La Haine (Sardou)/III

(Redirigé depuis La Haine/III)
Michel Lévy frères (p. 57-88).
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ACTE TROISIÈME.


Tableau PREMIER.

Un cloître. — Au fond, large porte d’entrée ; et au-delà, par-dessus le mur, le profil de l’église Saint-Christophe, sur la place. — À gauche, les arcades du cloître à jour laissent voir les cyprès du cimetière. — À droite, les arcades également à jour ouvrent sur un jardin. — Au milieu, un peu vers la gauche, une croix. — Premier plan à gauche, deux colonnes isolées et un banc de pierre au pied de celle qui est la plus éloignée, mais la plus en scène. — À droite, une grande porte donnant accès dans la salle des morts. — L’action commence vers la fin du jour.


Scène PREMIÈRE.

BUONOCORSO, ZANINO, SCARLONE, Guelfes, PORCIA, Moines, Femmes, etc.

(Au fond, à droite, les aventuriers allemands, isolés des autres, autour d’un feu où ils font leur cuisine et avec des filles autour d’eux. — De tous côtés, et presque sur les marelles de la Croix, les Guelfes, assis ou étendus çà et là, boivent, mangent, dorment ou fourbissent leurs armes. Au lever du rideau et pendant le chant, des moines vont et viennent apportant à boire, des femmes en deuil vont du cimetière à la salle des morts ; sentinelles au fond. — Scarlone et Zanino au milieu de la scène, l’un assis sur une pierre, l’autre étendu, achèvent leur repas. Auprès d’eux, du vin, du pain, des corbeilles de fruits. — À gauche, contre la colonne, Buonocorso endormi sur son manteau. — On entend des voix de femmes chanter dans l’église.)

Douce Madone,
Notre Patronne !
Exauce-nous !
Sois charitable
Et secourable
À nos époux !
Dieu leur accorde
Miséricorde,
Pour leurs fureurs !
Et qu’il ramène
La paix chrétienne
Dans tous les cœurs !
ZANINO.

Qu’est-ce donc qu’on chante là-bas ?… C’est fini depuis longtemps, les vêpres !

PORCIA, descendant et prenant une grappe de raisin dans la corbeille.

Ce sont les Gibelins du Tiers de la Cité qui chantent leur cantique dans l’église.

BUONOCORSO.

La bonne chose de dormir. — Quelle heure est-il ?

SCARLONE.

La vingt-troisième heure. — Tu peux faire encore un somme avant l’Angelus.

BUONOCORSO.

C’est plutôt le moment de prendre des forces contre ces damnés Gibelins.

SCARLONE.

Tu as donc quelque amoureux par ici, la Porcia ?

BUONOCORSO.

Quand il n’y aurait que moi, d’abord !…

PORCIA, riant.

Un bel amoureux qui n’a que son épée !

BUONOCORSO.

Attends le pillage !… (Sons de trompettes dehors.)

SCARLONE.

C’est pour nous, ça ?

ZANINO.

Non c’est l’appel des gonfaloniers, à qui Orso donne ses ordres !


Scène II.

Les Mêmes, UGONE.
UGONE, sorti vivement de la salle des morts, allant aux autres.

Passe-moi le pain, Zanino !

ZANINO.

Ah ! te voilà retrouvé, toi !

UGONE, rompant le pain.

Oui ! — Le ciel me dispense de recommencer ce que je viens de faire !

SCARLONE.

D’où viens-tu ?

UGONE.

D’aider une bonne femme à trouver le corps de son fils et à le porter dans la salle des morts !…

ZANINO.

Quelle femme ?

UGONE.

La nourrice des Saracini !

BUONOCORSO, riant.

Cette sorcière ?…

UGONE.

Sorcière, je ne sais… mais bien à plaindre, j’en réponds !

BUONOCORSO, brutalement.

Si tu rends service à nos ennemis, toi, à cette heure !…

UGONE.

Si j’étais à la place de son fils, ma mère serait bien heureuse que l’on fit pour elle ce que je viens de faire ! — Et s’il y a sottise de ma part, elle ne fait de mal à personne, n’est-ce pas ?

SCARLONE, haussant l’épaule.

Et ça se dit Guelfe !

BUONOCORSO.

Pleurnicheur, va !…

PORCIA, assise sur le banc, au pied de la colonne, et riant avec Buonocorso.

Faire la cour aux nourrices ! (Rires.)

UGONE, haussant

Voulez-vous que je vous dise, vous autres ?… À force de fréquenter ces brutes d’aventuriers, qui ne se battent que pour le butin, vous finirez par n’être plus, comme eux, que des bandits. — Mais, par mon salut !… quelqu’un qui ne sera pas des vôtres… c’est le fils de mon père ! — Ennemis dans la bataille, soit !… mais après, trinquons ! (Rire railleur de Buonocorso, il va lentement à lui, et avec intention.) Et celui qui pense autrement… je le mets plus bas qu’un chien lépreux !

BUONOCORSO, se redressant, son poignard à la main.

C’est pour moi que tu dis ça ?

UGONE, tranquillement.

Tu te reconnais donc ?…

BUONOCORSO, calmé.

Toi !… si tu n’avais pas tes épaules !…

UGONE, de même.

Oui ; — mais j’ai mes épaules !… Passe-moi le vin.

BUONOCORSO, stupéfait.

Hein !…

UGONE, froidement menaçant.

Passe-moi le vin !…

BUONOCORSO, intimidé, et avec un geste de rage.

Voilà !…

UGONE.

C’est ça !… (Il remonte en buvant. — Rires des soldats qui se moquent de Buonocorso.)

PORCIA, debout, à Buonocorso, le poussant par l’épaule.

Le marché ne tient plus !… Tu es trop lâche ! (Elle remonte vers Ugone.)


Scène III.

Les Mêmes, moins PORCIA, UBERTA.
UBERTA, sortant de la salle de droite, et après avoir cherché des yeux autour d’elle, allant au groupe des trois hommes qui a fait silence à sa vue.

Quelle est, parmi vous, l’âme charitable qui m’est venue si généreusement en aide ?

ZANINO.

Ne le connais-tu pas, femme ? (Porcia quitte Ugone, et remonte, au fond, Ugone redescend à droite.)

UBERTA.

Dans ma douleur je n’ai pris garde ni à son visage, ni à sa voix !

SCARLONE, lui montrant Ugone.

Le voici ! — C’est Ugone !

UBERTA, se retournant vers lui et le reconnaissant.

Oui, je le reconnais ! — Dis-moi ce que je puis faire pour toi, brave cœur ?…

UGONE.

Quand la bataille va recommencer à l’Angelus, dis un Ave pour moi, voilà tout !

UBERTA.

Je le dirai ce soir, et tous les jours de ma vie !… Tu t’appelles Ugone ?

UGONE.

Oui ; du Tiers de Saint-Martin !

UBERTA.

Je ne te connaissais pas !

UGONE.

Moi je te connais bien,… et ton fils Andreino est venu assez souvent jouer à la maison avec mon jeune frère.

UBERTA, repoussent sa main qu’elle serrait dans la sienne.

Et dire que cette main que je presse est peut-être celle qui me l’a tué !…

UGONE, vivement.

Non pas, femme… et quand ton fils est tombé !…

UBERTA.

Tu l’as vu ?…

UGONE.

À mes pieds !…

UBERTA.

Sainte Vierge !… Et comment… et par qui… a-t-il été tué ?…

UGONE.

À quoi bon ?…

UBERTA.

Oh ! plonge le couteau jusqu’au fond l Il n’est qu’une heure pour entendre de telles choses… du moins ce sera fait !

UGONE.

Tu as raison ! — Eh bien, donc, nous escaladions le rempart, ton fils porte un coup trop faible à… l’un des nôtres, qui, par pitié de son âge, d’un revers de bras, le jette sur le sol, et passe !… Ton fils, furieux, se relève et le frappe de nouveau par derrière… Cette fois le sang coule,… l’autre, irrité, se retourne,… et… d’un coup de hache !…

UBERTA.

Ah ! bête fauve !… Un enfant qui savait à peine tenir son épée !… Le nom de ce démon ?

UGONE.

Son nom ?…

UBERTA.

Oui ?…

SCARLONE ET ZANINO, à Ugone, pour l’inviter au silence.

Ugone !…

UBERTA, avec violence.

Son nom ! je t’en conjure !

UGONE, haussant l’épaule.

Cela te rendra-t-il ton fils ?…

UBERTA.

Je le vengerai !

UGONE.

Et voilà ce qu’il ne faut pas ! — Il y a trop de haines déjà entre nous. Cet homme d’ailleurs n’a fait que son devoir de soldat… et crois bien qu’un autre n’eût pas été d’abord si clément.

UBERTA, insistant.

Ugone !… par grâce !…

UGONE, avec force.

Non ! femme,… de moi tu ne saliras rien de plus !…

UBERTA.

Ah ! tu le sauves !… (Sons de trompettes au fond.)

UGONE.

C’est à nous, cette fois ! — À nos postes ! — Adieu, Uberta ! (Tous se lèvent, font vivement disparaître les restes du repas et de la sieste, et reprennent leurs armes pendant l’appel, puis se rangent pour suivre Ugone.)

UBERTA, à Ugone prêt à partir.

Le ciel veille sur toi.

UGONE, ému et montrant la droite.

Et si l’on me porte là,… ma mère demeure à Saint-Maurice, la petite maison devant l’église !… ne l’oublie pas !

UBERTA, lui serrant les mains.

Dieu lui épargne cette douleur !

UGONE, de même.

Allons, du courage, Chrétienne… et au revoir !… (Il remonte et sort par le fond.)


Scène IV.

UBERTA, CORDELIA.

(Cordelia, sortie du cimetière, parait à gauche, entre la colonne et la croix, les suivant des yeux.)

UBERTA, prête à sortir par la droite, l’apercevant.

Cordelia !…

CORDELIA.

Tais-toi, et attends que ces hommes s’éloignent ! (Le bruit s’éteint peu à peu et le jour commence à baisser légèrement.)

UBERTA, à demi-voix.

Seule ici ? — toi ?… Qu’y viens-tu faire, ma fille ?… et à cette heure ?

CORDELIA, regardant toujours au fond, pâle, et d’une voix basse et brève.

Et toi ?

UBERTA, montrant la porte de droite.

Hélas ! — Ensevelir mon fils, et avec lui toute ma vie !

CORDELIA.

Et je viens, moi… sauver de la mienne ce qu’il en reste !…

UBERTA, vivement.

Tu sais donc qui ?

CORDELIA, regardant vers le fond.

Avec l’aide de Dieu, je le saurai bientôt…

UBERTA.

Et comment ? — Parle sans crainte… nous sommes seules. — Cette voix, tu l’as encore entendue ?

CORDELIA.

Non ! — A l’issue de la messe, dérobée sous ce voile, à mes frères, à toi-même, et confondue parmi celles qui venaient ici reconnaître leurs morts, je me suis attachée aux pas de ces trois hommes, avec ce seul, ce même espoir : — puisque c’est un de ces trois-là qui a parlé !… je saurai bien lequel ! — Ils allaient devant moi, par les rues, se parlant, mais tout bas,… et je prêtais en vain l’oreille !… Enfin ils sont entrés dans ce cloître, puis ont disparu de ce côté ; où, après le repas ces héros, m’a-t-on dit, allaient faire la sieste !… — Je n’étais pas venue là pour ne pas savoir attendre,… mais au pied de cette Croix, l’ardent soleil me brûlait, m’enivrait,… j’ai senti bientôt la folie prête à m’envahir, et je me suis réfugiée dans cette Église… où j’ai prié tout le jour ! — L’ombre s’étend ! — me voilà ! — Il a fini de sommeiller, j’espère,… et il se décidera bien à sortir, ce tigre !… La nuit !… voilà son heure !…

UBERTA, effrayée.

Attendre cet homme ici, c’est là ce que tu veux ?

CORDELIA.

Oui, je le veux !

UBERTA.

Et s’il te reconnaît ?…

CORDELIA.

Sous ce voile ? — D’ailleurs il y a trêve ! — Et qu’ont-ils à redouter d’une femme ?…

UBERTA, de même.

Non ! tu ne peux faire cela ! — Vois !… tes mains sont glacées, et la fièvre brûle ton front !…

CORDELIA.

Qu’elle m’achève !

UBERTA, vivement.

Cordelia ! — écoute celle qui t’a servi de mère !… Retournons ensemble à la Seigneurie… Pense, ma fille, que depuis hier tu n’as pris ni repos, ni…

CORDELIA, l’interrompant.

Tombe en lambeaux cette misérable chair ! — Je ne lui ferai pas l’aumône d’une bouchée de pain ni d’un verre d’eau, que je n’aie lavé sa souillure !

UBERTA.

Mais qu’espères-tu donc, enfin ?

CORDELIA.

Attends-les, et tu verras !

UBERTA.

Mais ils sont loin !… et ne viendront plus !

CORDELIA.

Ils viendront ! — Dieu, que j’ai prié, m’en a donné l’assurance !

UBERTA.

Mon enfant !… (On voit paraitre au fond sur la place, Orso donnant des ordres à Splendiano et Malerba.)

CORDELIA, triomphante.

Les voici !

UBERTA, effrayée, voulant l’entraîner vers le cimetière.

Alors de ce côté !…

CORDELIA, la retenant.

Ici même, te dis-je !… Écoute avec moi !

UBERTA.

Mais !…

CORDELIA, avec force, la clouant sur la place, entre les deux colonnes.

Écoute, au nom du ciel, ou va-t-en ! — et me laisse toute seule à mon œuvre !… (Elle se penche et écoute.)


Scène V.

Les Mêmes, ORSO, SPLENDIANO, MALERBA, au fond, puis SCARLONE et ZANINO.
SPLENDIANO, entrant le premier, tandis qu’Orso et Malerba restent au delà du seuil.

Oui… oui ! C’est bien ! — L’Angelus ne tardera guère !…

CORDELIA.

Cette voix…

SPLENDIANO, appelant vers la droite.

Scarlone !…

CORDELIA, après avoir écouté avec attention, sans quitter la bras de Uberta, à elle-même.

Non ! ce n’est pas celui-là !…

SPLENDIANO, à Scarlone.

Tes hommes sont prêts ?

SCARLONE.

Tous !

SPLENDIANO, se tournant vers Malerba.

Et les archers ?

MALERBA, s’avançant.

Aussi… (Mouvement de Cordelia qui prête l’oreille à sa vue, il continue.) J’ai fait renouveler toutes les cordes !…

CORDELIA, même jeu.

Toi non plus !…

ORSO, sur seuil de la porte, parlant aux soldats du fond.

Trouvez-moi Ugone, sur la place !…

CORDELIA, vivement, s’oubliant.

C’est toi !…

UBERTA.

Orso ?…

CORDELIA.

Alors, ce doit être Orso !

ORSO, qui descendait, surprenant le mouvement de Cordelia.

Que font là ces femmes ?

UBERTA, effrayée pour Cordelia qui, dans un mouvement d’horreur, à la vue d’Orso, recule jusqu’à l’extrême gauche, bas :

Dieu ! quel danger !… Tais-toi !… (Haut, se plaçant entre eux.) Ces femmes !… ces femmes, Orso, sont venues ramasser parmi les morts le fils que l’on m’a tué !…

ORSO, la reconnaissant, avec compassion.

Uberta ?… C’est vrai, pauvre femme, oui, ton Andreino !… Dieu m’est témoin pourtant que ce n’est pas à lui que j’en avais, ni à toi !… qui fus l’amie de ma mère…

CORDELIA, à elle-même, — contre la colonne, — le regardant avec stupeur, et les dents serrées, avec rage.

Cet artisan !… cet homme-là !… cet homme !… oh ! non, non !

ORSO, à Uberta, poursuivant.

Mais n’es-tu pas bien coupable aussi d’avoir laissé ce malheureux enfant courir à sa mort certaine ?…

UBERTA.

Ah ! grand Dieu ! — l’ai-je donc permis ?…

ORSO.

C’est donc Giugurta qui l’a voulu ?

UBERTA, avec douleur.

Oh ! sans cela !…

ORSO.

Eh bien ! là encore tu as mérité ce qui t’arrive !…

UBERTA.

Mérité ?…

ORSO.

N’es-tu pas de sa maison, à ce Giugurta ? — Eût-il dépêché ton fils à la mort si, née de peuple, et Guelfe, comme nous, tu n’étais volontairement l’esclave de ces Gibelins infâmes ?… (Mouvement de Cordelia et d’Uberta.) Oui, infâmes !… les tyrans qui m’ont proscrit et ruiné !… et par qui mon père est mort dans l’exil !… Et plus infâme que tous, la digne fille de cette race damnée !… leur exécrable sœur, nourrie de ton lait !… ta Cordelia !… (Mouvement de Cordelia sous l’injure.)

UBERTA, effrayée, prête à la couvrir de son corps.

Elle ?… Grand Dieu !…

ORSO, tout à son sentiment, et à qui ce mouvement échappe.

Et qui donc, ce soir de fête, — où toute la ville faisait trêve à ses vieilles discordes ! — qui donc a soufflé sur ces haines mal éteintes et rallumé le feu qui nous dévore ?… Oh ! créature maudite !… Tu parais, et morte est la paix de toute une ville ! — Tu parles, et tout un peuple se déchire !… Oui, tout cela est ton œuvre !… oui, ce sang qui coule, c’est toi qui le verses !… oui, ces cris des mourants, ces malédictions des veuves et des mères !… ces clameurs d’un peuple affolé qui s’égorge,… tout cela monte à Dieu… et t’accuse ! — Et n’accuse que toi ! — Car c’est toi qui as déchaîné sur nous cet enfer !… Oui, furie ! oui, c’est toi !

CORDELIA, bondissant.

Oh…

UBERTA, s’élançant au-devant d’elle, et la contenant.

Malheureuse !…

ORSO, allant et venant, hors de lui, et grisé par ses propres paroles qui sont autant de révélations et de certitudes pour Cordelia et Uberta.

Eh bien, qu’elle triomphe à présent, ta Cordelia ! — Entre elle et moi, c’est désormais affaire de destruction !… Elle m’a banni de cette ville, je la balaierai de ce monde !… Elle a fait mon foyer désert !… j’ai mis son palais en cendres !… (Mouvement des deux femmes.) Elle m’a traité comme un esclave !… Je l’ai châtiée comme une courtisane !…

CORDELIA, à elle-même, tombant écrasée sur le banc de pierre.

C’est lui ! (Même jeu d’Uberta, pour la dérober à la vue d’Orso.)

ORSO, à Uberta.

Va lui demander ce qu’elle en pense ! — et qui, de la Patricienne ou du Cardeur de laine, peut aujourd’hui le plus effrontément regarder l’autre !…

CORDELIA, debout, à elle-même, désespérée.

Ah ! démon !…

ORSO.

Quant aux fleurs fatales dont elle m’a souffleté, en pleine rue, et avec moi tout ce peuple !… (Il les tire de son sein.) les voici ! — Je les gardais la, jour et nuit !… pour me rappeler ma vengeance !… — C’est fait ! — Maintenant volez à Cordelia, fleurs fanées, et qu’elle ose vous mépriser encore !… Tu es moins flétrie, poussière, et moins avilie qu’elle ! (Il les broie et en laisse tomber les débris.)

CORDELIA, hors d’elle-même, et prête à se trahir.

Oh ! entendre cela !… l’entendre !…

UBERTA, s’élançant devant elle.

Ma fille !

ORSO, apercevant Cordelia.

Quelle est cette femme ?

UBERTA, effrayée, vivement, entourant Cordelle de ses bras pour la défendre.

Sa servante !… qui la pleure avec moi !

ORSO, faisant un pas vers elle.

Qui la pleure ?…

UBERTA, effrayée pour Cordelia.

Cordelia est morte !…

ORSO, saisi.

Morte !

UBERTA.

Cette nuit… dans son palais en feu !

ORSO, frappé.

Morte !… — (Après un silence.) C’est la guerre ! (Mouvement d’Uberta, pour emmener Cordelia.) Oh ! pleurez en liberté, femmes ; elle, sa Maîtresse, et toi ton Fils !… Et celui-là !… plût au Ciel qu’il me fût permis de te le rendre !…

UGONE, du fond.

Orso !

ORSO.

Oui ! (Aux chefs.) Suivez-moi ! (Il remonte au fond, vers les autre chefs. — Le jour baisse tout à fait, on allume les torches sur la place.)

CORDELIA, éclatant.

Ô lâche ! lâche ! lâche !…

UBERTA, cherchant à la calmer.

Mon enfant !…

CORDELIA, désespérée et voulant s’élancer sur les pas d’Orso.

Tu l’as entendu ?…

UBERTA.

Prends garde !

CORDELIA.

Oh ! comme il m’avilit, l’infâme, et me foule aux pieds… et me jette au ruisseau des filles perdues !…

UBERTA.

Ma chère fille !

CORDELIA, d’une voix sourde.

Oh ! misérable !… Je t’arracherai le cœur, et le déchirerai avec mes ongles. — Oh misérable ! misérable !…

UBERTA.

Par pitié, tais-toi !…

CORDELIA, désespérée.

Et que le ciel ait permis cela !… Être à cet homme !… être à ça !… moi ! moi !… ô implacable Dieu ! (Éclatant en sanglots.) Qu’ai-je fait pour une telle infamie ? (Uberta près d’elle, cherche à la calmer et à l’entraîner pendant ce qui suit ; les chefs Guelfes reparaissent au fond.)

MALERBA.

Voici la nuit ; et l’heure approche ! (Chasseurs lointaines, qui vont se rapprochant et grandissant.)

ORSO, reparaissant par la porte de droite, à Ugone qui entre, par la gauche.

Qu’est-ce donc ? (A sa vue Uberta entraîne vivement Cordelia dans la salle des morts, où elles disparaissent.)


Scène VI.

UGONE, MALERBA, SCARLONE, BUONOCORSO, ZANINO, CHISTOFORO, Guelfes.
UGONE, arrivant, suivi de soldats, anxieux et inquiets.

Des nouvelles !

ORSO et MALERBA.

Des nouvelles ?

SPLENDIANO, arrivant par le fond, suivi également de soldats.

Et mauvaises pour nous !… (Mouvement de tous pour l’entourer.)

TOUS.

Mauvaises ?…

SPLENDIANO.

L’Empereur a quitté Pérouse et arrive à marche forcée ! (Mouvement de tous.)

ORSO, vivement.

Qui dit cela ?

CRISTOFORO, arrivant par le fond, suivi de toute la foule.

Moi… qui ai crevé deux chevaux pour vous en aviser ! (Il descend ; grande agitation au fond, et sur toute la scène. — De tous côtés des hommes armés et des torches.)

ORSO, allant à lui et le ramenant en scène.

Tu dis que le César romain ?

CRISTOFORO.

Son avant-garde est à Monte-Pulciano !… (Mouvement des Guelfes.) et le gros de l’armée peut être ici au petit jour !

MALERBA, aux autres chefs.

Par le diable ! il vient au secours des Gibelins !… (Malerba, Splendiano, Scarlone et Buonocorso forment un groupe à droite. — Tous les soldats se groupent çà et là avec inquiétude.)

TOUS.

Sûrement !…

SPLENDIANO, de même.

Quand je l’ai dit, que la trêve n’était bonne qu’à les sauver !

TOUS.

Oui !…

MALERBA.

Au lieu de profiter de nos avantages de la nuit, sans leur donner le temps de souffler !

TOUS.

Oui ! oui ! (Murmure d’approbation de tous les soldats.)

ORSO, qui a prêté l’oreille, sans bouger, à ces récriminations, allant droit à Malerba et le forçant à retourner la tête, en lui frappant sur l’épaule.

Et l’avais-tu pris, toi, ce temps-là, pour déclarer que tes hommes tombaient de fatigue ?… (A Scarlone.) Et toi… que les aventuriers tournaient bride ?…

MALERBA, embarrassé.

C’est vrai !…

SCARLONE, de même.

Nous ne disons pas !…

ORSO, les regardant en face.

Qui donc alors ose trancher ici du mieux avisé que moi ?… (Profond silence. — Il redescend à Cristoforo, et froidement.) À combien estimes-tu les forces du César romain ?

CRISTOFORO.

Quinze mille hommes pour le moins, sans compter les douze cents lances du Vicaire impérial,… et trois mille chevaux du Légat de Bologne !

ORSO, à lui-même.

Ah !… ce légat s’en mêle !

MALERBA.

Il n’est pourtant pas l’ami des Gibelins, cet Empereur !

ORSO, gagnant la droite,

Eh ! Guelfes ou Gibelins, que lui importe, à ce César avide, qui ne cherche que l’occasion de pêcher partout en eau trouble ! — Ne le savez-vous pas aux expédients… et qu’il n’est en Italie que pour y rançonner les villes, la lance au poing, comme d’autres, — ses confrères, — y détroussent les passants ? — Non ! il ne vient pas en aide à Giugurta ! mais Giugurta est un prétexte, pour se camper menaçant, là, sous nos remparts, et nous faire acheter son départ cinquante mille florins ; comme il l’a fait à Florence et à Pise. — À moins pourtant qu’il n’ait déjà vendu Sienne au Pape !… Opération qu’il fait encore !…

TOUS, l’entourant.

Oui ! oui, c’est cela !

BUONOCORSO.

Que faire alors ?

SPLENDIANO.

Lui dépêcher quelqu’un…

UGONE, vivement.

Jamais cela.

SCARLONE.

Parle, Orso ; quel parti prendre ?

ORSO.

Un seul ! — Qu’au lever du soleil, ce détrousseur de villes trouve nos portes closes, nos remparts armés, et tout un peuple debout, prêt à lui répondre !…

TOUS.

Oui !

ORSO.

Et pour cela,… à nous le Campo ! dans une heure, et toute la ville cette nuit !… — Vous en sentez-vous le cœur et la force ?…

TOUS.

Oui !

ORSO.

Alors, bouclez vos courroies, car l’Angelus n’est pas loin ; et jouons serré la bataille. — Malerba, double ton monde, et dussent les murs crouler sur toi, droit à la Croix du Travail… et restes-y, vivant ou mort ! — (A Splendiano.) Toi, où je t’ai dit ! — (A Scarlone.) Et toi, par la voûte, sur la tour des Marescotti !… — tandis que je les prends à revers, par les jardins, qui ne sont pas gardés (Mouvement.), j’en suis sûr ! — Ugone, une échelle, un sac de poudre, et dix hommes avec toi, résolus, sans autre arme que le poignard et le hache !…

UGONE.

Bien !

ORSO.

Maintenant plus de torches. (Les torches disparaissent et les soldats se dispersent.) — Vous, à vos postes, sans bruit ! allez ! (En ce moment Uberta reparaît avec Cordelia sur le seuil de la salle des morts, cherchant à s’éloigner.)

MALERBA et SPLENDIANO, apercevant les deux femmes en remontant pour sortir.

Renvoyez ces femmes !…

ORSO.

À quoi bon ? — Qu’elles restent !

MALERBA, soupçonneux, reconnaissant Uberta.

C’est l’Uberta du Saracini !…

ORSO, l’entraînant par la gauche.

Qu’elles restent là, te dis-je. — C’est bien le moins que je laisse pleurer la mère… dont j’ai tué l’enfant !

UBERTA, qui a saisi les derniers mots.

Lui !… c’est lui !… (A Ugone qu’elle saisit et arrête par le bras) C’est lui ?…

UGONE, haussant l’épaule et se dégageant pour s’éloigner.

Il avait bien besoin de te le dire ! (Il sort par le fond.)


Scène VII.

UBERTA, CORDELIA.
UBERTA, hors d’elle-même.

Et je suis là, moi ! — Je lui parle, et je l’écoute !… (Elle va pour s’élancer vers Orso.)

CORDELIA, sur le seuil.

Uberta ! — Veux-tu te venger ?

UBERTA.

Si je le veux !…

CORDELIA, d’une voix sourde.

Fais donc comme moi, attends !… et tais-toi !… (Silence, et tout ce qui suit, à demi-voix, rapide. — Les deux femmes, près l’une de l’autre à l’avant-scène, tandis qu’au fond l’on se prépare au combat.)

UBERTA.

Oh ! — À nous deux, nous allons bien tuer cet homme-là ! n’est-ce pas ?

CORDELIA.

Oui !

UBERTA.

Tes frères !… Quand l’auront-ils jamais, tes frères, à portée du bras, comme nous l’avons là ?

CORDELIA.

Jamais !

UBERTA.

Trouvons seulement une arme !

CORDELIA, lui montrant un poignard.

Je l’ai !

UBERTA.

O Lucrèce ! nourrie de mon sang… Donne, que je frappe !

CORDELIA, retirant l’arme.

Non, pas toi ! — Moi !

UBERTA.

Toi ?

CORDELIA.

Oui !

UBERTA.

Ma fille, y penses-tu ?… Quel danger pour toi !

CORDELIA.

Et pour toi, le même.

UBERTA.

Ah ! qu’importe, moi !… Est-ce que ma vie compte encore pour quelque chose ?

CORDELIA.

Et la mienne donc !

UBERTA.

Si quelqu’un doit succomber, c’est moi ! te dis-je ! — Donne donc !

CORDELIA.

Non ! — L’âge trahirait ta force !

UBERTA.

Quand toute l’âme de mon fils est dans mon bras ! — Cordelia ne me dispute pas cette joie ! — Cet homme m’appartient avant d’être à toi ! — C’est avant de t’outrager qu’il avait tué mon enfant !

CORDELIA.

Et qui de nous deux est la plus frappée ? — Tu ne pleures qu’un mort, toi ; — et je me pleure,… moi, vivante !

UBERTA.

Je te conjure !…

CORDELIA.

Et moi je t’ordonne ! Assez !… L’arme est à moi ; et c’est à moi qu’elle servira !…

UBERTA.

Tout de suite, alors !… Qu’attends-tu ?… Vois !… (Lui montrant Orso sur la place, au fond.)… Il est seul !…

CORDELIA.

Il y a trêve jusqu’à l’Angelus, — et je ne chargerai pas mon âme d’un sacrilège !

UBERTA.

Vain scrupule ! — Pour que l’occasion nous échappe !

CORDELIA.

Laisse-moi faire à ma guise, et va-t-en !

UBERTA.

Que je parte ?

CORDELIA.

Tu me gênes et m’obsèdes !… Va-t-en !

UBERTA, montrant la porte à droite.

Là seulement !… que je voie !

CORDELIA.

Je ne veux sur moi que le regard de Dieu !… Va retrouver ton fils, et prie-le de nous venir en aide !

UBERTA, vivement.

Mieux que tu ne penses ! — Son poignard est à sa ceinture,… je le prends, et si tu le manques !… Avec, celui-là, j’en aurai ma part ! (Elle entre vivement dans la salle des morts.)


Scène VIII.

CORDELIA, ORSO.

(La nuit est tout à fait venue ; mais la lune commence à se lever du côté du cimetière et à éclairer la scène failblement. — L’horloge sonne.)

ORSO, sur le seuil, aux soldats qui sont sur la place.

Voici l’heure ! — Tout est prêt ?

VOIX, au fond.

Tout !

ORSO, au fond, sur le seuil.

L’attaque, au dernier son de la cloche de l’Angelus ! (Mouvement de Cordelia. — Orso prend des mains d’Ugone son bouclier et sa hâche, l’Angelus sonne. Il entre en scène, dépose son bouclier et son arme, et se met à genoux sur les marches de la croix, où il prie. — Au fond, sur la place, tous les soldats en vue sont agenouillés dans la direction de l’église. — Musique.)

CORDELIA, à genoux, à l’avant-scène de droite.

Seigneur Dieu ! — je t’ai prié tout jour pour te demander l’apaisement et le pardon : tu ne m’as inspiré que la révolte et la haine ! Ce que tu as permis est horrible, conviens-en !… Et je ne puis pourtant pas me résigner à n’être plus toute ma vie, moi chrétienne, que les restes de l’orgie de ce soldat ivre !… Souffre donc, Dieu juste, que je brise à jamais la chaîne infâme qui m’unit à cet homme ! Et puisque tu ne prends pas toi-même le soin de ma vengeance !… laisse-moi m’en charger toute seule ! (La cloche cesse de sonner. Au même moment la bataille éclate. — Détonations lointaines.)

ORSO, debout, criant à ses homme.

En avant !… (Les soldats s’élancent et disparaissent en poussant leurs cris de guerre. — Cordelia remonte vers Orso, avec l’intention de le frapper : il l’aperçoit, et tout en prenant son bouclier, lui crie vivement sans la regarder.) Femme… voici la bataille ! — Retire-toi, tu n’as plus rien faire ici !

CORDELIA, profitant du moment où il se penche pour prendre sa hache.

Et ça !… (Elle le frappe au cou, Orso pousse un cri terrible et tombe sur les marches de la croix ; elle jette le poignard.) C’est la guerre !… (A la vue d’Ugone, elle s’élance à gauche et disparaît de ce côté.)


Scène IX.

CORDELIA, derrière la coulisse, ORSO, à terre, UGONE, ZANINO, SCARLONE.

(Pendant tout ce temps, le bruit du combat au loin.)

UGONE, accourant par la droite.

Ce cri !… Orso !… (Il aperçoit Orso étendu.) Tué !… (Appelant.) À moi ! (Zanino, Scarlone, Buonocorso, accourent par le fond.)

ZANINO, entrant.

Orso !

SCARLONE, de même.

Tué !… (Ils l’entourent, et cherchent à le ranimer.)

UGONE, le soulevant.

Asassiné ! Le couteau est la-bas ! (A Buanacorso.) Appelle donc, qu’on nous aide ! (Buonocorso s’élance au fond. — Silence d’un instant, pendant lequel on n’entend que le bruit du combat.)

ZANINO, à demi-voix.

Ferme la plaie !

SCARLONE.

Non ! non ! le sang l’étoufferait !

UGONE.

Aide-moi, soutiens-le… comme ça.

SCARLONE.

Oui, oui !

UGONE.

Doucement.

ZANINO.

Il ne respire plus.

MALERBA, entrant vivement avec Buonocorso.

Orso !… Mort ?

UGONE, épongeant le sang.

C’est Uberta qui a fait le coup…

BUONOCORSO.

Je l’ai dit : une sorcière !… Trouvons-la !… (Mouvement vers la salle des morts.)

MALERBA.

Eh ! nous avons bien le temps ! — À la bataille ! Allons !

SPLENDIANO, sur le seuil.

Venez donc, par le diable !… on nous attaque de tous les côtés !

LES SOLDATS.

Orso est mort !

SPLENDIANO.

Eh bien, il est mort, voilà tout !… En avant !… On nous écrase dans la rue haute ! (Ils s’élancent tous dehors. — Il ne reste en scène que Ugone et Scarlone près d’Orso.)

UGONE.

Pauvre garçon !… Nous allons le laisser là,… comme ça ?

SCARLONE.

Emportons-le toujours dans l’église.

UGONE, emportant Orso avec l’aide de Scarlone.

Un fier soldat !… celui-là !… Avant qu’on le remplace ! (Ils ont à peine dépassé le seuil et cesse d’être en vue, qu’une forte détonation se fait entendre.)

SCARLONE, poussant un cri, hors de vue.

Ah ! confession ! je suis mort ! (On voit Ugone fuir vers la droite. — Un des battants de la porte retombe et cache le corps d’Orso qu’ils ont abandonné, et qu’on ne voit plus pendant ce qui suit.)


Scène X.

CORDELIA, UBERTA.

(Pendant la scène, le bruit du combat s’éloigne de plus en plus, et l’on finit par ne plus entendre que des détonations très-lointaines.)

UBERTA, à droite, sur le seuil de la porte du couvent, à demi-voix, après un silence.

Cordelia ! es-tu là ?…

CORDELIA, toute pâle, appuyée contre la colonne de gauche, de même.

Viens !… c’est fait !…

UBERTA, à demi-voix.

Mort ?

CORDELIA, de même.

Oui !

UBERTA, avec joie, de même.

Ô ma fille ! Vertu romaine !… Et comment l’as-tu tué ?…

CORDELIA.

Je ne sais !… comme on tue !… Tout mon sang me criait aux oreilles !… va !… et plus rapide que ma volonté, mon bras l’a frappé, là même où la brute m’avait posé sa griffe !… dans le cou !…

UBERTA.

Ô mon Andreino ! vengé !… Et alors… Dis-moi tout, que je m’en repaisse !… Alors, il est tombé, n’est-ce pas ?…

CORDELIA.

En poussant un cri terrible !… Ne l’as-tu pas entendu ?…

UBERTA.

Si ! si ! mais après,… ce grand bruit de voix ?…

CORDELIA.

Ses hommes qui l’emportaient… mais le combat les a dispersés ; et ils ont abandonné son corps !…

UBERTA, vivement.

Où ?

CORDELIA.

Là !… sur la place !

UBERTA.

Viens le voir !

CORDELIA, vivement, reculant avec un mouvement d’horreur.

Ô Dieu ! non ! — À quoi bon ?…

UBERTA.

Ah ! je veux rassasier ma haine de cette vue ! — Tu as eu ta joie, toi !… il me faut la mienne !…

CORDELIA, tressaillant.

Tais-toi !

UBERTA, s’arrêtant.

Quoi ?

CORDELIA, montrant la porte

J’entends comme un gémissement !

UBERTA.

Non ! — c’est le vent dans les arbres, et l’eau qui coule sur la place ! (Elle remonte et disparaît un moment sur la place.)

CORDELIA, seule, après un silence.

Oui, c’est la brise du soir qui se lève calme !… O calme !… calme enchanteur de la nuit !… repos, fraîcheur, oubli !… Le bruit du combat s’éteint, tout au loin !… Il semble qu’un orage a fondu sur nous, qui maintenant se disperse ; et tout s’apaise, dans la nature… comme dans mon cœur ! — Triomphe à présent, ô mon honneur vengé… et respire à pleines gorgées l’ivresse du salut ! Debout mon âme, et renais à ta liberté reconquise !… Ô Cordelia ! — tu n’es plus à personne au monde, qu’à toi-même !

UBERTA, reparaissant à la porte du fond, inquiète.

Ma fille ! ma fille ! — où dis-tu qu’il est tombé de leurs bras ?…

CORDELIA.

Là ! devant la porte !

UBERTA, de même.

Mais il n’y est pas, devant la porte !

CORDELIA.

Il n’y est pas ?

UBERTA, ouvrant le battant retombé et montrant la place vide, éclairée par la lune.

Regarde !…

CORDELIA, saisie.

Juste Dieu ! — Comment cela se peut-il ?

UBERTA, descendant.

Les hommes l’ont emporté !

CORDELIA.

Eh ! non, te dis-je ; puisqu’ils ont fui !

UBERTA.

Es-tu bien sûre de l’avoir tué ?…

CORDELIA.

Oh ! si j’en suis sûre !… Un coup pareil !… Et ce cri !… si ce n’était pas le cri d’un homme tué !

UBERTA.

Enfin ! s’il n’était que blessé, pourtant ?

CORDELIA, frappée.

Blessé !…

UBERTA.

Et s’il s’était enfuit…

CORDELIA.

Blessé !…

UBERTA.

Puisqu’il n’est plus là.

CORDELIA.

Et toute ma honte vivante encore avec lui !… Oh ! non ! non ! non !… il nous le faut ! — Et mort !… il nous le faut mort !

UBERTA.

Viens donc !

CORDELIA, s’adressant à la croix.

Ah ! Dieu vengeur ! fais qu’il soit mort !… je ne recommencerais pas ce que j’ai fait !… (Elle s’élance dehors. — Uberta la suit. — Le décor change.)



Tableau DEUXIÈME.

La place. — Au fond, le portail de l’église Saint-Christophe, dont les portes pendent brisées à coups de hache, et où brille faiblement la lampe du sanctuaire. — À gauche, une rue qui monte vers une voûte surmontée d’une tour, et au premier plan, une Madone avec sa lampe, et trois marches au pied. — À droite, le mur du cimetière, au-dessus duquel on voit les cyprès, et plus haut, la porte du cloître. — Au milieu de la scène, une fontaine ornée d’une colonne portant la Louve. — Çà et là des gens tués, surtout dans la rue qui monte. — Le tout éclairé par un admirable clair de lune.


Scène PREMIÈRE.

CORDELIA, UBERTA.
UBERTA, au milieu des corps, sur les marches de la rue haute.

Quand je te dis qu’il n’y est pas !…

CORDELIA, après avoir regarde tout autour d’elle.

Non !… Non plus !… Sa trace, du moins ?…

UBERTA.

Du sang !… Il y en a partout !…

CORDELIA.

C’est vrai… Et la lune indifférente luit sur tout cela !… (Montrant un tas de cadavres dans la rue.) Oh ! l’horrible chose, là-bas !

UBERTA.

Oui ! — C’est dans un tas pareil que j’ai trouvé mon fils, sous les autres !…

CORDELIA.

Et ta vengeance t’échappe avec la mienne !… Ah ! non ! non ! Il nous le faut ! — Cherche là-bas, et moi de ce côté ! et vois d’abord s’il ne s’est pas réfugié dans cette église… où brille une lumière !…

UBERTA.

Oui !… et si tu le trouves… appelle-moi !…

CORDELIA, descendant à droite dans l’ombre.

Toi de même !… va !

UBERTA, sur le seuil de l’église.

Mais quand je te le disais… que le bras d’une mère était plus sûr que le tien !… (Elle pousse la porte brisée et disparaît dans l’église.)


Scène II.

CORDELIA, ORSO.
CORDELIA, seule, cherchant à droite, dans l’ombre.

Cordelia !… Pense bien que, lui vivant, c’est toi qui n’as plus le droit de vivre !… (Elle se penche sur un mort tombé contre le mur.) Cette cuirasse !… Non !… (Désespérée.) Et pourtant !… Il a crié !… Il est tombé Je l’entends encore !… Je le vois !… (Elle heurte du pied un cadavre à l’avant-scène.) Ah ! je te reconnais, toi !… pauvre diable !… Adieu !… Et toi !… Non !… (Se retournant et regardant deux cadavres enlacés.) Guelfe et Gibelin, les voilà dans les bras l’un de l’autre !… O mort !… quelle concorde est la tienne !… (Elle continue sa recherche.) Et jamais lui !… jamais !… Si !… celui-là… le visage dans l’ombre !… Ah ! peut-être !… Oui !… (Elle s’approche d’un corps étendu à l’avant-scène et que la lune éclaire à demi, se penche pour voir ses traits, et prête à écarter ses cheveux, retire sa main avec crainte.) Pourquoi ma main frémit-elle ?… Tu as peur, Cordelia ?… toi ?… Allons donc ! (Elle retourne brusquement la tête et la met de face, et l’on voit la figure d’Orso, pâle, les yeux fermés, en pleine clarté de la lune. Se relevant vivement.) C’est lui !… enfin !… Dieu juste !… Merci !… le voilà !… et mort ! (Se penchant pour le regarder de nouveau à distance et baissant la voix.) Oui ! il s’est traîné là, pour mourir !… (Silence. — Sans le perdre de vue, s’éloignant encore, à voix basse, avec une sorte de crainte superstitieuse.) Pourquoi est-il plus grand que de son vivant ?… et plus menaçant aussi ?… Il semble qu’il va parler !… (Tournant autour du corps, à distance, et lui adressant la parole, avec un effroi qui va croissant.) Qu’as-tu à me regarder de la sorte ?… Ce qui est fait, est fait !… Tu l’as bien voulu !… Et nous sommes quittes !… Tu ferais mieux à présent de te justifier devant Dieu, que de me poursuivre encore de ta haine !… Ou si tu réclames des prières ?… Oui, tu en as trop besoin, pour que je te refuse la charité des miennes !… Mais du moins, que tout soit bien fini entre nous, et que ton souvenir ne vienne jamais hanter mon sommeil !… À ce prix !… oui, je prierai !… Tu vois !… je prie déjà pour toi !… (Tout en parlant elle a traversé la scène, au-dessus d’Orso, de droite à gauche, et tombant à genoux sur les marches du petit autel de la Madone, elle commence à prier. — À ce moment, Orso se ranime et soupire. — Cordelia se redresse, effrayée.) Qui se plaint ?

ORSO, se soulevant péniblement sans la voir et d’une voix mourante, comme quelqu’un qui a le délire.

Du secours !… À moi !…

CORDELIA, se retournant et le voyant soulevé à la clarté de la lune

Vivant !…

ORSO.

À l’aide !…

CORDELIA.

Non !… c’est le délire !… (Terrifiée.) Sainte Vierge !… va-t-il agoniser là devant moi ?…

ORSO.

Je brûle !… N’y a-t-il personne là qui m’entende !…

CORDELIA, au comble de l’épouvante, se levant péniblement pour s’enfuir.

Oh ! je ne veux pas voir cela !… c’est horrible !… À moi, Uberta !… (Elle gagne, en chancelant, le milieu de la scène.)

ORSO.

De l’eau !…

CORDELIA, s’arrêtant, égarée.

De l’eau !… Ah ! oui, la fièvre !… la soif ! le sang !… C’est de l’eau qu’il veut !…

ORSO.

Par pitié !…

CORDELIA, émue.

Ah ! Dieu clément !… comme il souffre !… Et c’est moi qui ai fait cela !… Quelle horreur !

ORSO, retombant avec un appel plus déchirant que les autres.

Un peu d’eau… par pitié… ou je meurs !…

CORDELIA, vivement, cherchant autour d’elle.

Oui ! oui… mais comment ? (Elle voit à terre un fragment de casque qu’elle ramasse vivement.) Ah !… ceci !… (Elle puise de l’eau qu’elle lui apporte.) Attends !… courage !… Tiens ! tiens ! bois cela !… malheureux !… Bois vite ! bois !… (Au même instant, Uberta, sortie de l’église, parait au fond, sur les marches, sans voir Cordelia qui, à genoux près d’Orso, lui est cachée par la fontaine.)

UBERTA.

Cordelia !…

CORDELIA, effrayée.

Ah !

ORSO, dont Cordelia soulève la tête, après avoir bu, retombant épuisé.

Encore !…

CORDELIA, suivant des yeux Uberta qui traverse au fond, et se penchant sur lui pour le cacher à la nourrice, à demi-voix.

Tais-toi !… Tais-toi !… si tu veux que je te sauve !… (Uberta sort par la gauche, Cordelia cachant Orso qu’elle couvre de son corps. — La toile tombe.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.