La Halte (Armand Silvestre)

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Les Ailes d’or : poésies nouvelles, 1878-1880Bibliothèque-Charpentier (p. 243-268).

LA HALTE
À SULLY PRUD’HOMME.

PROLOGUE

Sous le fouet sanglant des âpres destinées,
Du terrestre chemin j’ai franchi la moitié
Et j’atteins le sommet des viriles années
Que du temps à nos jours mesure la pitié.

J’ai monté jusqu’ici ; bientôt je vais descendre,
Traînant des jours vécus le néant et le bruit,
À l’éternel bûcher portant mon lot de cendre
Et ma part d’âme errante aux souffles de la nuit.

De mon double horizon le voile à mes yeux tombe ;
Enveloppant mon sort d’un regard triste et sûr,
Déjà loin du berceau, déjà près de la tombe,
J’en mesure la route égale sous l’azur.

Mais avant d’affronter le sentier qui s’incline
Vers l’ombre où tout s’efface et qui n’a plus de fleurs,
Je veux compter encor, debout sur la colline,
Du voyage passé les biens et les douleurs ;

Attarder mon esprit au vol des derniers rêves,
Guetter, dans l’air, l’écho furtif des chères voix.
Regarder du ciel d’or tomber les heures brèves
Et pleurer, un instant, les larmes d’autrefois !

I

Voici la maison calme aux murailles fleuries
Où du premier foyer j’ai connu la douceur,
Où j’appris le sourire à des lèvres chéries,
Où mes parents vivaient, où grandissait ma sœur.

Pensive et par la mort, avant l’heure, touchée,
Ma mère y promenait un regard soucieux
Et, comme un lis d’argent, sur nos têtes penchée.
Les baignait de rosée en nous parlant des cieux.

Mon père, un des élus que la justice affame,
Plein du deuil à venir en cachait le linceul,
Mais gardait dans son cœur des tendresses de femme
Pour le jour où sur nous il allait veiller seul.

Que tous deux étaient doux nous protégeant ensemble !
Que celui qui resta sut remplacer l’absent !
Qu’ils ont bien mérité le tombeau qui rassemble
Dans l’éternelle paix où le juste descend !

Ô vous qui de nos jours avez tendu la trame,
Hôtes dont la tendresse emplissait la maison,
Ouvriers de l’argile où se pétrit notre âme,
Vous seuls, vous nous aimez d’un cœur sans trahison !

II

Dans la lumière jaune et tremblante des cierges,
Sous le brouillard d’encens qui fait les airs plus lourds,
Entre les piliers blancs passe le chœur des vierges,
Après le prêtre d’or et le dais de velours.

Ils suivent, en chantant, leur route où rien ne bouge :
L’orgue gémit, lointain comme un souffle du soir,
Et la clochette tinte aux doigts de l’enfant rouge,
Inclinant tous les fronts sous le large ostensoir.

Devant le faux soleil où rayonnait l’hostie
J’ai prié, tout enfant, et j’ai baisé la croix :
Dans mon cœur, d’où la foi chrétienne est partie,
J’ai gardé la fierté de servir qui je crois !

Oui, j’ai cru jusqu’au jour où la science amère
Me vint d’avoir prié sous d’injustes douleurs.
Bien avant la raison, dans son linceul, ma mère
Sur le néant des dieux ouvrit mes yeux en pleurs.

Pourtant, je te revois, pieux et sans colère.
Église dont les seuils ont oublié mes pas !
Et, si je ne crois plus à ton Dieu tutélaire,
D’avoir rêvé du ciel je ne me repens pas !

III

Je sais encor ton nom, femme qui la première
Fis tressaillir mon être au toucher de ta main,
Et, de tes yeux divins me versant la lumière,
Des calvaires d’amour m’a appris le chemin.

Alors même qu’aux cieux, où l’ombre tend ses toiles,
Du stellaire printemps s’ouvre la floraison,
Le vieux pasteur debout sous le champ des étoiles,
Se souvient de Vesper montant à l’horison.

D’autres astres ont lui dans le ciel de ma vie,
Perçant de flèches d’or l’ombre où dormait mon cœur ;
Sur ta route de feu bien d’autres t’ont suivie,
Sans distraire mes yeux de ton éclat vainqueur.

Tu parus souriante, au levant de mes rêves,
De l’azur inquiet dissipant les ennuis,
Et tu m’appris, avec l’oubli des heures brèves,
Le néant de ta flamme et la douceur des nuits.

Ah ! ton premier baiser m’a laissé la morsure
Par où, jusqu’à la mort, je sens couler mon sang,
Et les autres n’ont fait que creuser la blessure
Ouverte, par ta main cruelle, dans mon flanc !

IV

Que fais-tu dans la tombe, ô ma petite amie,
Front marqué par la mort d’un inflexible sceau,
Sous mes baisers en pleurs pauvre enfant endormie,
Que j’ai mise au linceul comme dans un berceau !

Vers ton cruel déclin par un rêve guidée,
Portant dans tes yeux clairs des pensers surhumains,
Dans le chemin des fleurs tu t’étais attardée
Et la nuit te surprit des roses dans les mains.

Rien de toi ne sembla descendre sous la terre,
Tes beaux regards éteints, tes longs cheveux coupés,
Et je te cherche ailleurs qu’au tertre solitaire
Où montent les grands lys par l’aurore trempés.

Ton âme s’est enfuie avec un frisson d’ailes
Et ton cœur a fleuri dans les lys des autans :
— La mort, comme l’hiver, nous prend des hirondelles ;
Mais, pour les ramener, il n’est pas de printemps !

Comme un hôte des cieux je t’avais respectée
Et, ne voyant en toi que l’être qu’on défend,
À genoux, je t’avais au tombeau disputée…
Sans être père, hélas ! j’ai perdu mon enfant !

V

Innombrables adieux dont est faite la vie !
Les plus durs ne sont pas ceux qu’on dit aux mourants.
J’ai vu fuir loin de moi celle que j’ai servie
D’un cœur fidèle et doux, comme l’eau des torrents,

Avec mes vains espoirs emportant, dans sa course,
Tous les chants de la rive et tout l’azur des cieux,
De mes rêves sacrés d’un trait vidant la source
Et me laissant meurtri dans l’air silencieux.

Je ne la maudis pas. — Dans l’ombre où tout s’efface,
Quelque chose en moi luit qui d’elle m’est resté :
J’ai connu la lumière à l’éclat de sa face
Et ses yeux triomphants m’ont appris la clarté.

Je lui dois d’avoir fait, dans mon âme rebelle,
Surgir des autels d’or et brûler des encens ;
Car j’ai conçu les Dieux, en la voyant si belle,
Et j’ai de l’infini tenté les vols puissants.

Au vent des jours amers roulé comme le sable,
Sans merci les destins sous ses pas m’ont jeté.
— Si tout ne périt pas dans l’homme périssable,
J’ai mis dans cet amour ma part d’éternité !

VI

Quand sous les deux s’ouvrait l’aile de la victoire
Dont le vol est si haut qu’on n’en voit plus le sang,
Quand l’écho nous jetait le nom d’un territoire
Où la patrie avait posé son pied puissant ;

Quand, au vent du matin, gonflés comme des voiles,
Les drapeaux emmenaient le vaisseau triomphant
Où le nom de la France est écrit en étoiles,
Et que tout notre amour contre les flots défend ;

Quand les jours de bataille étaient des jours de fête
Semblant, en traits de feu, l’un à l’autre s’unir,
Et que la grande voix du canon semblait faite
Pour chanter notre gloire aux siècles à venir ;

Sur leur chemin fleuri quand la foule éperdue
Saluait le retour poudreux des escadrons,
J’ai senti son ivresse en mon cœur descendue
Et mêlé mon haleine au souffle des clairons.

Ô rumeur de la ville éclaboussant la plaine !
Innombrable défi des cœurs audacieux !
De quel orgueil sacré ma poitrine était pleine,
Quand tous criaient : la France est grande sous les cieux !

VII

Ô sinistre moisson sur nos plaines couchée,
Et de quelle semence étaient pleins nos sillons !
Ce n’est plus d’épis lourds que la terre est jonchée
Et le fer, sur nos champs, verse les bataillons.

Le silence est venu sous le vent des mitrailles,
D’une invisible faux rasant le sol lointain,
Et les soldats frappés dorment sans funérailles,
N’ayant, pour les pleurer, que les pleurs du matin !

Rien n’est resté debout sous le vol des orages,
Et l’éclair dans la nue écrit un nom vainqueur…
Devant tant de détresse et devant tant d’outrages,
France, ô mon seul amour, France, mère au grand cœur !

Ah ! j’ai maudit les temps où tu m’apparus telle
Que, sur le roc désert, l’antique Niobé,
Épouvantant la mort de ta plaine immortelle
Et pleurant dans la nuit ton dernier fils tombé.

J’ai vu, sur tes flancs nus et ta gorge meurtrie,
Comme de rouges fleurs tes blessures s’ouvrir
Et j’ai baisé tes pieds sanglants, ô ma Patrie,
Me sentant mieux ton fils à te voir tant souffrir !

VIII

Comme d’un lourd creuset rouge encore des flambées,
L’or tiède du couchant s’évapore dans l’air,
Et des heures du jour dans l’Océan tombées
Emporte le bruit grave et doux dans le ciel clair.

Pour les enfantements de l’aurore prochaine,
La terre se recueille au bord du firmament,
Et les germes obscurs de la rose et du chêne
Dans ses flancs assoupis montent confusément.

Des ferments indomptés la tâche recommence
Et des sucs rafraîchis se rouvre le chemin.
La nuit, devant ses pas, égrène la semence
De tout ce qui sera la gloire de demain.

Ah ! cette heure tranquille est une heure sacrée
Dont le mystère est fait des secrets éternels
Auxquels la mort commande et la vie est livrée,
Où le souffle s’échange aux êtres fraternels.

Sous ses enivrements, que de fois, ô nature,
J’ai rêvé de mourir et par un soir d’été,
De descendre, à mon tour, ainsi qu’une pâture,
Au flanc vorace et doux qui m’avait enfanté !

IX

Que de printemps lointains — ô douceur surannée ! —
Ont, de lilas fleuris et de feuillages verts,
Enchanté le coteau que suit la jeune année
Au sortir de la nuit épaisse des hivers !

Que de soleils passés — ô menteuse lumière ! —
Traversant de fils d’or le réveil de mes yeux,
D’une aurore pareille à l’aurore première
Ont montré la jeunesse à mes désirs joyeux !

Que d’océans d’azur — ô décevants mirages ! —
Poussant, comme une écume, aux rives du ciel clair
Les nuages poudreux, m’ont, après les orages,
Fait croire à l’allégresse éternelle de l’air !

Que de chansons d’oiseaux — airs qu’un souffle balance ! —
Jetant aux vents légers la tendresse des nids,
M’ont appris que l’amour a vaincu le silence
Et réveillé le chœur des serments infinis !

Que de fois j’ai rêvé, dans mon âme soumise,
Qu’une aube et qu’un printemps à jamais radieux
Faisaient descendre enfin sur nous la paix promise
Et réconciliaient les choses et les Dieux !

X

Je n’ai pas blasphémé le charme de l’automne,
Les désenchantements de l’an qui va finir,
Ni pressé la lenteur de l’heure monotone
Courbant chaque espérance au poids d’un souvenir.

Je n’ai pas détourné de mes regards moroses
Le spectacle alangui des tristesses du soir,
Ni fermé ma poitrine au souffle mort des roses
Exhalant leur haleine ainsi qu’un encensoir.

Et je n’ai pas maudit l’abandon de mes rêves.
Le rapide déclin de mes jours radieux,
Le vol désespéré de mes tendresses brèves,
Ni dérobé ma lèvre au baiser des adieux.

Ainsi que des oiseaux dont les ailes blessées
Font neiger des blancheurs vagues sur le chemin,
J’ai laissé vers l’azur retourner mes pensées,
Et vers leurs vains débris tendu ma triste main.

Mais rien ne redescend de l’abîme où tout monte.
Le ciel est un linceul à l’inombrable pli,
Et je n’ai, dans mon cœur, rien maudit que la honte
D’y voir mon regret même étouffé sous l’oubli !

ÉPILOGUE

Flammes sur mon chemin par l’amour allumées,
Larmes, ruisseaux sacrés de mes yeux descendus,
L’air a bu vos fraîcheurs et le ciel vos fumées ;
Les sables ont comblé vos vestiges perdus.

Sur les foyers déserts j’ai refermé la porte ;
Sur les bonheurs défunts j’ai couché le linceul ;
Rien ne reste de moi que ce qu’en moi j’emporte :
Des jours vécus à deux le poids me courbe seul.

Que du mont descendu la muraille se dresse
Entre le passé vide et mes regards lassés,
Je garde les trésors de virile tendresse
Au gouffre des douleurs lentement amassés ;

Je sais que le prix du sang que mesure à nos veines
La pitié du destin, ce que pèse à nos mains
La cendre de nos cœurs, et quelles choses vaines
De poussière et de bruit comblent les jours humains.

En route ! — Devant moi s’il n’est rien que j’envie,
Derrière moi, du moins, ne veille nul remord.
En route ! — Connaissant le néant de la vie,
D’un pas ferme je puis descendre vers la Mort !