelle ; il s’attaquait à ses pauvres vassaux ; il allait se dissiper grossièrement à Paris ; il attisait la guerre entre le marquis et la marquise de Mirabeau, en prêtant à celle-ci vingt mille livres qu’il prétendait récupérer ensuite sur le bailli, en lui réclamant l’acquittement immédiat des trente mille livres promises à sa femme en la mariant, dans les conditions qu’on se rappelle ; il entreprenait la construction ruineuse d’un nouvel hôtel dont l’emplacement était à dessein choisi pour couper de ses jardins et de sa belle vue sur la mer le vieil hôtel paternel où la douairière de Cabris continuait d’habiter ; enfin, Jean-Paul s’abandonnait à tant et à de si vilains excès de tous les genres qu’au printemps de 1774, sa fortune, son honneur et sa liberté faillirent sombrer à la fois dans un scandale abominable.

Avec l’aide de l’architecte et du décorateur de son nouvel hôtel, deux Italiens à peu près illettrés dans notre langue, auxquels il adjoignit un compatriote, son barbier, M. de Cabris avait affiché sur les murs de Grasse, et répandu en copies ou en placards dans toute la province, une suite de couplets obscènes où les dames de Grasse et leurs maris, — le premier magistrat de l’ordre judiciaire en tête, — étaient atrocement diffamés. Un long et pénible procès s’ensuivit. Finalement, il en devait coûter à M. de Cabris plus de cinquante mille écus et le peu qui lui restait de raison pour désintéresser les victimes et apaiser le bruit de cette affaire. Mais avant d’atteindre à ce résultat, le plus satisfaisant possible vu l’indignité et la gravité de son acte, M. de Cabris avait rendu intenable à Louise la vie commune, en s’acoquinant d’une maîtresse qui n’était autre que la femme du barbier son complice ; il l’avait installée à demeure dans sa maison.

Peu de mois après l’apposition de ces affiches diffamatoires, alors que l’esclandre était encore dans son vif, un soir d’août 1774, fort tard, un homme qui ne voulait point se nommer se présenta à la porte du nouvel hôtel de Cabris où Louise vivait seule avec sa fille et sa domesticité, tandis que Jean-Paul se tenait retiré dans son château voisin. Ce visiteur demandait un entretien immédiat par un billet non signé et d’une tournure mystérieuse, mais dont l’écriture n’était nullement déguisée. Son incognito n’était que pour la livrée et pour les étrangers. Bien loin de chercher à troubler, à inquiéter Louise, il craignait pour lui-même les suites de sa longue mésintelligence avec elle. Louise l’accueillit pourtant sans hésitation et lui donna un gîte pour la nuit. C’était Mirabeau. Après des excuses et des effusions précipitées, il conta son histoire. Louise en savait le commencement, premières déceptions d’un mariage sans amour comme sans raison, déboires d’argent, énormes emprunts usuraires, poursuites des créanciers, lettres de cachet mettant le malheureux prodigue à l’abri des décrets de prise au corps pour dettes, enfin procédure en interdiction, intentée devant le Châtelet de Paris à la requête du marquis de Mirabeau. La suite en était un imbroglio encore plus noir, dont on connaît le détail ; nous l’avons relaté naguère, ici même[2]. Rappelons-en l’essentiel. Il y avait peu de jours que Mirabeau avait surpris une correspondance qui ne lui laissait aucun doute sur ’infidélité de sa femme ; mais il lui avait pardonné ; et non content, il n’avait pas voulu qu’on attribuât à son ressentiment la rupture d’un mariage projeté entre le mousquetaire Gassaud, séducteur de la faible comtesse, et une fille du marquis de Villeneuve-Tourrettes. Ayant donc rompu son ban qui le confinait à Manosque, Mirabeau s’était rendu au château de Tourrettes, situé à deux lieues de Grasse ; et il en venait après y avoir renoué les fiançailles. Au moment de reprendre la route de Manosque, à cheval comme il était venu, il n’avait pu oublier que sa randonnée le rapprochait d’une sœur toujours chérie, presque aussi éprouvée et aussi méconnue que lui. Il comptait la trouver d’autant plus accessible à la compassion qu’elle lui était attachée non seulement par cette solidarité du malheur, mais par une identité certaine d’intérêts, de visées et de sentimens.

Cependant, pour rentrer si droit dans le cœur ulcéré de Louise, il avait fallu que Mirabeau s’y ménageât un autre truchement que son infortune ; il avait fallu même que ce truchement fût là, présent à l’entretien, pour couper court aux paroles récriminatoires et sceller la réconciliation. Il est temps de le nommer : c’était l’amant de Louise, un bel officier de vingt-trois ans, ami d’enfance de M. de Cabris. Mirabeau, qui le tutoyait, avait dû faire sa connaissance dans l’expédition de Corse. Denis de Jausserandy-Briançon, seigneur de Verdache, avait plus de figure que de naissance et de bien ; mais il était apparenté à de bonnes maisons, et sa réputation était excellente. Entré tout jeune au service, il y avait débuté par faire en Corse les deux campagnes de 1760 et 1770, à la tête de trente volontaires ; un coup de feu dans une embuscade lui avait brisé la clavicule droite, et le grade d’aide-major au régiment Royal-Roussillon avait été sa récompense. Il était récemment passé mousquetaire dans la deuxième compagnie. Au total, un brillant casse-cou, de caractère faible et violent. Louise le subjuguait toutefois si bien qu’elle avait pu garder sa liaison avec lui parfaitement couverte à tous les yeux. Mirabeau allait faire éclater ce secret.

Le lendemain, sur la fin d’un déjeuner pris à la campagne, dans le voisinage, chez une tante de M. de Briançon, Mirabeau se prit de querelle avec un vieux gentilhomme, le baron de Villeneuve-Mouans, qui l’avait calomnié ainsi que Louise, à propos des affiches diffamatoires de M. de Cabris, et il le roua de coups. Le battu porta plainte en assassinat ; et l’instruction ouverte sur cette plainte ayant impliqué Louise et M. de Briançon comme complices de l’agresseur, dès ce jour, la malignité publique ne les sépara plus. M. de Cabris, déjà « libertin par ennui, » comme Almaviva, en devint aussitôt « jaloux par vanité. » Les rapports avec sa femme s’aigrirent au point qu’elle et lui ne furent plus d’accord que pour se séparer. M. de Cabris eût voulu un divorce complet, une séparation réglée dans les formes. Mais Louise s’y refusait : elle ne désirait qu’un éloignement à l’amiable et momentané. Six mois se passèrent là-dessus en débats, en querelles, en esclandres parfois.

Les suites de sa rixe avec le baron de Villeneuve-Mouans avaient été dures pour Mirabeau. Il avait envoyé sa femme chez son père pour implorer une punition douce et l’anéantissement de la procédure engagée. L’Ami des Hommes le fit incarcérer au château d’If, en rade de Marseille. Louise parvint à le voir sur ce rocher, malgré les défenses. Elle fut assez heureuse, comme il s’était épris de la cantinière de la forteresse et avait résolu de s’en évader avec elle, pour l’en dissuader. La cantinière s’enfuît seule, et M. de Briançon la recueillit. Mais le cantinier, son mari, porta plainte. Alors, le marquis de Mirabeau obtint de faire transférer son fils au château de Joux, en Franche-Comté, pour le mettre hors de portée de sa sœur, à laquelle il imputait toutes ces folies tapageuses. Ses mesures furent déjouées, quoique bien prises ; avant de se rendre à Pontarlier, Mirabeau trouva moyen de passer huit jours, libre sur parole, à Grasse et dans ses environs, et d’y concerter avec Louise sa conduite dans les affaires de leur mère, qui entraient dans la crise. Le frère et la sœur se dirent adieu, en se jurant un accord, un dévouement et une amitié à toute épreuve. M. de Briançon s’en porta garant. « Tu seras mon Pylade, » lui avait dit Mirabeau en l’embrassant. Mais ils ne furent pas dix ans sans se rejoindre.


III. — L’ENLÈVEMENT DU COMTE DE MIRABEAU

A la plainte en assassinat du baron de Villeneuve-Mouans, Mirabeau et Louise avaient opposé une plainte en diffamation dont ils avaient convenu de ne se désister pour aucune considération. Cependant, Louise en fit bientôt le sacrifice à son père qui le lui demandait instamment, et M. de Briançon fut chargé d’en aviser Mirabeau. Celui-ci se fâcha, accusa sa sœur de perfidie et rompit avec elle. Mais dans les premiers jours de l’année suivante (1776), il dut renouer de lui-même. Abandonné par sa femme, leurré par son père, désespérant de recouvrer de sitôt sa liberté et son état, il s’était livré, après des combats méritoires, à sa passion naissante pour la jeune marquise de Monnier. Le 13 décembre, ces amans furent « heureux. » Leur vertige fut court. Sophie, simple et crédule, droite et invincible dans ses affections, ne s’était pas donnée pour se reprendre. Mirabeau, mis en demeure de rentrer au château de Joux et de ne plus en redescendre à Pontarlier sans l’autorisation du commandant de ce château, disparut dans la nuit de l’Epiphanie et se tint d’abord caché dans la petite ville. Du fond de ses retraites précaires, il appela sa mère et Louise à son secours. L’une et l’autre lui répondirent sur-le-champ avec un dévouement entier. Mais l’influence de Louise devint tout de suite prépondérante.

Louise commença par prêcher à son frère l’abandon de tous projets extrêmes. Que n’imitait-il plutôt sa conduite à elle ? Sa liaison avec M. de Briançon n’éprouvait-elle pas des gênes et des contradictions ? Elle n’en avait pas moins su ménager les apparences et maintenir M. de Cabris dans une séparation de fait qu’il devait être bien plus facile à Sophie d’imposer à un mari rendu presque inexistant par son âge et ses infirmités.


Vous êtes malheureux, mon cher frère, lui écrivit-elle de Grasse le 31 janvier 1776 : le malheur vous donne un droit sûr à l’indulgence d’une sœur tendre et sensible. Je vous plains, je voudrais vous secourir, je voudrais me sacrifier pour vous sauver d’une perte que je vois presque inévitable… et comment le puis-je ? Je sens que tu t’es fait un fort irréparable. J’ignore le détail de tes projets. La lettre de ton amie est froide et sage ; elle m’aurait rassurée si je n’avais pas éprouvé que l’instant qui suit celui d’un délire extrême est souvent calme. Ce n’est que la réflexion qui nous fait reconnaître les sottises de l’amour ; notre premier mouvement, est toujours de nous applaudir et de jouir du triomphe imaginaire d’être élevé par l’amour au-dessus du sort et des hommes. Je crains donc que le cœur de ton amie, aussi prévenu que le tien, ne se soit égaré en t’égarant, sans avoir vu le précipice ouvert sous tes pas. Je crains qu’elle-même ne puisse t’en tirer. Enfin, que ne crains-je pas ? Que n’as-tu relu la lettre que je t’écrivais à Marseille quand tu voulais fuir ta première prison ? L’amitié t’y conseillait ; hélas ! tu devais l’en croire, ses conseils ne varient point, ta situation n’avait point changé… Mais, me direz-vous, comment résister au malheur d’être renfermé éloigné d’une amante chérie ? Croyez-vous donc vous être assuré un port stable auprès d’elle ? Croyez-vous pouvoir être heureux ?… Songez-y vous-même, mon père a beaucoup d’amis en Suisse ; vous y serez guetté et recherché. Pont-être vous conviendrait-il mieux de passer dans les États de Savoie, de vous rapprocher de moi par Nice et de mener vos affaires de là. Avant que vous receviez cette lettre, votre mère se sera jetée aux pieds du ministre et aura dit en votre faveur tout ce que l’amour maternel et la justice pourront lui dicter. Mais surtout, faites parvenir promptement vos mémoires (au ministre), je frémis du retard. Vous devez prévoir dans ce mémoire tout ce que votre père dira contre vous ; vous devez y répondre, peu ménager votre femme, vu l’abandon où elle vous a laissé, afin de diminuer la prévention que sa présence à Paris chez son beau-père, votre persécuteur, laisse contre vous ; vous devez surtout insister sur la dureté d’un père qui, voyant son fils sous un injuste décret de prise de corps[3] pendant dix-huit mois, ne fait aucune démarche pour le défendre et sollicite des ordres pour lui ôter la liberté de se défendre lui-même contre un tel déshonneur et si peu mérité. Vous répondrez à la plainte de la dissipation que votre père vous ayant fait interdire en justice, il ne pouvait pas craindre que vous vous dérangeassiez de nouveau. Vous demanderez de n’être poursuivi dorénavant que par la justice du Roi et d’être sauvé de la haine implacable d’un père qui se plaît à perdre le chef d’une famille, un chef qui est père, et qui était digne par sa probité et son zèle pour sa patrie de courir une autre carrière et de remplir les devoirs d’homme et de citoyen… Surtout, de l’activité… et peut-être force de peines pourrons-nous réparer en partie une sottise qui me cause bien de l’inquiétude. Peut-être feriez-vous bien d’écrire par la voie de Bourgogne ou de Lyon à votre femme pour l’avertir encore une fois de son devoir… Mon digne ami (M. de Briançon) va voler à ton secours si je peux lui trouver de l’argent. Je resterai seule et bien malheureuse. Songe à ta sûreté. Songe à réparer tant de sottises consécutives ; il est temps de commencer une carrière plus sage et plus heureuse. Hélas ! je frémis en pensant quelle est ta position actuelle. Mon ami, pourquoi votre sœur fut-elle loin de vous dans ce moment ? Adieu ; soyez bien convaincu de toute ma tendresse. Qu’elle vous soutienne et vous console.


Mais à choses faites, conseils sont pris. Briançon-Pylade ne parvint à rejoindre Mirabeau que vers le 12 mars, à Dijon. Il l’y trouva prisonnier sur parole depuis le 29 février. Il n’était pourtant pas trop tard pour le secourir, le sauver. En suivant Sophie dans cette ville où M. de Monnier l’avait renvoyée pour qu’elle y fût sous la surveillance étroite de sa famille, et en s’y laissant arrêter, Mirabeau n’avait pas contrevenu aux avis prudens de sa sœur autant qu’il semble et qu’on l’a cru. Il avait provoqué délibérément, croyons-nous, son arrestation. En donnant sa parole de ne point s’échapper, il s’était lié lui-même bras et jambes, de manière à différer le plus possible l’enlèvement de Sophie, sans se donner aux yeux de sa maîtresse le vilain coup d’œil de manquer à ses engagemens envers elle cette habileté lui permettait en outre d’attendre les moyens de s’y soustraire définitivement. Il conjurait les ministres, — en particulier, M. de Malesherbes, apparenté à sa mère, et le comte de Saint-Germain, ministre de la Guerre, — de l’admettre à se justifier devant un tribunal de commissaires, ou de le laisser reprendre du service actif dans un corps de troupes, sous l’œil de chefs impartiaux.

Par malheur, M. de Saint-Germain fit la sourde oreille, et M. de Malesherbes démissionna. La nouvelle de cette démission fut « un coup de foudre » pour Mirabeau. Il se regarda « comme sacrifié » au crédit et à la vengeance de son père qui, de fait, sollicitait sa détention perpétuelle dans une forteresse. Il ne vit plus son salut que dans l’évasion, et gagna les Verrières-Suisse, dans la nuit du 24 au 25 mai. Sa maîtresse s’apprêtait à l’y suivre ; elle en fut empêchée. Mirabeau se jeta alors en Savoie, dépisté sans cesse par un exempt à la solde des parens de Sophie. Le 8 juin, la mère de celle-ci, Mme de Ruffey, signalait à l’Ami des Hommes que son fils se cachait à Thonon sous le nom de comte de Montchevrey. Deux jours auparavant, le fugitif avait, de son côté, fait connaître à Louise et à Briançon sa retraite ; il leur récrivit le 12, dans le même objet, mais avec plus d’anxiété, à la suite d’une visite que venait de lui faire le commandant de Thonon :


O Louise ! ô Pylade ! s’écriait-il, qu’ajouterai-je à mes lettres ? Mon sort s’aggrave à tous tes instans. Je n’ai point de nouvelles. Il me semble que je n’en dois point avoir de vous encore ; mais de Sophie ?… Tout mon être se dissout. Je ne sais que résoudre et je ne puis attendre… Cependant rien au monde que la force ne me fera quitter ce pays que je n’aie des nouvelles positives… Ciel, ô ciel ! quelle sera la fin de tout ceci ? je ne dois pas la hâter… Ah ! Sophie, quel sacrifice je fais à l’amour !

Ces derniers mots disaient assez clairement qu’il se débattait toujours contre les suggestions et les entraînemens de sa passion, et que les voix de la raison et de la prévoyance pouvaient se faire entendre de lui. Cette passion était sincère, mais exaltée surtout par les obstacles, les incertitudes, les souffrances ; il restait possible de la calmer en la distrayant. Pour s’en rendre mieux maîtresse, Louise avait feint jusqu’alors de la servir et de l’approuver ; mais à présent, ce jeu eût été le plus dangereux ; elle devait sauver Mirabeau de lui-même, en le mettant hors de portée d’enlever Sophie.

Il y avait alors deux mois que Louise, sous des prétextes de santé, était venue, du consentement de son mari, se fixer à Lyon, dans ce couvent de la Déserte où, moins de dix ans plus tard, devait croître et briller comme une reine des lys l’enfance mystique et pleine de grâces de Juliette Bernard, la future Mme Récamier. Elle avait laissé sa fille Pauline à la garde de la douairière de Cabris, et ne s’était fait accompagner que d’un couple de domestiques dévoués corps et âme, et de mœurs faciles. M. de Briançon avait pris une chambre dans le voisinage. Louise l’y visitait à sa guise, ayant la liberté de sortir chaque jour et de coucher hors des grilles. Au reçu de la première lettre de son frère, sans avoir reçu celle du 12, elle se jeta donc sur la route de Lyon à Genève. à franc étrier, escortée seulement de Pylade. Ils ne firent qu’une halte, mais singulière, dans une petite localité du Dauphiné voisine de Belley, au château de la Balme. C’était la propriété et la résidence d’une demoiselle de vingt-trois ans, Jeanne de la Tour-Boulieu, cousine, amie et confidente de Louise. Mlle de la Tour-Boulieu connaissait personnellement aussi le comte de Mirabeau pour l’avoir beaucoup vu à Saintes quand il y était en garnison. Elle fut si curieuse de le revoir homme fait, dans tout le prestige d’une passion infortunée, que, non satisfaite de consentir à lui donner asile à la Balme, elle accepta d’être de l’expédition qui l’y amènerait.

En selle ; et voilà ce trio de têtes aventureuses et romanesques surprenant Mirabeau à Thonon, le dimanche 16 juin. Quel réconfort dans sa détresse et son esseulement ! Certes, il aimait uniquement Sophie… Mais il faisait des réflexions si amères et si décisives sur les dangers de sa réunion avec elle ! il voyait si clairement la folie de sacrifier pour elle ses droits et ses ambitions les plus légitimes de gentilhomme et de citoyen, de fils, d’époux et de père ! car il avait un fils. Au reste, dans ce cruel conflit de son amour et de son intérêt, c’étaient ses sens et son imagination en délire qui le torturaient le plus. Jeanne de la Tour-Boulieu, dûment fiancée et bien résolue à ne pas compromettre son mariage dans cette équipée, avait beau ne lui proposer que de la compassion et un refuge, touchée aux larmes, elle était si touchante à son tour, qu’il s’élança avec sa fougue ordinaire dans ses bras, l’étourdit de ses effusions de gratitude, l’encensa, la pressa… Même une rouée aurait eu peine à se défendre de ses embrassemens, et Jeanne avait plus de sensibilité et d’imagination que d’expérience ; elle succomba. Louise avait laissé à Lyon sa femme de chambre et Saint-Jean, son valet, en leur recommandant de dire, si on les questionnait, qu’elle était allée dans le Bugey visiter une tante de sa cousine. Cette précaution permit à celle-ci de jouer le rôle de la soubrette dans les hôtelleries afin de n’y être pas reconnue, et M. de Briançon fit le laquais.

Les deux couples ainsi arrangés quittèrent Thonon pour Genève, et se dissipèrent pendant quelques jours en excursions et en parties joyeuses. Mirabeau se faisait appeler à présent le chevalier de Vassan, sous lequel il était on ne peut plus reconnaissable, puisque ce nom était celui de sa mère. Deux limiers réputés, lancés de Paris quinze jours plus tard par le marquis de Mirabeau, furent informés de ce coup manqué et l’excusèrent ; eux-mêmes commirent une bévue analogue. La présence de trois personnes, dont deux femmes, aux côtés de Mirabeau, les dérouta en leur faisant croire qu’il était venu s’égayer à Genève avec des filles et un compère de rencontre, grâce aux rouleaux de louis d’or soustraits par Sophie à son vieux mari. Ils savaient, comme toute la police de Paris et du royaume, qu’une fameuse actrice de la Comédie-Française, Mlle Raucourt, était depuis le 4 juin banqueroutière et fugitive, et ils la connaissaient personnellement très bien, au moral et au physique. Il y avait des années que l’abomination de sa vie privée et sa réputation de tragédienne tenaient Mlle Raucourt en vedette dans la capitale. Ils la reconnurent sans hésitation dans le signalement qu’on leur fit de Mme de Cabris qui ressemblait beaucoup, en effet, à cette folle. Pour les mieux confirmer dans leur erreur, on leur rapportait que Mirabeau et sa compagne avaient festoyé partout sans compter, et fait chez des bijoutiers toute sorte d’achats et d’échanges. Or, la Raucourt avait soustrait à ses créanciers le plus possible d’objets précieux ; elle avait intérêt à s’en défaire par la vente ou le troc ; et sauf à la scène où elle jouait les Hermiones, c’était une coquine fort gaie. Dans le fait, Mme de Cabris avait vendu quelques-uns de ses diamans, ainsi que des bijoux et dentelles appartenant à Sophie de Monnier ; et Mirabeau avait fait confectionner des chaînes, bagues et bracelets en cheveux, ainsi que plusieurs cachets à nobles ou tendres devises, dont il était grand amateur.

Surveillée, serrée de près et sujette à prendre l’alarme facilement, la petite troupe rebroussa tout à coup chemin et vint se terrer, le lundi 24 juin, au château de Mlle de la Tour-Boulieu. Elle y demeura paisiblement jusqu’au dimanche où Mirabeau et Briançon prirent des bateliers pour les conduire à Lyon. Ils débarquèrent en aval de cette ville, au port de Grange-Rouge, non sans bruit. Une douzaine de bateliers les assaillirent et les lapidèrent à propos de quelque mécompte dans le règlement du voyage. Mirabeau déchargea sur eux par deux fois son pistolet à quatre coups, qui rata, et il se vit arracher cette arme. Il se dégagea non sans peine à coups de pied et de poing, tandis que Briançon, qui avait provoqué cette bagarre, se dérobait au nombre par la fuite. Après s’être rejoints sains et saufs, ils faillirent en découdre entre eux, l’un ayant accusé l’autre de lâcheté. Mais nécessité n’a pas de rancune ; elle les réconcilia.

Un traiteur de la place du Plâtre, qui tenait tout proche, rue Pizay, un hôtel garni sans enseigne, leur loua ici, moyennant 72 livres payées d’avance, un petit logement à deux lits que Mme de Cabris et Mlle de la Tour-Boulieu ne tardèrent pas à venir occuper avec eux pendant quelques jours. Le traiteur leur envoyait à manger par une servante qui ne s’étonnait pas d’être toujours retenue à la porte, qu’on lui entre-bâillait seulement ; le local n’en voyait pas d’autres. La rue Pizay n’était pas une rue mal famée ; elle avait toutefois un branchement, appelé la rue du Petit-Pizay, où la basse galanterie prenait et prend encore aujourd’hui ses quartiers. On allait de là en quelques minutes au couvent de la Déserte et au bord du Rhône. Le fidèle valet Saint-Jean et un gendarme, M. de Curieux, ami de Briançon, faisaient bonne garde aux environs. Ils’ apportèrent tout à coup l’avis que Mirabeau allait être appréhendé. C’était encore l’intrépide et opiniâtre exempt payé par la famille de Ruffey qui avait retrouvé sa piste. Les limiers du marquis de Mirabeau battaient toujours la campagne en Savoie et en Suisse.


On était au vendredi 12 juillet. Auparavant, Mirabeau avait convenu avec sa sœur qu’il gagnerait Paris, qu’il s’y réfugierait chez un des Noailles parens et partisans de sa mère, et que de cet asile qu’on n’oserait violer, il réclamerait bruyamment un tribunal de commissaires pour recevoir ses justifications et prononcer entre son père et lui ; déjà la marquise de Mirabeau était avertie de cette arrivée imminente de son fils. Ce plan de Louise était bon et sage. Sophie vivait toujours chez son mari, et celui-ci ne portait aucune plainte ; de ce côté, Mirabeau n’avait donc à se défendre de rien ; et en continuant de soutenir avec force qu’il ne projetait ni n’avait projeté jamais d’enlever Mme de Monnier, il s’engageait, par ces protestations mêmes, à n’en pas risquer de longtemps l’aventure. Or, que lui reprochait-on de plus ? Ses dissipations antérieures ? mais il était maintenant interdit ; ses violences contre M. de Mouans ? il les avait expiées assez durement au château d’If ; son évasion de Pontarlier et de Dijon ? peccadille : un ministre, M. de Malesberbes, la lui avait conseillée assez clairement, en disant à sa mère qu’un prisonnier n’était pas coupable de chercher par tous les moyens à recouvrer sa liberté, et que toute la faute, s’il s’échappait, incombait à ses gardiens. Mais cette alerte soudaine força Mirabeau à prendre sur-le-champ d’autres dispositions. Il eut peur que ses lettres à sa mère n’eussent été interceptées, et qu’on ne l’arrêtât, lui aussi, sur le chemin ou à l’entrée de la capitale. Le plus sûr était de prendre une direction tout opposée, celle de la Provence, et d’aller se cacher à Lorgnes, où M. de Briançon était né, possédait une maison, avait des amis et s’offrait à l’accompagner. Il restait un troisième chemin vers l’Est, qui eût ramené Mirabeau à proximité de Sophie. Il n’en fut pas question. Mirabeau concourait de son plein gré à la manœuvre de sa sœur, qui visait à multiplier les obstacles et à mettre la plus grande distance possible entre sa maîtresse et lui. Sophie était de temps en temps menacée d’une lettre de cachet ; elle faisait tout pour se l’attirer. Elle internée, c’était Mirabeau libre. Il prit ainsi le chemin de Lorgnes avec Briançon. En faisant une diligence incroyable, talonnés d’ailleurs par l’exempt qui ne les lâcha que dans les montagnes du Var par crainte de leurs pistolets, ils arrivèrent à destination dans la soirée du 16 juillet.

Les limiers du marquis de Mirabeau ne parvinrent à Lyon que huit jours après. Ils perdirent deux jours de plus à surveiller les entours de Mme de Cabris, prudemment rentrée au couvent de la Déserte. Ils finirent par arrêter arbitrairement son valet Saint-Jean et par arracher à cet homme le secret de la retraite de Mirabeau. Ils coururent à Lorgues aussitôt, le 26 juillet au soir, non sans laisser Saint-Jean au séquestre dans la forteresse de Pierre-Scise, sur la Saône, de peur qu’il n’allât donner l’éveil à Mme de Cabris. Ils savaient celle-ci de force à les devancer au gîte. Pour venir de Crasse à Lyon, à cheval, elle n’avait mis que quatre jours.

Briançon avait introduit Mirabeau dans une maison amie située sur la place principale de Lorgues, et cette installation faite avec tout le mystère convenable, il était allé se montrer à Grasse. Ici, pour donner le change, il avait dit qu’il venait faire juger le procès toujours pendant de M. de Villeneuve-Mouans. Un avocat de Draguignan avait bien été commis, en novembre 1774, pour instruire et rendre sentence dans cette affaire au défaut des juges de Grasse, qui tous avaient déclaré s’abstenir ; mais il y avait huit mois que ce juge-subrogé, contrarié, moqué, dégoûté, ne s’occupait plus de rien. Briançon le fît sommer d’avoir à reprendre et clore son information sous trois jours. L’avocat-juge obtempéra ; mais son greffier, mis à la recherche des parties, ne rencontra plus personne, ni querellant ni querellés. Briançon le premier s’était esquivé. Il avait rejoint à Lorgues Mirabeau qui s’impatientait et qui commettait maintes incartades, comme de se promener en plein jour sur la terrasse et dans le jardin de ses hôtes en chantant à pleine voix. L’émouvante beauté de son organe et l’étrangeté non moins frappante de sa figure excitaient la curiosité générale. Un notaire du canton l’avait formellement reconnu.

Hélas ! lorsque le malheureux s’était tenu coi et renfermé, le besoin de tromper l’ennui de ces accablantes journées d’été passées à volets clos et la manie d’écrire lui avaient inspiré une distraction plus funeste que ces promenades et ces chants. Il avait écrit pour Sophie des pages innombrables, où il notait le tohu-bohu de ses sentimens et de ses impressions, de ses desseins et de ses rêves. Les effusions amoureuses y tenaient une grande place, il va de soi ; mais le tour en aurait été assez banal sans un élément inattendu qui en renouvelait l’intérêt. Revivant en pensée les récens plaisirs de ses parties carrées à Genève, à la Balme, à Lyon, où il est admissible que, dans cette saison chaude, Louise eût imprudemment négligé de retenir devant lui un dernier voile de pudeur ; inspiré aussi, c’est probable, par d’indiscrètes confidences de Briançon sur les attraits particuliers de sa maîtresse, Mirabeau s’était trouvé, en outre, incité par Sophie elle-même, qui lui avait fait des confidences analogues, à lui dépeindre Mme de Cabris comme une dépravée, à lui tracer des charmes les plus intimes de cette sœur trop belle la description la moins réservée, à lui exprimer enfin des remords d’avoir porté jusqu’au crime sa passion pour elle. Ce n’était là qu’une de ces impostures dont il fut longtemps coutumier et qui toutes ont eu pour cause première un accès de sa folie physique, un désordre de ce que son apologiste et fils adoptif, Lucas de Montigny, a nommé « le fatal phénomène de sa constitution. » Ce monstre exaspéré par la solitude, cet Hercule consumé par son feu intérieur, ne surmontait l’effervescence de son imagination qu’en en décrivant les délires ; et il se complaisait dans ces peintures avec l’abandon, la faiblesse, le bizarre amour-propre mi-chagrin et mi-vaniteux d’un malade ; qui se croit un être supérieur parce que son mal est exceptionnel. Ce Mirabeau-là, plutôt soupçonné que connu, n’a pas été assez étudié ; cette étude changerait en pitié toute notre aversion.

Mais ne retiendrons-nous rien de sa fausse confidence ? Toujours s’est retrouvé, au fond de ses fables, comme un résidu de vérité qui servait à les soutenir et à les accréditer. L’imagination de Mirabeau ne créait pas ; elle cousait le plus souvent des lambeaux d’emprunt, souvent disparates, sur une trame quelconque, en suivant le dessin que lui fournissaient l’occasion ou son intérêt à mentir. Ainsi, de cette lettre coupable à Sophie, il est à propos de retenir un portrait de Mme de Cabris peu flatté, mais encore très ressemblant. Tantôt Mirabeau présentait à Sophie, sous les traits adorables de sa sœur, les perfections qu’il souhaitait de lui voir acquérir ; et tantôt, pour mieux faire l’éloge de Sophie, il lui dénigrait Louise. Nous avons déjà reproduit l’image séduisante ; voici l’autre face de Mme de Cabris. Après avoir loué sa bouche « encore superbe, » son bras et sa jambe que Sophie « avait mieux, » et son pied que Sophie avait « moins bien, » Mirabeau écrivait (lettre inédite à Sophie de Monnier, datée de Lorgues le 20 juillet 1776) :


Souviens-toi que… le délire de l’amour a lui-même sa délicatesse. Souviens-toi aussi, mon épouse adorable, que telle femme qui paraît la plus belle en société est bien loin d’être la plus agréable pour son amant. Si la balance entre Louise, et toi est au moins égale au physique (ce qu’assurément je ne trouve pas, même comme juge impartial), oh ! combien tu la fais pencher au moral ! Louise a sans contredit des éclats d’esprit tout à fait imposans, une facilité d’élocution que tu n’as pas et qui tient à la hardiesse que tu n’as pas non plus et que je suis bien loin de te désirer. Louise a des idées fortes, presque toutes de réminiscence. Elle n’a jamais le mot propre, parce qu’elle ne pense jamais avec précision, avantage infini que tu ne dois qu’à la nature, parce qu’au sortir de l’enfance tu as été enterrée dans une petite ville. Louise a de la sagacité, mais nulle finesse. Tu en pétilles (tu entends bien que je parle de celle d’esprit ; celle de l’âme est bien méprisable). Elle n’a aucune repartie. Tu l’écraserais en ce genre. Tu es quelquefois un éclair. Elle dira mille mots avant que d’avoir produit une pensée, et si celle-ci naît, elle sera noyée dans du verbiage. Ta divine timidité te permet-elle de laisser échapper une idée, elle a l’expression qu’elle comporte, précise, énergique, sans affectation, sans prétention ; mais tout est senti, accentué, prononcé (je parle au moral, car, au physique, tu bredouilles bien fort, belle dame. Tu as toujours l’esprit de ce que tu dis. Louise est toujours tout d’une pièce ; en un mot, elle étonnera souvent, et toi rarement ; mais tu séduiras, tu iras au cœur. Elle jamais. Elle perdra à la réflexion. Tu gagneras infiniment à être méditée. En un mot, mon amie, quoique bien tombé (et Louise l’est étonnamment aussi), tu peux me prendre pour juge en ce genre, car ce que j’ai eu le plus longtemps, c’est de l’esprit, et la nature m’en avait donné beaucoup. Il y a autant de distance entre elle et toi que du ciel à la terre. Louise a de l’esprit, Sophie a du génie. Comme cela se voit surtout dans vos lettres ! Les siennes à son amant sont des bavardages mille fois répétés, pillés de tous les romans, et on ne saurait plus secs, quoique délayés dans tant de paroles qu’on en est surchargé. Les tiennes ne ressemblent qu’à toi. Otez quelques fautes de français que tu éviterais si tu étais huit jours sous mes yeux, elles sont, sincèrement parlant, le monument le plus singulier et le plus neuf que j’aie encore vu. Tout est de feu et tout est simple ; et, chez Louise, tout est trivial et gigantesque, froid et boursouflé. Quant à l’âme, ô ma fanfan, mon incomparable et unique amie, je n’en parlerai pas. Permets-moi de n’en pas parler. Ce parallèle m’humilierait, car j’aime encore Louise. Elle est femme et très femme. Pour toi, tu n’es d’aucun sexe et tu es de tous, car tu as les grâces et les qualités et les vertus de tous deux sans avoir les défauts d’aucun, Louise fut trop souvent inconséquente, légère, peut-être son amant aurait-il le droit de dire méprisable. Dans quel moment cessas-tu d’être un objet d’adoration pour le tien ? Dans quel moment t’es-tu démentie ? Je me pique d’aimer plus qu’elle, dis-tu ; mais ne vois-tu pas que cette passion telle que nous la connaissons est le dernier degré des forces humaines ; qu’elle exige toutes les facultés de l’âme la plus énergique et la plus puissante ; qu’elle met en jeu tous les ressorts de l’esprit ? Que dis-je l’amour est l’étincelle du génie, c’est le feu vivifiant que Prométhée déroba aux cieux. Crois-moi, Sophie qui a la supériorité en ce genre ne peut que l’avoir en tous… Personne au monde n’est plus difficile à vivre que Louise, et personne n’est aussi doux et prévenant que Sophie. Rends-toi donc justice, ô ma bien-aimée, ne m’appauvris pas en dépréciant mon épouse. Si cette Louise t’était si supérieure, ne connais-tu pas quelqu’un qui l’eût toujours aimée ? Si elle l’était égale, ne te doutes-tu pas que ce quelqu’un l’eût fixée.


Du surplus de cette lettre, quinze ou vingt fois plus longue au total que le fragment qui précède, il nous importe de retenir encore un bref passage relatif à l’opposition, sourde ou déclarée, que M. de Briançon faisait aux projets de fuite à l’étranger, en Angleterre, dans lesquels Mirabeau et Sophie s’efforçaient de l’associer avec Mme de Cabris :


Amie bonne, ce sentiment-là est bien digne de ton âme, de voir le suprême bonheur dans une retraite cachée à tout l’univers, où l’on puisse être le tout de son amant. Oh ! comme ta phrase m’a fait tressaillir ! Pylade me recommande tant de te faire peur de ce projet, parce que, dit-il, il faut toujours grossir les objets ! Quoi ! ne voient-ils donc pas que la vraie félicité consiste dans l’amour ? Tout ce qui distrait celui-ci trouble celle-là. Ma bien-aimée, depuis que je me suis donné tout entier à toi, cette existence solitaire et uniquement consacrée à l’amour a été mon rêve. Puissions-nous bientôt le réaliser ! Mais tu ne peux imaginer quel plaisir j’en ressentis, en voyant qu’en cela aussi nous pensions de même ; car il est plus simple qu’un homme qui a tout vu, tout connu, qui est blasé sur toutes les jouissances, veuille se donner tout entier à l’amour qu’il ressent pour la première fois ; mais tu as tant d’objets de curiosité, toi, ma fanfan, que tu as mille fois plus de mérite que moi à ce dévouement.


Mirabeau mit ces pages à la poste, par le courrier du lendemain 21 juillet, à l’adresse d’une amie de Sophie, à Pontarlier, en y ajoutant une feuille blanche qui n’était blanche que d’apparence, car elle contenait des recommandations tracées au jus de citron. Il en annonça en même temps l’envoi à Sophie par une autre lettre du même jour, mais adressée à une autre personne dont il était sûr. Ce surcroît de précautions, de détours, fut précisément ce qui perdit la lettre principale et ce qui força Mirabeau à prendre tout à coup le parti funeste qu’il avait écarté jusqu’alors, en se conformant aux directions de sa sœur.


DAUPHIN MEUNIER.

  1. La plupart de ces documens proviennent de la riche collection de papiers Mirabeau, formée par le fils adoptif du tribun, Lucas de Montigny, et conservée jusqu’à ce jour chez les héritiers de son nom, de ses talens et de sa libéralité. Seuls de nos devanciers, MM. de Loménie en ont eu une connaissance complète. Cependant, ils n’ont pas cru devoir les produire, ni même en signaler l’existence autrement que par allusion : et nous aurions imité, sans doute, leur délicate réserve, s’ils l’avaient observée plus complètement. Mais leur discrétion a été entamée, et l’impartialité des quelques pages consacrées à Mme de Cabris dans leur grand ouvrage sur les Mirabeau a été assez altérée, à la fois par la forte impression ressentie à la lecture de ces documens et par le parti pris d’en passer le texte sous silence. Ils ne se sont pas souciés, puisqu’ils les écartaient, de les vérifier avec rigueur et d’en déterminer la portée avec exactitude. Ils ont adopté simplement, sur cet article pénible, l’opinion du marquis de Mirabeau, comme étant la plus croyable, venant d’un père. Mais il n’y avait pas d’opinion moins digne de foi dans une question où ce père terrible estimait qu’il était vital pour lui de détruire sa fille par tous les moyens, le déshonneur non excepté. Une révision de ce jugement défavorable s’imposait à nous d’autant plus que dans notre biographie de la Comtesse de Mirabeau, publiée naguère ici même, nous avions été abusé à notre tour par la concordance des diatribes du marquis de Mirabeau et des imputations de Mirabeau lui-même contre Mme de Cabris. Nous n’avions entendu que deux cloches ; il y en avait au moins trois à faire sonner ; et pour cette fois, enfin, aucune ne se taira. — Nous devons le surplus de notre documentation A. M. le marquis de Clapiers, à qui, dans une autre partie de cet ouvrage » nous exprimerons plus amplement notre gratitude. — D. M.
  2. Cf., dans la Revue du 1er décembre 1906, la Comtesse de Mirabeau, II, p. 88 et suivantes. — Cette publication a été développée, sous le même titre, en un volume édité par la librairie Perrin.
  3. Décret rendu par le juge de Grasse sur la plainte en assassinat déposée par M. de Villeneuve-Mouans.