La Guerre et les intérêts européens dans la question italienne
Ce n’est plus dans les conseils de la diplomatie que les destinées italiennes s’agitent désormais. Le mouvement fatal des choses ramène au-delà des Alpes des armées qui se sont vues plus d’une fois en présence dans le cours de l’histoire, pour débattre une question qui est l’inépuisable tourment du monde, qui a eu souvent aussi la triste fortune de disparaître dans de plus vastes conflagrations dont elle finissait par n’être qu’un élément épisodique et sacrifié. L’Italie sera-t-elle indépendante et libre, ou restera-t-elle soumise à une domination envahissante qui ne s’est servie d’une légalité primitive et conventionnelle que pour s’étendre hors de toutes les limites du droit qui l’avait fondée, pour subordonner tout un système d’états à un intérêt de prépondérance étrangère et créer un foyer permanent de trouble ? Voilà le problème livré d’abord à toutes les discussions, à toutes les polémiques de l’opinion européenne passionnément remuée, et d’où est bientôt sorti un conflit dont l’effort de toutes les volontés pacifiques n’a pu avoir raison.
Tout a marché avec une redoutable et irrésistible logique. Il y a trois mois, la politique de l’Autriche et ses excès de prépondérance en Italie étaient seuls en cause ; en se portant en avant, il y a un mois, par le passage du Tessin, c’est l’Autriche elle-même qui a ouvert le combat, livrant ainsi au sort des armes non-seulement sa politique, mais encore ses droits de possession dans les provinces du nord de la péninsule, et élevant en quelque sorte de ses propres mains, par la rupture des traités, la question de l’indépendance complète de l’Italie. Pendant quelque temps, on s’irritait presque de la lenteur, de l’obscurité des négociations et des événemens ; on a été presque surpris à la fin par la brusquerie du dénoûment qui a subitement attiré nos soldats à Alexandrie et à Gênes. Aujourd’hui le premier choc a éclaté devant l’Europe, attentive, émue et agitée des sentimens les plus contraires. Ce n’est donc plus le congrès avant la guerre, c’est la guerre avant le congrès. Et maintenant plus que jamais il reste un problème qui pèse sur la conscience des peuples et des gouvernemens : cette lutte que rien n’a pu détourner, jusqu’où ira-t-elle, et où s’arrêtera-t-elle ? Est-ce un péril pour l’ordre conservateur des sociétés et une menace pour toutes les situations territoriales ? En un mot, cette guerre qui commence est-elle fatalement condamnée par son principe, par son objet, par tous les fermens qu’elle échauffe, par toutes les considérations d’équilibre qu’elle soulève, à devenir une guerre révolutionnaire et européenne ? C’est bien là, si nous ne nous trompons, le nœud de cette grande affaire au moment où nous sommes.
Que la question italienne, par sa complexité même, soit une de ces questions faites pour remuer le monde, qu’elle ait été et qu’elle soit encore l’épreuve de toutes les politiques, rien n’est moins douteux, La situation de l’Europe le démontre : la France et le Piémont aux prises avec l’Autriche en Italie, l’Allemagne échauffée et agitée depuis, trois mois, l’Angleterre se rejetant d’une négociation infructueuse dans une neutralité armée où une sympathie secrète pour la cause italienne se combine avec une certaine inquiétude, la Russie parlant peu et attendant, prête à suivre les événemens, ce sont là les traits essentiels et visibles d’un état qu’un incident de guerre ou une résolution subite peut simplifier ou aggraver. Or, en présence de cet ensemble de choses, où trouver le secret de ce que peut devenir cette lutte, des proportions qu’elle peut prendre, des complications qui peuvent la dénaturer, et dont toutes les prévoyances doivent tendre à l’affranchir, si ce n’est dans la profondeur des faits, dans la vérité de tous les intérêts et de toutes les situations ? Et ayant d’aller plus loin, n’est-il pas nécessaire plus que jamais de préciser le conflit qui commence, d’en démêler les élémens réels, de le dégager de ce qu’il y a de vague et d’indéterminé, de montrer surtout par quel concours de circonstances il est né sous sa forme actuelle ?
La question italienne n’est point sans doute une nouveauté, elle est de tous les temps. Là où un vif et universel instinct de nationalité rencontre à chaque pas une domination étrangère, la lutte est inévitable et permanente. C’est la fatalité des traités de créer souvent de ces contradictions violentes entre la nature des choses et le droit public. Il y a douze ans que Rossi écrivait de Rome, où il représentait la France : « A moins qu’on ne prétende exterminer l’Italie et en faire une terre d’ilotes, il faut bien se résigner à ce qu’un avenir plus ou moins lointain révèle ce qui est dans son sein. » Prise dans ces termes comme un grand fait moral, comme l’expression d’un travail traditionnel d’indépendance, la question italienne a pu attirer la sympathique attention, éveiller même les craintes de l’Europe, sans devenir une cause immédiate de collision. On pouvait la recommander au temps et se taire. Il vient cependant une heure où de semblables questions prennent une forme plus tranchée et plus vive, deviennent pour ainsi dire plus criantes, et se font jour dans le domaine pratique en s’imposant forcément. C’est ce qui est arrivé depuis six mois et plus, et alors on a vu se former cette génération de faits d’où la guerre est sortie, non comme une fantaisie d’imagination, mais comme la fatalité d’une situation poussée à bout. Ainsi, dans ce qu’ils ont de général, les événemens qui se déroulent ont sans doute pour première et supérieure origine les éternelles aspirations d’indépendance de l’Italie ; dans ce qu’ils ont d’immédiat et d’essentiellement politique, ils se rattachent à des circonstances qu’on peut fixer, qui ont leur moralité et leur importance au point de vue de la nature de cette guerre et de ses rapports avec tous les intérêts de L’Europe.
Qu’on se représente un instant le point où en étaient les affaires d’Italie dans la seconde moitié de l’année dernière. La situation de l’Autriche au-delà des Alpes pouvait se caractériser par trois ordres de faits : par sa politique générale dans la péninsule, par ses relations troublées avec le Piémont, par son administration particulière en Lombardie. On sait aujourd’hui ce qu’a été la politique de la cour de Vienne en Italie pendant plus de quarante ans. Depuis 1815, l’Autriche n’a cessé un moment de chercher à envelopper et à dominer la péninsule par des interventions, par des occupations militaires, par des alliances constituant à son profit une véritable suprématie. L’Autriche était mue sans doute par un sentiment de conservation propre qui la portait à interdire partout ce qu’elle ne pouvait tolérer chez elle ; mais, pour arriver à ce but, elle dépassait singulièrement le droit public en mettant des états vassaux et subordonnés là où les traités avaient mis des états indépendans, et elle créait dans l’ordre européen une irrégularité qui ne pouvait manquer d’éclater un jour ou l’autre. Un seul état italien, le Piémont, échappait, par ses traditions autant que par ses institutions nouvelles, à ce réseau d’influences tendu par la puissance impériale, et avec cet état l’Autriche était en rupture ouverte. À vrai dire, ce fut une faute grave du cabinet de Vienne de rompre ainsi diplomatiquement, il y a deux ans, avec le Piémont, pour des causes légères, et cette faute n’a peut-être pas été étrangère au développement de la querelle actuelle. Ce n’était pas la presse piémontaise qui pouvait effrayer l’Autriche, quoique ce fût un des prétextes ; on ne lisait pas les journaux de Turin en Lombardie. L’Autriche cédait à un mouvement d’humeur dangereuse ; elle souffrait dans son orgueil de s’être vue en présence du Piémont dans le congrès de Paris ; elle s’irritait de l’attitude de ce petit pays, qui seul lui résistait en Italie et tenait en échec sa politique. Elle ne vit pas que, par une rupture des relations diplomatiques, elle laissait le Piémont plus libre : elle le dégageait de ces considérations qui s’imposent d’elles-mêmes aux états qui vivent en rapports réguliers ; enfin elle donnait l’authenticité de sa mauvaise humeur à un antagonisme qui relevait le rôle du Piémont en Italie. Dès lors, le gouvernement piémontais pouvait arborer plus nettement sa politique italienne. C’est par le Piémont surtout qu’ont été divulgués en Europe tous ces empiétemens dont se compose la politique semi-séculaire de l’Autriche au-delà des Alpes, et c’est ainsi que, sans qu’il y eût agression matérielle, les rapports des deux pays se sont progressivement envenimés, ajoutant un élément de plus à cette question italienne qui grossissait.
La situation du royaume lombard-vénitien s’aggravait de jour en jour d’un autre côté. Les révolutions de 1848 auraient dû éclairer l’Autriche et lui révéler l’impossibilité de s’attacher ses provinces italiennes uniquement par la force et par tous les procédés du régime militaire. Bien loin de renoncer à ce système ou de l’adoucir, elle ne vit plus qu’en lui sa sauvegarde ; elle l’étendit, et elle y ajouta le poids progressivement alourdi de toutes les charges matérielles, emprunts forcés, contributions nouvelles, augmentation des taxes anciennes. De là un mécontentement profond étendu des classes supérieures aux classes agricoles elles-mêmes. Un instant cependant l’Autriche parut vouloir adoucir sa politique dans les provinces italiennes. C’est alors que l’empereur François-Joseph allait à Milan, que l’archiduc Maximilien devenait gouverneur-général de la Lombardo-Vénétie à la place du maréchal Radetzky. Des amnisties étaient promulguées, de nombreuses promesses semblaient ouvrir un régime nouveau. L’illusion ne dura pas longtemps. L’archiduc Maximilien, qui avait l’intention du bien et de la conciliation, et à qui on en savait gré, vint se heurter contre les traditions d’une bureaucratie routinière et violente qui ne dissimulait nullement son mauvais vouloir à l’égard du nouveau gouverneur, et qui abusait de l’inexpérience même du jeune prince pour discréditer ses actes. L’archiduc Maximilien était annulé par la bureaucratie et par les généraux, si bien qu’il partait un jour de 1858 pour Vienne, afin de régulariser une situation où sa dignité souffrait. Ici encore il y eut une lueur passagère. Le voyage de l’archiduc eut pour effet un rescrit impérial du mois de juillet 1858 qui promettait encore des améliorations. Ces promesses étaient illusoires. Peu après, une décision du ministre des finances frappait d’une augmentation les principales contributions. Une nouvelle loi de recrutement annoncée comme un bienfait n’était qu’une aggravation de l’ancienne loi. La transformation de la monnaie était combinée de telle façon qu’elle pesait particulièrement sur le peuple.
C’est alors, sous le coup de ces lourdes mesures, que l’agitation devenait extrême dans la Lombardo-Vénétie. L’Autriche elle-même s’en préoccupait vivement. Elle sentait si bien trembler son pouvoir qu’elle usait de tous les moyens. Elle imaginait d’imposer à ses employés un serment d’un nouveau genre et d’une nature étrange : elle leur faisait jurer qu’ils n’appartenaient à aucune société secrète, à aucune secte révolutionnaire, ce que tous les employés jurèrent sans nul doute. Un personnage qui avait toute raison de tenir aux intérêts de la maison d’Autriche, et qui avait un rôle dans les affaires de la Lombardie, disait à cette époque : « Les ministres de l’empereur font mieux les affaires du Piémont que M. de Cavour. » On arrivait dans ces conditions aux derniers jours de 1858. Les maîtres de la Lombardie n’avaient pas su prévenir par un régime mieux calculé et plus doux une agitation d’autant plus dangereuse qu’elle était universelle et insaisissable, et cette agitation une fois produite, ils avaient recours à leur moyen habituel : l’Autriche se mettait en défense, elle armait ses forteresses, elle appelait déjà de nouveaux soldats. C’est à ce moment que peuvent se rattacher les premiers armemens autrichiens.
Ainsi, par une politique de prépondérance qui n’avait rien de nouveau, il est vrai, mais dont les désastreux effets se faisaient sentir partout, l’Autriche était insensiblement arrivée à créer une situation où elle réglait le mouvement de l’Italie, où rien n’était possible que par elle, et ce système mettait doublement en jeu les intérêts de l’Europe, parce qu’il était contraire au droit public, et parce qu’il ne profitait qu’aux passions révolutionnaires en fermant l’issue à toute réforme d’un libéralisme modéré. D’un autre côté, les relations troublées et inquiétantes de la cour de tienne et du cabinet de Turin laissaient la porte toujours ouverte à des incidens qui pouvaient intéresser singulièrement la politique de la France. Enfin l’agitation de la Lombardie survenant au milieu de l’hostilité morale de l’Autriche et du Piémont était assurément une complication de plus. De ces divers ordres de faits naissait invinciblement la question italienne telle qu’elle se dévoilait à la fin de 1858 ; elle était partout. Qui l’avait créée ? La force des choses peut-être. Dans tous les cas, la question italienne devait inévitablement trouver l’Autriche dans un camp et la France dans l’autre le jour où elle deviendrait un sujet de discussion réglée, et ici nous touchons à cette phase diplomatique qui n’a été qu’une grande tentative pour amener une transaction entre la situation légale de la puissance impériale au-delà des Alpes et les intérêts italiens, qui a commencé par la mission de lord Cowley pour aboutir à un congrès mort-né et à une marche en avant de l’Autriche.
Le premier acte de cette phase nouvelle, qui commençait à peu près avec l’année pour les affaires italiennes, c’est la mission de lord Cowley à Vienne, on ne l’ignore pas. L’Angleterre devait s’inquiéter la première en voyant surgir ce différend entre l’Autriche et la France pour une cause qui a plus d’une fois excité les sympathies de la nation anglaise, mais qu’elle ne voulait soutenir que dans la limite des traités. La difficulté était de saisir cette terrible question, de préciser le débat et d’engager une négociation au milieu des armemens, qui prenaient déjà des proportions menaçantes, même avant l’intervention de la diplomatie. C’est à ces nécessités diverses que répondait la mission de lord Cowley à Vienne. On a souvent cherché à connaître le résultat réel de la mission de l’ambassadeur britannique, et, sans révéler ce résultat, le chef du cabinet de Londres, lord Derby, a même regretté amèrement que la négociation eût été détournée de la voie où l’avait placée lord Cowley. La vérité est, si nous ne nous trompons, que lord Cowley avait rapporté de Vienne l’expression d’intentions conciliantes et d’une bonne volonté de paix plutôt que des élémens sérieux de délibération. Il avait créé là possibilité d’un échange de vues sur les affaires d’Italie sous la médiation impartiale et amicale de l’Angleterre. C’était beaucoup, et ce n’était peut-être plus assez dans la circonstance. D’abord cette médiation de l’Angleterre, qui n’avait rien d’officiel, était dépourvue de sanction et d’efficacité, ainsi que l’a dit lord Palmerston. En outre, cette négociation, qui n’était qu’une conversation entre la France et l’Autriche avec l’Angleterre pour témoin, pouvait et devait probablement ne conduire à rien, comme cela était arrivé déjà en 1857 à l’occasion d’un échange de propositions relatives aux affaires de Rome, et dans ce cas la France acceptait d’avance la responsabilité d’une déception. C’est sur ces entrefaites, en présence d’une question chaque jour grandissante que la Russie proposait la réunion d’un congrès européen, et cette proposition était acceptée partout. Un congrès solennel des cinq grandes puissances se trouvait ainsi substitué à la négociation particulière dont l’Angleterre avait pris l’initiative, Il restait à formuler les élémens de cette délibération européenne, et ces élémens étaient précisés par l’Angleterre elle-même dans quatre propositions qui, par une singularité bizarre, parurent au premier instant avec quelques différences à Vienne et à Paris, mais qui en réalité se résumaient à peu près ainsi, on se le rappelle : déterminer les moyens par lesquels la paix peut être maintenue entre l’Autriche et la Sardaigne, — établir comment l’évacuation des États-Romains par les troupes françaises et autrichiennes peut être le mieux effectuée, — substituer aux traités entre l’Autriche et les duchés une confédération des états de l’Italie entre eux, — examiner s’il convient d’introduire des réformes dans les états italiens. L’Autriche acceptait le congrès et les propositions.
Dès ce moment cependant commençait à paraître le véritable obstacle à la paix, la pensée réelle de la cour de Vienne. Comment le cabinet autrichien, par l’organe de M. de Buol, interprétait-il en effet ces propositions qu’il venait d’accepter ? On lui proposait de chercher les moyens de maintenir la paix entre l’Autriche et la Sardaigne, et il répondait en parlant de la nécessité « de ramener le Piémont à l’accomplissement de ses devoirs internationaux. » On lui proposait l’abolition de ses traités avec les duchés et la création d’une confédération des états italiens, et il se jetait dans les interprétations évasives, dans les réticences, sans aborder le point net.
On peut le dire, si l’Autriche était décidée à poursuivre jusqu’au bout la défense de sa politique en Italie, elle avait eu tort d’accepter le congrès, qui ne faisait que retarder son action ; son intérêt était d’ouvrir la guerre aussitôt. Si elle voulait sincèrement la paix, elle avait tort d’ajouter aux propositions de la diplomatie des interprétations qui rendaient cette paix douteuse, sinon impossible. Elle laissait trop voir ce qu’il y avait d’inconciliable entre sa pensée et la pensée de l’Europe. Elle le montrait bien mieux encore lorsque, se ravisant peu après, elle réclamait tout à coup comme une condition absolue de son accession au congrès le désarmement du Piémont, ajoutant comme supplément à cette condition la proposition d’un désarmement général. « L’Autriche, a dit lord Palmerston dans sa verte harangue aux électeurs de Tiverton, l’Autriche demandait que la Sardaigne se dépouillât de ses moyens de résistance, et qu’ensuite, en cas d’insuccès des négociations, elle fût libre, en retour du désarmement du Piémont, de lui tomber sus de tout le poids de sa puissance militaire concentrée, alors que ce petit pays, confiant dans la réunion du congrès, se serait complètement affaibli. » N’importe, on prenait encore ce qu’il y avait d’acceptable dans la proposition autrichienne, et l’Europe sanctionnait cette idée d’un désarmement général simultané et préalable. Seulement, en demandant au cabinet de Turin de désarmer, on proposait d’appeler le Piémont et tous les autres états italiens à figurer au congrès dans les mêmes conditions où ils avaient assisté autrefois au congrès de Laybach. C’est là justement qu’allait échouer tout ce travail de négociation. L’Autriche avait l’air d’accepter cette proposition, qui venait d’elle, sauf l’admission des états italiens au congrès ; en réalité, elle cherchait une issue. En négociant avec l’Europe pour le désarmement général, elle se réservait un formidable tête-à-tête avec le Piémont, prétendant agir directement vis-à-vis de ce petit pays, — et tandis que les ministres anglais étaient encore occupés dans le parlement à vanter ses dispositions conciliantes et ses sentimens pacifiques, la cour de Vienne adressait au cabinet de Turin un ultimatum impérieux qui était une véritable déclaration de guerre. L’Autriche signifiait au Piémont d’avoir à désarmer dans trois jours, ou que la force serait employée contre lui. Or le défi ne s’adressait pas seulement au Piémont désormais, il allait aussi droit à la France, dont la résolution ne pouvait plus être douteuse en face d’une agression.
Un dernier effort était-il encore possible ? L’Angleterre le tentait, on le sait. Sans tenir compte du congrès, tué avant de naître par l’ultimatum autrichien, elle proposait de ramener les négociations au point où les avait laissées la mission de lord Cowley, et de se constituer médiatrice unique dans les affaires d’Italie. La proposition anglaise venait trop tard, et elle avait un inconvénient frappant. Nous ne dirons pas qu’elle faisait de l’Angleterre l’arbitre unique d’une des plus grandes situations qui se soient vues depuis un demi-siècle ; mais elle retirait une question d’un intérêt universel à la juridiction de l’Europe pour la livrer à la décision d’une seule puissance. L’Autriche elle-même ne pouvait se méprendre sur le succès possible de cette combinaison. Elle acceptait pour la forme la proposition anglaise, mais ne continuait pas moins sa marche agressive contre le Piémont. C’est un point à noter effectivement. Le 28 avril, à une heure de l’après-midi, le corps diplomatique à Vienne savait que l’ordre de franchir le Tessin venait d’être envoyé à l’armée autrichienne, et ce n’est que le soir du même jour que la réponse de la France était communiquée à l’Angleterre. Ainsi l’ordre d’ouvrir la guerre avait précédé la décision de la France au sujet de la tentative extrême de l’Angleterre.
Qu’on observe un instant tous ces faits dans leur suite et dans leur génération : quelle qu’ait été la pensée de la France sur les affaires d’Italie, il est évident que c’est l’Autriche surtout qui a pris l’initiative de ce grand conflit. Elle a justifié ceux qui trouvaient dans la fatalité de sa situation les raisons les plus fortes de croire à la guerre. La France aurait pu s’arrêter à plus d’un moment. Les propositions mêmes qui devaient former la base des délibérations du congrès n’avaient rien que d’avantageux pour l’Italie. Ce qui serait sorti de ce conseil européen eût été sans nul doute un progrès. Pour l’Autriche au contraire, c’était inévitablement un échec partiel, une retraite obligée de sa politique devant les nécessités européennes. La cour de Vienne voyait bien que, dans cette délibération près de s’ouvrir, elle n’obtiendrait pas et ne pouvait obtenir l’appui de l’Angleterre pour maintenir des traités qui assuraient sa prépondérance en Italie, pour réduire au silence le Piémont libéral. Considérez un autre fait : depuis longtemps, la domination impériale au-delà des Alpes se sent atteinte, diminuée dans son prestige ; ce n’est point par des moyens moraux qu’elle peut se relever ; poussée à bout, c’est par la guerre qu’elle cherche à se raffermir et à rétablir un ascendant ébranlé. Dernière raison enfin : par tous les périls qui la menacent sans cesse en Italie, l’Autriche est contrainte à des armemens immenses ; ces armemens épuisent ses finances déjà si délabrées, et c’est ainsi que par la fatalité de sa situation, par les entraînemens de sa politique, par l’épuisement même de ses finances, l’Autriche a été conduite à se jeter dans la guerre, jouant pour un raffermissement douteux les droits de possession territoriale que lui assignaient des traités désormais livrés au sort des armes, et élevant elle-même la question de l’indépendance complète de l’Italie.
Et maintenant à considérer cette lutte dont on ne peut pas plus se dissimuler la grandeur que les difficultés, à la considérer dans son origine comme dans ses élémens propres, on voit d’où elle vient, on voit où elle va. Dans le principe, tant qu’elle ne sort pas de la sphère diplomatique, c’est une question de réformes, d’améliorations, d’organisation des états indépendans que les traités ont reconnus souverains, et qui n’ont eu jamais de la souveraineté que le nom. Par l’agression subite de l’Autriche contre le Piémont, le but change ou s’agrandit et s’élève : c’est l’indépendance de l’Italie qui devient le dernier mot de la guerre. Est-ce à dire que cette indépendance italienne soit une perturbation de l’ordre moral en Europe et de tous les droits fondés ou sanctionnés par de solennelles transactions ? Parce que Garibaldi est dans notre camp, où il se conduit d’ailleurs en vaillant soldat, cela signifie-t-il que nous soyons passés de l’autre côté des barricades de Rome ? Parce que les traités sont suspendus sur les rives du Pô, le sont-ils également sur le Rhin et dans l’universalité du monde, de telle sorte que les perplexités de l’Europe, les agitations de l’Allemagne doivent se changer nécessairement en une intervention active pour garantir les droits généraux de la sûreté européenne ? C’est la politique et l’habileté de l’Autriche, on le sait, de se représenter comme la gardienne de l’ordre conservateur des sociétés, d’affecter sans cesse d’identifier avec ses intérêts toutes les causes dignes de respect, la paix intérieure, la sécurité des gouvernemens, l’intégrité de la puissance religieuse, de confondre sous ce même nom de révolutionnaires ceux qui nourrissent les sentimens les plus légitimes d’indépendance et les factieux qui portent partout leurs humeurs perturbatrices. Cette tactique a prodigieusement réussi pendant quarante ans ; elle a aidé l’Autriche à établir sa prédominance et à retenir le développement de l’Italie dans les limites de ses propres intérêts ou de ce qu’elle considérait ainsi. Elle a échoué aussi, car elle a fini par créer une situation criante, où cette apparence d’ordre, qui était le prix de la dépendance, cachait réellement des troubles profonds, et alors on a vu qu’une libérale indépendance et la révolution pouvaient être des choses très distinctes. Bien mieux, on a pu reconnaître que l’Autriche était la plus intéressée à voir le fantôme révolutionnaire intervenir sans cesse dans les affaires d’Italie, tandis que la cause italienne elle-même au contraire était périodiquement compromise, de telle sorte que l’indépendance voit s’accroître ses chances de succès dans la même mesure où elle s’épure, se simplifie et se dégage de toute vue de bouleversement.
C’est le trait de lumière de la situation. Pour la cause italienne, la révolution n’est pas l’alliée, elle est l’ennemie à combattre comme l’Autriche. Les Italiens l’ont bien senti ; aussi, depuis qu’il s’est trouvé un état qui a pris la tête du mouvement national, les révolutionnaires ont vu notablement diminuer leur prestige et leur crédit. Tout indique d’ailleurs le caractère nouveau de ce mouvement : la prédominance de l’idée d’indépendance sur les utopies des sectes, l’intention arrêtée de ne point laisser cette grande entreprise s’égarer dans des diversions qui permettraient à l’Autriche de se montrer sous les couleurs d’une puissance essentiellement conservatrice. Que voit-on en effet jusqu’ici ? Les populations s’émeuvent, elles s’enrôlent, mais elles ne se révoltent pas, et s’il en était qui ne pussent pas se retenir d’elles-mêmes, il faudrait les aider à avoir ce bon sens. À Rome, le souverain pontife a pu librement proclamer sa neutralité, et la présence de nos soldats est, nous le pensons, la garantie de la sûreté du domaine temporel de l’église. À Naples, un nouveau roi monte au trône en ce moment. Le successeur de Ferdinand Il est sans doute entouré, à son avènement, de difficultés qui ne naissent pas toutes des circonstances actuelles. Sans pressentir exactement encore ce que sera la politique du nouveau roi, on peut du moins remarquer que, fils d’une princesse de Savoie, première femme de Ferdinand II, il est lié par le sang au souverain piémontais. Dans tous les cas, ce n’est ni de la France ni du Piémont que peuvent venir des embarras pour le nouveau roi de Naples. Dans un pays de l’Italie, à Florence, une insurrection a éclaté, et il faut bien se rendre compte de la nature de ce mouvement, le plus pacifique et le plus simple des mouvemens. Ce n’est point une révolution primitivement dirigée contre la dynastie grand-ducale, et moins encore contre l’ordre public ; c’est une insurrection du sentiment patriotique pour attirer la Toscane dans l’alliance de la France et du Piémont. Le souverain toscan, qui est un archiduc, comme on sait, a hésité entre ses intérêts, les liens de famille et la politique nationale dont on lui soumettait le programme, et ici encore, on peut reconnaître comment l’intérêt autrichien se retrouve partout, est la clé de toute la politique dans ces petits pays. Le grand-duc est parti pour Vienne, et depuis ce moment, nous n’avons pas entendu dire que le désordre ait envahi la Toscane, que la démagogie gouverne Florence, où un commissaire piémontais a la direction des affaires pendant la guerre, sans que cela engage en rien l’avenir : d’où il suit qu’on peut être partisan de l’indépendance italienne et n’être pas un démagogue, que tous ceux que l’Autriche appelle des révolutionnaires, et qui le sont effectivement contre la domination impériale, ne le sont pas essentiellement contre tous les intérêts conservateurs des sociétés.
C’est ce principe des nationalités invoqué en faveur de l’Italie, c’est ce principe, dit-on, qui est révolutionnaire et menaçant. S’il prévalait, quel est l’état qui ne se sentirait atteint par la possibilité de quelque revendication de race ? Il en est du principe des nationalités comme de tous les principes : pris dans un sens absolu, ils aboutissent à des conséquences étranges. C’est ainsi que les partisans de l’Autriche demandent sérieusement si on donnera la Corse, Malte et même les Iles-Ioniennes à l’Italie, parce qu’on parle la langue italienne dans ces pays, et si l’Europe entière devra se réorganiser d’après ces idées. La question est plus simple heureusement, et on oublie que la politique n’est pas la philosophie. Il y a évidemment des assimilations ou des agrégations que les traités commencent par former peut-être, que le temps consacre, et qui finissent par entrer dans les plans de l’ordre général. En est-il de même lorsque cette juxtaposition de races diverses n’est qu’une domination obligée de s’imposer sans cesse, lorsque l’incompatibilité entre un pouvoir étranger et un peuple tout entier ne fait chaque jour que s’accroître ? C’est la situation réelle de l’Italie. Depuis quarante ans, qu’a gagné l’Autriche dans la Lombardo-Vénétie ? Elle sent son pouvoir moins assis et elle est moins sûre du lendemain que le premier jour. Dans les autres parties de l’empire, en Moravie, en Bohême, en Silésie et même en Hongrie, il y a un certain mélange de races diverses qui ont besoin en quelque sorte d’un médiateur, et c’est ce qui fait la force en même temps que la raison d’être de la puissance autrichienne. Rien de semblable n’existe en Italie. La seule population étrangère est celle des fonctionnaires et de l’armée, une population toujours considérée comme ennemie. L’Autriche a essayé de régner en Lombardie comme en Galicie par la division des classes, elle a opposé le peuple des campagnes à l’aristocratie et à la bourgeoisie ; mais comme en même temps elle ne pouvait délivrer les habitans des campagnes de la conscription et de l’impôt, elle n’a pas réussi, et elle a fini par unir toutes les classes dans un même mécontentement. La différence est si grande entre les possessions italiennes de l’Autriche et ses autres provinces, qu’il peut y avoir des mesures favorables en certaines parties de l’empire, onéreuses à Milan et à Venise. La loi nouvelle de conscription était un allégement en Bohême, dans la Galicie, dans la Croatie ; elle était une aggravation dans le royaume lombard-vénitien. La transformation de la monnaie était évidemment un acte de bonne administration, et elle allait retomber lourdement sur les populations italiennes soumises à l’Autriche. Or, dans une telle situation qu’une expérience décisive a mise en tout son jour, ce principe de nationalité invoqué par l’Italie ou pour elle n’a rien de révolutionnaire.
Ainsi dégagée de toutes les solidarités compromettantes, la question italienne devient, nous ne dirons pas certes facile à résoudre, mais simple et même pratique. Elle n’a plus du moins contre elle toutes les forces morales et conservatrices qui gouvernent le monde. Parce que l’Italie sera indépendante, M. Mazzini ne sera pas au Capitule, et Garibaldi restera un vigoureux soldat. Et si la question italienne, fermement et sagement conduite, ne menace pas l’ordre intérieur des sociétés, sous quel jour apparaît-elle dans ses rapports avec l’ensemble de la situation de l’Europe ? Au premier coup d’œil, on voit, il nous semble, se dégager quelques traits essentiels.
C’est d’abord l’Angleterre attendant dans cette position de neutralité armée qu’elle a prise au lendemain de l’ouverture des hostilités. Cette neutralité signifie évidemment que l’Angleterre est prête à intervenir et à peser de tout le poids de sa puissance le jour où la guerre tendrait à se déplacer et à s’agrandir, au moment surtout où la paix redeviendrait possible ; mais en même temps elle cache peut-être des sentimens de diverse nature que nous voudrions dire. Au fond, l’Angleterre, on n’en peut douter, a dans l’âme une réelle sympathie pour la cause italienne. Ses poètes ont plus d’une fois chanté les malheurs de la péninsule ; ses orateurs, ses hommes d’état ont encouragé les espérances libérales de l’Italie. L’Angleterre, il est vrai, s’est toujours arrangée pour concilier ses sympathies avec le respect des traités qui ont mis l’Autriche à Venise et à Milan. Il n’en est pas moins certain que lord Palmerston ne faisait que traduire vraisemblablement l’impression générale du peuple anglais quand il disait il y a quelques jours à ses électeurs : « Si la guerre restait concentrée en Italie et que l’agression de l’Autriche eût pour conséquence de faire repousser cette puissance au nord des Alpes et de laisser l’Italie libre aux Italiens, eh bien ! quels que fussent les regrets inspirés par les calamités au prix desquelles ce résultat aurait été obtenu, tous les cœurs généreux sentiraient que le bien peut quelquefois sortir du mal, et nous nous réjouirions de l’issue de la lutte… » D’autres sentimens viennent peut-être se mêler à ces dispositions sympathiques pour les tempérer ou les retenir. L’Angleterre a toujours une certaine défiance quand elle voit les armées françaises descendre en Italie, ne fût-ce que pour y passer, elle s’est montrée surtout agitée récemment de cette inquiétude dont on a vu les désastreux effets dans le monde commercial de Londres, celle d’un rapprochement, d’une alliance intime de la France et de la Russie, et elle ne remarque pas que, si elle se fût prononcée plus nettement, elle eût peut-être travaillé avec plus d’efficacité à rendre la paix possible d’abord, ou, en fin de compte, à maintenir intacte la grande alliance qui a fait la guerre d’Orient, et à dépouiller la lutte actuelle de quelques-uns de ses caractères les plus redoutables. Que l’Angleterre ait été absolument contente du rôle qu’elle a joué dans les diverses péripéties de cette crise, on ne saurait l’affirmer. Dans tous les cas, il est un fait qui ne semble pas douteux, c’est qu’il n’y aurait pas un ministre qui vînt proposer aujourd’hui au peuple anglais de prendre parti pour l’Autriche dans la lutte qui vient de s’ouvrir.
Quant à la Russie, qui, placée au nord de l’Europe, suit de loin les événemens, elle paraît jusqu’ici, dirait-on, vouloir jouer vis-à-vis de l’Autriche le rôle que cette dernière puissance joua vis-à-vis de l’empereur Nicolas pendant la guerre d’Orient. Son attitude est une de ces neutralités qui ne promettent pas d’être toujours neutres. Il est probable qu’une guerre qui enlèverait à l’Autriche ses possessions italiennes et qui ne dépasserait pas ces limites ne lui paraîtrait pas une raison suffisante de renouveler l’intervention de Hongrie en faveur des droits de la maison de Hapsbourg. Ce n’est point par des sympathies libérales que la Russie est attirée vers l’Italie, et cependant il y eut un temps, sous le premier empire, où cette indépendance italienne entrait dans les plans de réorganisation européenne. Après 1815 même, l’empereur Alexandre Ier n’était nullement défavorable au développement de l’esprit de réforme en Italie. Il patronnait ouvertement l’idée de faire de raisonnables concessions aux populations italienne. Il y eut un moment où entre la France et la Russie on s’entendait « pour régler le sort de l’Italie, » comme on le disait, surtout pour substituer l’action collective de l’Europe à celle de l’Autriche, qui voulait agir seule, « avec l’approbation préalable et tacite » de tout ce qu’elle ferait. Le prince » de Metternich se hâta d’arrêter ces tendances, en dressant le fantôme révolutionnaire devant l’esprit de l’empereur Alexandre, et ce souverain à l’imagination généreuse et mobile, passant tout à coup d’une extrémité à l’autre, ne parlait de rien moins cette fois que de faire arriver une armée russe en Italie pour comprimer la révolution. La politique de M. de Metternich a produit tous ses effets aujourd’hui. Une chose curieuse à remarquer, c’est que, dès cette époque, l’appui du gouvernement du tsar était assuré au Piémont dans ses luttes diplomatiques avec l’Autriche. Une politique russe assez libérale en Italie ne serait donc point une nouveauté. On a parlé beaucoup, un instant de traités secrets entre la France et la Russie, et les ministres anglais ont révélé la portée de ces engagemens. La vérité est que la Russie est neutre, qu’elle arme comme toutes les puissances, et que de nouveaux événemens pourraient seuls l’entraîner dans la mêlée. Pour la Russie comme pour l’Angleterre, comme pour la France au surplus, la question, est moins aujourd’hui en Italie qu’en Allemagne, dans l’agitation extraordinaire de ce grand pays, livré depuis trois mois à toutes les émotions, enflammé par toutes les polémiques, et surexcité dans son patriotisme.
Le secret du développement, possible de la guerre ; actuelle, ce secret est en effet pour le moment au-delà du Rhin, et il n’est point ailleurs. L’Allemagne offre réellement depuis quelques mois, un spectacle dramatique. D’un côté, l’Autriche cherche à l’attirer vers elle en s’efforçant de la convaincre que sa puissance est menacée par une guerre en Italie, qu’elle doit faire cause commune avec la domination impériale au-delà des. Alpes. D’un autre côté, la Prusse, sans fermer les yeux sur les événemens, s’efforce de ramener l’action de l’Allemagne à la défense de ce qu’elle appelle les « intérêts véritablement allemands. » Entre les deux puissances qui sont les têtes de la confédération germanique, les autres états s’agitent, pressés par l’opinion et poussés chaque jour à des mesures ou à des propositions empreintes d’un caractère bien manifeste d’hostilité contre la France. Rien n’est plus dangereux, on le sait, que ces agitations, d’opinion, où les généreuses susceptibilités du patriotisme se mêlent aux excitations factices ou intéressées, qui se fondent sur des défiances insaisissables., et qui d’une guerre en Italie font aussitôt une guerre sur le Rhin. Ce qui émeut l’Allemagne, c’est évidemment la pensée dominante que la France obéit à un entraînement d’ambition, à une humeur renaissante de conquête, et que l’expédition, italienne, n ! est qu’un acte d’un drame, qui doit se dénouer ou se dérouler sur le Rhin. Que l’Allemagne ait ses défiances, cela se conçoit. Ne voit-on pas cependant que contre ces préméditations de conquête, qui sont le grief du patriotisme germanique, il y a non-seulement l’opinion, mais encore l’intérêt le plus manifeste de la France ? Il n’y a point certes aujourd’hui et il ne peut y avoir une pensée d’agression contre l’Allemagne ; il n’y a point en France une question du Rhin, et la première, la plus forte raison, c’est que notre pays aurait aussitôt contre lui toute l’Europe, tous les intérêts, tous les patriotismes… Ces victoires d’autrefois, qui n’eurent qu’un temps, nous les avons payées assez chèrement par les revers qu’on se plaît à nous rappeler, et nous les payons plus chèrement encore peut-être par ces défiances qui accompagnent chaque mouvement de la France. La politique française ne peut songer aujourd’hui à marcher en conquérante au-delà des Alpes, et dès lors la question italienne redevient une de ces questions dont l’Allemagne, comme puissance européenne, a le droit et le devoir de s’occuper, mais qui ne sont une atteinte ni à sa grandeur ni à son existence nationale.
La question italienne, à vrai dire, est désormais une lutte dont le prix est fixé ; ce n’est pas un changement de maître, c’est l’indépendance de la péninsule. Or, dans ces termes, la vraie politique de l’Allemagne découle de ses obligations fédérales envers l’Autriche, ou de ses intérêts propres. L’Allemagne est-elle obligée de se porter au secours de la domination impériale menacée en Lombardie par suite d’une guerre crue l’Autriche elle-même a ouverte ? Qu’on remarque tout d’abord que la confédération germanique, telle qu’elle existe depuis 1815, est par sa nature et par son but essentiellement défensive, ainsi que le dit le pacte fédéral, et que cette force collective de défense n’est constituée que pour garantir le territoire national allemand. C’est là tellement la pensée intime de cette organisation, que lorsqu’on discutait le pacte fédéral, la Bavière avait proposé de stipuler avec plus de précision qu’au cas où un membre de la confédération ayant des possessions non germaniques serait, au sujet de ces possessions, en guerre avec une puissance étrangère, la confédération se réservait le droit de conserver la neutralité. L’expression de cette idée fut jugée inutile. Au demeurant, la situation de l’Allemagne, au point de vue de ses obligations fédérales dans les circonstances actuelles, résulte de deux articles de l’acte final de 1820, qui complétait le premier pacte fédéral de 1815. L’article 46 dit que « lorsqu’un état confédéré ayant des possessions hors des limites de la confédération entreprend une guerre en sa qualité de puissance européenne, la confédération y reste absolument étrangère. » Et l’article 47 ajoute aussitôt que « dans le cas où cette puissance se trouverait menacée ou attaquée dans ses possessions non comprises dans la confédération, celle-ci n’est obligée de prendre des mesures de défense ou une part active à la guerre qu’après que la diète aurait reconnu en conseil permanent l’existence d’un danger pour le territoire de la confédération. » Ce sont là les deux articles qui règlent la situation. Le premier met absolument hors de cause la confédération germanique. Comment le second pourrait-il être invoqué ? N’est-ce point l’Autriche qui a envahi le Piémont et a pris la responsabilité de la guerre, au lieu d’être attaquée dans ses possessions ? Le gouvernement anglais, dès le premier moment, n’a point hésité à faire savoir en Allemagne qu’à ses yeux la confédération germanique était entièrement désintéressée dans la guerre actuelle. La Russie a exprimé la même opinion, et il n’est point impossible qu’elle n’ait ajouté que la décision de l’Allemagne réglerait l’attitude qu’elle devrait prendre. Sans doute l’Allemagne est libre de ne consulter qu’elle-même, et elle peut aller bien au-delà des devoirs que lui trace son pacte fédéral ; mais alors ce n’est plus pour remplir ses obligations qu’elle agit, c’est pour soutenir par les armes une politique qui est l’œuvre d’une autre puissance. Elle ne se défend plus, elle se jette délibérément dans une mêlée pour venir en aide non à un membre de la confédération, mais à une puissance européenne dont elle adopte la cause et les intérêts.
C’est là justement le point grave et délicat. Est-il vrai, ainsi que le disait M. de Buol dès le début de cette crise dans un langage habile et flatteur pour ses petits états, est-il vrai que la cause de l’Autriche et celle de l’Allemagne ne soient qu’une seule et même cause, que les intérêts allemands et les intérêts autrichiens soient identiques, et que la domination impériale en Italie touche essentiellement la puissance germanique ? Ce n’est point par ses obligations légales, on vient de le voir, que l’Allemagne est liée. Ce n’est pas non plus par les traditions de son histoire depuis 1815. Une chose remarquable au contraire, c’est le soin qui a toujours été mis à tenir l’Italie autrichienne en dehors de la sphère de la confédération germanique. À l’époque où furent fixées les limites du territoire allemand, il était clairement déclaré que la Lombardie n’était pas annexée aux états fédéraux allemands, afin « de ne pas étendre au-delà des Alpes la ligne de défense de la confédération. » Lorsque vers 1820 l’Autriche se disposait à entreprendre sa croisade de réaction et de compression en Italie, elle était obligée de rassurer l’Allemagne en lui promettant qu’en aucun cas elle n’aurait recours aux forces confédérées pour ce qui concerne l’Italie. Dans un temps plus récent, quand l’Autriche, après 1848, a voulu essayer d’entrer avec toutes ses provinces de nationalités diverses dans la confédération, elle a trouvé une résistance plus nette peut-être en Europe qu’en Allemagne ; mais ce qui est bien véritablement allemand, c’est l’exclusion des provinces austro-italiennes du Zollverein allemand. Ce ne sont donc ni les traditions ni les obligations fédérales qui font de la cause de l’Autriche la cause de l’Allemagne, et, à un point de vue plus élevé, l’identité des intérêts et des politiques est moins réelle encore.
Quand on considère ce grand pays de l’Allemagne, avec lequel la France n’a certes nulle envie d’être en querelle, même pour le Rhin, un fait frappant se révèle aussitôt. Dans cet espace qui s’étend entre l’Europe méridionale et la Russie, entre la mer à l’occident et les contrées danubiennes à l’orient, il y a pour ainsi dire deux êtres, deux forces, deux systèmes. Il y a une Allemagne divisée par les démarcations politiques et unie par le patriotisme, une Allemagne vivant de sa vie propre, ayant ses intérêts, ses aspirations, sa langue, sa religion, forte d’un sentiment national qui est partout sans doute, chez les petits comme chez les grands, mais qui trouve en quelque sorte sa personnification dans la Prusse nouvelle. À côté est un empire, puissant certainement, mais mal lié et composé de races diverses, ayant des intérêts en Allemagne, cela est clair, mais ayant des intérêts plus grands encore hors de l’Allemagne. L’Autriche ne compte pas plus de huit millions d’Allemands sur une population de près de quarante millions d’hommes rassemblés sous le sceptre impérial, et elle n’est comprise dans la confédération que pour une population de treize millions d’habitans. Il s’ensuit que les tendances et les intérêts allemands sont essentiellement distincts des intérêts et des tendances de l’Allemagne. Ce que veut l’Allemagne, ce qu’elle poursuit depuis longtemps, l’organisation, la constitution de sa nationalité, l’Autriche l’empêche. Ce que l’Allemagne recherche, la liberté politique, un développement libéral concilié avec les traditions de son histoire, l’Autriche le contrarie. C’est là le double mobile et le double résultat de la politique autrichienne au-delà du Rhin depuis 1815. Toutes les fois que l’Allemagne a voulu s’organiser, se constituer en nation plus compacte, plus unie, l’Autriche a été un obstacle, et cela s’explique : la difficulté est égale soit qu’on essaie de constituer l’Allemagne à l’exclusion de l’Autriche, comme on le voulut un instant en 1848, soit que l’Autriche tente de pénétrer dans la confédération avec toutes ses provinces, comme elle le fit dans un retour de -fortune en 1850. Exclure l’Autriche est une impossibilité, ce serait mettre huit millions d’Allemands hors de l’Allemagne ; la laisser entrer avec toutes ses forces dans la sphère du corps germanique deviendrait un redoutable danger, ce serait livrer l’Allemagne à une puissance dont le nerf principal n’est pas allemand, qui serait plutôt slave. Et c’est ainsi que le peuple germanique retombe périodiquement du haut de ses tentatives d’organisation dans un état où l’Autriche paralyse son essor national, et pèse sur lui de tout le poids d’intérêts qui ne sont pas allemands.
L’influence compressive de l’Autriche n’a pas été moins sensible dans le développement intérieur et libéral de l’Allemagne. Quand arriva le jour de 1815, les peuples allemands étaient singulièrement surexcités. Les princes, pour les animer au combat contre la France, leur avaient fait des promesses libérales, dont ils demandaient la réalisation, et que plus d’un souverain d’ailleurs ne songeait pas à éluder. L’Autriche, qui plus que toute autre puissance avait profité de la victoire, n’avait nullement la pensée de laisser se développer ce mouvement. Vivant avec ses traditions féodales et impériales, elle se croyait intéressée à combattre un progrès qui pour elle n’était que la révolution, et c’est ce qu’elle fit en embarrassant, autant qu’elle put la création des assemblées d’états dans chaque pays. Ce serait une histoire instructive que celle de la confédération germanique dans ces premiers temps. Qu’on observe bien que le pacte fédéral primitif, en créant la force défensive de l’Allemagne, n’avait d’autre objet que de l’appliquer à la garantie de la sûreté extérieure, de l’indépendance de la confédération. Le mot de « sûreté intérieure » y avait été introduit ; mais il avait un sens particulier : il voulait dire que des états fédérés ne pourraient entrer en hostilité sans que la diète intervînt pour empêcher ce qui serait une véritable guerre civile. L’Autriche sut habilement tirer parti de ce mot, le faire passer au premier rang, et le tourner contre tout mouvement libéral. Dès lors commençait cette réaction qui a duré quarante ans, et dont un des plus curieux épisodes est le congrès de Carlsbad, qui se réunit en 1819. Par des règlemens sévères sur la presse, par la surveillance organisée, dans les universités, par la constitution d’une commission de la diète, chargée d’une police générale, l’Autriche créait cette force de compression qu’elle voulait pour agir dans tous les états allemands. Elle faisait de la diète un pouvoir souverain, au point de vue intérieur comme au point de vue extérieur, en se réservant à elle-même la direction de la diète, sauf à partager cette direction avec la Prusse, C’est la clé de l’histoire, intérieure de la confédération depuis près d’un demi-siècle.
La Prusse a quelquefois secondé ce travail de réaction, mais il est à remarquer qu’il n’est point essentiellement dans la nature de la politique prussienne de combattre le libéralisme. L’expression de l’opinion publique est une force de plus pour la Prusse, et le gouvernement constitutionnel qui existe aujourd’hui à Berlin le prouve. Pour l’Autriche, la compression est un système et presque une nécessité de situation. Avec des races d’origine diverse, avec des populations de nationalité, de langue et d’esprit différens, l’Autriche a toujours à redouter la décomposition par la liberté, et la principale cause de cette situation, c’est l’Italie ; avec ses autres populations, l’Autriche pourrait plus aisément s’entendre et former un grand corps que la liberté vivifierait : d’où il suit que, bien loin d’être un intérêt direct et essentiel pour la confédération germanique, la domination impériale en Italie devient au contraire un danger, en restant la plus forte raison d’être d’une politique qui arrête l’Allemagne dans son développement libéral aussi bien que dans ses tentatives d’organisation nationale.
Cette différence entre les intérêts allemands et les intérêts autrichiens, ce n’est pas seulement en France qu’on peut la remarquer, on la sent aussi au-delà du Rhin. Il paraissait récemment à Berlin une brochure qui a pour titre l’Agitation allemande et les droits de la couronne de Hapsbourg. L’auteur recherche justement dans quelle mesure l’Allemagne est intéressée au maintien de la puissance autrichienne. Il demande ce que l’Autriche a fait pour l’Allemagne. Il la montre s’enrichissant, s’accroissant sans profit pour la patrie commune, et quelquefois à ses dépens. Que pourrait faire aujourd’hui l’Autriche pour l’Allemagne ? « Elle présente, dit l’auteur, cent points vulnérables, et peu de ressources pour la défense, car toutes ses forces sont tendues vers un seul but, vaincre la résistance de ses provinces non allemandes. Il y a dix ans, la Hongrie combattait l’Autriche comme au temps de Rakoczi. Il y a douze ans, la noblesse de Galicie était massacrée par les paysans à l’instigation de la bureaucratie autrichienne. Depuis près d’un demi-siècle, l’Autriche règne en Italie, mais sans pouvoir gouverner le pays autrement que comme un territoire conquis de la veille, — et pour défendre les plus riches provinces de son empire, elle dépense plus d’argent et d’hommes que ces provinces ne peuvent lui en donner en dix ans… » Qu’on admette un instant que la confédération germanique vole au secours de la puissance impériale en Italie et aille au-devant d’une guerre avec la France : la question italienne peut un moment s’effacer, il est vrai ; mais alors d’autres complications naissent, de plus brûlantes questions s’élèvent par la simultanéité de la guerre sur le Pô et sur le Rhin, et tandis que l’Autriche est dégagée en Italie, c’est l’Allemagne qui porte le poids principal de la lutte. Allons plus loin : est-il bien certain qu’au jour où reluirait la paix, ces petits états qui s’agitent ne fussent pas les premières victimes, et que l’Autriche elle-même ne les livrât pas à la médiatisation pour sauver ses intérêts sur d’autres points ?
Comment donc cette agitation allemande est-elle née ? Bien des causes y ont contribué sans doute. L’inquiétude du patriotisme a été le généreux principe du mouvement, elle n’en est pas restée l’unique élément. Le cabinet impérial trouve d’étranges et disparates auxiliaires dans l’aristocratie du midi de l’Allemagne, qui a de grandes possessions en Autriche, dans le radicalisme lui-même, qui a vu se rouvrir par une guerre universelle de nouvelles perspectives de bouleversement, dans une multitude d’intérêts d’industrie et de spéculation qui ont afflué depuis quelques années à Vienne, et qui se sont vus menacés. C’est ainsi que cette agitation s’est développée, et l’Allemagne a offert le spectacle d’un pays où l’exaltation est d’autant plus grande que les états sont plus petits. Nassau est en effervescence, le Hanovre multiplie les propositions à la diète de Francfort, et la Prusse ne s’est point départie jusqu’ici d’une politique pleine de réserve et de modération. Lorsqu’on a voulu donner aux armemens de la confédération un cachet d’hostilité contre la France, elle s’est efforcée de maintenir à ces armemens un caractère défensif ; lorsque la cour de Vienne a tenté de rattacher les mesures militaires adoptées en Allemagne à l’ultimatum autrichien, le cabinet de Berlin s’est hâté de décliner cette solidarité. Ce n’est pas que la Prusse n’ait ses perplexités, qui se sont traduites récemment dans les débats des deux chambres. Au fond cependant, en cherchant la vérité, on pourrait dire que la Prusse ne croit nullement l’Allemagne solidaire de la domination impériale en Italie : les orateurs qui ont montré le plus de vivacité contre la France ne l’ont pas caché, ils ont répudié pour leur pays le rôle d’auxiliaire de la politique autrichienne ; mais en déclinant ce rôle, la Prusse veut conserver le droit de fixer elle-même la limite où les intérêts autrichiens viendront se confondre avec les intérêts allemands dans la guerre d’Italie, et dans cette attitude elle voit probablement un moyen d’intervenir avec plus d’efficacité au moment voulu, pour ramener la paix. C’est là ce qu’elle appelle la politique véritablement allemande.
Une chose est certaine au milieu des pressantes conjonctures qui nous entourent, c’est que cette question italienne, que tous les efforts doivent tendre à simplifier, et que l’Autriche seule a intérêt à compliquer, peut devenir un moyen de fortifier l’équilibre de l’Europe, au lieu de le mettre en péril. Si cette indépendance de l’Italie, qui doit être l’unique but de la guerre, eût existé depuis longtemps, des flots de sang humain n’eussent pas coulé. À cette place vide sont venus s’entre-choquer tous les intérêts et toutes les politiques. L’Autriche a appelé la France, et la France a appelé l’Autriche. « Cette veine donnera toujours du sang, disait il y a quarante ans un diplomate, jusqu’à ce qu’on laisse l’Italie à elle-même et que tous les étrangers en soient exclus. » C’est ainsi que la nécessité de l’indépendance de l’Italie ressort de l’histoire même, non comme une menace, mais comme une garantie nouvelle pour l’ordre universel.
Ch. DE MAZADE.