La Guerre vue par les combattants italiens


La guerre
vue par
les combattans italiens[1]


Si les armées de l’Entente combattent aujourd’hui sur un front unique et pour un idéal commun, elles conservent toutes une physionomie propre qui tient à leur caractère national, et dont la guerre a eu pour effet d’accuser les traits distinctifs. On sait quelles ressources présentent les témoignages de leurs combattant pour pénétrer leur âme collective, et l’on a eu occasion de montrer ici même comment la lecture des nombreux recueils de carnets de route ou de lettres du front publiés en Allemagne nous aidaient à connaître les dessous de la mentalité germanique[2]. C’est un intérêt d’un autre ordre qu’éveille une enquête du même genre, entreprise, non plus sur un adversaire dont nous sépare un abîme moral plus profond que les griefs du patriotisme, mais sur celui de nos alliés auquel nous unissent les souvenirs de gloire les plus récens, les relations de voisinage les plus étroites, les affinités de race les plus évidentes. Pour la première fois depuis les guerres de son indépendance, l’Italie vient d’apparaître sur les champs de bataille d’un grand conflit européen. Si l’heure n’est pas encore venue d’écrire l’histoire et de mesurer les suites de son intervention, du moins est-il possible de rechercher dès maintenant, dans les récits de ses défenseurs, quels mobiles les y ont entraînés et quels avantages ils en ont déjà retirés, soit pour l’armée, soit pour la nation.


I

Lors de leur entrée en campagne, leur état d’esprit présente avec celui des autres grandes armées européennes un contraste qui ne peut manquer de frapper le lecteur, et qu’explique la situation particulière de leur pays. Leur psychologie apparaît comme plus complexe parce que leur attente a été plus longue et leur intervention plus réfléchie. Il ne faut jamais perdre de vue en effet que, si la guerre a été subie par la France, elle a été voulue par l’Italie. L’une s’y est précipitée en quelques jours, sans avoir le temps de se ressaisir, pour repousser une brutale agression et obéir à un irrésistible instinct de légitime défense ; l’autre s’y est décidée à la suite d’une crise de conscience qui a duré six mois et au cours de laquelle elle a eu à choisir librement entre les bénéfices d’une neutralité sans terme et les risques d’une guerre sans retour. A la faveur de ce long délai, tous les sentimens, égoïstes ou désintéressés, qui pouvaient inspirer sa résolution future, se sont développés simultanément dans son âme nationale, où ils ont eu le temps de se fixer en mobiles d’action précis.

Le principal et le plus répandu d’entre eux est aussi celui que l’exemple de l’Alsace-Lorraine rend le plus aisément compréhensible pour un Français : c’est le désir de libérer les populations italiennes encore soumises au joug de l’Autriche, de donner à la patrie ses frontières naturelles et de parachever ainsi la grande œuvre du Risorgimento : idéal accessible aux masses parce qu’il se présente à elles sous la forme d’un objectif géographique, qu’il se résume en deux mots, Trente et Trieste, et que le culte en a été entretenu par les traditions de l’irrédentisme. Au début de la campagne, la satisfaction de le réaliser éclate en expressions enthousiastes dans les lettres des combattans : « Cette terre que nous foulons est nôtre, s’écrie l’un d’eux en passant l’ancienne frontière. C’est au-delà que sont placés les confins véritables et sacrés de l’Italie. Je suis convaincu que si la guerre n’avait pas ou cette évidente justification, nous ne serions pas partis, et le peuple aurait crié à la désertion… Et la révolution aurait ajouté une nouvelle douleur à la patrie[3]. »

De ce que ce sentiment ait été celui de la majorité, il ne s’ensuit pas toutefois qu’il fût devenu exclusif ou même prédominant chez tous. Au temps de la Triple Alliance, l’irrédentisme avait un peu souffert du silence officiel imposé à ses adeptes. Certains intellectuels notamment ne voulaient y voir qu’une question sentimentale, à laquelle ils refusaient de subordonner la politique extérieure de leur pays, et professaient même cette théorie qu’ « il y a des circonstances où une nation doit renoncer à une partie d’elle-même, comme un organisme peut trouver le salut dans une amputation[4]. » S’ils n’ont pas été les moins ardens à réclamer l’intervention, c’est pour une autre raison, exposée en ces termes par un volontaire de la première heure : « Nous ne nous sentons aucune propension à la conquête, mais nous sommes par-dessus tout jaloux de ne voir la prépondérance d’aucun État européen devenir une menace matérielle pour nos frontières, morale pour notre prestige et notre liberté de mouvemens[5]. » Ce souci de l’indépendance future a contribué, autant peut-être que les revendications territoriales, à montrer la nécessité de la guerre. Dès qu’elle a éclaté, l’opinion populaire a compris que le triomphe de l’Allemagne marquerait l’avènement de la monarchie universelle, l’assujettissement définitif de l’Italie et la fin des principes sur lesquels repose la liberté des nations. Tous ceux qui ont vécu dans la péninsule aux jours tragiques d’août 1914, se rappellent avec quel intérêt passionné on y suivait les péripéties initiales de la lutte européenne, quelle anxiété sympathique y accueillit la nouvelle des premiers revers français ; enfin, avec quelle sensation de soulagement on y salua, même dans les couches profondes du pays, la victoire de la Marne comme la fin d’un cauchemar et l’écroulement définitif des rêves d’hégémonie germanique. Par la suite, ce sentiment un peu vague de l’équilibre européen se précisa en une aspiration nationale vers la « maîtrise de l’Adriatique » qui permettrait seule à l’Italie d’écarter pour toujours de ses côtes la menace constante d’une offensive navale autrichienne[6].

Si l’on s’en tenait à ces premières observations, les combattans italiens, partis en guerre plus tard que leurs adversaires ou leurs émules des autres armées européennes, auraient obéi comme eux à la force de cet instinct qu’un de leurs hommes d’Etat a ennobli du nom d’ « égoïsme sacré. » C’est pourtant une impression toute différente qui se dégage de leurs témoignages, si on sait les choisir et qu’on les regarde de plus près. Ce qui en fait l’originalité, c’est au contraire leur caractère « altruiste, » le souffle de solidarité européenne qui les traverse, la place qu’y occupe l’expression de sentimens désintéressés de haine ou de sympathie pour les autres peuples belligérans. Faut-il en chercher la raison dans la longueur d’une veillée des armes au cours de laquelle ils ont eu le temps de se passionner pour les péripéties du drame dont ils étaient les spectateurs forcés ? Leur tournure d’esprit se rattache sans doute à des causes plus profondes et s’explique aussi par deux traits caractéristiques de l’âme italienne à travers les âges : d’une part, un idéalisme généreux par lequel elle s’est toujours enthousiasmée pour les nobles causes, et d’autre part un cosmopolitisme moral qui lui a fait toujours prendre intérêt aux grands débats de la politique internationale. De ces deux sentimens, le premier a inspiré l’épopée du Risorgimento, à laquelle il a donné sa poésie, et s’est incarné dans le geste des deux Garibaldi venant offrir, en 1870 et en 1914, leur épée à la France envahie. Le second, héritage des traditions d’universalisme léguées par l’Empire romain et entretenues par la Papauté, a fait longtemps le malheur de l’Italie en la mêlant aux querelles des nations voisines et en leur fournissant ainsi une occasion d’intervenir dans ses destinées. Il a survécu à l’unité sous la forme d’une curiosité toujours en éveil pour les choses du dehors et se traduit dans la pratique par l’impossibilité d’assister avec indifférence aux violations de ce droit public dont la Rome antique a représenté la plus éclatante personnification.

Il ne faut donc pas s’étonner si la pensée des combattans italiens s’élance souvent, même en pleine guerre, au-delà du cercle étroit de leurs intérêts nationaux et de leurs préoccupations militaires. De cet état d’esprit les meilleurs d’entre eux nous apportent d’irrécusables témoignages. C’est le lieutenant territorial Begey, écrivant à sa famille lors de l’offensive de Verdun : « Nos petites misères ne représentent qu’un incident de la cruelle guerre qui étend partout ses ravages ; et quand je pense à la terrible lutte qui sévit aujourd’hui en France, notre rude existence me fait l’effet d’une idylle. » C’est l’aspirant Carpazio, fervent nationaliste, qui se réjouit, non seulement comme Italien, mais comme « Européen, » de voir son pays concourir à l’œuvre de mort qui s’accomplit « pour la rédemption de l’humanité, le retour de la justice et la restauration de toutes les libertés. » Un jeune réserviste, catholique militant, déclare à son correspondant que, s’il n’aime pas la guerre, « il bénit la lutte présente, parce qu’elle purifiera l’Europe de l’égoïsme et de l’impérialisme. » Un de ses coreligionnaires politiques est plus explicite encore dans l’expression de ses sentimens : « Quoi de plus beau, s’écrie le lieutenant Borsi, que de se ranger contre ces horribles barbares qui, pendant quarante années, ont prémédité l’assassinat de l’Europe ? Le dégoût que m’inspirent ces monstres m’emplit le cœur. » Et plus loin : « La Belgique, la France, la Russie, comme elles se sont révélées dans leurs épreuves ! Comme nous les avons aimés et admirés, ces peuples énergiques, courageux et d’une si profonde santé morale ! » Partout se retrouvent les mêmes élans vers la justice internationale, la même note de sympathie émue pour les victimes de la force[7].

Après s’être ainsi répandu au-delà des frontières, le besoin d’idéal qui inspire ces nobles accens s’est replié sur lui-même pour chercher à se satisfaire par la régénération intérieure du pays. La période de prospérité qu’avait traversée l’Italie et les rêves de paix éternelle dont elle se berçait ne s’étaient pas prolongés pendant un demi-siècle sans présenter pour sa santé morale les mêmes périls que pour les autres peuples de l’Europe : l’affaissement du ressort des âmes par la poursuite exclusive des intérêts matériels, la corruption des mœurs publiques par les abus du parlementarisme, l’indifférence aux questions extérieures par l’effet d’une trompeuse sécurité du lendemain. En la forçant à tendre toutes ses énergies assoupies, une grande guerre ne l’élèverait-elle pas au-dessus d’elle-même jusqu’au niveau de ses hautes destinées ? Telle est la pensée qui ne cesse d’obséder l’esprit des plus nobles de ses fils, quand ils campent dans la neige des Alpes ou qu’ils gravissent sous la mitraille l’escarpement du Carso ; ils voient flotter devant leurs yeux l’image d’une patrie nouvelle, sortie non seulement plus grande et plus forte, mais surtout meilleure et plus pure, de ses épreuves et de ses victoires. Avant même le début des hostilités, l’un des plus jeunes appelait de tous ses vœux cette « guerre libératrice et régénératrice[8] » dont il devait être l’une des premières victimes. Un autre répondait par cette prophétie à ceux de ses camarades qui se plaignaient de vivre dans une époque vide d’événemens et d’émotions : « Eh bien ! je vous dis que vous vous trompez, parce que l’heure actuelle est plus grande, bien plus grande que celle du Risorgimento : c’était alors une aube dont vous allez voir le midi. C’est maintenant que toutes les questions nationales ajournées depuis un demi-siècle vont recevoir leur solution. Celui qui sait pénétrer le silence de la paix consécutive à cette conflagration, peut y discerner déjà la marche d’une révolution sociale ou d’une immense rénovation de justice. S’abstenir de participer à cette œuvre, c’est se rayer irrévocablement du livre de la vie[9]. » C’est encore la même idée que résume un autre volontaire quand il définit la guerre non seulement « comme une nécessité matérielle à surmonter, mais encore et surtout comme une libération spirituelle et un problème moral à résoudre[10]. »

Les premiers spectacles de la vie militaire et l’impression de force qui s’en dégage viennent fortifier dans les âmes ces espérances conçues en une heure d’enthousiasme. « L’armée, écrit un soldat à son entrée au régiment, est aujourd’hui l’unique organisme solide de la nation, et c’est pour moi un honneur inappréciable que d’y entrer[11]. » En revenant d’assister à la prestation du serment de sa brigade, Carpazio exprime ainsi la signification profonde de cette cérémonie : « Cette marée montante de volontés tendues vers un but commun, ce spectacle d’hommes de vingt à trente-cinq ans oubliant en présence du drapeau tricolore leurs familles et leurs affaires, me semblent le symbole le plus élevé de l’Italie régénérée… C’est l’empreinte d’une nouvelle ère de gloire. » La même pensée poursuit sur les champs de bataille l’auteur de ces lignes ardentes, et l’aspect des hécatombes du Carso lui inspire cette réflexion : « C’est ici que se fait l’Italie nouvelle, et le sacrifice de sa plus brillante jeunesse représente l’holocauste nécessaire à sa création[12]. » Borsi, enfin, oublie les fatigues de la guerre des Alpes, en songeant que la guerre développe parmi les jeunes gens de sa génération ce sentiment du devoir resté trop longtemps étranger à beaucoup d’entre eux. Ces citations, que l’on pourrait multiplier à l’infini, montrent que dans aucune armée européenne peut-être les préoccupations morales du lendemain ne se sont aussi étroitement mêlées aux passions nationales de l’heure présente.

Lorsqu’une guerre voulue se présente à la fois comme une entreprise d’agrandissement territorial, une nécessité d’indépendance future, une croisade pour le droit et une condition de renaissance intérieure, elle parait aux masses aussi justifiée que si elle était imposée par une agression du dehors, et elle réunit tous les avantages nécessaires pour enflammer les âmes d’élite. On trouve dans les lettres des volontaires italiens maintes traces de cet enthousiasme, exprimé parfois sur un ton de mysticisme lyrique : « A quoi bon, déclare le lieutenant Manzelli, déplorer la rudesse de notre existence quand nous la menons pour une cause aussi sainte ? La noblesse et la justice de notre guerre ne cessent d’être présentes à mes yeux dans la tranchée. » — « Crois-moi, écrit presque dans les mêmes termes un autre officier à sa mère, plus je réfléchis et plus je me persuade que notre guerre est la plus belle de toutes et la plus digne d’être combattue[13]. »

Cette exaltation belliqueuse semble avoir contribué à entretenir chez les combattans italiens une intarissable gaieté, qu’il convient de signaler comme un dernier trait caractéristique de leur physionomie. Ils n’ont pas connu, comme leurs camarades français, les amertumes de l’invasion ; aucun souvenir trop cruel ne vient voiler leur bonne humeur d’une teinte de mélancolie, ni donner à leur résolution un accent involontaire de gravité. Leurs lettres respirent une joie de vivre qui ne se dément pas au cours de la campagne, un entrain communicatif dont la contagion gagne même les natures les plus méditatives. « En quittant Florence, raconte l’austère Borsi lorsqu’il part pour le front, nous étions une cinquantaine de diables déchaînés, furieux d’enthousiasme ; nous n’avons fait que chanter et plaisanter tout le long du voyage : un vacarme à mettre en fuite 200 000 Autrichiens. » — « Tu ne peux te faire une idée de notre allégresse, écrira-t-il après son arrivée dans la tranchée. Nous débordons tous d’ardeur, de confiance et de joie ; nous nous sentons forts et libres, sûrs de la victoire[14]. » Cette inaltérable gaieté peut apparaître comme un épanouissement de l’exubérance méridionale, quand elle se manifeste dans les marches et à l’arrière par des chansons napolitaines, des bavardages sans but et des plaisanteries sans fin ; il est difficile de ne pas y voir une forme du courage et une condition de supériorité morale, quand elle persiste sous les obus et inspire aux combattans des boutades de circonstance ou d’ironiques défis à la mort. A cet égard, les « poilus » italiens se sont révélés sur les champs de bataille comme les dignes émules de leurs frères de France.


II

La confiance qui les animait au début a-t-elle été justifiée par les événemens ? Si la guerre n’a pas encore abouti au triomphe escompté, les bénéfices moraux en paraissent dès maintenant aussi importans que les futurs résultats matériels. Elle représente déjà pour l’Italie une victorieuse épreuve et pour ses alliés une éclatante démonstration de ses vertus guerrières et civiles. L’armée est sortie plus forte et la nation meilleure d’une période de crise où l’une a développé son esprit militaire et l’autre affermi son esprit public.

Depuis l’achèvement de l’unité, la première n’avait pris part qu’à des campagnes coloniales, et dans les deux dernières grandes batailles de son histoire, à Custozza et à Adoua, sa fortune avait été moindre que sa valeur. Au cours des dernières années, la politique d’économies imposée par les nécessités budgétaires l’avait empêchée de mesurer ses effectifs et ses cadres à l’accroissement de la population : un tiers seulement des jeunes gens inscrits sur ses contrôles recevait d’elle une instruction militaire sérieuse[15]. L’obsession de ces souvenirs mêlait un sentiment d’instinctive appréhension à la confiance qu’inspiraient son travail silencieux et son excellent esprit. Quelle figure ferait-elle sur les champs de bataille d’une grande lutte européenne ? Y apporterait-elle une force de résistance morale et une organisation matérielle en rapport avec l’ardeur de son courage ? Les témoignages de ses combattans nous apportent tous les élémens d’une réponse à ces questions et nous permettent en même temps de reconstituer par la pensée les diverses phases de sa campagne.

Ils font d’abord revivre à nos yeux les scènes enivrantes de la mobilisation : à l’intérieur l’afflux dans les dépôts de-réservistes de tout âge et de toute provenance, leur encadrement hâtif en unités nouvelles, la prestation solennelle de leur serment de fidélité au drapeau, puis le départ des régimens pour la gare à travers les rues pavoisées de leur ancienne garnison, les acclamations du public, les crosses des fusils couvertes d’inscriptions ou de souhaits de bonheur par des mains amies ; enfin, après un embarquement rapide et une nuit en wagon, le réveil dans des campagnes inconnues, sous l’éblouissement du soleil de mai, la perspective de convois militaires roulant à perte de vue, le défilé devant des stations où apparaissent de frais visages de jeunes filles et d’où des pluies de fleurs sont jetées aux soldats[16]. — A la frontière même, le spectacle est empreint d’une grandeur plus grave ; les troupes de couverture qui la gardent, campées dans les champs, attendent avec un frémissement d’impatience que la nouvelle officielle de la déclaration de guerre leur permette de la franchir. On se rappelle par quelle manœuvre heureuse et hardie le général Cadorna se résolut à les lancer en avant, sans même que la mobilisation fût achevée, pour les porter aussitôt en territoire ennemi. Sur la route de l’Isonzo, elles abattirent les poteaux-frontière dans un délire d’enthousiasme qui rappelle à l’esprit l’entrée de nos troupes en Alsace. Sur l’Adige, l’occupation sans coup férir d’Ala, la première délivrée des localités irredente, provoqua dans toute l’Italie des manifestations d’ivresse patriotique analogues à celles qui avaient salué en France la nouvelle de la prise de Mulhouse. On eut un instant l’illusion d’une marche triomphale en pays ennemi.

À cette courte période d’espérances sans limites succédèrent bientôt les dures réalités de luttes opiniâtres à soutenir contre un adversaire formidablement retranché. Lorsque l’armée italienne voulut, sa concentration terminée, poursuivre le premier élan de ses avant-gardes, elle ne tarda pas à atteindre au Nord les crêtes des Alpes et à se heurter à l’Est à la double ligne de défenses naturelles que lui opposaient le cours encaissé de l’Isonzo et la muraille abrupte du Carso. Pour traverser l’un et tenter de briser l’autre, il lui fallut livrer les furieux combats qui remplirent les mois de juillet, août et septembre 1915. Quelles brillantes qualités d’offensive et quelle valeur guerrière elle eut l’occasion d’y déployer, c’est ce qu’attestent, malgré leur concision voulue, ses communiqués officiels, mais c’est ce qu’illustrent bien plus éloquemment encore les mille traits d’héroïsme rapportés par ses combattans. Lorsque Carpazio arrive avec sa brigade dans la zone de feu, il croise sur la route une poignée d’hommes aux uniformes déchirés, aux visages émaciés, aux yeux brillans de fièvre, qui paraissent revenir du front. Il interroge l’un d’eux : « Qui vous commande ? — Un sous-lieutenant. » C’est tout ce qui reste du 10e de ligne, envoyé à la relève après les attaques dirigées pendant plusieurs jours contre la position du mont Saint-Michel, au-dessus de Goritz. Un autre régiment, rencontré le lendemain, ne compte plus que cent quarante hommes sous les armes. Dans la journée du 12 juin, on a vu ses soldats s’élancer sept fois à l’assaut d’une hauteur fortifiée, qu’ils ont fini par enlever à la baïonnette, en mêlant au cri mille fois répété de « Savoia ! » de furieuses invectives à l’adresse de leurs adversaires. « Hors d’ici, étrangers ! Quittez notre pays ! » Plus tard, la prise du Monte Cappuccio, redoutable forteresse naturelle dominant Gradisca, coûte la vie aux neuf dixièmes des volontaires envoyés pour couper les réseaux de fils de fer qui en garnissent les abords[17]. Et ce n’est pas seulement dans les batailles rangées que se manifeste ce mépris de la mort, mais encore dans les petits combats des Alpes, où les conditions de la lutte favorisent davantage le goût des aventures et l’exercice de l’initiative individuelle. Il faut lire dans les lettres d’un simple caporal florentin l’histoire, passionnante comme un épisode de roman, de ces sept Alpins qui, à dix heures du soir, sortent de leur cantonnement, se glissent en rampant jusqu’à la tranchée adverse, y pénètrent pieds nus, armés de leur seule baïonnette, et y surprennent une trentaine d’Autrichiens, dont ils ramènent la moitié comme prisonniers[18]. Des traits de ce genre sont fréquens dans les fastes de l’armée italienne.

Ceux qui connaissaient son passé savaient d’avance quelle serait son attitude au feu. Ils pouvaient se demander seulement si sa brillante impétuosité saurait se plier à l’attente immobile et à la discipline sévère de la guerre de tranchées. Cette question morale se compliquait d’un problème d’adaptation physique. Comment des hommes habitués pour la plupart aux ardeurs du soleil méridional et transportés brusquement dans les neiges des Alpes supporteraient-ils les rigueurs d’une véritable campagne d’hivernage ? Les résultats de cette double et périlleuse expérience répondirent pourtant aux prévisions les plus optimistes. Dans la région du Carso, le souvenir des sacrifices du début et la nécessité d’attendre pour une nouvelle avance un puissant matériel d’artillerie lourde avaient, pendant l’hiver de 1915-1916, fait succéder aux attaques d’infanterie en masse les pratiques de la plus pénible des guerres de siège, sur un sol où tous les obstacles de la nature semblaient réunis contre l’assaillant. Etablies sur des pentes dont les tranchées blindées de l’adversaire occupaient les sommets, réduites à improviser avec des sacs à terre ou des blocs de rocher des abris de fortune dont le relief même fournissait une cible aux grosses pièces autrichiennes, soumises à des bombardemens furieux et périodiques, tantôt privées d’eau, tantôt exposées à des pluies diluviennes qui dissolvaient en une boue rougeâtre un terrain pourtant trop dur pour la pioche, les troupes italiennes ont tenu sans fléchir et progressé sans jamais reculer pendant un an, jusqu’au jour où la grande poussée d’août 1916 leur permit de s’emparer de Goritz, de faire tomber ses deux défenses naturelles, le Sabotino et le Podgora, et de prendre définitivement pied sur le plateau[19].

Si les grandes opérations sont impossibles, les conditions de la lutte sont plus dures encore dans les Alpes, que le front italien parcourt sur une longueur de près de 150 lieues, à des hauteurs qui se maintiennent dans des secteurs entiers entre 2 000 et 3 000 mètres, sous des températures qui atteignent parfois 30 degrés de froid. Les troupes de garde y mènent en hiver une existence comparable sous bien des rapports à celle des explorateurs polaires. Il faut l’avoir vécue pour savoir à quel point l’hostilité du climat complique les actes les plus simples de la vie militaire : « Ce qui s’accomplit de grand sur ces hauteurs, rapporte un témoin, le pays ne saurait se l’imaginer, car jamais jusqu’ici les glaciers n’avaient été habités par une armée en campagne… Les yeux saignent, les pieds gonflent et gèlent, l’avalanche emporte, la crevasse cachée engloutit, la tourmente fouette et meurtrit le visage. L’eau manque et, si le soleil se montre, c’est pour brûler ; les vivres n’arrivent pas ou se réduisent à une boîte de conserves, une cuillerée de lait stérilisé, une tranche de lard ou de pain, les habits se déchirent ou se remplissent d’insectes au point que certains préfèrent les jeter et souffrir du froid. Ces jours derniers, les soldats enfonçaient dans la neige jusqu’à mi-corps, tandis que les mitrailleuses ennemies leur tiraient dessus, et pourtant ils avancèrent quand même[20]. »

D’autres témoignages d’Alpins nous attestent l’âpreté d’une lutte sans éclat, mais sans trêve, qui exige d’eux « un effort immense de volonté et de constance. » Lutte d’abord contre la distance : il doivent marcher des nuits entières, soit pour risquer une surprise, soit même pour opérer la relève quotidienne. Lutte contre les embûches du climat : dès le mois de septembre, la bise nocturne fait geler l’eau dans les bidons. Lutte contre les aspérités du terrain : il est certains postes d’observation où l’on n’accède que par une corde à nœuds, et certaines positions ennemies qui ont pu être défendues au moyen de quartiers de rocher roulant sur les assaillans ; il faut creuser des heures entières pour tracer le moindre sentier ou établir la plate-forme de la plus minuscule baraque. Lutte enfin contre le découragement : la contemplation continue des solitudes de neige, l’absence complète de distraction, le contact journalier avec la nature et la mort produisent sur les âmes les mieux trempées une poignante impression de mélancolie. L’armée a pourtant tenu tête à l’ennemi, aux élémens et à la démoralisation, avec une vaillance joyeuse qui arrachait à un témoin cette exclamation : « Jamais ses vertus ne seront suffisamment appréciées[21] ! »

Pour justifier toutes les espérances qui reposaient sur elle, il lui restait encore à déployer ces facultés d’organisation matérielle, si importantes dans l’immense mécanisme de la guerre moderne, dont ses adversaires revendiquaient le monopole et refusaient particulièrement le don aux peuples latins. Elle a surmonté cette dernière épreuve d’une manière d’autant plus méritoire que, dans la région alpestre notamment, elle avait à vaincre des difficultés de transport comme aucune autre armée peut-être n’en a rencontré. Les visiteurs français admis dans ses lignes n’ont pas caché l’admiration que leur inspirait le fonctionnement à la fois impeccable et économique de ses services administratifs. Dans leurs lettres du front, ses soldats se félicitent d’être mieux nourris que chez eux et les officiers de retrouver, à côté du nécessaire, le superflu même dont ils croyaient devoir être sevrés en campagne[22]. La question de l’hygiène n’a pas été résolue avec moins de bonheur que celle du ravitaillement, d’abord par d’abondantes distributions d’effets de laine, et même de poêles de tranchée en hiver, puis par l’établissement d’hôpitaux qui représentent des modèles de confort et de propreté. L’artillerie inspire une confiance croissante à la troupe par la merveilleuse précision de son tir, la beauté de son matériel et l’excellence de ses munitions. Le génie utilise les connaissances acquises dans la vie civile par ses réservistes pour construire en territoire conquis un réseau de routes alpestres entreprises avec une hardiesse toute romaine : Par leur coordination enfin, les services de l’arrière présentent un spectacle rassurant de minutieuse prévoyance et de force ordonnée. « Je me sens rempli d’orgueil, écrit Borsi après les avoir vus fonctionner à Udine, à l’idée que moi aussi j’ai l’honneur de faire partie de cette machine animée et intelligente[23]. »

La fierté de ce sentiment ne tarde pas, chez les combattans italiens, à se doubler d’un autre motif de confiance. Au début, beaucoup d’entre eux parlaient sans haine d’un adversaire qu’ils savaient redoutable et qu’ils croyaient loyal. Leur estime se change en indignation quand ils le voient violer toutes les lois de la guerre, bombarder les ambulances, tirer sur des officiers blessés, détruire sans nécessité de paisibles localités. Bientôt ils surprennent chez lui quelques indices d’une démoralisation naissante : fusillades nocturnes sans but et sans terme, affluence de déserteurs, découverte de sentinelles attachées à des arbres pour les empêcher de fuir[24]. A partir de ce moment, ils comparent la puissance de l’idéal qui les anime avec la discipline aveugle qui tient assemblés leurs adversaires ; ils prennent une conscience de leur supériorité qui représente pour eux la plus précieuse des forces morales comme la plus certaine des garanties de victoire.


III

« Ceux qui ont le bonheur de contempler l’Italie d’aujourd’hui et de sentir toute la grandeur de son âme nationale renouvelée par les exploits de ses fils, ceux-là doivent en être reconnaissans à Dieu. » Composée par la reine mère Marguerite elle-même et recueillie par un officier sur les murs d’une de ses villas transformée en ambulance[25], cette inscription traduit sous une forme lyrique une pensée qui a fini par s’imposer à tous : c’est que l’influence bienfaisante de la guerre ne s’est pas restreinte à l’armée, mais s’est étendue aussi à la nation, dont elle a fait ressortir les élites, rapproché les élémens constitutifs, et enfin développé l’esprit de sacrifice.

Par les deuils mêmes qu’elle a causés, elle a d’abord mis au jour des exemplaires achevés de beauté morale. Certaines publications de lettres posthumes, — et en première ligne celles de Begey, de Valentini ou de Borsi, — ont produit en Italie la même impression de regret et de fierté qu’en France la nouvelle de la mort d’un Péguy ou d’un Psichari ; la comparaison est d’autant plus naturelle qu’une véritable parenté intellectuelle semble rapprocher, d’un côté et de l’autre des Alpes, ces représentans d’un même idéalisme. Au début de la guerre européenne, Begey déplorait qu’ « en déchaînant les haines entre peuples, elle eût pour effet de détruire presque complètement le travail de fraternité spirituelle commencé par l’humanité. » La sincérité de cet aveu ne l’empêche pas de demander à partir en première ligne dès que son pays prend les armes ; et comme les origines lointaines de sa famille sont françaises, il répond au colonel qui l’interroge sur les motifs de sa détermination : « Mes camarades n’ont qu’une seule patrie, et j’en ai deux à défendre ; je me bats pour l’Italie et pour la France : voilà pourquoi je dois me dépenser tout entier. » Alors commence pour lui la rude existence des Alpes. Son Journal intime, où les épisodes militaires alternent avec les réflexions morales et les citations des Livres Saints, d’Amiel ou de Claudel, contient, un mois avant sa mort, cette poignante profession de foi : « Je voudrais crier toute l’immensité du sacrifice que j’accomplirais si je devais succomber. Mais je ne m’en plaindrais pas, car j’ai voulu être ici, et, si je n’y étais pas, je courrais me jeter dans la lutte pour donner plus de valeur morale à ma vie[26]. » — Enzo Valentini, fils du maire de Pérouse, comblé de toutes les faveurs de la fortune et enrichi de tous les dons de la plus vaste culture, s’engage comme simple soldat, malgré son jeune âge, et tombe en brave trois mois après dans le Trentin ; de la solitude alpestre où il fait sa nourriture spirituelle des livres de Maeterlinck, il adresse à sa famille des lettres qu’anime une singulière intensité de vie intérieure et que caractérisent des réflexions comme celles-ci : « On ne vit vraiment que là où l’on est exposé à mourir pour un idéal ; » ou encore : « La guerre est un miroir qui nous présente notre image et nous inspire ensuite le désir de l’améliorer. Je suis convaincu maintenant que celui-là gâche sa vie, qui ne la consacre pas à la conformer à l’idéal que chacun doit se proposer comme modèle[27]. » — Giosue Borsi enfin, le type le plus représentatif peut-être de cette famille d’esprits, vit pendant tout le cours de la campagne dans une aspiration vers l’au-delà qu’exalte parfois jusqu’au mysticisme la fréquentation assidue des Evangiles, ainsi que des œuvres de saint Augustin, de Pascal et du P. Gratry. Et comment ne pas évoquer à son propos les noms de Péguy et de Psichari, en lisant cette phrase dans une de ses œuvres de jeunesse : « Seigneur, je n’ose te prier de me faire mourir dans une bataille, mais je ne peux que désirer ardemment ce grand bonheur : » prière que paraphrase éloquemment un passage de l’admirable testament spirituel écrit par lui quelques heures avant sa mort glorieuse : « Je suis heureux d’offrir ma vie à la patrie, fier d’en faire un aussi noble usage, dans cette éclatante journée de soleil automnal, au milieu de cette vallée enchanteresse de notre Vénétie, pendant que je suis encore dans toute la force de mon esprit et que je combats cette guerre sainte pour la liberté et pour la justice[28]. » Des âmes aussi hautes appartiennent sans doute à des êtres d’exception : l’existence même n’en fait pas moins honneur au pays et au milieu moral dont elles sont issues et la révélation de leurs vertus a été l’œuvre indirecte de la guerre.

C’est à la guerre également que l’Italie est redevable d’une autre satisfaction, à laquelle ne se mêle cette fois aucune pensée de regret. La réunion de tous ses enfans sous le même drapeau a puissamment contribué à consolider son unité morale, en abaissant les dernières barrières qui séparaient encore ses classes, ses partis et ses diverses régions. — Cette remarque peut s’appliquer d’abord aux membres du clergé, que les souvenirs de la question romaine avaient longtemps tenus un peu en marge et à l’écart de la vie nationale. Une guerre étrangère leur fournissait naturellement l’occasion de s’en rapprocher et de vibrer à l’unisson des foules sans risquer un conflit intérieur entre leur patriotisme et leur conscience. Pendant la période de neutralité, sans doute, l’attitude politique de certains d’entre eux a été diversement appréciée ; et ce n’est pas ici le lieu de discuter la réalité de ce réveil religieux que leur influence aurait provoquée dans les rangs de l’armée. Ce qui semble indéniable, c’est que ceux d’entre eux qui ont été mobilisés comme aumôniers ou infirmiers ont pris sur leur entourage un ascendant croissant par leur entrain et leur bon esprit. Tous ont donné l’exemple de l’abnégation et quelques-uns même se sont distingués par des prouesses qui nous reportent au moyen âge et à certaines scènes de la Chanson de Roland. Tel par exemple don Carletti, ce chapelain du 207e d’infanterie, dont la figure est déjà devenue légendaire dans l’armée. Au début de l’offensive autrichienne dans le Trentin (15 mai 1916), on le voit secourir les blessés et encourager les combattans sous de terribles rafales d’artillerie lourde, rallier et ramener à deux reprises au feu des soldats démoralisés et débandés, échanger en français des invectives homériques avec un capitaine autrichien qui le sommait de se rendre, et le lendemain encore, conduire cinq fois à l’assaut un bataillon dont tous les officiers avaient été tués[29]. De pareils souvenirs, destinés à survivre à la guerre, ne sont-ils pas faits pour dissiper ou au moins diminuer les préventions dont le clergé pouvait encore se croire victime ?

C’est un rapprochement social encore plus intime, et d’une portée plus générale, que la guerre a eu pour résultat d’opérer, en réunissant dans les mêmes cadres des officiers de complément recrutés dans la classe dirigeante et des soldats de réserve sortis de la classe populaire. Tous les jeunes gradés arrivant au front insistent avec raison sur le dévouement et la « fidélité de fer » qu’ils rencontrent chez leurs hommes, ainsi que sur les attentions délicates dont ils sont l’objet. L’un d’eux cite comme exemple la réponse d’un Alpin auquel il confiait une mission délicate : « Vous nous connaissez, mon lieutenant, nous veillerons à exécuter vos ordres comme si nous étions commandés par Dieu lui-même[30]. » De leur côté, les jeunes volontaires ne tarissent pas en éloges sur la gentilezza de leurs officiers[31]. Si cette union morale représente en temps de guerre un inappréciable avantage, comment croire qu’il ne restera rien après la paix des souvenirs d’une vie commune et de la dette de reconnaissance mutuelle contractée devant l’ennemi entre plébéiens et bourgeois ? — Cette œuvre de concorde nationale trouve enfin son couronnement et son symbole dans la légitime popularité que s’est acquise le roi Victor-Emmanuel en partageant volontairement l’existence de ses soldats ; seul de tous les souverains belligérans, il n’a pas quitté le front pendant toute la campagne : la nation lui en a témoigné dès maintenant une gratitude qui se tournera plus tard en attachement redoublé à sa personne et à sa dynastie.

Après les préjugés de classe, le particularisme régional, héritage des divisions passées, a fondu peu à peu au souffle de la fraternité des camps. Il était resté la principale faiblesse d’un pays trop rapidement constitué pour que les progrès de son unité morale eussent pu suivre la marche de son unité politique. Séparés par la longueur des distances, la diversité des climats, des traditions et des caractères, les habitans des différentes provinces ne se connaissaient guère que par leurs préventions réciproques, et ne pouvaient être amenés que par le temps à une conscience plus nette de leur communauté nationale. La guerre a précipité cette évolution en les mettant en contact dans les mêmes corps de troupe. On pouvait craindre d’abord de leur en voir compromettre la consistance et la discipline par l’inégalité de leur valeur militaire et l’ardeur de leurs rivalités régionales. Ils ont appris, au contraire, à s’estimer en se fréquentant, et leurs qualités diverses se sont complétées au lieu de s’opposer. Dans la brigade de Cagliari, par exemple, un millier de Romains, qui représentaient les défauts brillans des habitans des capitales, avaient été incorporés dans une majorité de Sardes, qui conservaient les rudes vertus des races primitives. L’entrain un peu déréglé des uns et la solidité des autres se sont associés en un alliage humain d’une trempe particulière, brillamment éprouvée par les batailles du Carso[32]. Ailleurs, un régiment de Romagnols est renforcé par des Napolitains qu’ils accueillent d’abord avec une instinctive défiance, mais apprennent bientôt à aimer comme des frères[33]. Répétée avec succès sur tous les points du territoire, cette expérience a permis à l’armée de remplir une fois de plus sa mission sociale et de devenir le creuset vivant où les élémens les plus hétérogènes sont venus se fondre en un métal solide et résistant.

Du même coup s’est trouvé résolu, ou au moins fort avancé dans l’une de ses applications, le grave problème moral qui a pesé si longtemps sur la vie politique de l’Italie et qu’on a appelé d’un terme générique : la question du Midi. Les souvenirs d’une existence longtemps séparée, écoulée loin des luttes pour l’indépendance, l’influence d’une situation territoriale excentrique et d’un esprit public peu développé, l’absence de motifs de rancune contre l’Autriche semblaient disposer les habitans des provinces méridionales à méconnaître la nécessité d’une guerre dont ils ne supporteraient que les charges et qui pouvait leur apparaître comme une entreprise inutile d’agrandissement. Si cette pensée a effleuré leur esprit, elle s’est dissipée à l’aspect de l’ancienne frontière. Tous ceux qui l’ont franchie avec les troupes victorieuses ont rendu avec force l’impression de stupeur produite sur eux par cette ligne « irrationnelle, arbitraire, absurde, indéfendable, » tracée en 1866, de manière à laisser à l’Autriche la possession des hauteurs comme des points stratégiques et la domination complète de la plaine[34]. Ceux qui ont pénétré dans le Tyrol ont pu y voir de leurs yeux quel formidable réseau de routes militaires y. avait été préparé, bien avant la guerre, en vue d’une offensive rapide en Vénétie. Le spectacle en démontrait suffisamment que toute paix devait rester précaire et toute indépendance illusoire, tant que l’ennemi garderait ainsi entre ses mains les portes et les clefs de la maison. Les Méridionaux n’ont pas été les derniers à comprendre la signification de cette vivante leçon de choses. Bien qu’éloignés du théâtre de la lutte, ils s’y sont jetés avec un entrain qui a frappé tous les voyageurs étrangers[35]et dont leurs compatriotes du Nord peuvent se montrer jaloux : d’après une statistique récemment publiée, ils auraient fourni, relativement à leur nombre, une proportion d’officiers de réserve beaucoup plus élevée que dans les provinces septentrionales.

Si la guerre a, sur ce point encore, justifié sa légitimité par ses premiers résultats, est-il nécessaire en terminant de montrer comment elle a exercé son influence ordinaire sur la santé morale du pays ? S’il en fallait une preuve positive, on la trouverait dans un fait qui a été trop peu remarqué. A l’heure actuelle, l’Italie partage avec la seule Angleterre le précieux privilège d’avoir assuré par des supplémens de recettes le service de ses emprunts de guerre ; pour y parvenir, elle a dès maintenant accompli le même effort financier qu’autrefois la France pour remédier aux suites des désastres de 1870 : elle a ajouté 7 à 800 millions d’impôts nouveaux aux deux milliards et demi qui représentaient auparavant son budget ordinaire surcharge qui reste encore sans compensation, mais qui a été acceptée sans plainte. A l’arrière, toutes les énergies se sont employées, par une sorte de mobilisation civile spontanée, pour parer aux conséquences économiques de la mobilisation militaire ; dans les hôpitaux ou les rudes travaux des champs, les femmes notamment ont parfois porté jusqu’à l’héroïsme une abnégation digne de leur sexe et de leur race. Sur le front enfin, la brillante jeunesse que l’appel aux armes avait brusquement jetée de la vie civile dans les tranchées a subi, au contact des dures réalités de la guerre, une transformation morale dont l’un de ses représentans nous a fait comprendre la nature et la portée dans cette page enflammée : « C’est pour toi, ô Italie ! que combat cette jeunesse évaporée, qui jusqu’à hier encombrait les bibliothèques, moisissait sur leurs bancs, s’intoxiquait dans les cafés-concerts, jouait inconsciemment au bridge et au tennis et semblait éloignée de mille lieues des idées de paix ou de guerre, mots vides de sens pour les cinq sixièmes des Italiens. La guerre de Libye ne fut pas sentie et vécue par -l’Italie, et elle ne pouvait pas l’être, car ce n’était qu’une entreprise de conquête coloniale. La guerre contre l’Autriche, au contraire, nous a été léguée par nos pères et nous l’avons dans le sang… La nouvelle génération était malade d’arrivisme, de pacifisme et de municipalisme. La lutte entreprise pour les frontières de l’Italie, pour la terre et pour les mers de l’Europe, l’a guérie de ses infirmités : elle est venue jeter sur la balance internationale l’ambition d’un grand peuple et la force d’une grande Puissance[36]. »

Ces fières paroles peuvent servir à préciser le genre particulier d’intérêt que présente l’enquête dont elles forment la conclusion naturelle. Les récits de guerre italiens ne nous renseignent pas seulement sur la psychologie de leurs auteurs, sur les conditions particulières de leur campagne, sur l’importance du rôle que joue leur pays dans l’œuvre commune des Alliés. Ils offrent à nos yeux une image de l’Italie nouvelle, telle que les traits commencent à s’en dégager dès maintenant à travers la fumée des champs de bataille ; et à ce titre ils représentent pour nous, en même temps qu’un recueil de documens utiles pour les événemens d’aujourd’hui, une contribution précieuse à l’histoire de demain.


ALBERT PINGAUD.

  1. Begey (Ernesto), In Memoriam, Turin 1916. — Borsi (Giosuè), Lettere dal fronte, Turin 1916. — Liberi (biographies et lettres de volontaires catholiques), Rome 1917. — Margheri (Federigo), Lettere di un caporale dell’84e fanteria, Florence 1917. — Pascazio (Nicola), Dalla trincea alla Reggia, Milan 1916. — Valentini (Enzo), Lettere e disegni, Pérouse 1916. — Lettres du front publiées dans les journaux quotidiens (notamment dans l’Azione de Cesena).
  2. Voyez la Revue des 1er novembre et 1er décembre 1916.
  3. Pascazio, p. 37.
  4. Borgese, Guerra di redenzione, p. 19.
  5. Lettre de E. Vaina, publiée dans Liberi, p. 234.
  6. Pascazio, p. 132.
  7. Begey, p. 65 ; — Pascazio, pp. 94, 130 ; — Borsi, pp. 28 et 132 ; — Azione du 25 juillet 1915.
  8. Valentini, p. IV.
  9. Lettre de E. Vaina publiée dans Liberi, p. 234.
  10. Pascazio, pp. 21 et 24.
  11. Azione du 21 novembre 1915.
  12. Pascazio, pp. 56, 150, 166 et 185.
  13. Azione du 13 février 1916 ; Borsi, p. 6.
  14. Borsi, p. 3 ; — Cf.pp. 27, 53, 57, 71, 97 ; — Pascazio, pp. 27, 55, 87 ; — Margheri, pp. 45 et 69.
  15. Pascazio, p. 200.
  16. Valentini, p. 2 ; — Pascazio, pp. 27-30 ; — Margheri, p. 16.
  17. Pascazio, pp. 37, 62, 81 ; — Azione du 27 juin 1915.
  18. Margheri, p. 54.
  19. Pascazio. pp. 72-80.
  20. Azione du 29 avril et du 25 juin 1916.
  21. Begey, pp. 47, 57-61, 75-76, 80 ; — Margheri, pp. 63, 66, 67 ; — Azione du 7 novembre 1915.
  22. Pascazio, p. 84 ; — Margheri, pp. 23, 72.
  23. Borsi, p. 5.
  24. Begey, p. 50 ; — Pascazio, p. 64 ; — Borsi, pp. 111, 125 ; — Margheri, p. 70 ; — Azione du 7 novembre 1915 et du 30 juillet 1916.
  25. Carpazio, p. 227.
  26. Begey, pp. 13, 32, 66.
  27. Valentini, pp. 36, 59, 91.
  28. Borsi, pp. 190 et 209 ; — Azione du 12 novembre 1916.
  29. Azione du 25 juin 1916.
  30. Azione du 30 janvier 1916 ; — Pascazio, pp. 87, 106, 108, 171 ; — Borsi, pp. 62, 100 ; — Begey, p. 40.
  31. Valentini, pp. 8, 29.
  32. Pascazio, pp. 15-18.
  33. Azione du 1er août 1915.
  34. Borsi, p. 18 ; — Pascazio, p. 86 ; — Azione du 27 juin 1915.
  35. Destrée, En Italie pendant la guerre, p. 140 et suivantes.
  36. Pascazio, pp. 86, 185, 198, 216.