La Guerre vue par nos enfants

La Guerre vue par nos enfants
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 881-914).
LA GUERRE VUE PAR NOS ENFANS

Le 28 juillet, alors que se resserrait le cercle des fatalités et que nous vivions de lourdes heures d’angoisse, je passais, vers la fin de l’après-midi, rue Denfert-Rochereau. Aucune circulation sur cette voie paisible. Des paveurs, qui venaient de terminer leur journée, avaient laissé, près d’un des trottoirs, un gros tas de gravier. Montant à l’escalade de ce monticule, des gamins jouaient à la guerre. Déjà !

Ils étaient une demi-douzaine, piailleurs comme des moineaux et non moins importans. Chacun d’eux, à lui seul, représentait un peuple : français, allemand, russe, anglais, autrichien et serbe. Toutefois, dans leurs alliances et leurs inimitiés, ils se perdaient eux-mêmes.

— Qu’est-ce que tu es, toi ?

— Allemand.

— Alors, on va te tuer… Et toi ?

— Serbe.

— Tu es un ami ; tape avec nous…

Quelques mois plus tard, en Provence, sous les pins et les oliviers, je trouvai les « pichouns » grandement occupés à creuser des tranchées. De vieilles casseroles, des pelles hors d’usage qu’on leur avait abandonnées leur servaient à remuer la terre. Ils dressaient des parapets, les recouvraient de gazon. Quelques minutes, ils se terraient dans leurs trous, s’observaient d’un camp à l’autre ; mais, bientôt, las de leur inaction, ils bondissaient avec des cris aigus, poitrine bombée. Un sabre de bois à la main, ils s’élançaient sus à l’ennemi, au pas de charge. Un minuscule drapeau claquait au bout d’une longue hampe qui était un bambou, un tambour battait à contretemps et tous les chiens du quartier, excités par le bruit, aboyaient aux jambes de cette marmaille.

J’ai pensé qu’il serait curieux de connaître les sentimens que la guerre, la vraie, faisait naître dans l’âme de nos petits. Les impressions des grandes personnes, elles ont pris elles-mêmes, et surabondamment, le soin de nous en informer. Conversations, écrits, nous renseignent à leur sujet. Nous n’en ignorons rien. Nos enfans sont moins loquaces. Leur timidité les empêche de se livrer. Dans un âge si tendre, aucun d’eux, par bonheur, ne se croit déjà un écrivain ; pourtant, dans des lettres à leur famille, dans les devoirs qui leur sont donnés, en classe, leur âme naïve se révèle. Des parens ont eu la complaisance de me montrer des lettres qu’ils avaient reçues ; des professeurs m’ont communiqué les cahiers de leurs élèves. J’ai eu, entre les mains, des centaines de ces cahiers. Ils me sont venus, les uns d’écoles du Nord et de l’Est où, pendant de longs mois, les girouettes crient dans le vent et les brumes ; les autres, d’écoles du Midi où, en décembre, par les fenêtres ouvertes, le parfum des roses qui tapissent les murs pénètre dans les classes avec le bourdonnement des abeilles. Tous portaient soigneusement le quantième du mois où ils furent commencés. Point n’était besoin cependant de cette indication. Les devises, dont leur couverture était ornée, prouvaient qu’ils étaient « cahiers de la guerre. » En une grosse écriture, pour laquelle on s’était évidemment appliqué, encore qu’elle fût mal formée, les mêmes phrases se répétaient : « Vive la France !… » « Vive Joffre !… » « Vivent la France et ses soldats !… » « Vive l’armée !… » Des points d’exclamation, toujours nombreux et magnifiques, ponctuaient ces cris. Que de sentimens généreux ils exprimaient !

J’ai glané dans ces cahiers ; ma gerbe est allée grossissant. Que de souvenirs nos petits ont enregistrés par lesquels ils apportent leur part à la documentation de la guerre ! Ainsi, sans soupçonner leur irrévérence, donnent-ils un démenti à Voltaire qui disait : « Les premiers fondemens de toute histoire sont les récits des pères aux enfans… » Qu’on n’espère pas, toutefois, de nos écoliers, de longs développemens sur un même sujet. A leur âge, les sentimens ardens sont de courte durée. Vite, ils reviennent à leur insouciance ; ils ont tôt fait, en outre, d’accomplir le tour de leurs idées, car elles sont peu nombreuses, et tôt fait aussi de les exprimer. Le plus souvent, ce n’est qu’une phrase qui leur échappe, une exclamation qu’il serait dommage de ne pas recueillir ; ainsi ce regret d’un « Fléchois » de treize ans, avide d’égaler ses aînés et écrivant à sa mère : « Quel dommage que tu ne puisses m’envoyer mes dix-huit ans dans un colis !… »

J’ai dû, presque toujours, puiser dans maintes copies pour obtenir un récit qui se tienne : beaucoup de mailles réunies finissent par former un tissu. Celui-ci n’est pas sans imperfections. On s’attend « qu’ung povre petit escollier » n’écrive pas avec la pureté d’un académicien. La plupart de ces narrations sont pleines de défauts : style lourd, confus ; phrases incorrectes ; incohérence dans les idées. Point d’élégance dans la forme ; nos enfans se contentent de dire avec plus ou moins de bonheur ce qu’ils ont vu ou ressenti. Aussi bien, ces incorrections sont souvent amusantes ; elles nous plaisent par leur naïveté, elles nous font sourire, elles donnent au récit son accent de sincérité. Je présenterais des périodes parfaites, on crierait à l’invraisemblance. Parfois, cependant, un détail est bien attrapé. Empruntée à la vie familière, une comparaison frappe par son imprévu, sa justesse, car nos petits ouvrent sur l’univers des yeux neufs. Un écolier marseillais, pour donner idée de la grosseur d’un bateau, remarque : « Il semblait une ile qui filait sur l’eau… » Parlant des lances des Indiens, un autre dira : « On les voyait briller de loin, au soleil, comme des miroirs… » Une Aixoise observe : « Les yeux des Turcos sont blancs et brillans comme de la porcelaine… » Un enfant de Varennes-en-Argonne, — « le Varennes de Louis XVI, » a-t-il soin de faire remarquer avec une secrète fierté, — a vu passer le Kronprinz et écrit cette phrase qu’on n’oublie plus, quand, une fois, on l’a lue : « C’est un grand blanc-bec qui, « de son auto, jetait des cigares à ses soldats… » Mais surtout, et c’est leur plus grande valeur, ces narrations nous dévoilent les cœurs de nos petits. Par elles, nous apprenons tout ce qu’ils enferment de générosité, de sentimens élevés et délicats.

La série de ces cahiers s’ouvre par une description de la mobilisation. Elle a laissé à nos enfans des souvenirs bien nets. Ils les évoquent avec émotion. La plupart ont vu partir leur père, un frère ; tous, un parent. La tristesse des adieux les a pénétrés jusqu’aux moelles. Ecoutez celui-ci nous dépeindre une scène d’intérieur, telle qu’en notre pays il a dû s’en passer de semblables chez des milliers de braves gens.

La simplicité, la sobriété de ce narré le rendent presque parfait[1] : « J’étais dans ma chambre à quitter mes affaires de l’école et voilà que j’entendis, dans la cuisine, ma mère qui disait :

« — Mais, je ne pourrai vivre sans toi.

« Alors une voix repartit de la bouche de mon père :

« — Ne te fais pas de soucis, car je reviendrai et, si je ne revenais pas, tu diras aux enfans que ça a été pour la patrie. »

« Mais ma mère pleurait de plus belle, et la voix de mon père dit :

« — C’est vrai que j’ai cinq enfans et c’est tout de même malheureux de partir… mais la guerre ne durera guère et je serai vite de retour… » L’enfant, alors entre dans la cuisine et, avoue-t-il, commence à pleurer :

« Mon père me dit :

« — Mais tu es donc comme les femmes ! Tu ne vois pas que c’est un honneur d’aller se battre.

« Bientôt, des parens et des voisins arrivèrent à la maison. Chacun, de son mieux, consolait ma mère en lui disant :

« — Mais ne vous désolez donc pas ainsi ; votre mari reviendra.

« — Qui sait ? On dit que les Allemands sont si forts et si cruels !

« — Oh ! ne craignez rien ; les Français aussi sont forts.

« Papa était ferme et courageux. Chacun admirait son sang-froid… Il ne pleurait pas et disait à tous :

« — Que chacun fasse son devoir, et la France sera victorieuse

« Moi, j’avais une peine, comme je n’en avais encore jamais eue ; mais je n’osais plus pleurer et je me disais, en moi-même : « Mon père est un brave Français… il ne tremble pas. Puissé-je, un jour, lui ressembler ! »

Le lendemain arrive : « Mon père mit ses habits du dimanche et nous partîmes avec lui, à la gare. Je lui portais sa musette. Le train entre en gare. Mon père nous embrasse tous et, en embrassant mon petit frère qui a trois ans, il eut les larmes aux yeux ; mon père ensuite monta dans le train et nous dit :

« — Au revoir ! Bon courage !

« Et quand le train se mit à partir, il nous fit ses derniers adieux en mouvant son mouchoir, et moi, je lui mouvais ma casquette, en pleurant… »

Ma mère, raconte un autre, « pleurait comme une perdue et, en rentrant à la maison, comme elle était mal, je lui fis une tasse de tilleul qui la soulagea un peu… Alors, elle nous dit :

« — Mes pauvres petits, votre père est parti. Je suis seule pour vous gagner votre pain, maintenant. Soyez bien sages et obéissans… »

Le même épisode, préliminaire de la guerre, le voici transposé en Provence. Le village, où vit l’écolière qui le raconte, on l’imagine. Perchées à flanc de colline, les maisons s’entassent grises de vieillesse, coiffées de lourdes tuiles rouges. Des raidillons grimpent faits comme pour des chèvres. Alentour, la campagne s’étend, poussiéreuse, séchée par un soleil implacable : « C’était le 2 août, à trois heures de l’après-midi, l’alarme a sonné et les pompiers ont joué du clairon… Les femmes, ce jour-là, étaient au cimetière pour un enterrement et il y en avait beaucoup qui pleuraient. Quand elles ont entendu le tocsin, elles ont continué à pleurer de penser que leurs maris allaient se rendre à la mairie pour partir ensuite se battre. Moi, j’avais peur. Je pensais que mon frère fallait qu’il parte. J’étais bien ennuyée. Ma mère était triste. Elle disait que l’Italie allait se battre contre la France, parce qu’elle était l’alliée de l’Allemagne et de l’Autriche, et comme ma mère est d’Italie, elle était bouleversée. Elle disait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! mon frère qui se battra contre mon fils ! C’est affreux !… »

Drame obscur ! Dans les provinces frontières de l’Est et du Sud-Est, combien de femmes l’ont vécu, tremblant d’appréhension devant l’avenir, déchirées entre leurs deux patries et, quel que soit le dénouement de la lutte, condamnées à pleurer.

Cependant, les jours passent : « Les affaires ne marchent plus ; maman voit moins de monde dans la boutique… c’est un commerce de comestibles, celui qu’elle a… Les affaires sont bien plus compliquées qu’avant la guerre. Il faut commander les choses longtemps à l’avance et quand enfin elles arrivent, le client s’est lassé d’attendre et a été acheter ailleurs… Partout, à la maison, dans les rues, dans les magasins, on ne cause plus que de la guerre. A la maison, tout le monde est triste depuis que papa est parti… On va lire les « communiqués » pour avoir plus tôt les nouvelles. » « Moi, continue une fillette qui doit être une exquise petite, je travaille à mon jardin. J’y ai planté des fleurs qui sont des œillets. J’aime les œillets parce qu’ils sentent très bon. J’y ai mis aussi des anémones parce qu’il y en a de jolies couleurs bleues, blanches, rouges et que ce sont les couleurs de la France. Je les arrose soir et matin et, lorsque les fleurs auront poussé, je les couperai ; j’en ferai de jolis bouquets que j’apporterai à la maîtresse pour mettre devant la statue de saint Joseph, afin qu’il protège nos soldats… Le soir, après le repas, grand-papa nous lit le journal et il nous raconte la guerre de 1870 qu’il a faite. Puis, avant de se coucher, on prie pour les blessés, pour les morts, pour les combattans et pour la paix :

« — Dieu fasse qu’on la voie, bientôt, soupire maman en déshabillant ma petite sœur, et grand’maman répond :

« — Quand on l’avait, on ne connaissait pas son bonheur ! »

Avec une jolie tendresse, l’enfant conclut : « Les années d’avant, quand je regagnais mon lit, j’étais très heureuse de me blottir sous mes couvertures ; mais, maintenant, je pense à nos pauvres pioupious qui, pour nous défendre, couchent dehors, dans la boue et dans l’eau et je ne me trouve plus si bien, dans mon lit et je voudrais leur envoyer de sa bonne chaleur… »

A ceux et surtout à celles qui attendent, les nouvelles des combattans arrivent moins fréquentes qu’on ne le désirerait : « Maman est souciante, — considérez, je vous prie l’âge de la mignonne : onze ans, — et languit, car il y a douze jours que nous n’avons pas reçu de lettre de mon frère… Elle pousse de gros soupirs. On lui voit souvent les larmes aux yeux. Elle dit :

« — Est-il blessé ? .. Est-il prisonnier ? .. Et s’ilvétait mort ? .. Oh ! non. » Tous les matins, elle attend le facteur. Elle se dresse sur la pointe des pieds pour l’apercevoir s’il débouche au coin de la rue… Ce matin, le facteur, devinant son impatience, lui fait voir la lettre de loin, bien haut au-dessus de sa tête. Elle s’empresse de déchirer le haut de l’enveloppe et lit des yeux. Elle est si contente, — prétend la petite dont l’imagination excessive, un peu, décèle l’origine méridionale, — que ses cheveux blancs semblent se rajeunir. Elle baise la lettre, la rebaise, en disant :

« Mon beou pichoun !…

« Elle garde soigneusement les lettres de mon frère, car si un malheur venait à lui arriver, elle aurait toujours un souvenir. »

Arrive octobre ; la rentrée des classes a lieu : « Nous retrouvons nos camarades ; nous examinons les nouveaux ; nous nous entretenons tous de la guerre. Nous sommes contens : car, depuis la bataille de la Marne, les Allemands ont été repoussés loin de Paris… »

Cependant, la cloche sonne, les écoliers se mettent en rang, gagnent leurs salles. Le professeur monte en chaire :

« Il nous dit que la classe s’ouvrait au milieu de graves événemens, que bientôt se lèverait une aube de lumière et de victoire. En quelques mots il nous retraça l’héroïsme du peuple belge qui s’est levé pour sauvegarder son honneur ; il nous dit les prodiges de valeur qu’accomplissent journellement nos valeureux soldats. Enfin, il ajouta qu’une armée qui commet des forfaits ne se déshonore pas seulement elle-même ; mais, à tout jamais, déshonore son pays. »

« Nous, dit une petite fille, à l’école, cette année, nous ne chantons pas et nous apprenons des poésies patriotiques… Les autres années, nous avions deux leçons de couture. Le mardi, on faisait les coutures d’utilité qui sont les œillets, les boutonnières, les reprises, les coutures rabattues et le vendredi, les coutures d’agrément, la dentelle, la broderie ; mais, maintenant le mardi et le vendredi, on fait la même chose : des passe-montagne, des cache-nez, des plastrons, des mitaines pour les soldats. Ces choses en laine font des vêtemens chauds et, en les faisant, je suis contente de penser que nos soldats n’auront plus si froid. »

Ecoutez, maintenant, le joli son que rend l’âme de ce bambin de douze ans :

« C’est loin du théâtre de la guerre ; mais je n’ai pas besoin d’entendre le bruit du canon pour que mon cœur de jeune Français s’intéresse à ce qui se passe dans le Nord et dans l’Est de ma chère patrie. Je lis avec avidité les journaux et je suis heureux quand j’apprends que les Allemands ont battu en retraite ; je voudrais déjà les savoir complètement vaincus… Deux de mes frères sont partis se battre dès les premiers jours de la mobilisation. Hélas ! celui que je préférais est mort. Il n’était pas des plus robustes ; il passait toutes les nuits dans les tranchées. Le matin, au lieu d’un déjeuner chaud, il n’avait qu’un petit morceau de chocolat cru. Il est tombé malade… Je garderai toujours le souvenir de mon cher Louis. Il m’aimait bien ; il aimait sa patrie autant qu’on peut l’aimer. Je suivrai son exemple et, quand je serai grand, si ma patrie est en danger, je veux être courageux comme l’a été mon cher Louis… »

Le brave petit ! Qu’on aurait de plaisir à l’embrasser !… Nous voici en décembre. Dans nos écoles, les maîtresses, songeant aux fêtes qui approchent, disent en classe :

« Celles d’entre vous qui en ont le moyen, seront gentilles d’apporter quelques friandises ou quelques lainages ; nous les enverrons, pour la Noël, aux blessés dans les hôpitaux. » Dès le lendemain, entre les écolières, c’est une lutte généreuse. « Même celles dont les parens sont tout à fait pauvres, ont voulu donner quelque chose, » me dit Mme L… Mais laissons les fillettes nous décrire les préparatifs de ces cadeaux de Noël. Pas un de ces récits qui ne trahisse une affectueuse sollicitude pour nos blessés :

« Les années précédentes, à cette époque, je songeais au réveillon ; je pensais à ce que le bonhomme Noël mettrait dans mes souliers. Mais, cette année, les rôles sont renversés : ce sont les enfans de France qui veulent envoyer un cadeau aux soldats ; » et la petite trouve, en son cœur, cette pensée vraiment émouvante : « Alors, à l’école, nous avons travaillé ferme ; nous leur avons confectionné des vêtemens chauds pour les préserver du froid puisque nous ne pouvons les préserver des balles… »

Diligens, les petits doigts se mettent à l’œuvre :

« Tricoter une paire de bas pour la première fois, cela était un peu difficile ; mais en écoutant, en regardant, j’ai appris… Comme j’étais maladroite, j’ai souvent lâché des mailles ; comme on ne pouvait pas les relever, la maîtresse me défaisait mon tricot… J’avais envie de pleurer ; mais je ne me rebutais pas, car nos soldats ne se rebutent pas devant l’ennemi… J’ai mis deux semaines à faire cette paire de bas, et cela m’a paru deux ans… Il faut que les blessés soient heureux, très heureux le jour de Noël. J’ai économisé les petits sous de mon goûter pour leur acheter quelques friandises… D’ailleurs, nous pouvons bien nous priver un peu. Ils sont dans les tranchées boueuses ; ils reçoivent les balles de l’ennemi, ils souffrent bien du froid, de la pluie ; ils ont aussi faim et soif. C’est pour nous qu’ils souffrent sans se plaindre. Ah ! jamais, les petites filles de France ne pourront leur payer leur dette de reconnaissance… Aussi, dans mes chaussettes, j’ai glissé une demi-livre de chocolat, et comme j’avais encore un peu d’argent, j’ai mis des cigarettes, du papier à lettres et un crayon. J’ai plié le tout, bien arrangé, dans un beau papier blanc. J’y ai mis toute mon adresse, car je suis maladroite d’habitude. Ensuite, je l’ai attaché avec un beau ruban bleu, blanc, rouge… Comme j’aurais voulu être plus riche pour pouvoir mettre de meilleures choses !… »

Deux journées ont laissé une vive impression dans l’esprit de nos enfans : celle de la vente du « 75 » en faveur de nos soldats ; celle qui fut dédiée à la glorification des Serbes :

« Ce dimanche-là (celui de la journée du « 75 »), explique un bambin, je vis, dans les rues, des jeunes filles de dix-sept à vingt-six ans, — admirez cette précision, — qui vendaient le merveilleux 75, imprimé sur un petit carton. Ces jeunes filles étaient riches et bien habillées et elles vendaient le « 75, » pour les soldats qui sont sur le front, pour leur donner du tabac et des chaussettes… Je réfléchis et je me dis : Par bonheur, j’ai, dans la poche de mon pantalon, une pièce de 25 centimes… Je la trouvais, nouée dans un coin de mon mouchoir… J’hésitais d’abord ; mais, je pensais à nos bons petits soldats qui se battent bien dans les tranchées pour défendre notre patrie et, parmi eux, il y a mon père, et ça me fit compassion… Alors, je m’avançais vers la jeune fille qui vendait et je lui donnais mes cinq sous : toute ma fortune… Et, en m’en allant, on aurait dit que j’étais plus content qu’avant… » D’ailleurs, observe un camarade de ce petit physionomiste qui, à six mois près, sait l’âge des jeunes filles, « d’ailleurs, deux sous, ça ne ruine pas un homme et pourtant, deux sous plus deux sous font une jolie somme à la fin… »

La journée serbe fut exclusivement scolaire. Mieux que nous, nos enfans savent donc comment elle se passa : « Le matin de la journée serbe, j’arrivais à l’école, et j’aperçus, au-dessus de la porte, un grand drapeau serbe autour duquel étaient écrits ces mots : Vive la Serbie !… Dans notre école, comme dans toutes les écoles de France, les élèves ont porté quelques sous et, tous ces sous, on les a envoyés au ministre de l’Instruction publique qui les a envoyés en Serbie, car la Serbie est petite en nombre, mais elle est grande en courage, et elle n’a plus d’argent pour nourrir son peuple…

« Dans la cour, avant d’entrer en classe, nous avons tous crié : « Vive la Serbie ! » et nous faisions un tapage infernal… Quand nous entrâmes (en classe), le maître nous fit un petit sermon sur la Serbie ; il nous dit que les Serbes étaient un vaillant petit peuple qui combattait pour garder son indépendance. Ensuite, sur nos cahiers, nous fîmes le drapeau serbe et celui des alliés et le maître nous fit copier un résumé de l’histoire serbe et nous, de temps en temps, quelques petits hourras et des cris de : « Vive la Serbie ! » échappaient et le maître nous imposait silence avec le sourire… »

Ce tableautin est charmant de bonté, d’indulgence paternelle. Comme il est français, par cela même ! De l’autre côté du Rhin, aux écoliers turbulens, le maître « n’impose pas silence avec le sourire… » « L’après-midi, les petits arrivèrent avec des bouquets de fleurs ; puis, alors, on nous fit chanter, dans la cour, le Sambre-et-Meuse et on alla se promener avec, sur la poitrine, un joli petit drapeau serbe. Tout le temps, on criait : Vive la Serbie ! Vivent les Serbes, ce bon et vaillant peuple ! et ce fut une très belle journée… »

Passant du gai au triste, avec une fantaisie qui nous est permise, puisque nous nous occupons d’enfans, assistons, maintenant, à l’arrivée d’un convoi de blessés :

« Le spectacle qui m’a fait le plus de peine, depuis la guerre, c’est le débarquement des pauvres blessés. Ils reviennent avec la barbe et les cheveux longs, la capote pleine de boue, et même il y en a qui en ont jusqu’aux genoux… Aujourd’hui, j’en ai vu un, dont les cheveux lui descendaient devant les yeux et un autre à qui les dents « bougeaient » parce qu’il avait reçu un coup dans la figure… Les uns étaient blessés au bras ; les autres, aux jambes. Quelques-uns avaient les pieds gelés ou un bandeau tout sale sur la tête… Je les observais et je me disais, en moi-même :

« — Ces pauvres soldats ! comme ils doivent avoir enduré des souffrances pour être si pâles ! »

« En les voyant, beaucoup de mères pleuraient parce qu’elles songeaient à leurs fils qui sont dans les tranchées… Elles disaient :

« — Ah ! mon Dieu ! les pauvres petits, les pauvres petits ! »

« Moi, nous confie un autre qui pense noblement, quand ils ont passé je me suis découvert, les larmes aux yeux, parce que leurs blessures sont glorieuses et reçues pour défendre la France… »

Ainsi que l’émouvant défilé des blessés, celui des réfugiés a apitoyé nos enfans :

« Je les ai vus arriver le 22 septembre 1914, vers quatre heures du soir. Il y avait beaucoup de monde pour les voir. Ils sont descendus du train. Les femmes avaient de pauvres petits enfans dans les bras et d’autres, plus grands, qui tenaient leur jupon. D’autres femmes pleuraient parce qu’elles avaient perdu leurs enfans en se sauvant. D’autres encore disaient :

« — Notre maison a été brûlée !… »

« Ils étaient bien tristes parce qu’ils n’avaient plus rien et qu’ils étaient mal habillés… »

Qu’on en juge par cette description qui ne manque pas de pittoresque :

« Une famille a passé près de moi. Le père avait sa casquette qui lui descendait jusque sur les oreilles. La mère avait un jupon d’une couleur et un corsage d’une autre et tout déteints… »

Quant aux enfans, que la fillette a surtout regardés, ce qui est naturel :

« Quelle misère ! s’exclame-t-elle. Je ne voudrais pas être à leur place. Le petit garçon était habillé avec des habits « donnés » trop grands pour lui. Son pantalon lui tombait sur ses chaussures ; ses souliers bâillaient et, par les fentes, on voyait ses bas ; il avait un vilain polo en laine rouge tout plein de poussière… »

Le cortège des traîne-misère se déroule : « ils avaient la figure tirée, car il y avait deux ou trois jours qu’ils voyageaient. Quand ils furent descendus, on les a emmenés à l’école des garçons pour-manger quelque chose et se débarbouiller… J’ai pensé qu’ils étaient bien à plaindre et qu’il faut être très bon pour eux… »

Pour la plupart des enfans réfugiés, les Allemands, malheureusement, ne sont pas des inconnus ; ils les ont vus, ils les ont subis. Quand j’ai voulu recueillir, sur l’occupation ennemie, les souvenirs de nos petits, la difficulté a été grande.

D’être restés, pendant de longs mois, sans fréquenter aucune école, ils semblaient avoir désappris ce qu’ils savaient. Une institutrice qui, à leur arrivée, les avait accueillis, m’a dit : « Beaucoup ne savent plus que lire. L’orthographe, les rudimens du calcul, l’histoire, la géographie, ils ont tout oublié ; une addition les embarrasse… »

Ce n’est pas impunément que ces pauvrets avaient traversé les épreuves les plus terribles ; ils en restaient marqués. Je les ai vus. Au fond de leurs yeux, flottait une stupeur. Quelques-uns semblaient mal éveillés d’un songe affreux. Quel cauchemar, en effet, égalera celui qu’ils ont vécu : leurs maisons pillées, incendiées ; la fuite éperdue devant l’ennemi ; la canonnade incessante ; l’emprisonnement en Allemagne ; les menaces ; les coups et la mort, pendant des mois, rôdant autour d’eux ! Je me rappelle un garçonnet ; je me souviens de sa caboche ronde qu’on avait dû raser, ainsi que celle de ses camarades, pour la débarrasser de la vermine des prisons allemandes, je l’entends encore :

« — Un jour, un soldat allemand a mis son revolver sur la tempe d’un petit enfant qui était dans les bras de sa maman. Mon Dieu ! comme j’ai eu peur ! je me suis sauvé… »

Au souvenir terrible, il tremble ; sa voix devient rauque :

— Quel âge, as-tu, petit ?

— Six ans, madame… Une institutrice me dit :

— Les petites réfugiées, les premiers jours, ont refusé de jouer à la récréation. Serrées l’une contre l’autre, dans un coin de la cour, elles restaient sérieuses, presque farouches, considérant les ébats de leurs nouvelles compagnes, ne voulant pas y prendre part.

Il fallut des avances réitérées, des sourires, des caresses pour les apprivoiser. Quel passé de douleur, ce renoncement aux joies de l’enfance laisse soupçonner ! Qu’est-ce donc qu’ « ils » ont fait souffrir à nos petits pour arriver à leur faire oublier la quiétude, la félicité naturelle à leur âge ? On m’a présenté trois mignonnes : treize, douze et neuf ans : « Notre papa est prisonnier en Allemagne ; les Boches l’ont pris, un jour, à la maison ; notre maman est devenue folle ; elle a eu trop de chagrins ; les Allemands l’ont gardée, en Allemagne, dans un de leurs hospices… Nous, on a été emmenées avec les autres du village… Pendant des mois, on a été sans personne pour s’occuper de nous[2]… » Leur douce voix gazouillante rappelle le deuil affreux.

Ah ! quand les Allemands n’auraient fait que cela : emplir d’épouvante l’âme de nos enfans, ils mériteraient d’être les maudits !

Tant d’épreuves ont mûri ces enfans ; leur raison est au-dessus de leur âge. Une institutrice me vante leur bonne volonté, leur politesse, leur application :

— Si vous saviez quel désir ils ont de s’instruire, de réparer le temps perdu… quel bel appétit de science !

Peu de jours après son arrivée à C…, un garçonnet se présente à l’école voisine de l’hôtel où il est hébergé. C’est un petit bonhomme bien planté, la mine délurée, intelligente. Il aborde la directrice :

— Madame, est-ce que vous voulez de moi ?

— Impossible ; tu es trop grand.

— J’ai huit ans seulement, madame.

— Je ne dis pas non ; mais je ne peux pas te prendre. Ici, c’est une école de filles ; on n’admet les garçons que jusqu’à cinq ans, à la classe enfantine.

Le mioche s’en va l’oreille basse, les yeux emplis d’ombre. Cette école qui lui est fermée, quel paradis elle lui semble ! Le lendemain nouvelle tentative de sa part :

— Madame, je sais bien que j’ai huit ans ; mais si vous voulez me permettre d’entrer tout de même, je me mettrai dans un petit coin ; vous ne vous apercevrez pas que je suis là.

Le moyen de résister à tant d’insistance gentille ?

— Ecoute, petit : aujourd’hui, je ne puis te recevoir tel que tu es ; ta veste et ton pantalon sont déchirés. Dis à ta mère qu’elle te mette un tablier propre et reviens demain…

Vingt-quatre heures passent. La cloche de l’école sonne. La porte s’ouvre. Le gamin est au premier rang ; il se précipite, de ses deux mains, il étend son sarrau, le montre :

— Madame ! madame ! Vous voulez bien de moi, maintenant ?…

On l’accepte, et comme c’est un bon petit, il veut que les autres enfans, hébergés à son hôtel, jouissent du bonheur que lui-même possède. Le lendemain, il revient suivi d’une cinquantaine de moutards de son âge.

Où loger cette marmaille ? Dans la salle des filles ? Impossible. Non seulement, la place manque, mais le règlement s’y oppose. L’institutrice case ces nouveaux pupilles dans une pièce voisine et, comme il n’y a pas de maîtresse pour s’occuper d’eux, elle les surveille en faisant la classe aux fillettes, par la porte laissée ouverte :

— Pas une fois, m’a-t-elle dit, je n’ai eu une observation à leur adresser. Ils étaient si heureux qu’on voulût bien d’eux !

Feuilletons les souvenirs de ces enfans trop graves et qui ne savent plus jouer :

« .. Le 1er août, à cinq heures du soir, nous moissonnions encore au lieu-dit : « Moulin des Orles, à Osly-Courtil, près la rivière d’Aisne. Voilà que nous entendons sonner le tocsin ; nous quittons notre travail et nous revenons à notre village, Osly-Courtil. Voilà que nous voyons presque tous les habitans, sur la place publique, qui pleurent ; aussitôt, nous avons deviné que la guerre était déclarée. Le lendemain matin, une automobile, venant de la sous-préfecture, passe dans le village, donnant des affiches, disant que la mobilisation n’était pas la guerre : cela nous remit un peu de courage… »

Cependant les hommes partent :

« Comment faire pour achever la moisson ? les femmes, les vieillards, les enfans travaillent pour ne pas laisser les récoltes périr… Le travail se faisait moins vite, mais se faisait tout de même… On entendait au loin gronder le canon, mais nous n’y faisions pas attention, nous avions à charrier toutes nos récoltes, puis à faire les labours et les « couvrennes… »

Pourtant les vieux, « les pauvres vieux » qui vivent de souvenirs, répétaient, se lamentant :

— Nous avons déjà vu les Prussiens en 70 ; nous les reverrons en 1914 ; mais personne ne croyait rien de cela… Les journaux disaient : « Les Allemands avancent lentement du côté de La Fère. »

Néanmoins, les anciens avaient raison. Les Allemands approchent :

« Chacun, dans le village, cache ses affaires ; on descend le linge dans la cave ; on enterre ce qu’on a de précieux, dans les jardins… Tout à coup, les mitrailleuses et les fusils allemands font rage ; puis ce fut le tour des obus. Figurez-vous la forme d’un litre rempli de chiques en plomb et de toutes sortes de choses coupantes qui venaient éclater sur les maisons, dans les jardins, partout…

« Nous avons eu beaucoup d’obus, à Ménil. Nous en avons reçu un dans notre porte ; il l’a mise en morceaux. Maman les a reçus en plein des avec un gros presse-livre que l’obus avait fait tomber… Quand l’obus est tombé, ça a fait une telle poussière et une fumée si épaisse que maman a crié :

« — Sauvez-vous, y a le feu ! »

« .. Enfin, vers cinq heures, tout redevient tranquille-Maman et moi sommes devant chez nous. Nous voyons, avec bien de l’étonnement, des bottes de paille remuer dans les champs. Puis, ces bottes se dressent et, dans chacune, il y avait un Allemand de caché. Et bientôt, on vit comme une fourmilière d’Allemands. Il en venait de tous les côtés et ils ressemblaient à de grosses fourmis grises… sur la place du village, c’était tout gris de Boches… »

«… Nous, se rappelle une enfant de Moyenmoutier, quand on a bombardé, nous sommes descendus dans la cave. J’avais bien peur ; les obus sifflaient ; nous tremblions comme des feuilles ; les petits enfans criaient… Dans la cave, M. le curé nous encourageait et on récitait le chapelet… Vers le soir, voilà que, par le soupirail, nous voyons passer de grandes bottes et des pantalons gris ; M. le curé dit :

« — Les voilà !… »

«… Ils ne venaient pas avec fracas ; au contraire, ils venaient tranquillement ; ils voyaient bien que nous avions peur d’eux. Ils entrent chez nous. Ils parlaient un peu français. Ils disent à grand-père :

« — Pas de soldats, chez vous cachés ? .. »

Ici, je ne puis m’empêcher, ouvrant une parenthèse, de faire remarquer avec quelle fidélité nos enfans se rappellent chacun des mots entendus. La petite, de qui je tiens ce récit, ne sait pas l’allemand ; mais elle rapporte cette phrase, telle que les soldats allemands, qui connaissaient mal le français, l’ont construite, c’est-à-dire selon la syntaxe de leur grammaire, en rejetant le participe passé à la fin de la proposition.

« Et, comme grand-père leur répond :

« — Non. »

« Ils disent :

« — Si nous troufons un Français, chez fous, nous tuerons les six enfans, puis les grands-parens, et la mère assistera à l’exécution ; puis, fusillée après… »

Une autre preuve de la véracité de ces narrations, est que nos enfans n’hésitent pas à rappeler un fait lorsqu’il est à la louange de nos ennemis :

« Lorsque les Français bombardaient, les Allemands nous disaient :

— « Tancher ! Tancher ! allez à la cave, petits enfans. »

Dans nombre de récits, exprimée en termes presque identiques, je trouve l’impression que nos adversaires ont produite dans les villages :

« Ils étaient très grands… C’étaient de véritables géans… Ils étaient vêtus d’un habit couleur de cendre, coiffés d’un casque à pointe. De longues bottes noires leur montaient jusqu’aux genoux. Le fusil à l’épaule ou en joue, ils étaient fiers d’avoir passé la frontière… »

Leur voracité stupéfie :

« Ils mangeaient comme s’ils n’avaient pas mangé depuis huit jours… Ils ont tué un porc et dévoré le lard tout cru comme des « crève-faim… » Ils se tenaient mal à table ; la bouche dans leur assiette, ils mangeaient salement leur viande avec leurs mains… »

La fillette, qui s’exprime ainsi, n’est qu’une simple paysanne d’Ile-de-France ; mais, héritière d’une race depuis longtemps affinée, éprise de délicatesse, d’élégance, on devine quelle répulsion lui ont inspirée ces mœurs grossières. On dirait qu’elle se rend compte que, bien souvent, chez les hommes, les manières dénoncent le caractère. Et voici, qu’en effet, la voix de nos petits se lève, porte témoignage de la rapacité germanique :

« Ils ont commencé par tout piller. Nous qui étions cultivateurs, nous avions de la volaille et des bestiaux. Ils nous ont tout pris : cent volailles, six bêtes à cornes. Pour se chauffer et faire leur cuisine, ils nous brûlèrent nos récoltes sans être battues ; ils démolirent les portes, les barrières, les toitures, pour eux faire leurs campemens… Ils n’ont laissé aucun fruit sur les arbres ; ils ont arraché tous les légumes dans nos jardins… »

Et, ce n’est pas seulement par nécessité qu’ils saccageaient ainsi, remarque une autre, « c’était par méchanceté pure : ils tuaient les vaches et les cochons et ne les mangeaient pas, et quand les bêtes finissaient pas sentir mauvais, il fallait que nous, encore, on fasse des trous pour les enterrer… »

« .. Ici (à Senones), ils ont tout pris, dans les boutiques, et ce qu’ils avaient de trop : le chocolat, les bonbons, les bouteilles de bon vin, ils l’écrasaient en marchant dessus et le lendemain, ils venaient, dans les magasins, réclamer ce qu’il n’y avait plus. Quand on passait à côté d’eux, on n’entendait que ces mots :

« — Vin, vin ; tabac, tabac ; chocolate… »

Parfois, nos paysans, indignés, osaient risquer une observation :

« Nous leur disions que ce n’était pas bien ce qu’ils faisaient ; ils nous répondaient que tout ça était à eux, puisqu’ils l’avaient pris… Ils riaient : « Capout, Français ! Et nous, sous, gros sous, beaucoup, beaucoup !… »

Eternelle injustice du conquérant allemand ! « Prenons d’abord la Silésie, disait le grand Frédéric, nous trouverons bien ensuite des jurisconsultes pour déclarer que nous en avions le droit. »

Nos ennemis perpètrent leurs cruautés :

« Chez nous, à Bionville, ils ont fusillé, sans motifs, notre pauvre curé et un jeune homme de dix-sept ans. La première nuit qu’ils ont passée, ils ont établi leurs chevaux à l’église… »

Point de commentaires de la part de l’enfant ; mais comme on la sent vibrante d’indignation !

« Dans notre village, à Bréville, » poursuit une mignonne, qui répond au joli nom de Reine, « les Allemands ont tué un homme parce qu’il faisait boire ses vaches et, le soir, ils ont trouvé des hommes qui, malgré cela, soignaient les bêtes des parens qui étaient partis. Ils les ont emmenés dans les champs ; ils leur ont attaché les mains derrière le dos et, par une pluie à torrens, ils les ont laissés vingt-quatre heures à grelotter… Ils ont emmené, en Allemagne, mon papa et, depuis, nous n’avons aucune nouvelle ; nous ne savons pas ce qu’il est devenu, nous nous demandons s’il est de ce monde-ci ou de l’autre… »

« Nous, atteste une pauvrette, ils nous conduisaient brutalement et baïonnette au fusil et si près, que, si nous avions fait un faux pas, nous aurions été embrochés ; quand ils nous parlaient, ils nous mettaient leur revolver à la figure ; ceux qui ne savaient pas le français, nous « allemandaient » ; ils me faisaient peur ; ils me regardaient avec de gros yeux ; ils avaient une mine si féroce que, quand je passais à côté d’eux, je ne les regardais pas… Ils nous ont menacés de nous tuer s’ils ne passaient pas la Meuse… Ils étaient aussi dangereux que les gens qui sortent de prison et des bagnes : c’étaient de vrais repris de justice… De les avoir vus, nous pouvons dire que ce sont des lâches de toujours menacer du revolver des pauvres femmes et des enfans et que, s’ils sont forts, ce sont des barbares et qu’ils doivent être punis pour leur méchanceté et qu’il faut prier le Bon Dieu pour qu’il leur pardonne toutes leurs atrocités… »

« Chez nous, relate une autre, à Nossoncourt, il y avait quarante chevaux à enterrer. L’officier dit que les femmes allaient enterrer les chevaux… Mais le jour venait et, avec lui, la bataille. Les obus tombaient autour de ces pauvres femmes, parmi lesquelles était maman. Elles voulurent partir, mais les soldats les en empêchaient avec leurs baïonnettes et l’officier leur disait, en se moquant :

« — Les Français verront bien que c’est des femmes ! » Et, après nous avoir fait tout ça, le malin et le soir, ils nous tendaient la main : « Ponchour, matame… Ponsoir… »

« — Ensuite, ils ont mis le feu au village avec des torches… Nous nous sommes sauvés en nous bousculant. Nous avons monté sur la route de Bazien. Les étincelles nous tombaient sur la tête comme de la pluie… Nous avions, avec nous, une petite fille de six mois, Madeleine Pacatte, les étincelles tombaient sur sa petite voiture… Avant la guerre, c’était un village paisible (Nossoncourt) et où nous nous plaisions très bien ; maintenant, c’est tout brûlé ; les murs s’écroulent… »

« — La seule bonne parole que nous ayons eue des Allemands, » rapporte la petite X…, de Bréhéville, « ç’a été vers le 5 septembre ; ils ont venu prendre un cheval chez nous et ils disaient :

« — Bonnes petites Françaises ! Bonnes petites !… Triste pour vous, la guerre ! »… et ils ajoutaient :

« — Nous, pas méchans, quand on nous fait pas mal…

« Ils nous demandaient :

« — Vous, aimer la France ?

« Et comme nous leur disions « oui, » ils répondaient :

« — Eh bien ! nous aimer l’Allemagne… »

« Ils ne voulaient pas, » se rappelle un garçonnet, « qu’on les appelle Prussiens ou Boches, ça les rendait furieux, on aurait été fusillé. Ils disaient à maman :

« — Vous, c’est appeler nous : Allemands ou soldats, comme nous, c’est appeler vous, madame !

« Ils nous répétaient :

« — Fous êtes Allemands, pu Français ; fous serez toujours Allemands et pu chamais Français…

« Et, quand nous mangions leur affreux pain noir qu’ils nous donnaient, car il y avait longtemps que nous n’en avions plus, ils disaient :

« — Fous, manger du pain allemand ! Fous, Allemands pour toujours !

« … Ils nous accusaient de téléphoner avec Verdun et ils nous disaient qu’ils nous emmèneraient prisonniers en Allemagne et ça nous faisait peur… Le 8 novembre, nous étions couchés ; ils nous ont fait lever pour nous conduire à la maison d’école ; nous y avons resté deux nuits et un jour, sans rien…, J’avais bien faim…, ils avaient pris nos lits, nos matelas ; et nous, il fallait coucher sur le carreau…

« Vers la fin de novembre, continue l’enfant, il en est venu qui ont resté trois mois et demi ; ils n’étaient pas si méchans que ceux du commencement. Et puis, remarque-t-il, il fallait bien s’habituer avec eux… Malgré qu’on n’en avait guère envie, ils nous ont pourtant fait rire plus d’une fois… Ils avaient pillé le village comme ils faisaient partout et ils s’habillaient l’un en marié, l’autre en mariée, et ils se promenaient en dansant, en chantant comme une noce et les autres suivaient, déguisés avec des tapis de table ou des manteaux et des chapeaux de dames… »

A peine maîtres d’une région, les Allemands l’organisent, se posent en propriétaires définitifs :

« Ils nous faisaient l’école une heure par jour. Ils nous apprenaient l’allemand ; ils nous apprenaient à compter et comment on dit le père, la mère, et les animaux : le cheval, le chien et les jours de la semaine, les mois, et à demander du pain et du vin… Le jour de Noël, ils ont voulu que les enfans et les jeunes filles vont à l’église. Là, ils ont donné des poupées aux petites filles, des musiques aux petits garçons et, à tous, du chocolat et des gâteaux et je n’avais plus peur et nous leur en demandions toute la journée et ils nous en donnaient… Dans ces hommes, il y en avait des bons et des mauvais : c’est comme les doigts de la main ; on en a cinq et ils ne se ressemblent pas… »

« Beaucoup aussi avaient des petites filles et des petits garçons comme nous, chez eux. Ils auraient bien voulu être à côté d’eux, aussi ils nous disaient :

« — Malheur, la guerre ! Malheur !

« Et ils demandaient la paix… »

Les Allemands décident d’envoyer ces pauvres gens en Allemagne. Suivons nos enfans dans leur odyssée. La plupart n’ont jamais encore quitté leur village. En d’autres circonstances, quelle joie ce serait pour eux, un voyage : on monte en wagon ; la locomotive siffle ; on glisse doucement sur les rails. L’horizon change, s’élargit. Les villages, les villes se succèdent. Comme la France est grande ! Comme elle est belle ! Bien plus qu’on ne se l’imaginait. Tout cela, et tout cela encore est la « terre-patrie. » Ah ! la chose merveilleuse qu’un voyage ! C’est un. enchantement… Hélas ! celui que vont nous décrire nos petits ne leur a laissé qu’un émoi douloureux :

« Les Allemands nous ont fait partir le 26 mars de Lisey… Nous arrivons à Montmédy, et nous voyons là nos pauvres soldats prisonniers. Mais comme ils sont sales ! Le pantalon rouge est presque noir de saleté. On leur fait faire « toute la plus sale ouvrage… » A peine osons-nous leur dire un petit bonjour, peur des officiers allemands qui sont là, et puis les dames allemandes de la Croix-Rouge viennent nous photographier. Quelle humiliation ! Nous avons notre paquet à la main ou sur le dos, et l’air bien triste… »

En Lorraine annexée, en Alsace, les exilés trouvent, au passage, une sympathie réconfortante :

« Les femmes, hommes et enfans, nous regardent passer : ils nous agitent leurs mouchoirs. Nous, on leur envoie des baisers. On dit : « Comme l’on voit qu’ils ont toujours le cœur français !… »

« Pendant tout le voyage, raconte un petit Lorrain, on ne nous donne ni à boire ni à manger. Un matin, vers trois heures, dans une gare, un monsieur vient avec un seau d’eau et nous demande : « Qui est-ce qui veut boire ? » Et nous, on lui répond des injures, en patois lorrain…

Voyez-vous cette malice ?

« Il ne comprend pas ; il voit que nous nous moquons de lui, et il est vexé… »

En Allemagne, à Landau, où nombre de civils ont été internés :

« Voilà que nous voyons des baraques en planches au milieu d’un terrain de manœuvres ; ces baraques étaient gardées par des soldats allemands. Il fallut aller dans ce camp de baraques ; avant d’entrer, nous fûmes tous comptés cinq fois… La nourriture de ce camp était ainsi : le matin, café très clair, fait avec de l’orge grillée, sans sucre. A midi, soupe au riz ou à l’avoine ; le vendredi, riz cuit à l’eau, avec de la gelée de pomme. Le soir, café comme le matin… On nous donnait aussi une petite tartine de pain, pire encore que le pain K. K… Il était plus noir que du pain d’épices, et si gluant que quand, pour s’amuser, on le jetait contre le mur, il restait collé après… On était tous malades des coliques qu’il nous donnait… »

Pourtant, ce pain rebutant, nos soldats prisonniers, qui meurent de faim, le mendient au passage :

« Quand ils allaient travailler, ils tendaient les mains vers nous, et quand les soldats allemands ne nous regardaient pas, nous leur en donnions de petits morceaux… »

A Amberg, raconte un petit garçon :

« On a vu nos soldats passer, attelés dix par dix de chaque côté du timon d’un gros chariot empli de pierres pour les routes, et, avec un fouet, les Allemands tapaient sur eux quand ils n’avançaient pas assez vite, et ça nous donnait envie de pleurer… »

Mais, pour nos réfugiés, la longue suite de leurs malheurs touche à sa fin. Ils quittent l’Allemagne, arrivent en Suisse :

« On ne voyait que neige et grands précipices couverts de sapins ; tout cela était admirable, » écrit, enthousiaste, la petite Reine X…, qui, jusqu’ici, ne connaissait que son village, bâti sur la rivière d’Aisne, « et des petits chalets, et des torrens, qui descendent des montagnes, et beaucoup de tunnels… »

Toutefois, plus longuement que sur le pittoresque du pays, nos voyageurs puérils s’étendent sur la réception qui leur y fut faite :

« Oh ! quel accueil ! Toute ma vie, je m’en souviendrai ! Et le bien-être, et les paroles réconfortantes que nous avons eues !… Les habitans couraient sur les quais de la gare, sur les passerelles. C’était plein de monde. Ils criaient : « Vive la France ! » Et nous répondions : « Vive la Suisse ! Vive la République !… »

La question des repas joue un grand rôle dans ces récits enfantins. C’est d’autant plus naturel que, non seulement pendant des mois, nos petits ont été sevrés de toute friandise, mais encore n’ont pu apaiser leur faim :

« Des dames de la Croix-Rouge nous ont emmenés dans de beaux restaurans, où une bonne tasse de café au lait bien sucré (qu’on se rappelle qu’en Allemagne, le café d’orge était distribué sans sucre) et tout chaud, nous attendait avec du bon pain blanc… Les petits enfans et tous ceux qui le voulaient vont prendre des bains, et puis nous allons, dans une grande salle, chercher des vêtemens, dont nous avions grand besoin… Heureusement, elles nous disaient (les dames de la Croix-Rouge) :

« Prenez ! » Car nous n’aurions pas osé demander… A chaque gare, c’était la même chose : ils accouraient tous avec des paniers de sucreries, de gâteaux, de chocolat, d’oranges, de pommes, et ils donnaient des cigares pour les hommes ; du linge pour les petits enfans, et il y en avait, à Genève, qui pleuraient, sur le pas de leurs portes, en nous voyant passer pour aller dans un hôtel où on nous a encore donné un bon souper : pommes de terre, viande, vin, et du bon pain blanc… »

Du bon pain blanc ! C’est toujours la phrase qui revient ; c’est évidemment ce qui a fait le plus de plaisir à ces infortunés, condamnés, depuis des semaines, au régime d’un pain pire que celui qu’on ne peut même nommer…

Les Suisses n’ont pas obligé des ingrats :

« Nous avons un bon sentiment pour eux, écrit naïvement une petite, car ils nous ont fait beaucoup de bien, et c’est grâce à eux que nous avons revenu d’Allemagne, car, une supposition qu’ils n’auraient pas voulu nous laisser passer, nous aurions resté avec les Allemands. Alors, nous devons les remercier tous et penser toujours : « Honneur à la Suisse et à ses citoyens !… »

Le ton de ces récits est modéré, on le voit. Point de haine contre nos ennemis. Toutefois, en se rappelant les crimes accumulés en Belgique et en France, l’un de nos enfans se prend à invectiver les Allemands ; il les accable de termes malsonnans, mais trop mérités. La mollesse et une fade philanthropie, après tant de souffrances, ne seraient-elles pas coupables ? Les épithètes, le petit Français les enfile, à la manière de Rabelais, avec un plaisir évident :

« Têtes carrées, choucroutemans, mangeurs de saucisses, barbares, sauvages, espions, traîtres, voleurs, bandits, bourreaux, Boches, sales Boches, sales Teutons, sales Pruscots !… »

Mais le bambin n’a pas le souffle de l’auteur de Gargantua ; le voilà hors d’haleine avant qu’il ait épuisé son indignation ; il s’en tire en s’écriant :

« Sales ! je ne sais pas comment dire quoi, tellement que vous l’êtes… »

Toutefois, injures ne sont pas raisons ; l’enfant en a l’intuition, et, d’un ton plus calme :

« Les Allemands nous font une guerre à la déloyale. Ils fusillent les hommes, les pauvres enfans au maillot avec leur mère et aussi leur grand-père ; ils achèvent les blessés pour leur voler l’argent qu’ils ont sur eux… Ce sont des brutes qui ont un cœur d’acier, qui se conduisent comme des « malpropres. » Ils pillent toutes les villes ; ils commettent les pires atrocités ; ils ont violé l’héroïque Belgique ; ils vont, avec leurs Zeppelins et leurs taubes, bombarder les villes de l’Angleterre, de la France et de la Belgique ; ils incendient les cathédrales ; ils noient les pauvres gens avec leurs sous-marins, et ils n’ont pas honte de faire tout cela !… »

Selon la ville qu’habitent nos enfans, les spectacles qu’ils ont pu observer depuis la guerre sont bien différens. Pas un, je crois, qui n’ait rencontré un détail intéressant. Laissons parler, par exemple, ce jeune Marseillais :

« Le 2 août a été une journée mémorable. On fit de magnifiques manifestations. On allait au monument des mobiles de 70 ; on y portait des drapeaux et des fleurs, et même des couronnes aux couleurs des Alliés… Lorsque le régiment d’infanterie du 114e a parcouru les rues pour se diriger vers la gare, tout le monde est venu pour l’acclamer. Les soldats ^ avaient un grand enthousiasme. Ils ne cessaient de chanter la Marseillaise ; ils étaient fiers de la chanter, car elle est bien plus encore notre chant qu’à n’importe qui ; ils chantaient aussi l’hymne belge et l’hymne italien. Ils criaient : « Vive la France ! » et nous, on les acclamait ; ils avançaient sous une pluie de fleurs… Quand tous furent dans le train, ils criaient : « A Berlin ! à Berlin !… »

« Après que les nôtres furent partis, il arriva des Hindous, ou plutôt, relate une fillette à laquelle l’ombre de Sarcey a dû sourire, il arriva des Indiens, car ils ne veulent pas qu’on les appelle Hindous, mais Indiens. Ils débarquèrent à la Joliette. Nous autres, les Marseillais, pour les voir passer, nous formions des deux côtés une haie à la Cannebière et dans la rue Saint-Ferréol. Ils sont magnifiques à voir. Il y a des cavaliers avec de longues lances qui font frémir. Leurs vêtemens sont « kaki » et ils ont la tête enveloppée d’un turban. Ils étaient fiers sur leurs chevaux ou assis dans leurs petites charrettes attelées de mules qui sont venues avec eux des Indes… Ce sont de bien beaux hommes, grands, forts ; leurs yeux sont pleins de douceur, mais je les envie surtout à cause de leurs dents qui sont blanches comme du lait… On les applaudissait et on les acclamait par des cris de : « Vive l’Angleterre ! » Tout le monde ne cessait de leur jeter des fleurs. Ils défilaient au son des fifres et en poussant de temps en temps des cris gutturaux… Ils semblaient contens de penser que, bientôt, ils iraient combattre les Prussiens ; ils nous faisaient comprendre par des gestes qu’ils couperaient la tête des Allemands… Eux aussi, nous regardaient. Il y en a un qui, par un léger baissement de tête, m’a fait bonjour, et je lui ai répondu. »

Maintes fois, les enfans de Marseille ont été visiter les Indiens, dans leur camp, au parc Borelly ; écoutons-les nous le décrire en leur langue incorrecte, mais pleine de fraîcheur :

« C’est très curieux. Ils vivent sous de grandes tentes blanches ou jaunes ; ils sont très propres ; ils se lavent tout le corps à grande eau, chaque jour ; s’ils ont la peau si foncée, ce n’est pas parce qu’ils sont sales, c’est parce que le soleil, dans leur pays, est très chaud. Ils font eux-mêmes leur cuisine ; ils se sont organisé des fourneaux ; c’est quatre briques droites se touchant et formant un carré ; à l’endroit vide, ils font du feu et, sur les briques, ils mettent leurs marmites. Ils se nourrissent de lait de chèvre, de riz, et ils aiment beaucoup les oranges et les choses bien épicées ; dans tous leurs fricots, ils mettent du piment… Vers le soir, je les ai vus qui faisaient leurs prières ; ils se mettent sur trois rangs et ils prient, assis sur leurs talons, parce que leur religion n’est pas du tout la même que nous autres. Dans leur pays, on ne connaît pas le bon Dieu… Ils croient que leur religion est meilleure que la nôtre… Ils disent que nous sommes impurs, que notre ombre même est impure ; ils ne veulent pas que nous entrions dans leurs cuisines ; même leurs officiers anglais n’ont pas le droit d’entrer parce qu’ils souilleraient tout… »

Ainsi que les Indiens, les Sénégalais ont excité la curiosité publique :

« Quand sont arrivés les premiers Turcos, les petits enfans avaient peur, dit une écolière d’Aix-en-Provence ; ils se cachaient dans les jupes de leur mère. Pourtant, quand même qu’ils sont noirs, ils sont de beaux hommes, grands, forts ; d’ailleurs, ils sont d’un beau noir… Quand ma petite sœur a su qu’on allait les loger dans des casernes, elle a dit : « Mais alors, ils vont salir tous leurs draps !… » cette naïveté a dû divertir la jeune Aixoise ; on s’en est égayé dans sa famille, certainement, et, dans le récit qu’elle en fait, sonne encore le grelot léger de son rire.

« Ils sont très laids, reprend une autre ; ils ont de grosses lèvres, un nez écrasé ; ils ont une façon de parler très drôle. Quand ils sont satisfaits, ils disent : « Y a bon ! » et, pas satisfaits : « Y a pas bon !… » Malgré qu’ils sont si laids, il faut les admirer, car ils se battent comme des lions… Ce sont de drôles de gens, mais ils sont très sympathiques ; ils rient toujours, même quand ils parlent de leurs blessures ; ils se languissent de repartir pour combattre les Prussiens… »

Voyons, maintenant, les choses gentilles qu’a trouvées, sur nos alliés, un petit Havrais. Je crois qu’on ne peut les lire sans une surprise attendrie. Comme on en jugera, sans doute, il aurait été dommage que ces impressions tombent dans la nuit de l’oubli :

« Voici les Anglais qui arrivent ! On les entend de loin ; on les reconnaît à leur musique étrange. Tout le monde veut les voir passer.

« Les Anglais ! les Anglais ! » crient les petits, en se bousculant pour être au premier rang.

« Qu’ils sont nombreux ! » disent les grandes personnes.

« Ils sont habillés de kaki ; ils sont très raides sur leur monture ; ils sont d’une propreté remarquable… »

Pour leur souhaiter la bienvenue, ce gentil enfant a voulu apprendre quelques mots d’anglais ou plutôt quelques mots qu’il croit anglais : « I wis goud day ! » criai-je à l’un d’eux qui, en me répondant, me toucha la main. Moi, malgré que je ne le connaisse pas, j’aurais voulu lui sauter au cou et l’embrasser, parce qu’il vient défendre la France, ses habitans et, par conséquent, maman et moi… Je songeais à mes parens qui se battent, et une larme perla sur mon sourcil ; mais, de toutes mes forces, je criais encore :

« Hip ! hip ! hourra !… »

« Ils continuèrent à défiler gaiement en chantant leur petite chanson : It’s a long, long way to Tipperary, ou encore la Marseillaise que j’ai reconnue parce que je sais les paroles… D’ailleurs, malgré que nous ne soyons pas du même pays et que nous ne parlions pas la même langue, nous nous comprenons par le cœur… Les Anglais aussi aiment les enfans, et ils sont contens quand un petit enfant vient leur toucher la main ; ils lui répondent gentiment, car ils pensent à leurs petits enfans à eux qui sont loin… Aussi j’espère et je prie Dieu pour qu’ils reviennent sains et saufs. Oui ! qu’ils reviennent bien portans et sans qu’il leur manque un bras, une jambe ou une main… »

En bien des villes, nos enfans ont été à même d’observer des prisonniers allemands :

« Dans la rue, l’autre jour, je vis des gens qui couraient. Je me mis à courir avec les autres ; puis je demandai à mon camarade Charlot ce qu’il allait y avoir. Charlot me dit :

« — Tout à l’heure, il va venir des prisonniers allemands…

« La foule grossissait, s’impatientait. J’attendis une demi-heure, et j’allais m’en aller, quand Charlot me retint par la manche et me dit :

« — Les voilà ! »

« Ils débarquèrent, escortés par des soldats, baïonnette au fusil. Ils étaient tout pâles ; à peine si quelques-uns pouvaient se traîner. Pas un mot ne s’échappa de la foule. Le plus triste, ce fut de voir le dernier, car il n’avait plus de jambes… Les larmes coulaient sur beaucoup de joues… Moi, de les voir, ça me mettait hors de moi ; je suffoquais ; mon père est mort à la guerre, tué par les Allemands, et maintenant, à cause d’eux, maman et moi, nous ne serons plus jamais heureux comme autrefois… »

« A Pau, raconte une fillette, je les vois (les prisonniers) sans cesse de mes fenêtres ; car, près de notre maison, se trouve, à côté du chemin de fer, un grand hangar où sont enfermés deux cents Allemands, et je suis bien contente, en les voyant, de penser qu’au moins ceux-là ne peuvent plus continuer leurs atrocités. »

Pourtant, Geneviève X… reconnaît :

« Ils ont cependant des qualités. Ils travaillent bien ; ils sont ordonnés. Pour pouvoir ranger leur linge et leurs vêtemens, ils se sont fabriqué des casiers avec de vieilles boites de conserves ; ils se sont fait des paillasses en cousant ensemble les enveloppes de leurs colis postaux, et jamais un de ces hommes ne toucherait aux objets de ses voisins… »

L’exemple n’est pas nouveau de ce que nous savions de l’honnêteté, de nos ennemis : le coffre-fort d’un Belge, d’un Français, on l’éventre, on le vide : c’est licite ! La vieille boîte de conserves d’un Allemand, on la respecte : c’est sacré ! N’est-ce pas l’occasion de rappeler cette pensée citée par Joubert : « La barbarie n’est qu’un sentiment faux de la justice ?… »

Mais, revenons aux qualités que Geneviève X… a remarquées chez les prisonniers :

« Ils sont assez dociles ; ils exécutent les ordres que leur donne un adjudant allemand ; ils sont très propres, car, le soir, après leur travail, nous les voyons se laver le torse avec ardeur… »

« Au début de septembre, relate une autre, on leur a fait construire une ligne de tramways pour aller de Pau au champ de courses. Ils ont si bien travaillé que l’entrepreneur leur a donné une paye de 0 fr. 40 par jour, puis une gratification quand le travail a été fini. Tout leur argent, ils l’ont employé à acheter des poules, deux petits bœufs, des cochons ; en deux jours, ils ont tout mangé… Pour la peine d’être si voraces, il aurait fallu qu’ils aient une bonne indigestion : ça leur aurait appris… »

Aucun, malheureusement, n’a eu, la « bonne indigestion !… » Les prisonniers blessés sont soignés, à Pau, à l’hôpital du Sacré-Cœur. Au début, nous le savons, en France comme en Russie, comme en Serbie, ils se sont montrés soupçonneux. Les contes que leur avaient faits leurs officiers leur trottaient par la tête. Nombre d’entre eux refusaient de prendre des médicamens, de crainte que ce ne fût du poison ; quelques-uns tremblaient qu’on ne voulût les fusiller :

« Mais, après avoir eu très peur, ils ont fini par se rendre compte qu’ils étaient bien traités. Alors, ils ne savaient comment remercier les Sœurs et les infirmières ; certains étaient obséquieux, et c’étaient ceux qui, au début, avaient été les plus arrogans. Un major blessé a été si content des soins qu’il a reçus, qu’en partant il a offert au médecin-chef son épée, qu’on l’avait autorisé à garder :

« — Prenez-là, lui a-t-il dit, en souvenir de moi… »

A Poitiers, un garçonnet a entendu citer ce trait assez touchant :

« Il y a près de chez nous un monsieur qui a son fils prisonnier, en Allemagne, et il y a ici un prisonnier qui a son papa en Allemagne, et le papa allemand a écrit au papa français que s’il voulait bien prendre soin de son fils, lui, pour la peine, prendrait soin du sien, qui est dans la ville. Les deux papas se sont entendus, et ils s’écrivent, pour se donner des nouvelles de leur fils, et ils sont moins tristes… »

Contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, les enfans de Paris et de sa banlieue sont peut-être ceux qui ont le moins à nous raconter, parce que ce sont ceux qui ont le moins vu… L’apparition des Zeppelins, une nuit, en mars ; jusqu’ici, c’est tout. Dans une lettre à sa famille, une fillette, élevée à la maison de la Légion d’honneur de Saint-Denis, nous fait assister à l’une des répétitions auxquelles on la soumit, ainsi que ses compagnes, pour le cas où un dirigeable allemand survolerait la ville :

« On nous indiqua à chacune dans quelle cave nous devrions aller, quel chemin il nous faudrait prendre et en combien de temps il nous faudrait arriver… Les bleues, les rouges, les vertes, enfin toutes les élèves, savaient ce qu’elles devaient faire. L’autre jour, on sonne l’alarme. Chacune de nous se met à courir. Moi, je traverse les couloirs qu’on m’avait dit et voilà que je me trouve dans une salle dont la porte, qui était vitrée, était fermée à clé… J’ai d’abord été très embarrassée. Le temps passait ; mais j’ai réfléchi, je me suis dit : « Avant tout, il faut que j’arrive au rendez-vous… J’ai vu qu’en montant sur une chaise, je pouvais casser la vitre et tourner la clé. Vite, c’est ce que j’ai fait et je suis arrivée, en courant, dans ma cave… Mais j’étais bien ennuyée ; tout de même, j’avais cassé un carreau, un grand carreau ; j’avais peur d’être punie… Alors, j’ai été trouver Mme X…, je lui ai tout expliqué et voilà qu’elle ne m’a pas grondée ; elle m’a fait des complimens, au contraire. Elle m’a dit que j’avais bien agi et que ma vie était plus précieuse qu’un carreau… c’est aussi mon avis. »

Gentille, assurément, cette mignonne. Dans quelques années, je la vois très bien devenue une femme comme nous les aimons, en France : de la décision, de l’intelligence avec un rien de malice. Sa prime indépendance nous fait sourire.

Pour nos petits Parisiens, comme on le sait de reste, la randonnée des Zeppelins ne les a guère émus :

« Si les Allemands croient nous faire du chagrin, avec leurs bombes, ils se trompent… Si Guillaume nous avait entendus rire, il aurait été bien attrapé…

« Maman est venue me réveiller car je n’avais pas entendu le clairon et, comme nous habitons au cinquième, elle a voulu que nous descendions à la cave… C’était très drôle de rencontrer à chaque palier les autres locataires en chemise, leur bougie à la main, se dépêchant de descendre… Il y avait là des tas de binettes que nous ne connaissions pas… Mon petit frère, qui a quatre ans, ne comprenait rien à tout cela et il demandait :

« — Pourquoi ils veulent nous faire du mal ? Pourtant, nous ne sommes pas méchans ! »

« Dans la cave, il faisait un froid du diable et je m’ennuyais beaucoup. Alors, comme j’ai trouvé une petite balle dans ma poche, je me suis mis à jouer. Puis, on est remonté ; j’ai dormi jusqu’à huit heures et demie ; maman a attrapé un bon rhume et elle a dit que ce monsieur Zeppelin pouvait nous renvoyer ses Zeppelins, nous ne descendrions plus dans la cave… »

Transportons-nous à Saint-Dié. Ecoutons la plainte de ce mioche qui était enfant de chœur, dans une des églises, quand les Allemands occupèrent sa ville :

« Tous les matins, j’allais, comme avant, servir la messe et quand je ne comprenais pas ce que le prêtre allemand voulait, il me donnait une gifle… Presque tous les jours, je rentrais en pleurant à la maison. Ce n’était pas comme ça du temps de M. le curé ; il était bien plus gentil… »

Pénétrons, à présent, dans la vieille cité rémoise, « la parure de la France, » disait La Fontaine.

Demandons aux enfans de la ville martyre ce que les Vandales en ont fait :

« C’est le 19 septembre, à trois heures de l’après-midi exactement, qu’une bombe a incendié l’échafaudage de la cathédrale. On a entendu un long sifflement semblable à celui d’un chien hurlant à la mort, suivi d’un éclatement. Les braves pompiers ont fait des efforts désespérés pour aller, sous les bombes, éteindre les commencemens d’incendie ; mais, bientôt, la toiture a brûlé ; toute la cathédrale a été entourée de flammes… Des blessés allemands étaient encore dedans. On les entendait pousser des cris de damnés pour qu’on les sorte de cette fournaise… Vers quatre heures, les obus cessèrent de tomber. La cathédrale brûlait toujours. Grand nombre de personnes regardaient l’incendie. On pleurait. C’était triste, mais c’était beau ; le cuivre des toitures donnait des lueurs vertes aux flammes, la cathédrale était tout éclairée en rouge vif, à l’intérieur, par le feu ; et, il y avait, aux fenêtres, des colorations de toutes sortes produites par les vitraux : bleues, rouges, jaunes, violettes… et les statues des portails, éclairées par les grandes flammes, avaient l’air de remuer ; on aurait dit qu’elles devenaient vivantes… on aurait voulu ne pas regarder et on ne pouvait. C’était magnifique ; on ne pouvait pas en détacher ses yeux ; pourtant c’était bien triste, parce que la cathédrale était le plus beau monument de la ville… Nous avions bien peur qu’elle ne s’écroule ; mais, heureusement, il n’en fut rien… Elle n’a plus de toiture, plus de stalles. Les vitraux sont cassés et les statues ; le beau carillon, qui chantait si bien, est fondu ; le bourdon ne sonnera plus ; mais, quand les Allemands seront chassés, nous irons chanter le Te Deum dans ses ruines.

Depuis le début de la guerre, le petit Henri B… n’a pas quitté Reims ; les détails du bombardement, il s’en souvient et comme il a une foi très vive : « Nous, nous n’avons pas eu trop de victimes dans notre quartier, car sainte Geneviève nous protège… En décembre pourtant, il y eut de forts bombardemens ; ainsi, une fois, j’ai entendu un gros coup sourd suivi d’un sifflement et d’un éclatement et encore un coup sourd et un autre et un autre et toujours suivis de sifflemens, et puis des éclatemens et puis encore et encore… Maman dit : « C’est une série… » C’étaient des obus de « 77 » ; ils ont tué bien des gens ; mais, dans notre quartier, ils n’ont fait que de tuer une poule… Une autre fois, en février, des bombes, une nuit, sont tombées et ont tué vingt personnes et allumé dix-sept incendies… Quarante sont tombées dans notre quartier et n’ont pas éclaté… Nous voyons bien que sainte Geneviève nous protège. »

Les victimes se multiplient, nous le savons ; les incendies dévorent la ville ; les ruines s’accumulent. Stoïques, quelques milliers d’habitans persistent à demeurer. Ecoutez avec quelle sérénité, voisine de la plaisanterie, ce brave enfant, dont la pensée est le reflet de celle de ses parens, nous décrit l’une des nuits les plus terribles :

« Le 29 avril, les Allemands tenaient à nous faire encore un petit concert. La journée fut calme ; mais, le soir, à neuf heures, quel tintamarre ! Ce n’était qu’un roulement de bombes. Elles tombaient tellement drues qu’on n’a guère pu les compter. On avait bien un peu peur, mais ce n’était rien… » Pour apprécier, comme il convient, la jolie bravoure de cette réflexion, il ne faut pas oublier qu’elle est faite vers le deux cent quarantième jour d’un bombardement presque incessant… « Plusieurs bombes sont tombées dans notre quartier ; pourtant, il n’y a eu qu’une victime. Sainte Geneviève a voulu montrer qu’il pouvait venir des bombes dans notre quartier, mais elle veut nous protéger… Espérons qu’elle continuerait prions aussi Jeanne d’Arc, pour la délivrance de notre ville… »

Par une autre de nos compatriotes qui, au début des hostilités, habitait Wiesbaden, nous allons apprendre quelques détails sur l’état d’esprit de nos ennemis :

« Maman m’avait envoyée acheter du pétrole chez l’épicière qui a sa boutique dans notre maison. Pendant que j’attendais qu’on me serve, un vieux bonhomme, qui est une espèce de chiffonnier, est entré ; il m’a regardée de travers et il a dit :

« — C’est au moins la fille de la Française qui habite là-haut ! Je la reconnais bien avec sa sale tête de Française. Il ne faut plus de ces gens-là, chez nous, maintenant ; on va s’en débarrasser à coups de balai. »

Et il a craché un gros crachat dégoûtant sur ma robe. Je suis devenue toute rouge et j’ai eu tant envie de pleurer que je me suis sauvée, chez nous, sans mon pétrole. Et, pendant que maman me consolait, voilà qu’on a sonné. C’était un monsieur allemand qui, à ce moment-là, était encore ami de papa. Il a dit que ça ne valait pas la peine de pleurer pour ce qu’on m’avait fait. Il a raconté :

« — Moi, je viens de voir, dans les rues, des jeunes filles russes, bien habillées, des Juives, avec de belles boucles noires, et les femmes s’étaient jetées sur elles et leur arrachaient les cheveux et les battaient avec un bâton parce qu’elles sont Russes…

« Et il a ajouté :

« — Laissez faire. Elles sont comme ça maintenant (les Allemandes) : parce que leurs « Michel » sont encore ici ; mais quand leurs « Michel » vont partir, alors elles pleureront et ça les calmera… »

Longtemps encore, nous pourrions continuer à feuilleter les cahiers de nos écoliers. Terminons par ces souvenirs d’une petite Mulhousienne de vieille souche française :

« Ce fut le 8 août 1914 que les Français entrèrent pour la première fois à Mulhouse, musique en tête. Tout le monde était dans la rue pour voir passer les Français et les acclamer. Malheureusement, nous qui demeurions au bout de la ville, nous n’avons pu les voir. Ils étaient tous très contens d’être à Mulhouse ; ils nous promettaient d’y rester toujours… Mais, dès le lendemain, les Allemands revinrent. Ceux des Mulhousiens qui n’avaient pas été voir les Français avaient eu raison, car, pendant que les Alsaciens acclamaient les Français, des policiers allemands, costumés en civils, avaient inscrit, sur une liste, tous ceux qui avaient crié : « Vive la France ! » et ils ont fait arrêter toutes les personnes qui étaient sur la liste… Cette nuit-là, vers dix heures, ma mère vint me réveiller, car le canon tonnait horriblement et nous courûmes dans la cave. Ce fut terrible. On entendait les shrapnells et on aurait cru que c’étaient les projectiles qui criaient en tuant les gens, car leur sifflement était comme de grandes plaintes de femmes et d’enfans… Le lendemain, on apprit que la canonnade avait été dirigée sur la chapelle de Riedisheim, petit village près de Mulhouse, car quelques soldats français, ayant perdu leur chemin, avaient été se réfugier dans la chapelle, et les bons Pères leur avaient mis des pansemens pour qu’on crût qu’ils étaient blessés. Mais un traître les dénonça, et une patrouille d’Allemands les emmena prisonniers ; et les prêtres furent fusillés… »

Ce que les Mulhousiens eurent à souffrir des Allemands, de nouveau maîtres dans la ville, Odile X… va nous le dire :

« Les Allemands furent beaucoup plus cruels et mauvais qu’avant. Des vieux messieurs alsaciens-français furent pris comme otages. Ils étaient des meilleures familles de la ville. On leur fit porter leur ballot et on les emmena à pied, dans un camp de concentration où on leur fit faire les travaux les plus abjects. Mais les Allemands voulurent savourer encore mieux leur vengeance sur les pauvres Alsaciens. Ils mirent des soldats dans toutes nos maisons ; nous en avions beaucoup à loger. Ils étaient tellement exigeans et demandaient tant de choses qu’on ne pouvait jamais les satisfaire. Quinze jours plus tard, les Français entrèrent de nouveau à Mulhouse, en jouant la Marseillaise, mais cette fois, ils ne furent pas acclamés, car les Mulhousiens avaient trop peur d’être emprisonnés. »

Pourtant, pour dépeindre la félicité qui accompagna le retour des Français, cette Alsacienne de douze ans trouve des accens qui nous émeuvent :

« Depuis ce jour, la vie fut délicieuse à Mulhouse ! Les Français étaient tellement aimables avec tous ! Juste le contraire des Allemands… J’allais leur porter des fleurs, avec mon frère, et je leur donnais aussi des cigarettes. Ils nous remerciaient tellement gentiment que c’était un plaisir de leur donner. Le drapeau français flottait sur l’Hôtel de Ville ; on avait changé l’heure allemande contre l’heure française ; on osait dire tout haut ce que l’on pensait et cette vie était comme un rêve magnifique qui ne pouvait durer longtemps… »

Ces termes sont vraiment charmans. Ils font sentir avec quelle vivacité la fillette a joui de ce bonheur éphémère. Pour la seconde fois, en effet, nos ennemis rentrent dans Mulhouse : « Rester pour voir ces sales Boches faire de nouvelles arrestations, revivre sous le régime de ces barbares, cela non ! » s’écrie Odile X…, dont les parens décident de s’en aller, « mais quelle tristesse au moment de partir ! Nous étions désolés de quitter notre ville natale et notre maison, et toutes nos choses bien-aimées et nos bêtes ; nos pauvres chiens qu’il a fallu laisser !… » Semblable, sans le soupçonner, au sire de Joinville qui, quittant son « chastel, n’osait oncques tourner la face devers lui, de paour d’avoir trop grant regret…, » la gentille Alsacienne conclut :

« Enfin, nous nous efforcions de ne pas penser à tout cela, mais de nous dire que, plus tard, nous pourrions rentrer dans notre cher Mulhouse qui sera, alors, vraiment français pour toujours !… » Mieux que tous les commentaires, de telles phrases nous révèlent le cœur de nos enfans. Elles ont de quoi ravir et honorer leurs parens…

Et, maintenant, après avoir lu ces récits, convient-il d’en tirer une conclusion psychologique ? Pourquoi non ? Le mot est bien lourd pour une chose bien frêle ! Ce n’est pas mon avis. Nos enfans, pendant la grande guerre, ont pensé ainsi. Fallait-il qu’on le sût ? Il me l’a semblé. Les bambins et bambines d’aujourd’hui seront les hommes et les femmes de demain ; dans leurs âmes puériles, en train de se former, j’ai cru que l’on aurait plaisir à respirer le parfum des qualités qui sont l’honneur de notre race, et que notre La Fontaine résumait en ce vers délicieux :

Le bon sens est, chez nous, compagnon du bon cœur.


H. CELARIE.

  1. Les enfans qui ont fait ces récits ont généralement de onze à treize ans ; presque tous appartiennent à la classe populaire.
  2. Ces trois petites ont été placées à l’Œuvre des Orphelins de la guerre.