La Haine (Sardou)/IV

(Redirigé depuis La Haine/IV)
Michel Lévy frères (p. 89-122).
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Tableau PREMIER.

Une salle du palais Saracini. — À droite, premier plan, la fenêtre, celle dont on a vu l’extérieur au premier acte. — Au deuxième plan, pan coupé, une grande porte intérieure. — Au fond l’escalier à jour qui descend au jardin, et à gauche, premier plan, porte intérieure, — L’escalier est à demi ruiné par le feu, et s’est effondré en partie. — Partout, sur les tentures, au-dessus des portes, aux poutres, la trace de l’incendie. — Table à gauche, siéges. — Une lampe à trois branches éclaire cette grande pièce. — L’action commence à la fin de la nuit. Les jardins sont encore dans une obscurité complète.


Scène PREMIÈRE.

CORDELIA, MASTINO.

(Cordelia assise près de la table, le regard tourné vers la porte de droite. Mastino entre par cette porte, et la ferme avec précaution.)

CORDELIA, se levant.

Eh bien, Mastino ?

MASTINO.

Il dort ! — Et ce sommeil fera pour lui plus que tous mes remèdes !… Pour un blessé de deux jours, on ne pouvait espérer si prompte guérison !

CORDELIA.

Alors il est sauvé ?

MASTINO.

Sans aucun doute !… Un peu de faiblesse d’esprit, cette nuit encore, pour cette grande quantité de sang qu’il a perdu ; mais plus de fièvre ni de délire !

CORDELIA, retombant assise, avec un soupir de soulagement.

Enfin !…

MASTINO, déposant sa lampe sur la table.

Il faut dire aussi que cette nuit n’a pas été comme la précédente, où le bruit du combat le tenait sans cesse en éveil !… Et quand il a su de moi, ce matin, que son parti était décidément le plus fort, et que tout était fini dans la ville !…

CORDELIA.

Tout est fini, en effet,… et si bien fini pour nous. Mastino, qu’à l’heure où je vous parle, je ne sais même pas si mes frères ont survécu à leur désastre !

MASTINO, baissant instinctivement la voix.

Quoi, pas de leurs nouvelles ?

CORDELIA.

Et comment en aurais-je, dans ce palais dévasté par le feu, et que tout le monde croit abandonné ? — Tous nos serviteurs se sont enfuis le premier soir, chassés par l’incendie ; aucun n’a reparu, terrifiés qu’ils sont par notre défaite !… Nous sommes là, seules, Uberta et moi, dans cette maison vide. — Personne sur cette place, où le soleil ne va, tout à l’heure, éclairer que des ruines. Partout autour de nous, les murs éventrés, les maisons fumantes et les jardins silencieux ?… Si je n’avais la cloche là, de ce couvent, pour m’apprendre que les heures sonnent toujours, ce serait à me demander si je suis encore de ce monde !

MASTINO.

Sans cela, Madame, aurions-nous pu transporter ici ce malheureux,… à l’insu de tous,… même de votre nourrice ?…

CORDELIA, debout, vivement.

D’elle surtout !…

MASTINO.

Et pourquoi ne pas l’associer à cet acte de charité ?

CORDELIA, vivement.

Mastino !… pas un mot de cet homme qui est là… à personne au monde !… vous m’entendez !… mais à Uberta moins qu’à tout autre !…

MASTINO.

Il sera fait à vos souhaits, Madame !… D’ailleurs il ne tiendra qu’à notre blessé de quitter le palais à son réveil…

CORDELIA.

Ce matin ?… Il le pourra ?…

MASTINO.

Sans péril !

CORDELIA.

Le ciel en soit loué !… Je ne vivrai que lui parti ! — Ce soin de le dérober à Uberta, de veiller sur cette porte, cette contrainte éternelle m’épuise !… et j’en suis à ma troisième nuit sans sommeil !…

MASTINO.

À votre tour, Madame, prenez quelque repos…

CORDELIA.

J’aurai le temps de me reposer au couvent de la Madone de Pise, où je compte offrir à Dieu ce qu’il me reste de cette misérable vie… quand je saurai si je dois y pleurer mes frères morts ou vivants !

MASTINO.

Dieu vous reçoive dans ce séjour de paix… Mais vous ne sortirez pas facilement de la ville !… Les portes sont fermées avec soin, car l’Empereur est campé dans la plaine !… Il y aurait péril aussi à vous hasarder par les rues, où l’on ne rencontre que bandes armées, fouillant les maisons, et poussant devant elles au Campo tous les malheureux qu’elles y découvrent !…

CORDELIA, effrayée.

Et parmi eux peut-être mes frères, et Lodrisio ! — Et pourquoi les mener au Campo ?…

MASTINO.

Faut-il vous le dire, hélas ! Dès cette nuit Malerba, siégeant dans les ruines de la vieille Seigneurie, a lancé des décrets de proscription et de mort !…

CORDELIA, de même.

Et ce glas qui sonne ?…

MASTINO.

Non ! — Les bourreaux attendent qu’il soit jour !… Ce glas est celui des victimes de la bataille dont les cercueils encombrent les églises !… Et que sera-ce, grand Dieu, si la peste, cette envoyée de la colère céleste, fait, comme je le crains, son apparition dans la ville ?

CORDELIA.

Une heure vient aussi où Dieu se lasse !…

MASTINO.

Il faut que je vous quitte, Madame. — Je reviendrai au grand jour, pour emmener notre blessé !…

CORDELIA.

Et s’il s’éveille avant… et qu’il veuille sortir ?…

MASTINO.

Laissez-le faire !… et lui ouvrez les portes !

CORDELIA.

Moi ?… Oh ! non ! non ! Il ne faut pas qu’il me voie !… Et à ce propos… ne s’est-il pas inquiété du lieu où il se trouve ?

MASTINO.

Il se croit dans une maison déserte !

CORDELIA.

Sans soupçon de celle-ci ?

MASTINO.

Aucun !

CORDELIA.

Ni de moi ?…

MASTINO.

Moins encore !… car, à ce qu’il m’a laissé comprendre dans sa fièvre, il vous croit morte !…

CORDELIA.

C’est vrai ? — Eh bien, Mastino !… qu’il garde toujours cette croyance,… vous m’entendez ?

MASTINO.

Oui, Madame.

CORDELIA.

Maintenant regagnez votre logis par le couvent.

MASTINO, rouvrant la porte de la chambre où est Orso.

Attendez-moi au jour !…

CORDELIA, prêtant l’oreille.

Des pas !

MASTINO.

On vient de ce côté !

CORDELIA, effrayée.

Uberta ! — Vite, partez ! (Elle ferme la porte sur lui vivement et n’a que le temps de redescendre.)


Scène II.

CORDELIA, UBERTA, puis GIUGURTA.
UBERTA, arrivant par l’escalier du jardin, essoufflée, et avec joie, mais éteignant la voix.

Cordelia !… ton frère ! (Elle montre Giugurta qui paraît au fond, escaladant les décombres.)

CORDELIA, poussant un cri de joie.

Giugurta ! (Elle se jette dans les bras de Giugurta, qui est dans le plus grand désordre, sa cotte de maille trouée, ses cheveux collés aux tempes.) Enfin !… pas blessé… rien ?… rien ?

GIUGURTA.

Rien !

CORDELIA, effrayée.

Et seule ? — Ercole ?…

GIUGURTA, vivement.

En sûreté,… il a pu franchir le rempart !… (Uberta, pendant ce temps, a fermé la tenture de la fenêtre.)

CORDELIA.

Ah ! bien ! bien !… Et Lodrisio ?

GIUGURTA.

Mort !… (Mouvement d’Uberta.)

CORDELIA, joignant les mains.

Dieu !… Ah ! Dieu ! (Silence d’une seconde.)

GIUGURTA.

Ah ! Ne le plains pas, va ! — Il est plus heureux que moi !…

UBERTA.

Pourvu que nul ne t’ait vu !…

GIUGURTA, ôtant ses gantelets et son poignard qu’il pose sur la table, avec son manteau.

Ah ! je ne sais !… J’ai passé la nuit chez les Sozzini !… et j’ai profité pour venir, par les ruelles écartées, de l’heure où ils sont tous au Campo, à se partager nos dépouilles !…

CORDELIA.

Repose-toi !…

GIUGURTA, assis, la tête dans ses mains,

Battu !… Traqué par cette vile canaille !… Moi Giugurta !… Des corroyeurs ! des boucliers, des peigneurs de laine !… Ah ! cet Orso !… (Mouvement de Cordelia.) que j’ai cherché en vain dans la bataille !… Le tenir là ! de ces deux mains,… et lui faire saigner tout son sang… goutte à goutte !…

UBERTA.

C’est fait !

GIUGURTA.

C’est fait ?

UBERTA.

L’Orso qui a pris ta ville, Giugurta !… l’Orso (Montrant Cordelia.) qui l’a outragée !… l’Orso qui m’a tué mon fils !… — Ta sœur nous en a vengés tous les trois,… en le poignardant !…

GIUGURTA, avec joie à Cordelia.

Toi ?… (Cordelia, toute à son anxiété, incline faiblement la tête, sans pouvoir dire un mot.)

UBERTA.

Et seule ! — Embrasse-la, va !… elle est digne de toi ! Et c’est une vraie Saracini, celle qui l’a tué de la sorte !…

CORDELIA, révoltée malgré elle, et vivement.

Blessé seulement, blessé !…

UBERTA.

Mais à mort !… n’en doute pas, Giugurta !… quoiqu’ils nous aient enlevé son corps !…

GIUGURTA, prenant la main de sa sœur.

Ô digne fille de ma race,… donne cette main que je la presse sur mes lèvres !…

CORDELIA, retirant sa main.

Ne parlons plus de cela, et laissons ce malheureux en paix !…

GIUGURTA.

Bien ! s’il est mort !… Car s’il n’est que blessé, comme tu le dis !…

CORDELIA, vivement.

Eh ! blessé aussi,… qu’importe à présent ?…

UBERTA, surprise.

Qu’importe ? Parler ainsi,… après ce que tu as fait !…

CORDELIA.

Mon Dieu ! j’ai fait ce que j’ai fait… le ciel a fait le reste ! S’il l’a sauvé, c’est qu’il l’a jugé digne de pardon !… (A son frère avec anxiété.) Tu ne l’achèverais pas, toi-même, à terre, et blessé, n’est-ce pas ?…

GIUGURTA.

Juste Dieu ! avec ivresse !…

CORDELIA.

Oh !… oh ! ne dis pas cela, Giugurta !… C’est atroce ! Un homme sans défense ?…

GIUGURTA.

Ton déshonneur est le mien !

CORDELIA.

Un chrétien, après tout !

GIUGURTA.

Un ennemi !

CORDELIA.

Désarmé ?… endormi ?

GIUGURTA.

Plût à Dieu !… Pour l’étrangler sans confession !…

CORDELIA.

Ô Dieu !… Enfin !… tout cela, n’est-ce pas ?… nous disons là des choses bien inutiles !… Vivant ou mort, qu’il reste où il est !… Et ne pensons qu’à ton salut !…

UBERTA.

Oui !

CORDELIA.

Tu vas bien quitter cette horrible ville ?…

GIUGURTA.

Tout à l’heure !… par la porte Ovile, qu’un homme gagné doit nous ouvrir !

CORDELIA.

Et qu’attends-tu donc pour cela ?

GIUGURTA.

L’heure où cet homme sera de garde !… D’ailleurs le jour est encore loin, et je ne puis songer à fuir avec ces vêtements.

UBERTA.

Sans doute.

CORDELIA.

Et tu quitteras ce logis ?

GIUGURTA.

Oh !… plus par ces ruelles dangereuses…

CORDELIA, inquiète.

Et par où donc ?

GIUGURTA, remontant.

Par un chemin plus sûr !… Les jardins du couvent !… Par là !… (Il désigne la porte de la chambre où est Orso.)

CORDELIA, épouvantée.

Par là ?…

GIUGURTA, se dirigeant vers la porte.

Oui, l’escalier…

CORDELIA, s’élançant devant la porte.

Arrête !… et n’ouvre pas cette porte !…

GIUGURTA.

Pourquoi ?

CORDELIA, dans le plus grand trouble, balbutiant, en cherchant ses raisons.

On te verrait !… Il n’y a plus là que le vide !… Tout s’est écroulé derrière !…

UBERTA, surprise.

Comment ?…

GIUGURTA.

Alors il faudra bien… (Rumeurs et sons de trompettes dans la rue.) Silence !… Écoutez ! (La fenêtre s’éclaire subitement de la lueur des torches portées dans la rue ; cette lumière toute rouge se projette sur une partie de la chambre ; Uberta soulève la draperie pour écouter ; Cordelia, au milieu, plus haut, prête aussi l’oreille, gardant toujours la porte d’Orso ; Giugurta à gauche couvre la lumière. Silence.)

UN HÉRAUT, dans la rue.

Gens de Sienne ! — le tribunal du peuple vous fait savoir qu’il a décrété de mort les traîtres Giugurta et Ercole Saracini, lesquels sont en fuite !… Et que celui-là qui les livrera, recevra cinq cents florins pour salaire !

CORDELIA, à elle-même.

Ah ! Seigneur !

LA FOULE.

Vive Guelfes ! Mort aux Gibelins !… (Trompettes, les lumières et les clameurs s’éloignent.)

GIUGURTA, courant aussi à la fenêtre.

Bandits ! (Il regarde en soulevant la tapisserie et disparaît en partie.)

UBERTA, courant à lui.

Prends garde !

CORDELIA, seule, à elle-même.

Ah ! Dieu… mon Dieu !… Lui fermer ce passage en ce moment… Mais qu’il achève l’autre !… n’est-ce pas effroyable aussi !… Mon Dieu ! éclaire-moi ! inspire-moi ! que veux-tu que je fasse ? (On entend tout au loin la voix du héraut qui s’éloigne.)

GIUGURTA, redescendant et traversant la scène.

Allons !… il n’y a plus de temps à perdre, d’autres vêtements,… puis la fuite ! (Uberta reparaît.)

CORDELIA, montrant l’escalier.

Par ce chemin ?…

GIUGURTA.

Sans doute !…

CORDELIA.

Le plus dangereux !…

GIUGURTA.

Puisque je n’en ai plus d’autre !… (Il sort par la gauche, la porte reste ouverte.)


Scène III.

CORDELIA, UBERTA.

(Dès que Giugurta est sorti, Uberta quitte la fenêtre, et remonte, regardant Cordelia d’un air singulier ; celle-ci tressaille sous ce regard, et, la regardant de même, descend en gardant la porte d’Orso.)

UBERTA, après un silence.

Cordelia !… pourquoi dis-tu à ton frère que tout s’est écroulé derrière cette porte ?

CORDELIA, troublée.

Moi !…

UBERTA, de même.

Tu dis qu’il n’y a que le vide !… Et c’est faux !… tu le sais bien !…

CORDELIA.

Oublies-tu à qui tu parles, et te dois-je compte de mes actes ?

UBERTA.

Oui, quand tu mens ! — Pourquoi mens-tu ?

CORDELIA.

Uberta !

UBERTA.

Enfin tu mens ! — Il y a là une chambre… (Mouvement de Cordelia.) dont tu nous interdis l’entrée ! — Qu’y a-t-il dans cette chambre ?

CORDELIA.

Et qu’y aurait-il ? Je te le demande !

UBERTA.

Je te le demande !

CORDELIA.

Et s’il ne me plaît pas de te le dire !

UBERTA.

Tu le diras donc à ton frère ! (Mouvement vers la porte de gauche.)

CORDELIA.

Nourrice !…

UBERTA, se retournant, et avec une force croissante.

Cordelia, il y a là quelqu’un !…

CORDELIA, protestant.

Oh !…

UBERTA.

Quelqu’un que tu nous caches !…

CORDELIA.

Perds-tu l’esprit à me parler de la sorte ?

UBERTA.

Tu le perds plus que moi,… si c’est celui que je suppose !

CORDELIA.

Et qui donc ?…

UBERTA.

Et quel autre que l’homme qui t’inspirait tout à l’heure une étrange pitié ?…

CORDELIA.

Orso ?…

UBERTA.

Tu l’as nommé !…

CORDELIA.

Tu peux croire !…

UBERTA, sur le seuil.

Si ce n’est pas lui, ouvre alors ! ouvre !

CORDELIA, de même.

Non !…

UBERTA.

Alors, ton frère !… (Elle va pour se diriger vers la porte de gauche.) Giugurta !

CORDELIA, bondissant devant elle pour l’en empêcher[1].

Malheureuse ! — pour qu’il le tue !

UBERTA, éclatant.

C’est Orso ! — Nie-le donc maintenant !…

CORDELIA.

Eh bien, oui !… c’est lui ! — Mais au nom du ciel !… tais-tois !…

UBERTA.

Sauvé par toi !… lui ! — O misérable fille !…ramasser dans la rue l’ennemi de ta race, le bourreau de mon fils !… l’assassin de ton honneur !… et lui donner asile chez toi !… à deux pas de cette chambre, où il…

CORDELIA, cherchant à la prendre dans ses bras.

Uberta !…

UBERTA, se dégageant.

Et voilà ton œuvre !… maudite !…

CORDELIA, tombe sur le siége près de la table.

Ah !… toi-même !… si tu l’avais vu comme moi… torturé par la soif !…

UBERTA.

Il fallait donc prévoir ces subites faiblesses,… cœur débile !… et ne pas m’arracher le poignard des mains !… J’aurais fait ma besogne, moi-même,… en mère implacable, moi !… et non pas en fille indulgente à l’outrage !…

CORDELIA.

Écoute-moi seulement, et…

UBERTA, sans l’entendre.

Ah ! tu prends à ton compte la vengeance commune… et voilà comme tu l’exerces ! — Et tu n’as pas conscience, parjure, que ta pitié pour cet homme est un crime envers moi ?…

CORDELIA.

Un crime !…

UBERTA, hors d’elle-même.

Cette complice qui m’arrête le bras, me désarme,… à qui je me fie !… et qui fait grâce, comme cela !… Et qui ne se dit pas un instant qu’elle me doit ma part de cet homme ; et qu’elle n’a pas le droit de me voler sa mort !

CORDELIA.

Ah ! que le Ciel ne t’entende pas !

UBERTA.

Qu’il m’entende !…et Giugurta aussi !… et qu’il sache bien que tu ne hasardes le salut de ton frère… que pour mieux assurer celui de ton amant !… (Appelant.) Giugurta !

CORDELIA, entre Uberta et la porte de Giugurta.

Quand Dieu l’a sauvé !

UBERTA, folle.

L’assassin de mon fils est là… je veux l’assassin de mon fils !… Voilà tout !… Giugurta !…

CORDELIA, s’accrochant à elle[2].

Par pitié !

UBERTA, la repoussant et passant malgré elle.

Mon fils n’en veut pas de ta pitié !… Il m’appelle et me crie : « Mère, venge-moi ! »

CORDELIA, même jeu.

Non ! non !

UBERTA, voulant se dégager et violemment.

Si ! — Je l’entends !…

CORDELIA, la retenant avec force et se cramponnant à elle.

Écoute-le donc !… mais écoute-le bien !… Non ! non !… il ne te crie pas :… « Le sang pour le sang !… » car il était généreux et bon, et Dieu lui a fait place en cette éternité bienheureuse… où l’on ne connaît que le pardon pour châtiment… et que le bienfait pour vengeance !…

UBERTA, luttant contre elle-même.

Mon pauvre enfant ?… si beau !… si jeune !… qu’il m’a tué ! — Je ne le vengerais pas !…

CORDELIA.

Non !… non !… car… il le répond :… « Il me fait horreur, ma mère, ce sanglant sacrifice que tu m’offres !… C’est le culte des réprouvés !… mais, moi… moi, je suis un ange !… Honore-moi… comme un ange… par la charité !… (Mouvement d’Uberta. — Cordelia, la voyant émue, poursuit en tombant à ses genoux.) Sauve ce malheureux. Fais cela pour moi, ô ma mère, ce pardon !… je l’attends, je l’appelle !… je, l’implore ! et cette clémence ira droit de ton cœur au mien, comme la plus tendre et la meilleure de tes caresses maternelles »

UBERTA, dont la colère est apaisée, tombant assise et fondant en larmes.

Ô mon Andreino !… mon trésor !… mon amour !… ma vie !… C’est donc vrai… jamais plus je ne te reverrai… jamais ! jamais…

CORDELIA, à genoux près d’elle.

Oui ! oui ! tu le reverras un jour ! mais si tu es du même ciel que lui, et si tu sais pardonner comme il pardonne !

UBERTA, après un silence, relevant sa figure toute baignée de larmes, et serrant Cordelia contre son cœur, en lui fermant la bouche.

Tais-toi !… voici ton frère !… (Elle reste assise, comme absorbée dans sa douleur.)


Scène IV.

Les Mêmes, GIUGURTA.
GIUGURTA.

Allons !… maintenant !… (Il reprend son manteau.)

CORDELIA, inquiète, vivement.

Tu pars ?

GIUGURTA.

Oui !…

CORDELIA, effrayée.

Et par ce chemin !… Ah ! Giugurta, si tu voulais !… pourtant !… Si tu voulais !…

GIUGURTA, surpris.

Quoi ?…

CORDELIA, prête à lui indiquer la porte d’Orso.

Un autre chemin peut-être !…

UBERTA, résolue et se levant, avec autorité.

Non, il n’y en a pas d’autre, ma fille !… (Prenant la lampe.) Viens, Giugurta, voici ta route… et pour ta sûreté, c’est moi qui marcherai devant toi !…

GIUGURTA, à Cordelia, en l’embrassant.

Adieu !… (Il va pour s’engager sur l’escalier.)

CORDELIA, vivement, le retenant.

Attends !… (Uberta et Giugurta s’arrêtent. — A Uberta.) Il le faut bien… n’est-ce pas ?…

UBERTA, séparant leurs mains.

Oui, ma fille !… Il le faut !… (A Giugurta.) Viens !

CORDELIA, à Giugurta, tandis qu’il disparaît.

Que Dieu veille sur toi !… (Seule, épuisée.) et qu’il juge si je fais ou non mon devoir… Moi je ne sais plus !… (Elle les suit des yeux, appuyée contre la colonne de l’escalier.)


Scène V.

CORDELIA, ORSO.

(Tandis que Cordelia, du haut de l’escalier, suit des yeux son frère dans le jardin, la porte de droite s’ouvre et Orso paraît, tout pâle et sans armes Il reste d’abord sur le seuil, embrassant la pièce d’un coup d’œil comme un homme qui veut se rendre compte de l’endroit où il est, et ne voit pas Cordelia à moitié disparue sur l’escalier. — Puis il descend regardant toujours autour de lui !… avec une surprise croissante, quand il reconnaît la chambre.)

ORSO.

Cette chambre ?… Oui !… Cette fenêtre ! (Il y va.) C’est elle !… le palais Saracini !… Comment suis-je dans cette maison ?… (Il se retourne et aperçoit alors Cordelia qui redescend à gauche ; le petit jour commence à paraître au fond, et pendant la scène, la lumière va croissant jusqu’au jour complet.) Cordelia !

CORDELIA.

Lui !… (Par un sentiment naturel de répulsion, elle passe vivement à gauche, séparée de lui par la table et le siége.)

ORSO.

Cordelia qu’on disait morte !… Es-tu son ombre ?…

CORDELIA, même sentiment de révolte naturelle.

Son ombre t’aurait déjà fui !…

ORSO, allant à elle.

Vivante !… (Il s’arrête à mi-chemin, frappé d’une idée subite.) Grand Dieu ! cette femme dans le cloître, avec Uberta ?… Celle qui m’a frappé ?…

CORDELIA, à la même place, et de même.

C’est moi !…

ORSO.

Bien pour cela ! — C’était vengeance !… et de toi à moi, je l’accepte !… Mais comment suis-je dans ta propre demeure ?… et qui m’y a conduit ?…

CORDELIA.

Peu importe !…

ORSO, allant jusqu’à la table, qui seule le sépare de Cordelia, et regardant celle-ci avec attention.

Et cette autre femme que j’entrevois dans mon délire, penchée sur moi… me donnant à boire ?… qui est encore cette femme-là ?…

CORDELIA.

Tu es sauvé !… ne demande rien de plus, et quitte ce logis !… (Elle va pour sortir par la porte de gauche.)

ORSO.

Pas sans savoir à qui je dois mon salut !

CORDELIA.

À Dieu… (Fausse sortie.)

ORSO.

Et à toi ?… Non ! n’est-ce pas ?… Dis-moi bien que cela n’est pas !… Je ne veux pas de ton bienfait, entends-tu ! Je ne veux rien,… rien te devoir !…

CORDELIA, s’oubliant.

Et qui te demande rien pour cela ?… Va-t-en donc !…

ORSO, terrifié.

C’est toi !… (Mouvement de Cordelia pour nier. Lui coupant la parole, avec force.) Ne mens pas !… C’est toi !… (Moment de silence. Il se couvre la figure de ses mains, puis d’une voie sourde, entrecoupée, et luttant contre l’humiliation et l’émotion qui le gagnent.) Ainsi !… tu m’as fait grâce !… Je t’ai fait pitié !… pitié, moi, après ce que !… Mais t’ai-je implorée ?… et si je l’ai fait, dans ma fièvre, devais-tu croire à l’appel d’un homme en délire ?… Ah ! il fallait, plutôt m’achever, c’était là ton devoir, au lieu de m’accabler ainsi de ta clémence !… Le poignard entre nous… Oui !… (Avec une émotion croissante plus forte que lui.) Mais le pardon !… le secours !… le salut ! Juste Dieu ! quel châtiment de mon crime !… Et quel remords de toute ma vie !… (Vaincu par son émotion.) Ah ! cœur de femme !… c’est pourtant sublime ce que tu as fait là !… et il faut bien tomber à tes pieds, écrasé de douleur et de honte !…

CORDELIA.

Que ces larmes te soient comptées au jour du jugement !… Et si tu as vraiment quelque repentir ?…

ORSO.

Oh ! grand Dieu !… si j’en ai !…

CORDELIA.

Eh bien, dérobe-moi ta vue, qui m’est un supplice ?

ORSO, humblement.

Hâte-toi donc de me dire ce que tu attends de moi !…

CORDELIA.

Que tu partes !

ORSO.

Sans racheter ma faute ?

CORDELIA.

Là où je vais, c’est l’affaire de Dieu ?

ORSO, debout.

Le couvent ?

CORDELIA.

Oui !…

ORSO, vivement.

Tu mourras à ce monde, parce qu’il s’est trouvé sur ta route un misérable tel que moi ?…

CORDELIA.

Et que ferais-je de ma vie, après ton crime ?

ORSO.

Et à quoi bon la mienne,… sinon à le réparer ?…

CORDELIA, avec douleur.

Le réparer ?

ORSO.

Cet honneur que je t’ai pris, n’est-ce pas à moi… et à moi seul, de te le rendre ?…

CORDELIA.

Ta femme ?…

ORSO.

Dis celle du vainqueur, du maître de la ville… à présent ton égal !…

CORDELIA.

Moi ?… Ta femme ?

ORSO.

Avant une heure !…

CORDELIA, avec douleur.

Et sans amour !… Insensé !… Ce n’est pas réparer, c’est éterniser l’outrage !…

ORSO.

Et crois-tu donc que le remords seul me jette à tes pieds ?… Ah ! Cordelia !… C’est mon cœur tout entier, je te le jure, et tout mon amour, que je te donne !…

CORDELIA.

Va-t-en ! va !… C’est fini, je suis morte à ce monde !….

ORSO, devant elle pour l’empêcher de sortir.

Pas encore !

CORDELIA.

Je me suis donnée à Dieu !… Je suis à Dieu !…

ORSO.

Non ! — Tu n’es pas à Dieu !… car avant d’être à lui, tu es à moi !

CORDELIA.

Oh !

ORSO, avec violence.

Et par un lien que tu peux détester et maudire !… Mais brise-le donc !…

CORDELIA, redescendant, révoltée.

Ah ! le lâche qui ose invoquer !…

ORSO, avec une passion ardente.

Je te réclame !… Je te veux !… et je te prends !

CORDELIA, révoltée.

Ah ! je te hais !…

ORSO, ardemment.

Et moi, je t’aime !

CORDELIA, saisissant sur la table le poignard laissé par son frère.

N’approche pas !… Je te tue !…

ORSO, s’offrant au coup.

Fais-le donc !… Tu ne seras jamais que la veuve d’Orso !…

CORDELIA, jetant l’arme.

Ah ! malheureux !… Tu sais bien que je ne veux plus ta mort !

ORSO, avec passion.

Accepte donc toute ma vie !… et ne me force pas à maudire ta pitié, qui ne m’a sauvé d’une prompte agonie que pour me vouer à des remords éternels !… Ou tue-moi tout à fait… ou sauve-moi sans réserve !… mais rien à demi !… Et ne te glorifie pas d’une clémence qui ne m’apprend à quel point je suis coupable, que pour me refuser le seul moyen que j’aie de ne plus l’être !…

CORDELIA.

Et ne l’es-tu qu’envers moi, coupable ? — Et ta Patrie, Guelfe, qu’en as-tu fait ?… (Allant à la fenêtre.) Vois ces lueurs ! Écoute !… C’est ton armée qui se réveille ! — Oses-tu bien m’offrir ta main pleine de sang, quand les miens sont traqués par les rues !… Quand tu les proscris !… Quand tu les égorges !

ORSO.

Ah ! cette guerre impie, et qui m’a fait si coupable envers toi !… crois-tu donc que je ne l’exècre pas, autant et plus que toi-même ?…

CORDELIA.

Vaines paroles !

ORSO.

Je la maudis !… te dis-je !… Et je la pleure !… Car elle est ton œuvre et la mienne !…

CORDELIA.

Ne dis pas cela !…

ORSO, à la fenêtre.

C’est nous !… Toi de cette fenêtre !… Moi de cette place,… qui en avons donné l’affreux signal ?…

CORDELIA, avec douleur.

C’est vrai !…

ORSO.

Eh bien !… ce que notre haine a fait !… Cordelia !… veux-tu que notre amour le répare ?…

CORDELIA, avec joie.

Orso !…

ORSO.

Et ces clameurs… je les apaise !… Ces flammes !… Je les éteins !… Ces massacres, je les arrête.

CORDELIA, de même.

Ah ! oui ! oui !…

ORSO.

Et cette ville… comme toi, conquise, outragée, par moi !… comme toi, je l’arrache au désespoir !… Et, comme toi, je la relève !…

CORDELIA.

Tu oseras ?…

ORSO.

Sauver tout un peuple en ton honneur !… J’y cours !…

CORDELIA.

Ah ! si tu fais cela !…

ORSO.

Au péril de ma vie !… Et meure à jamais l’Orso que tu méprises !… Vainqueur des siens et conquérant de sa Patrie !… Tu ne me reverras que triomphant de la discorde et vainqueur de la haine !…

CORDELIA, avec élan.

Ah ! fais cela, fais-le !… et…

ORSO, l’interrompant et tombant à ses pieds.

Ne promets rien, et laisse-moi gagner mon pardon !…

CORDELIA.

Eh bien ! va donc ! va ! — Je rougis de toi ! — Fais que je m’en glorifie ! — Tu n’es qu’un bandit. — Sois un héros !… Et reviens après, si tu veux, me parler de ton amour !…

ORSO.

Et, si je succombe ?…

CORDELIA.

Mort ou vivant !… je t’ai déjà pardonné !

ORSO.

Courage donc, mon cœur ! — Et va livrer le plus beau des combats, Orso !… Va combattre la Guerre ! (Il s’élance dehors. — Rumeurs dans la rue : ) À mort ! Giugurta !

CORDELIA, effrayée.

Grand Dieu !… Ces cris !…

UBERTA, paraissant au fond, effarée.

Cordelia !… Ton frère est pris !… (Cordelia pousse un cri terrible et court à la fenêtre. — La toile tombe.)



Tableau DEUXIÈME.

Les ruines du bâtiment de la vieille Seigneurie. — Colonnes, portiques rompus par l’incendie… — Au fond, large escalier qui monte au milieu des décombres. — Et au loin le Campo et le Campanile. À gauche, la tribune, et plus haut, réunie à elle par trois marches, la place du Conseil, le tout en ruines. — Il fait grand jour et grand soleil. — Des tas d’armes, saisies aux Gibelins, sont amassés au pied de la tribune, et sur la droite. — Au lever du rideau, le peuple est en scène, armé, prêt au massacre des prisonniers. — Ceux-ci divisés en deux groupes, l’un à gauche, l’autre à droite, premier plan, tous avec des chaînes. — Au milieu, le bourreau et ses aides, la hache à la main. — Sur toutes les ruines, des Guelfes en armes… — Sur l’estrade de pierre où siége le Conseil, Malerba, Splendiano, Ugone, sur des siéges de pierre : au-dessus d’eux le gonfalon guelfe accroché à une colonne. — On entend au loin les chants d’église d’une procession qui s’avance.



Scène PREMIÈRE.

MALERBA, SPLENDIANO, UGONE, BUONOCORSO, ZANINO, SCARLONE, GIUGURTA, enchaîné et gardé à vue au pied du tribunal, etc. — Parmi les prisonniers : TOLOMEI, MALAVOLTI, SOZZINI. — Prisonniers Gibelins, Soldats Guelfes, Peuple, Femmes et Enfants.
MALERBA, debout, sur l’estrade du Tribunal.

Peuple de Sienne !… Tous ces captifs condamnés à mort, vont subir leur supplice devant toi ! — Et le premier de tous, Giugurta, qui vient d’être arrêté comme il cherchait à fuir !

TOUS.

Oui ! oui ! — À mort !…

MALERBA.

Mais avant de régler ton compte avec les hommes, sois en règle avec Dieu ! — La peste est à Florence ! elle est à Pise !… elle est dans l’armée Impériale qui nous assiége !… (Murmures d’effroi.) Elle peut à tout moment éclater parmi nous : et c’est pour invoquer la miséricorde céleste que le saint Évêque vient à nous, portant les reliques dans la ville !… (Les chants se rapprochent.) Outre les prières à Dieu, vois si tu approuves les mesures que nous avons prises pour le salut commun ?

TOUS.

Écoutez !…

MALERBA.

Les Gardiens de la Santé brilleront, à tous les carrefours, les vêtements des morts

LE PEUPLE.

Oui !

MALERBA.

Toutes les fontaines seront gardées, de peur que les Gibelins ne les empoisonnent !

TOUS.

Bien !

MALERBA.

Enfin, pour étouffer le fléau dans son germe, les premiers atteints de la contagion seront isolés dans leur demeure toutes portes murées, avec des remèdes et des vivres : et rayés du nombre des vivants, jusqu’à leur mort ou guérison !

TOUS.

Bien ! bien !

VOIX, du fond, puis à l’avant-scène, de femmes d’abord, puis de tous.

La procession, la procession

MALERBA.

A genoux, donc ! — Et prions Dieu de nous épargner cet horrible fléau ! (Tous se mettent à genoux. — La procession paraît au fond et passe sur les ruines, l’Évêque suivant les reliques.)

LA FOULE, se relevant dès qu’elle a disparu.

A mort les prisonniers !… à mort !

MALERBA.

Pas encore ! (Murmure d’impatience.) Vous avez d’abord à savoir ce que César exige.

TOUS, avec anxiété.

Parle !

MALERBA.

L’Empereur Charles offre de lever le siége de la ville et de rentrer sur le territoire de l’Église !…

TOUS, avec satisfaction.

Ah !

MALERBA.

Mais, comme votre Seigneur suzerain, et à titre de redevance, tribut de sujets à leur Roi, il exige la somme de cinquante mille florins d’or ! — Es-tu d’avis, Peuple, qu’on les lui donne ?

TOUS.

Oui, oui, donne-les ! Et les prisonniers ! les prisonniers !…

MALERBA.

Il sera fait à ton gré ! — Maintenant aux captifs ! (Montrant Giugurta aux bourreaux.) Bourreaux !… à votre office !… et commencez par lui !

TOUS.

Oui ! oui ! (Cris au fond : Arrêtez ! arrêtez !… Orso ! Orso ! Vivat ! )


Scène II.

Les Mêmes, ORSO.

(Orso paraît au fond sur les marches, fendant la foule qui pousse à sa vue une immense exclamation de joie.)

LA FOULE.

Gloire à Orso !… (Les chefs du peuple se lèvent, tandis qu’Orso descend les marches, vivement, au milieu de tous les bonnets et de toutes les armes qui s’agitent. — Il a son épée.)

MALERBA.

Sois le bienvenu, Libérateur !… (Tandis qu’il descend les marches.) Tout le peuple salue en loi le héros qu’il croyait mort. Loué soit Dieu qui t’a sauvé ! (Orso, sans rien dire, regarde les prisonniers, Giugurta et les bourreaux.)

SPLENDIANO.

Incertains de ton sort, nous avons laissé ta place vide à nos côtés !… Et nous n’avons pas d’autre capitaine du Peuple que toi ?

TOUS.

Non ! non ! — Gloire et longue vie à Orso !…

ORSO.

Voilà pour ta reconnaissance, ô Peuple ! — À mon tour de le prouver la mienne !… (Il monte sur les ruines de la tribune.)

MALERBA.

Parle !… Orso !

UGONE.

Le Peuple est avec toi, et t’écoute ! (Cris, — Silence ! écoutez ! )

ORSO.

Donc, Siennois, à ce que j’apprends, l’empereur Charles nous assiége ?

TOUS.

Oui !

ORSO.

Et il vous demande cinquante mille florins pour son départ ?

TOUS.

Oui !…

ORSO.

Eh bien, je propose, moi, de lui en demander soixante mille pour le laisser partir en paix ! (Murmure de stupéfaction dans la foule.)

MALERBA.

Orso, y penses-tu ?… Ta valeur t’abuse !…

SPLENDIANO.

L’armée de César est double de la nôtre, et grossit encore à toute heure !

MALERBA.

Nous ne sommes pas en force dans la ville !…

TOUS.

Non !… non !…

ORSO.

Il est pourtant un moyen de nous voir aussi nombreux dans Sienne qu’on l’est dans l’armée Impériale !

TOUS.

Dis-le donc !

ORSO.

C’est que la moitié de la ville veuille bien cesser d’égorger l’autre !… (Mouvement de stupeur.)

SPLENDIANO.

Épargner les proscrits ?…

MALERBA.

C’est toi qui parles ?….

SPLENDIANO.

Toi, leur vainqueur !…

MALERBA.

Toi, qui les hais autant que nous !

ORSO.

Parle pour toi, Malerba !… Non ! je ne les hais plus !… (Il est interrompu par un cri de déception plus accentué encore et reprend : ) Et quand je vois César menaçant dans la plaine !… ma haine franchit les murs… et va droit à César !

MALERBA.

Nous le délestons autant que toi !… (Rumeurs. — Oui ! oui ! ) Mais il est le maître !… Il faut bien le payer pour qu’il parte !…

ORSO.

Assurément, ô Peuple, si tu ne sais, à l’heure où son armée grossit, que grossir, toi… le nombre de tes morts !…

MALERBA.

Dis d’exterminer à jamais l’ennemi du dedans, pire que celui du dehors !…

LA FOULE.

Oui !…

ORSO.

Parole infâme !… et que je dénonce, à la colère de Dieu !… (Silence.) Non ! Malerba ; celui qui a lutté contre nous pour une cause qu’il pouvait croire celle de la Cité… n’est pas un pire ennemi pour elle que ce Roi qui ne songe qu’à la détruire !… Et je ne connais plus d’ennemis de Sienne, dans Sienne,… quand je vois à sa porte, l’être hideux devant qui doit cesser toute querelle de famille !… l’Étranger !… (Mouvements divers. — C’est vrai ! Non ! écoutez ! — Orso se retourne vers la foule.) Non !… ton ennemi, Peuple ! ce n’est pas (Montrant les captifs.) ce parti terrassé, né des mêmes entrailles que toi et nourri à la même mamelle !… C’est ce tyran venu pour nous rançonner, qui se donne le régal de nos divisions, les soudoie, les attise, s’en amuse… rôde autour de nos murs, prêt à y pénétrer par la brèche de nos discordes, et n’attend, pour franchir notre fossé, que l’heure où nous l’aurons comblé nous-mêmes de nos cadavres ! — C’est ce détrousseur des libertés italiennes, qui compte les minutes de notre agonie, et se dit : « Ce peuple n’en a vraiment plus pour longtemps à vivre… puisqu’il en est à ce point de délire où le moribond élargit lui— même sa blessure !… » (Mouvement.) Ah ! celui-là, oui, maudis-le !… exècre-le !… écrase-le si tu peux ! — Tourne vers lui tout ce que tu as de rancunes, de colère et de haine !… Car le voilà, l’ennemi !… le vrai !… le seul !… Et de tout ce qui est crime entre nous… il n’est rien qui ne soit vertu contre lui !… (Mouvements divers. — Silence ! écoutez ! )

MALERBA, violemment.

EL que veux-tu donc enfin ?

ORSO.

Je veux… Peuple !… je veux que tu ne le renvoies pas avec ton or ! — Je veux que tu le chasses avec ton fer !… (Protestations, les répliques se croisent vivement avec colère.)

LES CHEFS GUELFES.

Et où est-il, notre fer ?

D’AUTRES.

Où sont nos lances ?…

SPLENDIANO.

Nos alliés ?…

D’AUTRES.

As-tu des renforts ?…

ORSO.

Oui ! j’ai des renforts… oui, j’ai des alliés !… (Mouvement de surprise, il continue : ) Oui !… j’ai des soldats, prêts à me suivre !…

TOUS.

Quels soldats ?

ORSO, avec force.

Les cinq mille proscrits de la ville !… (Il montre les prisonniers.) et ceux-ci d’abord, les plus braves !… (Orage de protestations furieuses.)

LE PEUPLE.

Les captifs ?… les Gibelins ?… Horreur !… (Tous lui montrent le poing, le menacent de leurs armes, l’insultent, vociférant à la fois.) Honte sur toi, Orso ! honte !

MALERBA.

Est-ce une Gibeline qui t’a sauvé ?…

SPLENDIANO.

Retourne aux enfers… d’où tu sors !…

TOUS, envahissant la tribune et le menaçant.

Va-t-en, traître, va-t-en !

ORSO.

Rugis, peuple !… Celui-là ne t’a jamais aimé qui ne te dit pas la vérité, au mépris de tes fureurs !…

MALERBA.

Arrête, Orso !… Le Tribunal du Peuple a décrété que celui-là qui tenterait d’arracher un Gibelin au supplice en serait puni par l’exil !…

TOUS.

Oui, s’il parle !… l’exil ! l’exil !…

ORSO.

Va pour l’exil !… et puisque c’est la rançon de ma parole, je continue. (Il en profite pour reprendre avec plus de force, montrant les captifs.) Oui ! Peuple, les voilà tes alliés… prêts à oublier leur défaite, si tu sais oublier ta victoire !… Sauve-les… tu es vainqueur et tu es libre !… Égorge-les… tu payes tribut et tu es esclave !… Choisis donc, de périr avec eux… ou de les sauver avec toi !… Et s’il en est un seul, parmi vous, qui préfère la joie de leur massacre à celle de notre délivrance… que celui-là se lève donc, pour me le dire en face ! (Se retournant brusquement vers le Tribunal, et franchissant les marches qui réunissent la tribune à l’estrade.) Toi, le premier, Tribunal du Peuple… je t’en défie : (Tout le Tribunal se lève exaspéré. — Stupeur.)

MALERBA, furieux.

Pas un mot de plus, insensé !… ou cette fois, ce n’est plus l’exil, c’est la mort !…

ORSO, debout sur l’estrade du tribunal, jetant son épée à terre.

Dresse donc ton échafaud !… et laisse-moi parler, tandis qu’on le dresse !… (Murmure d’admiration dans la foule, les gens prêts à l’arrêter, intimidés, s’arrêtent, et il reprend avec plus de force : ) Au nom de la Mère-Patrie et des Ancêtres !… peuple Siennois, je t’adjure de me donner ces captifs !… que je les mène au combat !… Du sang de tes soldats, je puis te faire une victoire !… Du sang de tes victimes, tu ne feras jamais qu’un forfait !…

VOIX NOMBREUSES, dans la foule.

C’est vrai !…

ORSO.

Donne-les moi !… Chaque mort que tu me cèdes… est un fils que je te rends !… Et ce que tes bourreaux y perdent… c’est la Patrie tout entière qui le gagne !…

VOIX, plus nombreuses.

Oui ! oui, il a raison !… Vive Orso !…

ORSO.

Siennois !… Sont-ils à moi, comme un bataillon sacré voué à la mort ?…

PRESQUE TOUT LE PEUPLE.

Prends-les !…

ORSO.

Brisez donc leurs chaînes et leur donnez des armes !…

TOUT LE PEUPLE, se précipitant pour délivrer les captifs.

Oui ! oui !… en liberté les captifs !… Vive Orso !…

LES CAPTIFS, s’armant.

Vive Orso !

ORSO.

Et au combat, les proscrits !… seuls avec moi !…

LA FOULE.

Nous aussi !… Tous ! tous, avec toi !… Tous !

ORSO.

Oui, s’il n’y a plus ici ni Guelfes, ni Gibelins ?…

TOUS.

Non !

ORSO.

Ni riches, ni pauvres, ni patriciens, ni artisans ?…

TOUS.

Non ! non !

ORSO.

Mais seulement un Peuple libre, qui ne veut pas cesser de l’être !…

TOUS.

Oui !…

ORSO.

Et des frères ennemis, réconciliés au lit de leur mère agonisante ?…

TOUS.

Oui !… oui !…

ORSO.

Debout donc, tous ses fils autour d’elle !… et à l’ennemi !… Avec un seul drapeau ! celui de la Cité !…

TOUS.

Vive Sienne !

ORSO.

Et meure poignardé comme un Judas… celui qui pousse un autre cri de bataille !…

TOUS, agitant leurs armes.

Oui ! oui !… Vive Sienne !…

ORSO, triomphant, à Cordelia.

Est-ce là ce que tu voulais, Cordelia ?…

CORDELIA, oubliant tant.

Ah !… Je taime !… (Orso s’élance sur les marches avec tout le peuple.)

GIUGURA, qui a surpris le mot de sa sœur, lui saisit violemment le bras, et lui dit à demi-voix.

Nous causerons tous deux, après la bataille !… (Cordelia s’arrête, effrayée, tandis qu’Orso s’élance sur les marches, entraînant tout le peuple avec lui.)

ORSO.

Au rempart !

TOUS, agitant leurs armes.

Au rempart !

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

  1. Cordelia, Uberta.
  2. Uberta, Cordelia.