La Guerre de côtes et les deux blocus

La Guerre de côtes et les deux blocus
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 37-59).
LA GUERRE DE CÔTES
ET
LES DEUX BLOCUS

Quand on jette un coup d’œil rétrospectif sur les événemens qui se déroulent depuis trente mois, on reconnaît que les principes directeurs des opérations maritimes ont subi des fluctuations singulières. Ces principes étaient, au prime début, fort différens de ceux que l’on se trouve présentement obligé d’appliquer et plus encore sans doute de ceux dont on peut prévoir l’application prochaine.

De quoi s’agissait-il donc, quand la guerre a éclaté, pour les armées navales qui se trouvaient engagées dans le conflit ? L’anglaise, ne sachant pas bien encore quelle politique de guerre adopterait un gouvernement que certaines attaches pacifistes faisaient vaciller dans ses généreuses résolutions, ne prétendait qu’à barrer le Pas de Calais à l’ennemi et à couvrir efficacement le passage de la « force expéditionnaire » qui allait, probablement descendre sur le sol français.

La nôtre, imbue de l’exclusive doctrine de la guerre d’escadres et constituée exclusivement pour la grande bataille en haute mer, se voyait brusquement « en l’air, » ne trouvant plus, — fort heureusement, du reste, — à la portée de sa main l’adversaire que les alliances officielles lui désignaient et qui, au demeurant, se serait certainement refusé à lui fournir bénévolement l’occasion d’une rencontre décisive. Bientôt la flotte française allait être sollicitée en sens inverse, par l’intérêt de la poursuite du Gœben et du Breslau, d’une part ; de l’autre, par la nécessité, beaucoup moins pressante que ne le croyait l’autorité militaire, de couvrir le transport de l’armée d’Afrique contre une attaque qui ne pouvait plus partir que de la lointaine base de Pola. Enfin, plus tard, trop tard, malheureusement, et après que l’adversaire autrichien avait eu tout le loisir de prendre ses mesures, nous allions entamer à Cattaro une opération rentrant tout à fait dans la guerre de côtes, mais sans avoir les moyens nécessaires pour mener cette entreprise à bonne fin.

La flotte allemande, pendant ce temps-là, nous apparaissait comme aussi décidée que l’autrichienne à garder une attitude passive. Les visées audacieusement agressives qu’on lui prêtait sur la foi des propagandistes les plus qualifiés de la ligue maritime, semblaient tout à fait abandonnées. Mouiller des mines automatiques sur les routes de navigation de la mer du Nord et dans le Sud du Grand-Belt, sans le moindre souci de la neutralité danoise ni, d’ailleurs, d’aucune des règles du droit international maritime ; renforcer activement les défenses de son littoral ; exercer à la hâte des sous-marins qui, jusque-là, n’avaient pas joui de la même faveur que les belles divisions de Hoch see torpédo boote ; enfin, tout disposer, sur les mers et à l’étranger, pour rendre fructueuses les opérations de ses croiseurs contre le commerce anglais, telles étaient les préoccupations dominantes de L’État-major naval de Berlin.

Cet Etat-major connut des déboires, justement à cause de l’organisation insuffisante (défaut de bases secondaires à l’extérieur, surtout) de la guerre de croisière, où l’on n’improvise pas. Mais il n’allait pas tarder à se ressaisir et à trouver sa voie. Cette voie, marquée à son point de départ, le 22 septembre 1914, par la destruction en quelques instans de trois beaux croiseurs anglais, devait être celle de la guerre sous-marine poursuivie au moyen de navires de plongée qui affectèrent de plus en plus le caractère autonome et offensif, tandis que leur tonnage s’accroissait, ainsi que leur vitesse et leur endurance, tandis qu’ils s’armaient de canons et de mines, aussi bien que de torpilles automobiles.

Mais une question se présentait, dès la fin de 1914, aux dirigeans de l’Allemagne. Ces armes nouvelles qui se révélaient si puissantes, à quoi convenait-il, au juste, de les employer ? Uniquement à des opérations militaires, c’est-à-dire à la destruction des navires de guerre, avec l’arrière-pensée de faire agir directement la flotte de haut bord allemande contre le Grand fleet britannique aussitôt qu’une succession d’heureux torpillages aurait sensiblement diminué l’écart numérique existant entre les deux forces navales ?…

Ce fut, en effet, la première idée. Peut-être s’y serait-on définitivement arrêté, en dépit de graves difficultés d’exécution[1] si, au bout de quelques mois de guerre, l’efficacité ne se fût déjà fait sentir du blocus, — blocus « lointain, » relativement effectif, toutefois, grâce à la position si favorable de l’archipel anglais par rapport aux côtes de l’Empire, — auquel s’était résolu le gouvernement britannique. Les difficultés de réapprovisionnement auxquelles il fallut faire face chez nos adversaires, malgré la complaisance des neutres du Nord, dès le début de l’Jin, allaient leur donner la pensée de rendre à l’Angleterre blocus pour blocus en utilisant pour cette méthode de guerre les navires de plongée, dont on pousserait très activement la construction. Ceux-ci trouveraient assurément plus facile de torpiller ou canonner sur les routes maritimes les innombrables cargo-boats de « l’infâme tueuse d’enfans » que de pénétrer dans les rades bien barrées où elle abritait ses dreadnoughts.

Au fond, ni l’empereur allemand, ni l’amiral von Tirpitz ne pouvaient espérer, il y a deux ans, qu’ils affameraient l’Angleterre ou seulement qu’ils paralyseraient ses fabriques et ses usines. Il leur aurait fallu pour cela trois ou quatre fois plus de sous-marins qu’ils n’en avaient alors. Aussi semblent-ils n’avoir voulu produire à cette époque que des effets d’intimidation. C’est là, sans doute, l’origine des ordres impitoyables qui amenèrent la destruction de paquebots comme la Lusitania.

Mais peu à peu les choses changèrent d’aspect pour nos ennemis. D’abord leurs sous-marins « se couvraient de gloire, » une gloire peu enviable, le plus souvent, mais à la qualité de laquelle des disciples de Bernhardi n’entendaient pas regarder de près. Poussant leurs sournoises randonnées jusque dans la Méditerranée où, déjà, ceux d’Autriche faisaient fort bien, les navires de plongée allemands y avaient remporté d’incontestables succès.

Il apparaissait d’ailleurs de plus en plus que la mer servait de « grand chemin » aux nations d’Occident, à leurs armées, à leurs approvisionnemens militaires de toute espèce et, donc, que les opérations sur les lignes de communications maritimes deviendraient de plus en plus fructueuses, décisives peut-être. Enfin les résultats de la chasse aux sous-marins, organisée cependant par les marins alliés avec ingéniosité, n’étaient pas suffisans pour balancer l’accroissement continu que l’activité des chantiers allemands apportait à l’effectif de la flotté de plongée.

Et, d’autre part, il fallait se hâter de prendre un parti définitif : les armées des Empires centraux avaient beau remporter victoires sur victoires, rien ne lassait la constance d’implacables adversaires dont on voyait grossir tous les jours les contingens et grandir les moyens d’action. Hé bien ! puisque la terre se refusait à fournir « la décision, » on demanderait celle-ci à la mer et, par un prodigieux effort, on construirait en quelques mois assez de sous-marins et d’assez puissans pour dominer toutes les routes, pour envoyer au fond de l’eau, — quels que fussent d’ailleurs les véhicules, belligérans ou neutres, — blés, vivres, charbon, bois, métaux, matières premières, armes, munitions, appareils et engins militaires, enfin tout ce qui pouvait servir à entretenir non pas seulement les armées de ces irréductibles ennemis, mais l’existence même de nations assez audacieuses pour rejeter l’imperium d’une Germanie toute prête à leur accorder la paix au prix de la servitude, assez cruelles pour affamer les innocentes populations de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Hongrie…


C’est là, c’est au grand « blocus sous-marin » que nous en sommes. Et il est juste, il est sage, je crois, de dire que si le plan allemand (qui comporte du reste un effort militaire sur lequel je n’ai pas à insister ici) ne paraît pas destiné à donner le succès final aux Empires coalisés, c’est à l’expresse condition que les Alliés fassent tous, sans rien marchander, avec rapidité, ordre et entente parfaite, tout le nécessaire, pour en contrecarrer les dispositions. Ce n’est plus le moment de s’en fier aux soins de cette Providence spéciale, de ce Fatum complaisant qu’on a si longtemps pris à témoin, chez nous et chez d’autres, de la certitude de notre victoire.

Tout le monde est d’accord là-dessus. Mais il existe des divergences d’avis sur les modalités de l’effort décisif que nous devons fournir. Dans les milieux officiels, on parait convaincu qu’il suffira de développer, de perfectionner les procédés de recherche, de chasse et de destruction des sous-marins déjà mis en œuvre dans la phase précédente, tandis que quelques marins, constatant à la fois, non pas l’insuccès, mais l’insuffisance des résultats donnés par ces procédés et la création par nos ennemis de navires de plongée beaucoup plus puissans à tous égards, se demandent s’il n’est pas temps d’instaurer une méthode nouvelle, d’ailleurs indiquée depuis longtemps ici même, celle qui consiste à s’en prendre, par des opérations méthodiques, aux bases des submersibles allemands.

J’aurais été toutefois assez embarrassé pour parler de ces opérations[2] si, à la fin de janvier, l’Amirauté anglaise n’avait annoncé l’heureuse décision qu’elle a prise d’établir un immense barrage de mines et autres engins dans la mer du Nord, en avant et à plus ou moins grande distance du camp retranché maritime dont la lisière est marquée par les trois points Sylt, Helgoland et Borkum. Incontestablement, c’est là de la guerre de côtes ; et il suffit pour s’en convaincre d’examiner, — c’est ce que je ferai tout à l’heure, — les conséquences à peu près inévitables de cette délicate et hardie entreprise.

En attendant, établissons par quelques exemples, qui nous fourniront d’ailleurs nombre d’indications utiles, ce fait historique qu’une longue guerre à la fois continentale et maritime se termine très souvent par des opérations purement côtières, quand ce n’est pas par le siège d’un grand port, arsenal et base d’opérations de la force navale ennemie.

Ne remontons pas au-delà de la guerre de l’Indépendance américaine : il suffit de rappeler Yorktovvn, Trinquemalé où Suffren trouve la consécration de sa supériorité, Gibraltar enfin, où l’Angleterre reste, victorieuse, ce qui n’empêche point qu’épuisée par la lutte, elle signe la paix de Versailles, en reconnaissant l’indépendance de ses colonies.

Le siège de Gibraltar a ceci de particulier et qui nous intéresse fort, qu’on y voit les Franco-Espagnols mettre en ligne contre les batteries de terre anglaises les premières batteries flottantes, celles du colonel du génie d’Arçon. Ces bâtimens, conçus d’après les idées d’une époque où l’industrie du fer était peu avancée, auraient pu cependant opposer avec succès leurs blindages de bois, sable, liège et cuirs verts imbibés d’eau aux boulets rouges de la forteresse s’ils avaient été construits avec soin et engagés dans les conditions fixées par leur inventeur. Il n’en fut rien et la tentative échoua. Elle devait réussir soixante-treize ans plus tard.

La grande lutte de l’Angleterre contre la France révolutionnaire et napoléonienne, au cours de laquelle on relève quantité d’opérations sur les côtes, notamment des diversions réalisées au bon moment par la puissante et très entreprenante flotte britannique d’alors, ne s’est pas terminée par un grand siège maritime. Il ne s’en fallut cependant que de peu d’années. Si le gouvernement anglais avait eu la patience d’attendre 1812 pour faire descendre en Hollande l’armée de lord Chatham, il est probable que l’issue de cette grande entreprise eût été tout autre qu’elle ne fut en 1809 et qu’à la prise de Flessingue eût immédiatement succédé la vigoureuse attaque sur Anvers en vue de laquelle on avait rassemblé de formidables moyens d’action.

En 1813, du moins, le ministère anglais réussit à débarquer dans le Holstein, — sous les yeux presque de Davout qui défendait Hambourg avec 40 000 hommes, — une petite armée commandée par Walmoden. Ce « ramassis, » comme l’appelait dédaigneusement Napoléon, ne laissa pas de contribuer aux victoires de Gross-beeren et de Dennewitz, puis de bloquer dans la grande cité hanséatique le vigoureux maréchal français. À cette époque, toutefois, l’effort militaire de la Grande-Bretagne se portait presque exclusivement du côté de l’Espagne et jamais « diversion, » certes ! ne fut plus décisive que celle-là…

Je ne dis rien, — et l’on m’approuvera de m’abstenir, quelque argument que j’y dusse trouver, — des deux coups violens portés en 1801 et en 1807 contre Copenhague. Le dernier fut un siège brusqué par un bombardement efficace. Au point de vue exclusivement militaire, on trouverait encore là d’utiles leçons. De l’attaque du front de mer de la capitale danoise par Nelson, le 2 avril 1801, ne retenons que l’admirable hardiesse du grand marin anglais qui engagea ses vaisseaux en bois, dans la passe étroite du Kônge dyb, contre d’énormes pontons armés et des ouvrages en maçonnerie épaisse. On ne vit jamais si bien quelle est la supériorité de l’homme d’action, audacieux et ferme à la fois, sur les raisonneurs timorés, sur « les gens de sens rassis… »

En 1855, c’est un autre spectacle et non moins instructif qui se présente à nos yeux. Les (lottes en bois se sont décidément montrées impuissantes, non pas, remarquons-le, contre les ouvrages de Bomarsund qui sont à peu près à la hauteur des vaisseaux, mais contre ceux de Sébastopol qui les dominent. Il existe à cette époque, en France, des marins qui ne renoncent pas h’ montrer à la côte quelle est la puissance de la mer quand l’homme sait se servir d’elle ; il y a aussi un grand ingénieur, Dupuy de Lôme, qui sait les comprendre et servir leurs fermes desseins ; il y a enfin, sachons le dire, parce que c’est la vérité, un souverain intelligent, actif et en pleine possession d’une fermeté de caractère qui lui fera défaut quelques années plus tard. Ce souverain a dit : « Je veux… » Et le 17 octobre 1855, les premières batteries flottantes cuirassées, amenées comme par miracle dans la Mer-Noire, réduisent, avec l’aide des bombardes anglaises et des canonnières des deux nations, la forteresse maritime de Kinburn qui barre, sur sa longue presqu’île de sable, le liman du Dnieper. Je regrette de ne pouvoir étudier en détail cette remarquable expédition parce qu’elle montre ce qu’on peut faire justement contre une côte basse, sablonneuse, semée de bancs et d’ailleurs parfaitement défendue.

C’est au moment où, onze ans plus tard, il poursuivait l’attaque de la forteresse insulaire de Lissa, que Persano voit s’élever derrière son escadre, sur l’horizon du Nord, les fumées des frégates de Tegetthoff ; mais si la bataille du 20 juillet 1866 n’eut pas de répercussion marquée sur le résultat de la lutte engagée alors entre l’Autriche et la Prusse, soutenue par l’Italie, il n’en avait pas été de même, dans la grande guerre américaine, des combats soutenus par la marine fédérale contre les places maritimes du Mississipi et de l’Atlantique, Port Hudson, Wicksburg, Charleston, Mobile. Tous les historiens s’accordent à reconnaître que c’est à l’énergie indomptable des Ferragut et des Porter que l’Union dut de mener à bonne lin, dans la campagne de 1804, l’encerclement, l’étouffement de la Sécession. Et quelles réflexions on est conduit à faire aujourd’hui, quand on se rappelle qu’à part la torpille automobile, cette guerre vit mettre en jeu tous les engins maritimes de la guerre de côtes, comme elle vit entreprendre — et réussir — les opérations les plus hasardées, les passages de vive force qui paraissaient le plus certainement voués à l’insuccès ! Enfin oublierons-nous que les Nordistes surent créer le type essentiel du matériel flottant de la guerre de côtes, le « monitor ? »

Je ne cite que pour mémoire ce siège épique de Port-Arthur qui marque si fortement la dernière phase de la guerre de Mandchourie et où l’assaillant resta victorieux.


Au regard de ces enseignemens du passé, j’aurai voulu noter ceux que nous fournit déjà la guerre actuelle. Cela ne m’est pas permis, du moins en ce qui touche les opérations côtières les plus intéressantes, les plus connues. Je rappelle seulement qu’en août 1916, dans la mer Baltique, c’est l’entreprise allemande contre Riga et, plus exactement, contre Reval, peut-être contre Pétrograd, qui échoue pour des motifs que l’on ne connaît pas encore tous, mais où l’on discerne fort bien l’insuffisance fondamentale des moyens employés par l’assaillant. Celui-ci n’a pas, notamment, de bâtimens appropriés à la guerre de côtes, dans des parages que les bancs de roches rendent difficiles.

Entre temps, les Alliés ont bombardé maintes et maintes fois Zéebrügge, mais sans jamais obtenir que ce bombardement, s’il est intense, soit aussi continu et persévérant, de sorte qu’après chacune de ces opérations, dont on célèbre le succès, la base belge des sous-marins allemands se reconstitue et que les submersibles y retrouvent bientôt abri relativement sûr, en tout cas prompts ravitaillemens et réparations faciles[3].

Enfin, à la suite, justement, d’une série d’opérations audacieuses de la flottille de Zéebrûgge et sous le coup des menaces de l’Allemagne au sujet du redoublement d’activité qu’elle va imprimer aux courses destructives de ses navires de plongée, l’Amirauté anglaise s’est résolue à modifier ses méthodes expectantes et à barrer les approches du « fort » de la flotte ennemie par des lignes de mines et de filets, dont on espère qu’elles retiendront les submersibles allemands dans le camp retranché maritime que je définissais tout à l’heure. Et c’est bien là, je le répète, une opération de la guerre de côtes.

Quoi qu’il en soit, et comme il est impossible d’admettre que les Allemands ne fassent pas efforts sur efforts pour vaincre l’obstacle que les Anglais opposent à la sortie de leurs sous-marins[4], on est rigoureusement conduit à l’hypothèse d’actions navales engagées dans les eaux peu profondes et à petite distance du littoral. Les canons de côte allemands pourront-ils intervenir, du moins, dans ces combats analogues à ceux qui se sont déroulés, il y a dix-sept mois, à l’entrée du golfe de Riga ? Peut-être pas du côté du Jutland, mais probablement du côté de la Hollande, car la « portière » du barrage ne sera point sans doute à plus d’une dizaine de milles des ouvrages de la première île allemande de la Frise orientale, Borkum. Il y a là certainement des pièces dont la portée dépasse, sous les grands angles, vingt-cinq kilomètres et dont la justesse, à cette distance, est encore suffisante. Quant aux moyens d’observation et de réglage du tir, on sait à quoi l’on arrive maintenant avec les avions. D’ailleurs, deux grands phares s’élèvent sur l’île, d’où des observateurs exercés pourraient donner toutes indications utiles… jusqu’au moment où ces observatoires recevraient à leur tour des projectiles venant de la mer.

Eh bien ! puisque la guerre sous-marine si vigoureusement instaurée par l’Allemagne nous a conduits, — tardivement, — au seuil de la guerre de côtes, examinons quelles doivent être les caractéristiques de cette guerre, quels engins y peuvent employer le défenseur et l’assaillant et enfin quel succès on peut attendre, de part et d’autre, de la mise en jeu de ces moyens d’action.


Si je pouvais me permettre de faire ici de l’humour facile, je dirais que l’essentielle caractéristique de la guerre de côtes, au moment où nous sommes, c’est l’appréhension qu’elle inspire à presque tous les marins. On a déjà fait, depuis quelques mois que ces questions s’agitent, une dépense étonnante de raisonnemens, pour prouver au public que, dans les conditions actuelles de la guerre maritime, en présence des sous-marins et des mines, il fallait absolument renoncer à attaquer un littoral bien défendu, surtout quand ce littoral est quasiment inabordable, se défendant lui-même par ses bancs de sable et de vase, comme c’est le cas pour la côte allemande de la mer du Nord.

On ajoute que « c’est folie » de compromettre dans de telles entreprises des bâtimens de haute mer extrêmement coûteux, qui n’ont pas été conçus pour courir les risques de la guerre sous-marine, ce qui est d’ailleurs fait pour surprendre.

On observe encore que, commettre une telle faute, ce serait tout justement faire le jeu de l’ennemi. Bernhardi n’a-t-il pas prononcé en dernier ressort, comme il convient à un stratège allemand, sur cette intéressante question ? N’a-t-il pas dit que l’Etat-major de Berlin comptait sur les inévitables résultats d’une imprudence de ce genre pour diminuer l’écart numérique qui existe entre la flotte allemande et la flotte anglaise ? L’amiral Breusing nous avait déjà tenu le même langage, dans une conférence à Baie, au printemps de 1914, en parlant des opérations immédiates des flottilles de Hochsee torpedoboote. Il est curieux, en tout cas, que depuis trente mois que se développe sous nos yeux, avec des succès variés, le système bien allemand de la « manœuvre morale, » personne ne se soit avisé que de telles allégations avaient pour nos adversaires, — du moment que nous les acceptions avec notre habituelle naïveté, — le très sérieux avantage de les mettre à l’abri, sans coup férir, d’opérations qui les gêneraient fort, ne fût-ce qu’en les obligeant à garnir d’une manière continue leur front de mer. On a d’ailleurs particularisé, chez les Alités, en ce qui concerne les périls de l’aventure côtière pour les grandes unités de combat : « Je ne prendrai jamais la responsabilité d’engager un dreadnought contre une batterie de côte, » a dit un homme d’Etat anglais qui a joué un grand rôle dans la direction générale des opérations navales.

Et, pour finir, n’a-t-on pas fait valoir certains précédens fâcheux empruntés à cette grande guerre ? Un personnage militaire de premier plan n’a-t-il pas, affirme-t-on, laissé tomber de ses lèvres ces mots décisifs : « Et Gallipoli !… » Ce qui rappelle un peu le célèbre argument : « Et la Saint-Barthélémy ! » que l’on retrouve dans toutes les discussions politico-religieuses de nos Chambres d’autrefois.

Le malheur pour toutes ces raisons, dont sourient certainement les ombres des Nelson, des Suffren, des Ferragut, des Porter et des Courbet, c’est qu’elles se tiennent obstinément dans le domaine des principes généraux et de l’abstraction, exactement, d’ailleurs, comme celles que l’on oppose aux opérations de débarquement.

La question n’est point du tout s’il est possible à une flotte d’attaquer un littoral défendu à la moderne. On peut discuter des mois et des années sur ce thème d’Ecole.

Il s’agit de savoir si, dans telles circonstances politiques et militaires bien déterminées, qui font sentir la nécessité d’une prompte et énergique offensive maritime, il est possible aux premières marines du monde[5], disposant de ressources considérables et capables de créer rapidement les engins quelles jugeraient indispensables au succès de leur ultime effort, d’entreprendre méthodiquement des opérations côtières ayant pour objet, soit de fermer successivement les ports de tel littoral parfaitement connu, ayant telles ou telles propriétés défensives, soit de réduire tel ou tel îlot fortifié, soit de faire pénétrer dans certain estuaire d’un accès facile des élémens appropriés à l’occlusion d’un canal maritime, soit même de faire entrer de vive force dans cet estuaire certains bâtimens de surface d’un type spécial, en vue de protéger une descente éventuelle.

Il s’agit, en d’autres termes et de plus simples, de substituer à des discussions toujours stériles, par le fait même du caractère trop général de leurs bases, l’étude attentive, étrangère à tout parti pris de doctrine comme à toutes considérations autres que l’intérêt militaire bien reconnu, d’opérations bien définies, visant des points déterminés de la côte ennemie.

Mes lecteurs voudront bien remarquer en quelle situation désavantageuse je suis placé vis-à-vis de mes adversaires. Alors que ceux-ci, justement parce qu’ils se tiennent dans le vague des théories abstraites, ont licence de développer leurs argumens, je me vois dans l’obligation de prendre des précautions infinies pour exposer les miens, dont le tort capital serait de désigner d’une manière précise les objectifs à poursuivre et les moyens qu’il conviendrait d’employer pour les atteindre.

Restons donc dans l’imprécision, puisqu’il le faut et que l’on s’imagine que nous pourrions apprendre quoi que ce soit, sur tous ces points, à nos habiles et savans adversaires.

La caractéristique essentielle, — je reviens à la question qui se posait au début de ce paragraphe, — de la guerre de côtes, c’est qu’elle exige un outillage tout particulier, des types de navires spéciaux et, oserai-je le dire ? de sérieuses réflexions, en même temps qu’une parfaite connaissance du littoral visé ; par conséquent une assez longue préparation, non pas tant au point de vue du matériel, que l’on peut obtenir vite des moyens de production actuels, qu’à celui de la « mentalité » des états-majors, des chefs, des officiers, des équipages, destinés à entreprendre les opérations en question.

Or, lorsque la guerre actuelle a éclaté, aucune des cinq ou six grandes marines du monde n’avait envisagé l’intérêt de cette préparation matérielle et de cette orientation des esprits. Pour la presque totalité des écrivains maritimes et des directeurs des « Ecoles de guerre » ou des « Marine Akademie, » la seule préoccupation sérieuse devait aller à la guerre d’escadres, à la belle « grande bataille » en haute mer, bataille décisive, où le canon régnerait en maître et après laquelle les faibles restes de la flotte vaincue, s’ils réussissaient à regagner leurs bases, seraient réduits à s’y enfermer jusqu’à la fin des hostilités. Les amirautés avaient donné à ces séduisantes théories la consécration de leur autorité et depuis bien longtemps il ne descendait plus des cales de construction navale de bâtimens spécialement étudiés en vue d’opérations de longue haleine sur un littoral, ni, surtout, en vue de l’attaque des batteries de côte protégées à la fois par des engins sous-marins et par l’étendue des « petits fonds » derrière lesquels ces ouvrages se retranchent. L’amiral Jauréguiberry, dont j’ai déjà rappelé ici les décisions au sujet de la mise en chantier de nos canonnières cuirassées d’il y a vingt ans, n’avait pas eu de successeurs.

C’était pourtant là, — mais il eût fallu croire à la possibilité d’opérations côtières ! — l’indication nette de la voie à suivre. Non pas que ces canonnières (j’entends surtout les quatre de première classe, bonnes solutions du problème posé alors) dussent fournir un type définitif ; elles avaient deux graves défauts : leur tirant d’eau était encore trop fort et leur armement était exclusivement constitué par des bouches à feu à trajectoire tendue, alors que les pièces donnant des feux courbes sont les plus efficaces contre les ouvrages à terre. Mais enfin la pensée directrice était juste et la réalisation de cette conception répondait suffisamment aux besoins de l’époque[6].

C’est autre chose, quoique dans le même ordre d’idées, qu’il nous eût fallu aujourd’hui. Je définirai d’une manière générale le type qu’il conviendrait d’adopter en l’appelant : le radeau automobile armé d’un obusier à grande puissance. Il y a, depuis longtemps déjà, des propositions faites à ce sujet, et j’ai sous les yeux une solution du problème qui paraît satisfaisante, — « mise au point » réservée, — mais dont l’adoption me semble douteuse quand je vois qu’elle est signée du nom d’un simple architecte. Peu importerait d’ailleurs à qui ne se préoccupe que de l’intérêt général, si l’on pouvait espérer que des plans d’engins de ce genre, dus à des ingénieurs officiels, fussent en cours d’exécution. Cela est encore possible ; j’en doute cependant, reconnaissant que la dépense serait inutile si l’on est parfaitement décidé, quoi qu’il arrive, à ne jamais faire d’opérations méthodiques contre les côtes.

Quoi qu’il en soit, je rappelle à mes lecteurs que le principe de l’emploi contre les ouvrages à terre de bâtimens de très faible tirant d’eau et porteurs d’une artillerie puissante a été sanctionné par la décision de l’Amirauté anglaise d’envoyer aux Dardanelles, après la journée malheureuse du 18 mars 1915, des unités rapidement construites et appartenant au type « monitor. » On sait aussi que ces navires spéciaux n’eurent pas réellement l’occasion de donner leur mesure.

Où sont employées en ce moment les unités dont il s’agit ? Je l’ignore. Il serait aisé, en tout cas, de les ramener dans le Nord, d’où elles venaient. Et à ce propos, j’observe que tous les bâtimens, — batteries flottantes, canonnières cuirassées, monitors[7], etc., — peu faits en apparence pour tenir la mer et qui inspirent toujours des craintes assez vives quand on se risque à les expédier au loin, finissent toujours par arriver à bon port. La remarque n’est pas inutile et j’en attribue le bénéfice, d’avance, aux « radeaux armés, » qui d’ailleurs n’auraient pas un long trajet à faire. Mais il s’en faut bien que ces derniers bâtimens constituent toute la flotte de siège dont il convient de se précautionner lorsqu’on entreprend de sérieuses opérations côtières. Fournir des feux courbes qui atteignent pièces et servans derrière leurs parapets, qui enfoncent les toitures blindées des magasins et poudrières ou percent les casemates, cela est essentiel, en effet. Des feux directs, cependant, sont utiles en bien des circonstances. Je sais des batteries de côte dont le tir serait paralysé en peu d’instans rien que par les projections de sable provoquées par les obus éclatant en avant de leurs glacis. Dans certains cas, les coups longs donneront des « éclats en retour » d’un effet très appréciable. Quant aux coups « au but, » ceux qui atteignent la crête des parapets, ils sont souvent décisifs, s’ils sont malheureusement rares.

On ne laissera donc pas d’employer à l’attaque méthodique des ouvrages de côte d’un littoral privé de l’énorme avantage du « commandement » sur la mer, les bâtimens de surface ordinaires, armés de canons longs à trajectoires tendues. Et comme on choisira pour cette attaque des circonstances de temps et de mer favorables à la précision du tir, comme ces bâtimens jouiront des bénéfices de la mobilité, en même temps que de la facilité relative du repérage d’un but fixe, — qui sera, au demeurant, survolé par des avions de réglage, — il est certain que les coups directs ou « fichans » seconderont très heureusement les coups « plongeans. »

Vais-je donc m’élever contre la formule que je citais tout à l’heure et « prendre la responsabilité « de conseiller la mise en action des dreadnoughts contre les ouvrages de côte ? Bien sincèrement, je suis convaincu que dans les cas d’espèce qui sont, en ce moment, à l’arrière-plan de mon argumentation, cette témérité pourrait être permise. Mais elle est inutile. Les Alliés de l’Ouest ont encore, malgré des pertes récentes qu’il eût peut-être été facile d’éviter, un bon nombre d’unités de combat de second rang, pourvues d’une très bonne artillerie de plein fouet et que l’on peut par conséquent classer dans ce que j’appelais tout à l’heure « la flotte de siège. » C’est d’ailleurs ce qu’on avait fait pour l’attaque des Dardanelles et cela très judicieusement. Mais, outre, qu’il manquait, là, les feux courbes que nous obtiendrons par les radeaux armés, ou toutes autres « bombardes, » outre que les circonstances locales étaient nettement défavorables à l’assaillant, dès le moment que celui-ci engageait une lutte d’artillerie au lieu d’exécuter un passage de vive force, on avait négligé un point essentiel, — faute, sans doute, de renseignemens complets sur les moyens d’action de l’adversaire, — qui était de défendre les bâtimens agissant dans le détroit même contre les mines dérivantes. Il est clair que l’on ne commettrait plus, aujourd’hui, la même faute.

Enfin, et voici qui est péremptoire, il ne faut pas engager les précieux dreadnoughts dans l’entreprise, tant que le gros de la flotte ennemie n’aura pas été définitivement mis hors de cause dans une rencontre qui, au surplus, ne tardera pas à se produire, car, pour une foule de raisons qui tombent sous le sens, cette flotte ne saurait assister, impassible, à l’attaque méthodique du littoral dont elle assume expressément la garde., C’est bientôt dit que l’on ne « sortira » que lorsque l’adversaire sera déjà fortement entamé par les mines et les sous-marins. Mais d’abord, il n’est pas du tout certain que les choses se passent ainsi, — et nous allons voir pourquoi, — ensuite, il y a « les impondérables, » il y a l’opinion publique, il y a la force des choses et l’entraînement inévitable. Ne l’a-t-on pas vu, justement, lors de la sortie du 31 mai ?

Mettons donc nettement les cuirassés géans en dehors des élémens de la flotte de siège. Leur rôle est, non pas de coopérer avec celle-ci, mais de la couvrir. C’est exactement ce qui se passe à terre dans les cas analogues : il y a le corps de siège et l’armée de couverture, du côté de l’assaillant, tandis que, du côté du défenseur, outre la garnison de la place, il y a l’armée de secours.

Revenons encore à notre bombardement pour noter que la technique moderne nous fournit un moyen d’action nouveau, une arme inconnue dans les guerres précédentes, l’appareil aérien. Et il est clair que, dans le cas qui nous occupe, ce sera à l’assaillant plus qu’au défenseur que reviendra le bénéfice des engins de ce genre. Comment douter que les coups, portés sur des buts étendus et fixes, ne soient plus assurés que ceux qui s’adresseront à des objectifs mobiles et d’une superficie relativement faible ? Je parlais tout à l’heure du réglage du tir et, là encore, l’avantage reste à l’attaque. Comment les avions de la défense pourraient-ils donner des indications utiles alors qu’un réglage méthodique est impossible sur des buts toujours en mouvement et que « tout premier coup doit être un coup au but, » ce qui n’est pas facile à réaliser[8] ?

Remarquons encore, — et ceci est intéressant, surtout s’il s’agit de l’attaque d’un littoral s’étendant, d’une manière générale, en ligne droite, — que le nombre de bâtimens mis en jeu pour battre un ouvrage pris isolément peut être considérable, d’où résulte pour le commandant de cet ouvrage l’impossibilité pratique d’appliquer exactement à tel ou tel navire les indications fournies par un observateur aérien.


Il ne peut être question de développer ici l’exposé des méthodes d’attaque des ouvragés à terre par les bâtimens, même de la méthode dite « par égrénement, » à laquelle je viens de faire allusion. Ce serait l’affaire d’un traité en bonne forme sur la guerre de côtes. Ne disons rien non plus de la manière de grouper les unités assaillantes, suivant le rôle tactique qu’elles ont à remplir dans le bombardement méthodique ; des routes à faire suivre à celles qui doivent, tirant de plein fouet, rester en mouvement, et de la position relativement abritée qu’il convient d’attribuer aux radeaux armés, les bombardes, destinés à rester mouillés ou, au moins, à marcher à très petite vitesse. Ne mentionnons que pour mémoire l’intérêt capital des reconnaissances préalables, faites sur la place et sur les ouvrages, soit avec des bâtimens, soit, — et mieux encore, — avec des appareils aériens, non seulement par les officiers de tir de chaque unité, mais, autant que cela peut être possible, par les pointeurs de grosses pièces auxquels on fera voir exactement les buts qu’ils auront à battre, etc., etc.

Je me borne à rappeler les principes essentiels : qu’il ne faut entamer l’opération de bombardement que lorsque tous les moyens d’action ont été amenés à pied d’œuvre et abondamment pourvus de munitions de toute espèce ; qu’une fois commencée, cette opération doit être poursuivie avec la plus grande intensité de feu possible, avec continuité surtout, afin d’empêcher l’adversaire de réparer les dommages causés ; enfin que le bombardement doit être prolongé et terminé, si faire se peut, par une descente rapide de contingens spéciaux, — marins et troupes du génie, — ayant pour mission de compléter les destructions d’ouvrages de fortification ou d’établissemens militaires essentiels. J’ai déjà eu l’occasion d’observer que l’homme seul détruit avec intelligence.


Arrivons, cela dit, à la question qui préoccupe particulièrement les esprits, en ce moment : à l’influence des engins de la guerre sous-marine dans les opérations d’attaque d’un littoral défendu. Cette influence est considérable : aux yeux de beaucoup de personnes, aux yeux, en tout cas, des marins dont l’opinion pèse sur les déterminations des gouvernemens, il ne s’agirait de rien moins que de supprimer radicalement toute possibilité d’attaque de la côte ennemie par la force navale. Et il est assez intéressant de noter combien il serait dangereux pour le sort futur des très coûteux colosses récemment descendus de tous les chantiers du monde que l’opinion publique les jugeât définitivement inaptes à cette guerre de côtes, qui reste logiquement la phase ultime d’un conflit comme celui-ci. Bien loin de les réserver jalousement et, si je puis me permettre cette expression familière, de les mettre sous verre, il conviendrait au contraire, en prenant toutes les précautions nécessaires, précautions que je vais discrètement indiquer, de les montrer au public en pleine et utile action contre le front de mer de l’adversaire. Car il ne faut pas se méprendre sur le silence de ce public, qui, a quelque peine à considérer le blocus « lointain » comme un blocus vraiment effectif.

Or ce blocus vraiment effectif ne pourrait être réalisé qu’à la condition d’une participation plus complète, plus active, plus continue, des escadres de ligne aux opérations côtières. Espérons que l’attitude prise tout récemment à l’égard de l’Allemagne par le gouvernement des Etats-Unis aura du moins, — si la guerre n’est pas au bout de cette rupture diplomatique, — l’avantage de libérer nos grands et vaillans alliés de certaines craintes qu’exprimait très franchement M. Balfour, dans une lettre rendue publique au commencement de septembre 1915[9] et de les incliner par conséquent à la mise en jeu plus intensive des élémens les plus vigoureux de leur splendide armée navale.

Quelles sont donc, pour en venir aux faits, les armes sous-marines que redoutent, tant et non sans raison, il serait puéril de le nier, les grandes unités de combat ?… Ce sont, si nous les rangeons dans l’ordre croissant de leur « offensivité, » la mine automatique fixe, la mine dérivante et la torpille automobile ; la première n’entrant en action que si on la heurte ; la seconde allant au-devant de ce heurt, mais avec une très faible vitesse, — celle du courant marin, — et en marchant ainsi à l’aveuglette ; la troisième seule, s’élançant délibérément, comme un vivant et intelligent organisme, à la rencontre de la coque qu’elle prétend détruire.

Eliminons d’abord à peu près entièrement la mine automatique fixe, en ce qui touche les périls que courent les dreadnoughts. Dans la position que nous leur avons attribuée plus haut et qui leur revient logiquement d’après le caractère de « réserve tactique » que prend le groupe des bâtimens de cette catégorie, la mine fixe n’est pas à craindre. Celles que les Allemands avaient semées au début de la guerre sur certaines routes de navigation de la mer du Nord ont été depuis longtemps relevées et détruites. D’autres ont été semées encore qui furent draguées aussi, et la persévérance des chalutiers-dragueurs anglais ne s’est pas démentie, malgré la chasse spéciale que leur ont donnée les sous-marins ennemis à certaines époques. Des coups de filet particulièrement répétés avec le plus grand soin donneraient à cet égard, au Sud du Doggerbank, toute sécurité aux grands navires britanniques. Et la rapide succession de ces coups de filet empêcherait d’agir, dans ces parages, les sous-marins « mouilleurs de mines » que les Allemands emploient assez souvent, mais dont la capture semble relativement facile.

La mine dérivante, ou mine libre, est plus dangereuse, certainement. J’observe toutefois qu’il n’en est pas dans la Helgolander bucht comme à l’ouverture des Dardanelles[10]. Abandonnées au fil de l’eau dans les estuaires de l’Ems, de la Weser, de la Jade, de l’Elbe, etc., ces mines seront soumises aux courans de marée, c’est-à-dire qu’elles descendront et remonteront alternativement, sans se décider souvent à s’éloigner du rivage. D’ailleurs, la marche des courans généraux du cul-de-sac allemand est parfaitement connue. Ajoutons que les coups de filet donnés en abondance autour du groupe des grandes unités de combat par les très nombreux chalutiers britanniques ramasseront aussi bien les mines dérivantes que les mines fixes. Enfin, je ne marchande pas à dire qu’il faut se résoudre à adopter, — si ce n’est fait déjà, — l’un des procédés proposés depuis deux ans pour la protection de la partie avant de la carène plongée contre les mines flottantes, aussi bien que l’un de ceux qui ont pour objet de préserver le travers de cette carène du choc de la torpille automobile.

Nous voici au point délicat de l’affaire et sur le terrain même où les marins de la vieille roche opposent la résistance la plus vive aux concepts des « modernistes. »

Ce n’est pas, certes, que ces idées soient nouvelles. Le filet Bullivant a suivi de près, il y a plus de trente-cinq ans, l’apparition de la torpille automobile. Abandonné quelques années, il a repris sa place le long des carènes, doublé et renforcé. Malheureusement, la vitesse et la masse du dangereux silure augmentaient dans de telles proportions, dans ces derniers temps, que ces filets classiques se révélaient insuffisans. Il est même probable, sinon certain, que l’avant des torpilles allemandes portait de petites charges d’explosifs ingénieusement disposées pour la rupture des filets les plus résistans, alors qu’ailleurs on s’en tenait aux lames d’acier tranchantes, trop faibles le plus souvent.

Mais l’ingéniosité des inventeurs de moyens de défense n’est point restée en défaut plus que celle des inventeurs d’engins d’attaque. Tandis que les uns, conservant le principe du filet, essayaient de le rendre plus souple et d’en faire un filet-nasse, dans la poche flexible et enveloppante duquel l’engin userait inutilement sa force vive sans arriver jusqu’aux parois de la coque visée, les autres, rompant nettement avec le passé, proposaient hardiment de donner au cuirassé menacé par la torpille le même genre de protection que le guerrier du Moyen Age ou de l’antiquité, en butte aux flèches et aux carreaux d’arbalète, trouvait dans son large et long bouclier.

En soi, le problème qui consiste à faire exploser la torpille a quelques mètres de la coque sur une sorte de muraille métallique détachée, — imaginez une porte d’écluse très longue, — suffisamment résistante, quoique légère, grâce à un cloisonnement très étudié ; ce problème, dis-je, ne présente pas de bien grandes difficultés. Les objections du marin sont d’un tout autre ordre que celles du constructeur, et ces objections valent qu’on s’y arrête.

C’est une grande gêne dans tous les cas, et particulièrement quand il fait mauvais, que ces deux boucliers remorqués par le bâtiment et remorqués de manière qu’ils se tiennent toujours à sa hauteur, en l’encadrant aussi exactement que possible. Ce n’est pas tout : il faut que ces murailles artificielles restent à peu près à la même distance de la véritable coque et quand elles recevront les assauts de la mer juste par le travers, le système d’espars et de « défenses » qui sera chargé de les tenir à l’écartement voulu aura fort à faire… Et puis il est bien entendu qu’on ne peut combattre, au moins en haute mer et contre des bâtimens, avec de tels impedimenta, qui retarderaient à l’extrême allure, mouvemens et girations. Il faudra donc que, lorsque l’ennemi sera signalé, on puisse « larguer » rapidement les boucliers, comme le fantassin, en certains cas, dépose sac et équipement pour mieux courir à l’assaut.

J’expose impartialement ici le pour et le contre d’une question intéressante. Une solution s’inspirant de l’idée féconde du « bouclier » sera peut-être bientôt trouvée. Il y a d’ailleurs d’autres systèmes de protection auxquels je ne puis m’arrêter. Disons seulement qu’en cette affaire comme en tant d’autres, à la guerre, il faut se décider et vouloir ; lourde responsabilité, souvent !


Il est évident a priori, pour qui réfléchit du moins, que les armes sous-marines peuvent, dans la guerre de côtes, servir l’assaillant aussi bien que le défenseur. Il n’est que de savoir les employer. Sans aller plus loin, la mine automatique dont nos adversaires se servent si bien contre nous, en offensive, a été conçue tout d’abord pour donner au plus fort, au « maître de la mer, » la facilité de bloquer hermétiquement dans ses ports l’ennemi plus faible qui ne se décidait pas à affronter la lutte en haute mer, mais qui, réservant ses forces pour des coups de surprise, restait toujours dangereux. Cela est si vrai que cette mine s’appelait couramment, il y a quelque vingt ans, mine de blocus. À cette époque, déjà, beaucoup de bâtimens de surface en portaient quelques-unes. Un peu plus tard on construisit des navires spéciaux, des « mouilleurs de mines. » Mais il apparaissait clairement que s’il s’agissait d’aller mouiller ces engins dans les passes d’un port, et naturellement le plus près possible de l’origine de ces passes, aucun véhicule ne pouvait mieux convenir que celui qui restait, par définition, invisible, l’engin de surprise par excellence, le sous-marin.

Acceptons les faits tels qu’ils sont et ne laissons pas de prendre notre bien où il se trouve. Seulement, une fois de plus, il faut se hâter. Heureusement que, si nous consentons, comme nos adversaires, à ne pas trop soigner des détails de mince importance, nous aurons encore le temps, — et beaucoup plus que nous, la Grande-Bretagne, — de faire des sous-marins mouilleurs de mines en nombre assez considérable pour que cette catégorie d’engins rende de réels services.

Mais quels services, au juste ? Car il ne manque pas de gens pour dire que ce n’est pas aux Alliés d’aller boucher les estuaires allemands, étant bien entendu que l’on ne considère pas comme possible que les mines que poserait un sous-marin fussent en état d’empêcher les submersibles ennemis de sortir. Je fais d’abord toutes mes réserves là-dessus, estimant, justement, que cela serait possible. Mais je n’entre pas dans cette discussion. Il me suffit d’observer que si l’on entreprenait jamais des opérations méthodiques et successives sur le littoral allemand, il y aurait le plus grand avantage à semer avec abondance des « mines de blocus » (rendons-leur cette appellation primitive) à l’orée de celui des estuaires où l’on aurait reconnu, — reconnaissances d’appareils aériens, — la présence du gros de la force navale ennemie.

Ajouterai-je que si les Alliés, Russes compris, avaient depuis longtemps ces petits sous-marins porte-mines, les mouvemens de la marine allemande, si actifs, dans la Baltique eussent été fort entravés et rendus dangereux ?

Mais ce n’est pas seulement avec des sous-marins que l’on peut, dans la guerre de côtes, semer des mines sans trop s’exposer à la destruction. Les appareils aériens y réussiraient parfaitement dans certaines conditions et aussi ces admirables « libellules » que je me borne à mentionner ici, sans oser même leur donner leur nom, trop significatif, paraît-il, qui prouvent, quand on les voit courir sur l’eau avec une vitesse vertigineuse, que le génie inventif n’a pas cessé d’être un des plus beaux dons de notre race.

Et les torpilles automobiles ? demandera-t-on. Peuvent-elles être utilisées dans la guerre des côtes aussi facilement par l’assaillant que par le défenseur ? Pourquoi pas ? Ne parlons pas seulement des bâtimens de surface, — les unités légères en première ligne, — qui auront à s’en servir dans toutes les rencontres partielles auxquelles donnera lieu l’adoption d’un système de guerre qui touche de très près à la guerre de siège, à terre. Mais ce sont les sous-marins surtout qui feraient merveille avec leurs torpilles, n’étaient les filets métalliques qui ferment presque hermétiquement les passes des grands ports. On arrivera certainement à vaincre ces difficultés, puisque il y a déjà longtemps, notre Curie faillit y réussir. Et sans doute n’y a-t-il pas que des filets pour attendre sous l’eau le téméraire submersible. Il faut compter encore avec certaines mines. Nul doute que nos avisés ennemis n’aient multiplié les obstacles en profondeur. Il serait bien surprenant toutefois que la nature de ces obstacles ne fût pas connue des Etats-majors alliés après trente mois de guerre. Or, tout engin connu peut se voir opposer l’engin qui le détruira ou le paralysera.

En tout cas, là encore, l’appareil aérien peut prendre la place de l’appareil sous-marin, et ce n’est pas un des faits les moins curieux de cette dernière phase de la grande guerre que cette sorte d’interchangeabilité qui se révèle en certains cas pour les deux nouvelles armes, celle qui exploite la profondeur des eaux et celle qui, de haute lutte, vient de s’emparer de l’atmosphère. Rien n’empêche, en effet, du moins en théorie, un hydravion de lancer une torpille automobile. En pratique, pas beaucoup plus de difficultés, sans doute. Reste que l’appareil aérien est largement justiciable de l’artillerie. Aussi toute tactique admettant l’emploi de ce qu’on appelle, à terre, la cinquième arme, doit-elle admettre en même temps, comme base fondamentale, la puissance du nombre. Nous avons eu deux années et demie pour nous mettre en mesure. Avons-nous bien employé à cet égard un temps si précieux ?


Je ne me pique pas d’être arrivé au bout de la tâche que je m’étais imposée, encore que je n’aie prétendu tracer qu’une esquisse des moyens que l’on pourrait mettre en jeu dans une guerre de côtes actuelle. Pour donner un véritable intérêt à une étude de ce genre, il faudrait, comme je l’ai dit, laisser là les généralités et indiquer d’une manière précise comment telles opérations et telles armes s’appliqueraient plus particulièrement à telles circonstances locales, géographiques et hydrographiques. Cela m’est interdit. Je ne puis qu’affirmer, à nouveau, d’abord que la guerre de côtes reste toujours possible, moyennant que l’on veuille bien faire effort pour créer certains moyens d’action et en « adapter » certains autres, ce qui ne serait ni long, ni coûteux ; ensuite, qu’il s’en faut bien, — et je ne me lasserai pas de le répéter, — que la côte allemande de la mer du Nord, la seule qui soit sur certains points assez difficile, puisse être qualifiée d’inabordable. En tout cas, là où on ne peut pénétrer dans les eaux intérieures, on peut obturer les passes, parce que, justement, les conditions hydrographiques qui rendent malaisé l’accès des rades sont favorables à l’emploi des moyens d’obstruction.

Malheureusement ces conditions mêmes sont peu et mal connues. N’ai-je pas lu tout dernièrement que le littoral de la Frise orientale était d’autant plus inaccessible qu’il est couvert par un chapelet d’îles où l’on ne peut aborder, du côté de la haute mer ? C’est justement le contraire de la vérité, j’ai quelque droit de le dire. La question d’une efficace défense de ces îles, qui donneraient de précieux points d’appui à l’agresseur, est une des plus délicates qu’ait à résoudre l’Etat-major allemand. Et ceci ne surprendra pas les militaires instruits.


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. On n’avait pas résolu encore, on n’a peut-être pas résolu à l’heure actuelle le problème du sous-marin coupe-filet. Certains renseignemens donnent toutefois ce type comme existant déjà chez nos adversaires.
  2. Embarrassé, dis-je : empêché, plutôt…
  3. Au moment où j’écris, on apprend qu’un fort groupe d’hydravions britannique a bombardé non plus Zéebrügge, mais Bruges même, d’où part le canal maritime de 17 kilomètres, qui aboutit au grand port belge. Des établisse mens ont été incendiés, ainsi que des contre-torpilleurs. Souhaitons que, cette fois, les destructions soient définitives.
  4. Je suppose implicitement que des mesures seront prises par l’Amirauté anglaise pour empêcher la sortie des sous-marins allemands par le Sund, ou même par le petit Bell, où l’Allemagne, riveraine du côté occidental du détroit, ne manquera pas de relever les mines pour les laisser passer.
  5. Je rappelle que la marine française pourrait, bien qu’employée en majeure partie dans la Méditerranée, aider la marine anglaise dans le Nord ; que d’ailleurs la marine japonaise est sans doute prête à donner tout le concours qu’on lui demanderait. Je ne parle pas encore de la marine américaine.
  6. L’armement en canons de 24 et 27 centimètres à grande longueur d’âme et trajectoire tendue était justifié, en fait, parce qu’il s’agissait d’attaquer des ouvrages protégés par des voussoirs en fonte dure Grusoh. Mais ce type de batteries de côte n’a été adopté que pour la défense des eaux intérieures de l’estuaire de la Weser qui se confond avec celui de la Jade.
  7. Un des premiers navires de ce type, acheté aux Américains au commencement de 1870, l’Onondaga, se tira fort bien de la traversée de Newport à Brest.
  8. Si l’on m’oppose que les cuirassés qui ont attaqué les batteries turques des Dardanelles ont reçu bon nombre de coups, je réponds que l’on se battait à très faible distance, justement à cause de la disposition des lieux, ce qui donnait tout avantage au défenseur. Dans le Nord, il n’en serait plus du tout de même.
  9. Voyez le Journal des Débats du 7 septembre.
  10. Dans les Dardanelles, le courant, descendant de la Mer-Noire et de la mer de Marmara, porte toujours à l’extérieur du détroit, dans la mer Egée.