La Guerre en première classe

La Guerre en première classe
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 894-908).
LA GUERRE EN PREMIÈRE CLASSE


Septembre 1914.

— Pardon, monsieur, est-ce que toutes ces places seraient libres ?

— Mais oui, madame... Je ne pense pas qu’aucune soit retenue...

Le train de Paris venait de s’arrêter à Limoges. J’avais été tout surpris d’y trouver un compartiment de première classe inoccupé, et je m’empressais d’y prendre possession d’un coin, lorsque deux dames, aussi étonnées que moi de l’extraordinaire aubaine de ce compartiment sans voyageurs par cet héroïque, mais inconfortable temps de guerre où l’on ne savait jamais comment se placer, m’avaient adressé la question à laquelle j’avais répondu. Elles paraissaient alors toutes rassérénées, puis appelaient vite deux femmes de chambre chargées de valises et de manteaux, et les leur faisaient ranger dans les filets.

— Henriette, tenez, mettez-moi ça ici !

— Là, c’est bien.

— Mon grand manteau dans ce coin... Mon petit sac par-dessus...

— Julie, où est le poulet ?

— Henriette, faites attention, n’écrasez pas les raisins...

Installées un instant après chacune dans leur angle, l’une en face de moi, l’autre à l’extrémité opposée, sur la banquette où j’étais moi-même, elles se regardaient en souriant avec un petit soupir de délivrance.

— Enfin… Nous voilà sauvées !

— Pour la minute !

— Tiens, nous avons oublié de nous informer à quelle heure on arrivait à Paris… Monsieur, savez-vous à quelle heure nous arrivons ?

— À dix heures et demie, madame.

— Mon Dieu !… Quinze heures de voyage !… Ah ! ma pauvre amie !… Mais ne nous plaignons pas trop… Nous avons encore de la chance.

— Oui, et nous en avons même trop… Ça me fait peur !

— Et moi dont la terreur a toujours été, en chemin de fer, d’être exposée à me trouver au complet !

— Ah ! cette guerre !

— Pauvres gens !…

Et elles considéraient avec émotion l’énorme et tumultueuse foule des soldats qui se bousculaient sur les quais, et dont la houle en rumeur battait notre convoi comme un flot…

Je n’avais pas été sans me demander quelles étaient ces voyageuses d’une évidente distinction, car elles appartenaient visiblement au « monde. » Elles devaient revenir de quelque château du Limousin, et s’être décidées, malgré les événemens, ou par une coquetterie de vaillance et de protestation, à rentrer à Paris au moment même où le « monde » avait pris le parti de le fuir. Sans mériter le nom de vieilles femmes, peu en rapport avec leur allure et une élégance aussi discrète que savamment conforme à leur âge, il s’en fallait qu’elles fussent encore jeunes. Peut-être même étaient-elles déjà des grand’mères. Mais les années, en se multipliant pour elles, n’avaient jamais dû leur sembler une raison de cesser d’être gracieuses, et l’une et l’autre paraissaient avoir été belles.

Elles gardaient un instant leur visage grave devant cette multitude d’hommes prêts à partir pour le feu, mais les allées et venues affolées des voyageurs, à la chasse d’un compartiment où se glisser, les rendaient vite à leur première terreur.

— Je tremble, soupirait ma voisine, celle qui était en face de moi, que nous ne soyons envahis !

— Ma chère, je songe à une chose, répondit l’autre… Nous aurions dû prendre Henriette et Julie avec nous… Comme nous finirons toujours certainement par être au complet… Tiens, c’est fait, nous sommes perdues !

Un monsieur, d’ailleurs fort correct, se présentait en effet à l’entrée de notre compartiment, mais nous saluait profondément, et nous demandait, avec un fort accent anglais, si nous ne pourrions pas disposer d’une place pour une dame inspectrice des ambulances anglaises... Une aussi grande courtoisie nous annonçait une voyageuse dont la compagnie ne pouvait manquer d’être encore une bonne fortune et, sur notre réponse affirmative, l’Anglais s’inclinait de nouveau en nous remerciant, puis revenait accompagné d’une dame dont l’extrême embonpoint gênait légèrement la démarche, mais d’une grande et avenante jovialité de figure. Elle était coiffée, sur cette bonne rondeur de physionomie, d’une pittoresque coiffure violette tenant du béguin et du capulet, et dont les pans lui retombaient sur les épaules. L’Anglais l’installait dans le dernier coin resté libre, l’aidait avec déférence à ranger ses sacs et ses paniers dans le filet, la saluait, nous saluait ensuite, et se retirait. Fort poliment, elle nous remerciait alors de l’avoir accueillie, et s’exprimait d’ailleurs assez difficilement en français, mais en riant elle-même de s’y exprimer aussi mal.

Il y avait encore une bonne demi-heure d’arrêt, et c’était plus qu’il n’en fallait pour une invasion, mais personne ne se montra plus. La nuit tombait, le train se mit en marche, la lumière électrique éclaira le compartiment, et nous avions tous un sourire, en nous revoyant, à la pensée des petites transes par lesquelles nous avions passé.

— Eh bien ! ma chère, disait ma voisine à son amie, nous avons décidément un bonheur inouï et nous allons faire un voyage charmant !

— Tu crois qu’il ne nous arrivera plus personne d’ici Paris ?

— Mais peut-être... Qui sait ? Croyez-vous, monsieur, que nous soyons encore très menacés ?

— Je le crains, madame... Il y a encore Châteauroux, Vierzon...

— Et vous, madame, continuait-elle en s’adressant à l’Anglaise, qu’en pensez-vous ?

Mais l’Anglaise, dont l’excellente figure suivait la conversation avec sympathie, répondait, en s’excusant, qu’elle ne pouvait rien savoir. Puis, elle ouvrait un sac posé à côté d’elle, en tirait deux ou trois lettres, et nous priait de les lire. C’étaient des attestations d’ambassades ou de consulats établissant sa qualité de membre d’une communauté protestante, et la mission dont elle était chargée en France par le Gouvernement anglais... A partir de ce moment, la glace se trouva définitivement fondue entre nous, et nous ne cessâmes plus d’échanger nos réflexions dont la guerre faisait, bien entendu, tous les frais. L’héroïsme des Belges, les horreurs allemandes, l’admirable moral de nos blessés, l’espérance en un retour aux idées justes et saines, étaient les thèmes constans de la conversation. Vers sept heures, je tirai de ma valise le sandwich qui devait constituer tout mon dîner, et mon aimable voisine me disait alors avec un grand étonnement :

— Comment, monsieur, déjà ?... Oh ! pour manger à une heure aussi raisonnable, vous devez certainement habiter la province. A Paris, on ne dîne plus maintenant avant neuf heures, et cela n’a pas le sens commun. C’est encore une de ces habitudes absurdes dont la guerre, espérons-le, nous débarrassera... Il faudra bien revenir à une vie plus naturelle !...

Le train marchait avec une lenteur assoupissante, s’arrêtait partout, et nous redoutions toujours, à chaque arrêt, un envahissement subit. Mais nous ne traversions que des localités sans importance, et l’on n’y voyait presque personne. En route, on apercevait quelquefois comme les feux d’un camp au bord d’un bois ou d’un chemin, et nous demandions alors à l’Anglaise si ce n’étaient pas les feux des Indiens dont on annonçait la présence dans la région. Puis, les feux s’éloignaient, le train continuait à sa petite allure pour s’arrêter encore à quelque station déserte où l’on remarquait seulement le réflecteur de l’horloge éclairant l’heure sur le cadran, et nous avions déjà fait ainsi cinq ou six haltes quand, à une nouvelle gare, nous retombions brusquement au milieu d’un grand bruit de foule. En même temps, la portière du couloir s’ouvrait, un gros homme escaladait le marchepied, jetait un coup d’œil dans notre compartiment et criait, tout essoufflé, au dehors :

— Vite, vite !... Adèle, Georges, Félicie... Tenez, ici, ici... Montez, allons, montez vite... Passez-moi d’abord les colis...


C’était toute une famille d’ouvriers, le père, la mère, le fils, la fille. Faute de place dans les troisièmes et les secondes, ils montaient dans les premières, et un silence glacial accueillait les nouveaux venus. Personne ne bougeait, et ces dames simulaient aussitôt le sommeil pour se donner un prétexte à ne pas enlever les objets posés aux deux places inoccupées. Dernière barrière, aussi illusoire que désespérée, opposée aux envahisseurs ! Mais le gros homme ne s’en laissait pas imposer, demandait d’un ton décidé si ces places étaient à quelqu’un, et nos deux voyageuses, toujours glaciales, devaient bien se résigner à les dégager. A son tour, l’homme mettait alors toute une collection de paniers et de valises dans les filets, les empilait par-dessus les manteaux et les sacs déjà casés, puis paraissait encore chercher où loger un dernier colis.

— Attends, Adèle, criait-il, attends, nous allons les mettre là... Donne...

Et une main lui passait une petite cage, où se pelotonnaient trois ou quatre couples de bengalis, pendant que nous finissions tout de même par murmurer, en trouvant plutôt étrange l’idée de voyager avec des oiseaux, lorsqu’il était recommandé d’éviter même les bagages. Enfin, nos nouveaux compagnons montaient, et le gros homme, avec l’autorité du père de famille habitué à faire marcher sa maison, assignait à chacun sa place.

— Félicie, toi, mets-toi là, entre Madame et Monsieur... Toi, Adèle, mets-toi en face... Moi, je vais rester dans le couloir, et je m’assoirai sur le grand panier... Toi, Georges, attends donc... Bah ! tu es fatigué, tu as besoin de te reposer, et Madame sera assez bonne pour bien vouloir se gêner un peu... On va relever l’appui, et tu te mettras entre elle et ta mère... Quand il y a de la place pour trois, il y en a pour quatre... A la guerre comme à la guerre... Allons, viens... Pardon, madame...

Mais le brave homme, cette fois, se heurtait à une résistance énergique, et la voyageuse lai répondait de ce ton sec et souverain que savent prendre les femmes du monde :

— Pardon, monsieur, il y a trois places, mais il n’y en a pas quatre !

— Mon Dieu, madame, ce jeune homme est malade... Est-ce que vous ne voudriez pas...

— Non, monsieur !

— Mais à la guerre comme à la guerre, madame !

— Non, monsieur !

— Mais, madame...

— Non, monsieur !

— Mais, madame, dans le compartiment d’à côté, il y a trois voyageurs en supplément... Ils sont neuf !

— C’est qu’ils le veulent bien, monsieur... Ici, nous ne le voulons pas !

Et ma voisine, de sa voix aussi douce que ferme, intervenait dans son coin :

— Mais parfaitement, monsieur... Il n’y a que six places, et nous avons le droit de ne vouloir être que six... Le règlement est formel...

— Allons, mesdames, grognait le gros homme en battant en retraite, soit, et excusez-moi !... Mais je pensais que dans les circonstances actuelles... Dame, vous savez, à la guerre comme à la guerre !... Allons, Georges, tu vas rester dans le couloir avec moi, et nous tâcherons de tenir tous les deux sur le panier... Tu seras malade, voilà tout !

Un certain malaise succédait à cette pénible prise de contact. A une heure où tout le monde proclamait patriotiquement qu’il n’y avait plus de classes, c’était toujours un peu le choc de deux classes de la société en même temps que de deux classes de voyageurs, et Georges, au surplus, ne semblait guère, à l’entrevoir, le jeune homme délicat et maladif dont parlait son père. Taillé pour faire un cuirassier, avec de fortes épaules et des mains énormes, il avait plutôt l’air d’un gaillard fait pour s’en aller sur « le front » que d’un convalescent bon à se reposer sur le coussin d’une banquette capitonnée. Quant à la jeune fille et à la mère, elles paraissaient fort convenables, tout effarouchées par la scène dont elles avaient eu le spectacle, et se faisaient, au milieu de nous, aussi petites qu’elles le pouvaient. Bientôt, cependant, la jeune fille échangeait un regard avec sa mère et, timidement, après s’être excusée de déranger ses voisines, allait parler à son frère.

— Georges...

— Quoi ?

— Écoute.

— Laisse-moi.

— Viens.

— Non !

— Viens, je te dis...

Elle le priait évidemment de venir prendre sa place, mais Georges continuait à secouer la tête, et un combat de générosité se livrait ainsi entre le frère et la sœur. A la fin, il cédait et, malgré sa carrure, paraissait en effet assez maladif. Les joues creuses, l’œil fiévreux, il laissait tomber sa tête avec lassitude sur le dossier de la banquette, et pâle, presque défait, fermait les yeux et s’endormait..

En somme, toute cette famille, à présent qu’on la voyait mieux, ne donnait pas l’idée de mauvaises gens. Sous son chapeau fripé et ses cheveux dépeignés par le voyage, la mère, avec ses yeux à la fois craintifs et expansifs comme en ont beaucoup de bonnes femmes du peuple, avait la meilleure figure du monde. De physionomie douce et ouverte, la jeune fille avait une tenue des plus correctes, et son insistance à donner sa place à son frère souffrant, comme la résistance du jeune homme à la prendre, intéressaient également en leur faveur. Quant au père, son autoritarisme sans façon, ou à la façon populaire, pouvait fort bien être simplement d’un bonhomme sans gêne et un peu rude, mais tout franc et tout rond, et qui était, après tout, resté poli. Enfin, sa réclamation d’un coin de banquette pour son fils se justifiait, et un revirement sensible, à les regarder, s’opérait peu à peu maintenant dans l’esprit des deux femmes du monde. Désolées, de leur côté, de ce qui s’était passé, la mère et la fille semblaient plutôt, à présent, nous considérer en personnes qui, en nous examinant bien, ne nous trouvaient pas, elles non plus, l’air si méchant. Elles devaient songer en elles-mêmes : « En ce moment où tout le monde est frère, comment peut-on encore ne pas être d’accord pour quelque chose ? » Et c’était sans doute aussi un peu ce que se disaient ces dames : « Tout de même, songeaient-elles probablement tout bas, ces gens ont l’air de braves gens, et ce n’est pas le moment d’être dur... Bah ! nous passerons une nuit blanche, mais nous allons être gentilles... A la guerre comme à la guerre... C’était encore ce gros homme qui avait raison ! »

Combien de temps dura cette méditation en partie double ? Elle se prolongeait peut-être depuis un quart d’heure lorsque ma voisine se penchait à un moment vers la mère, et lui demandait avec intérêt ce qu’avait son fils.

— J’ai des sels, madame, ajoutait-elle discrètement, et si cela devait lui faire du bien... Voulez-vous mon flacon ?

La mère était alors toute surprise et tout émue par cette marque d’attention, mais répondait que son fils était seulement fatigué.

— Merci, madame, disait-elle avec gratitude, merci bien... Mais voyez... Il dort... Le sommeil le remettra... Merci bien, madame, merci bien !

Puis, une minute après, l’autre voyageuse redressait sans rien dire l’appui-bras où elle s’accoudait, se levait, allait dans le couloir, en ramenait la jeune fille toute rouge de reconnaissance, et lui faisait une place auprès d’elle.

— Tenez, mademoiselle, mettez-vous là...

— Oh ! madame !

— Si !... Si !... Mais si !... Vous allez vous mettre là... Vous ne pouvez pas rester dans ce couloir pendant quinze heures !

Et la mère remerciait encore avec effusion, se serrait un peu contre moi, et je me poussais moi-même un peu plus dans mon coin...


Le cadran d’une petite gare où nous venions encore de nous arrêter marquait neuf heures, et ces dames ouvrirent un panier d’où elles tirèrent successivement des assiettes et des serviettes, des fourchettes, des timbales, toute une commode et ingénieuse vaisselle de route, puis du pâté et de la volaille.

— Madame, dit à l’inspectrice anglaise la voyageuse placée vis-à-vis d’elle, n’accepterez-vous pas quelque chose ?

L’Anglaise ne refusait pas, mais se levait, malgré la difficulté qu’elle avait à le faire, prenait elle-même un assez gros panier où ne manquaient pas non plus les provisions, et, à son tour, les offrait en riant à ces dames. Ces dernières, alors, riaient aussi et se tournaient ensuite vers la bonne femme et sa fille :

— Vous ne voudriez pas cette petite aile de poulet, madame ?

— Et vous, mademoiselle, un peu de ce pigeon ?

La mère et la fille remerciaient, de plus en plus confuses, mais elles avaient pris leur repas avant de s’embarquer, et leurs hommes l’avaient naturellement pris avec elles. Quant à moi, je m’étais déjà réconforté par mon sandwich, et l’inspectrice et ces dames commençaient seules à dîner, sous les yeux naïvement ébahis des ouvrières dont l’admiration se cachait mal devant l’élégant attirail des deux mondaines qui avaient enlevé leurs gants et découpaient sur leurs genoux, de leurs belles mains blanches où brillaient des diamans, leurs pâtés et leurs volailles avec de jolis couteaux. Puis, leur repas fait, ces dames ouvrirent un autre panier, en retirèrent des raisins, en offrirent aimablement à tout le monde, et les ouvrières, cette fois, en acceptaient.

— Et votre mari, madame ?

— Et votre père, mademoiselle ?

— Est-ce qu’il n’en prendrait pas un peu ?

— Si vous l’appeliez ?

— Papa, appelait alors la jeune fille, veux-tu du raisin ?

L’ouvrier faisait d’abord un geste d’excuse, mais se retournait, nous voyait tous avec nos grappes, et consentait à prendre aussi la sienne,

— Et lui ? disait ma voisine en montrant le jeune homme.

Mais toujours endormi et pâle, ses grandes mains allongées sur ses grandes jambes, il ne bougeait pas, et sa mère répondait, en remerciant encore :

— Oh ! lui, mesdames, il dîne à sa manière !... Mais, vraiment, mesdames, vous êtes trop bonnes, vraiment trop bonnes... Merci... Merci...

Et on reparlait de la guerre.

— Vous avez sans doute quelques-uns des vôtres au service, et peut-être même au feu ? demandait l’une des mondaines à la mère avec sympathie.

— Mais notre fils aîné, madame... Le second, celui qui est là, a été réformé, mais l’aîné faisait son temps à la déclaration de guerre... Il est maintenant sur le front.

— Vous devez être bien inquiète ?

— Mon Dieu, oui, madame... Mais, quand même, nous ne nous plaignons pas, et il ne se plaint pas non plus... Il faut bien que tout le monde fasse son devoir... Il était à la victoire de la Marne.

— Il doit en être glorieux.

— Mais nous aussi, madame !

— Oui, c’est le bon côté de la guerre, elle exalte les beaux sentimens.

— Mais parfaitement, madame, et c’est précisément ce que nous disons aussi, mon mari et moi... On est meilleur... Et ce réveil religieux ! On peut bien dire aussi que c’est heureux... Notre fils nous a écrit qu’il avait assisté à une messe au camp, et qu’il n’avait jamais rien vu de si beau... Avant la guerre, on n’allait presque plus jamais dans les églises, et c’était un tort... A présent, elles sont toutes pleines... Ah ! mon Dieu, et puis, tenez, madame, j’espère bien aussi qu’après cette guerre on nous laissera tranquilles avec la politique, et qu’on n’en entendra plus parler autant ! Elle aura fait assez de mal comme ça... Nous ne sommes que des ouvriers, madame, mais tous les bons ouvriers, et c’est la majorité, étaient bien fatigués de toutes ces histoires et de toutes ces disputes... On se mangeait, c’est le cas de le dire, et à quoi ça servait-il ? Qui est-ce qui pouvait bien en profiter ? Est-ce qu’on n’est pas tous, tant qu’on est, les enfans d’un même pays ? Est-ce que, riches ou pauvres, et les uns comme les autres, on n’est pas tous des Français ?... On le voit bien maintenant, et tout le monde le reconnaît bien !... Mon Dieu, mesdames, je pense bien que je ne vous blesse pas ?...

— Mais pas du tout !

— Mais au contraire !

— Mais tout ce que vous dites est la vérité même... Et dans quel métier est votre mari ?

— Mais dans la bâtisse, madame... Il est surveillant de travaux.

— Alors, la guerre doit être terrible pour lui... Elle doit vous faire perdre énormément ?

— Mais oui, madame, on ne fait plus rien, c’est la ruine... Mais il faut bien aussi le supporter. Quand tout le monde doit souffrir, il faut bien souffrir aussi... Et heureusement encore pour nous que nous ne sommes pas tout à fait sans rien !... Depuis le temps que nous travaillons, nous avons pu faire quelques économies... On doit toujours en faire, n’est-ce pas, et à ce point de vue-là nous ne sommes pas encore des plus malheureux.. Mais pour ce qui est des travaux, on n’en verra plus de sitôt. Et qui est-ce qui les ferait ? Les deux tiers des ouvriers sont partis... Comme dit mon mari, à la paix on sera bien forcé de rebâtir, mais, pour l’instant, il n’y a plus rien à faire. Aussi, c’est bien pour ça que nous étions venus par ici. Mon mari a dit, le mois dernier : « Tiens, voilà assez longtemps que nous promettons à nos parens d’aller faire un tour chez eux… Je vais avoir à me croiser les bras. C’est le moment ! » Alors, nous sommes partis avec les enfans, et nous revenons. » Ah ! madame, quel bel été, et quel beau temps ! Comment ça peut-il se faire qu’il fasse un si beau soleil, pendant qu’on se tue comme on le fait ?…

On avait fini le raisin, une période de silence succédait à ces propos de la bonne femme, et chacun, tout en se taisant, semblait en méditer la sagesse. Le visage impressionné par ses réflexions, ma voisine regardait pensivement défiler la campagne que commençait à éclairer la lune. Immobile dans son coin, et tournée vers le compartiment, son amie y laissait errer un regard qui songeait aussi, et l’Anglaise, de son côté, semblait se livrer à ses pensées, les yeux vers le couloir où l’on entrevoyait le large dos de l’ouvrier assis sur son panier, d’où il contemplait le paysage à travers les glaces. Toujours un peu intimidées, l’ouvrière et sa fille se serraient entre nous l’une contre l’autre, ne disant rien, le regard fixe, et le jeune homme, devant elles, ne se réveillait toujours pas.

Il y avait maintenant bientôt six heures que nous roulions à notre allure d’omnibus, faisant constamment des haltes, guettant l’heure aux cadrans éclairés des petites gares sombres où l’aiguille, à chaque arrêt, n’avait guère avancé que d’une quinzaine ou d’une vingtaine de minutes, et personne ne parlait plus, l’assoupissement nous gagnait peu à peu, lorsque de longs cordons de lumières vacillantes, dont les reflets tremblotans se projetaient sur de longues toitures vitrées ou d’interminables files de wagons, nous annonçaient une grande gare. Nous arrivions à Châteauroux, et chacun sortait de son mutisme en exprimant l’espoir de pouvoir un peu se dégourdir. Mais on ne tardait pas à y renoncer, en entendant la rumeur dont nous étions assourdis avant même de nous arrêter. C’était, à perte de vue, sous les réverbères du hall, comme un fourmillement de têtes criant ou s’interpellant, s’appelant, se répondant, et sur lesquelles se confondaient toutes les coiffures militaires, képis, chéchias, bonnets de police, sans compter les larges et confortables casquettes plates de quelques soldats anglais dont les mines plantureuses et colorées contrastaient avec les figures plus brunies et plus tourmentées des nôtres. Toute cette foule était si épaisse et nous pressait de si près qu’il nous semblait la fendre comme un flot. Il ne fallait pas songer à s’y aventurer, et nous nous contentions d’essayer de nous délasser en allant et venant du compartiment au couloir et du couloir au compartiment. En même temps, ces dames abaissaient les glaces, et distribuaient tout ce qui leur restait de vivres et de fruits aux soldats qui les remerciaient de la main et du sourire. L’ouvrier leur lançait des cigarettes, et l’Anglaise vidait ses paniers au profit de ses compatriotes dont les figures rayonnaient à son accent. Au bout d’une heure, nous n’étions pas encore repartis, et l’ennui d’attendre, le bourdonnement de cohue nocturne où se prolongeait notre interminable station, le fond d’angoisse que cette effroyable guerre entretenait au fond de chacun de nous, la sensation même de la nuit qui serre toujours un peu l’âme, finissaient par produire sur nous leurs inévitables effets de tristesse et d’énervement... Enfin, nous nous remettions en route, et le train, lentement, fendait de nouveau toutes ces masses fourmillantes dont les hommes arrivaient du feu ou se préparaient à s’y rendre.

Il était minuit passé...


De plus en plus fatigués par le voyage, nous avions, un peu plus tard, dix fois repris ou laissé tomber la conversation... Brusquement, un bruit de chute nous faisait tous sursauter, et il nous semblait voir comme un gros projectile traverser le compartiment. C’était un des sacs de l’Anglaise qui venait de rouler du filet, heurtant assez fortement le jeune homme si angéliquement endormi et, dans notre besoin de détente nerveuse, l’incident provoquait un rire général. Mais la jeune ouvrière s’était déjà empressée de remettre le sac à sa place, pour en éviter la peine à l’inspectrice peu ingambe et toute confuse de l’affaire. Puis, le jeune homme se réveillait au milieu de nouveaux éclats de rire, et sa mère lui disait, une fois la gaité passée :

— Eh bien ! tu viens de faire un fameux somme !

— Ah ! monsieur, s’écriaient ces dames, si vous saviez comme nous vous envions !

— Où sommes-nous ? demandait le dormeur d’un ton vague.

— Mais nous venons de passer Châteauroux, lui disait sa mère... Est-ce que tu dors encore ?... Mon Dieu, as-tu de grandes jambes !... Rentre donc ton bras, tu gênes Madame... Et puis, sais-tu ce que tu vas faire ?... A présent que tu as pris ton compte, tu vas donner ta place à ton père...

Il n’aurait pas fallu songer, en effet, à mettre le gros ouvrier en supplément, surtout à côté de l’inspectrice anglaise, et le jeune homme se levait pour aller chercher son père, qui commençait par refuser.

— Mais non, mais non, garde donc ta place... Tu es faible, tu ne tiens pas debout... Moi, je ne crains rien... Je peux rester comme ça jusqu’à Paris !

— Voyons, insistait sa femme, viens te reposer... Mais viens donc !... Madame, voulez-vous permettre qu’il prenne la place de son fils ?

— Mais parfaitement ! s’écriait ma voisine... Mais venez donc, monsieur !

Alors, le gros homme cédait.

— Pardon, madame, pardon !

— Enfin, reprenait la bonne femme, tu vas pouvoir te remettre un peu de ton panier, puisque Madame t’y autorise... Et puis, madame, tous les hommes sont toujours les mêmes, et il est si peu précautionneux !... Quand nous sommes partis de Paris, il n’a voulu prendre que ce petit costume d’été... Allons, dis-nous la vérité, tu grelottais dans ce couloir, et tu n’en peux plus !

Cette petite semonce conjugale contribuait encore à nous détendre, mais seulement pour quelques minutes. La lassitude nous envahissait de plus en plus. L’atmosphère était un peu lourde, et ma voisine me demandait d’abaisser un instant la glace, mais me priait presque aussitôt de la refermer, tant l’air était froid. Elle frissonnait, redressait le col de sa jaquette, et se levait pour prendre une vaste cape de voyage qu’elle déployait sur ses genoux. Elle s’en enveloppait bien, s’en bordait avec soin du côté de la portière, puis, tout naturellement, disait à l’ouvrier assis à côté d’elle :

— Tenez, monsieur, vous ne devez pas avoir chaud... Prenez donc une partie de ce manteau de voyage, et ne craignez pas surtout que cela me gêne... Il est très suffisant pour deux.

— Oh ! madame... Par exemple !

— Mais si !... Mais si !...

Et elle lui jetait sur les jambes tout un ample pan de la cape d’où se répandait un léger parfum, et assez large, en effet, pour s’étendre sur deux personnes...

Malgré la gêne et l’entassement, nous avions tous fini, quelques instans après, par tomber de sommeil. A un arrêt, je me réveillai. Il était trois heures du matin, et la sonnerie du télégraphe tintait dans le silence de la petite gare. Le train repartit. Il faisait une nuit merveilleuse, où le paysage défilait sous un de ces éclatans et mystérieux clairs de lune par lesquels on y voit comme en plein jour. Mais une invincible somnolence m’avait vite refermé les yeux. Lorsque je me réveillai de nouveau, tout le monde dormait toujours autour de moi. Le jeune homme était seulement venu reprendre sa place, où il partageait à son tour la chaude cape de voyage, et le jour commençait à poindre.

Nous traversions les grandes plaines qui conduisent à Orléans, et le ciel était encore rempli d’étoiles, mais elles pâlissaient peu à peu. Une faible lueur verdâtre se levait à l’Est, au delà de grandes vapeurs grises d’où elle ne semblait pas pouvoir sortir, et où elle passait lentement d’une nuance à l’autre. Puis, les vapeurs elles-mêmes se teintaient, d’abord de mauve, puis de rose, puis de feu. Graduellement, en même temps, les meules, les maisonnettes, les bouquets de bois, les cahutes de bergers, surgissaient de terre, s’y modelaient, s’y précisaient, et tout au loin, une moitié de globe rougeâtre, qui se changeait bientôt en un demi-globe de sang, émergeait tout à coup au ras de l’horizon. Dans le compartiment même, à cet instant, un léger et frais gazouillement se, faisait entendre. C’étaient les bengalis qui s’éveillaient dans leur cage. Et le globe rouge montait dans les nuées orangées, y grossissait, s’en élançait, les incendiait, devenait éblouissant, et baignait, inondait, et dorait tout de sa lumière... Là-bas, dans d’autres plaines, en Champagne et en Flandre, où tonnait la mitraille, où les morts tombaient sur les morts, sur quelles scènes de gloire et quels tableaux de carnage se levait, au même moment, ce magnifique soleil d’or ?...


Le subit fracas du train passant sur le pont de la Loire me tira de ma contemplation et, quelques minutes plus tard, nous arrivions aux Aubrais. Chacun, alors, se réveillait. Pour la première fois depuis notre départ, nous n’apercevions pas une gare transformée en une mer humaine, et nous pouvions descendre respirer un peu. Le temps était superbe, la matinée d’une splendeur exaltante... Mais on repartait, la route ne devait plus être que de peu d’heures, et qui aurait pu dire, à ce moment, toutes les impressions intimes et toutes les secrètes pensées de chacun ?

Appartenant à des mondes sociaux séparés par des abîmes. ne s’étant jamais vus et ne devant jamais se revoir, ne songeant même pas à connaître leurs noms, des voyageurs, cette nuit-là, s’étaient cependant reconnus comme enfans de la France, et sentis frères et sœurs pour un instant... En approchant de Paris, on se mit à faire ses paquets, et les deux ouvrières voulurent absolument aider les autres voyageuses à quitter leur manteau de route pour mettre leur manteau de ville.

— Tiens, Georges, disait en même temps l’ouvrier, descends donc les sacs de ces dames... C’est un peu lourd, et ces diables de filets sont tellement hauts !... Mais toi qui es grand...

Quelques minutes plus tard, nous étions en gare d’Austerlitz.

— Adieu, madame... Adieu, mademoiselle... Adieu, monsieur, dirent alors gracieusement ces dames.

Et chacun se tendit la main et se la serra, en sentant, tout au fond de soi, et peut-être au bord de ses yeux, quelque chose qui n’était pas loin de ressembler à de l’émotion...


MAURICE TALMEYR.