La Guerre de Chine d’après les documens chinois

LA


GUERRE DE CHINE


D’APRES LES DOCUMENS CHINOIS,




China during the war and since the peace, by sir John Francis Davis. London, 1852.




La guerre que la Grande-Bretagne a entreprise en 1840 contre la Chine, et qui s’est terminée le 26 août 1842 par la signature du traité de Nankin, comptera assurément parmi les actes les plus mémorables du XIXe siècle. Une nation de trois cents millions d’âmes vaincue par une poignée d’Européens, le plus grand empire de l’Asie ouvert au commerce et à la civilisation de l’Occident, tels sont les résultats de cette lutte, qui tient une place à part dans l’histoire contemporaine. La campagne de Chine a été souvent racontée. Les rapports des chefs de l’expédition figurent dans la collection des blue-books, si libéralement distribués au parlement. Plusieurs officiers, de retour en Angleterre, se sont hâtés d’écrire, pour l’amusement de leurs compatriotes, les impressions de voyage d’une armée anglaise en pays ennemi. Ici même on a plus d’une fois raconté les événemens dont les côtes de Chine ont été le théâtre de 1840 à 1842[1]. Tout n’est pas dit encore cependant sur la question anglo-chinoise, et une publication récente est venue réveiller l’intérêt qui s’attache aux relations de l’Angleterre avec le Céleste Empire. Sous ce titre : China during the war and since the pence, sir John Francis Davis, ex-gouverneur de la colonie de Hong-kong et plénipotentiaire de sa majesté britannique en Chine, nous montre sous un jour nouveau les grandes affaires auxquelles il a pris part depuis le traité de Nankin ; il nous fait toucher du doigt, par des révélations curieuses, quelques-unes des causes qui ont laissé la société chinoise dans un état d’infériorité si marqué vis-à-vis de l’Europe.

Les mœurs politiques et administratives de l’Angleterre permettent à certains personnages éminens de rendre compte des événemens au milieu desquels ils ont joué un rôle. Le gouvernement anglais ne redoute pas ces confidences personnelles, destinées à jeter la lumière sur des faits généralement peu connus. Il sait que les agens investis de sa confiance observeront dans l’exposé ou dans la défense de leurs actes la discrétion et la mesure que commande le patriotisme. Grâce à cette tolérance, qui s’accorde avec les institutions d’un peuple libre, la politique extérieure de la Grande-Bretagne, discutée chaque jour au parlement et dans les meetings, possède de nombreux historiens dont nous pouvons dès à présent recueillir le témoignage et que l’avenir consultera avec fruit. C’est dans les rapports adressés ainsi à l’opinion publique que se rencontre l’explication fidèle des incidens qui se sont produits dans les régions les plus lointaines où s’exerce l’infatigable action de la diplomatie anglaise. A ce titre, le livre de sir John Davis présente un attrait particulier : il nous transporte à l’extrémité de l’Asie, au milieu des armées chinoises, au sein même du cabinet impérial, sur un théâtre entièrement neuf, dont l’Europe, hier encore, devinait à peine les scènes étranges et les aspects infiniment variés.

Quelle opinion le gouvernement chinois, avant la guerre de 1840, s’était-il formée de ces barbares avec lesquels il se préparait à entrer en lutte? Quelle impression produisaient, à Pékin et dans les provinces, les événemens dont chaque courrier apportait la nouvelle? En quels termes étaient rédigées les instructions transmises aux mandarins et les dépêches que ceux-ci envoyaient à l’empereur? En un mot, que se passait-il à l’intérieur de l’empire pendant que l’escadre et l’armée anglaises promenaient si aisément leurs drapeaux victorieux des rives du Chou-kiang au golfe de Petchili? Voilà, à vrai dire, le point de vue le plus intéressant, le plus nouveau surtout, à étudier dans l’histoire de la campagne de Chine. Les correspondances saisies dans le cours de l’expédition et traduites par le docteur Gutzlaff ont fourni à sir John Davis les tableaux et les personnages du drame singulier qui se jouait derrière le champ de bataille. Il faut suivre les péripéties de ce drame parfois comique, dont le dénoûment amena l’union forcée et médiocrement assortie du Céleste Empire et de l’Europe. Il y a là des enseignemens qu’il est utile aujourd’hui de méditer, en présence du mouvement qui rapproche de plus en plus les intérêts de l’Europe et ceux de l’extrême Orient.

La Chine passe avec raison pour un pays de lettrés. L’instruction y est en grand honneur : chaque village possède une école où les enfans de la condition la plus humble vont recevoir le premier enseignement. Dans les chefs-lieux de districts et dans les capitales de provinces, les docteurs sortis victorieux des concours expliquent et commentent devant une jeunesse nombreuse les œuvres sacrées de Confucius et de Mencius. La quantité de livres qui s’imprime et se vend dans le Céleste Empire est immense. Comment donc se fait-il que les Chinois n’aient aucune notion sur les peuples étrangers? Un lettré, un membre de la célèbre académie des Han-lin, pourra aisément réciter de mémoire toutes les sentences des Sse-chou et remonter, de dynastie en dynastie, aux époques fabuleuses de la mythologie chinoise, mais sa science ne franchira jamais les frontières et ne cherchera point à s’enquérir des événemens qui se sont accomplis dans le monde des barbares. Singulière nation, chez laquelle l’ignorance des choses du dehors n’est, pour ainsi dire, qu’un trait d’orgueil! pour les politiques, pour les poètes, pour le vulgaire, il ne saurait y avoir d’autre pays que l’Empire du Milieu, l’Empire des Fleurs, l’Empire du Ciel : qu’importe le reste? Voyez sur la carte chinoise l’immense étendue de territoire que s’adjuge la patrie de Confucius et l’avare portion qui est laissée, comme par grâce, aux principautés d’Europe! Rien n’est plus sérieux que cette fière confiscation du globe au profit de la race chinoise. Les missionnaires jésuites admis pendant le dernier siècle à la cour de l’empereur Kang-hi ont dressé quelques cartes où l’Europe et l’Amérique sont dessinées avec plus d’exactitude; mais leurs travaux ne sont pas descendus à la portée de l’enseignement populaire, qui se complaît dans l’ignorance classique des géographes nationaux.

A la veille de combattre les Anglais, Lin, vice-roi de Canton, voulut se rendre compte des ressources de l’ennemi. Il savait bien que l’orgueil chinois se faisait de grandes illusions sur la prétendue supériorité du Céleste Empire, et le sentiment de la responsabilité qui pesait sur lui (il avait ordre de châtier les barbares) lui inspira le désir très-naturel d’étudier avec quelque attention la situation respective des peuples européens. C’était s’y prendre un peu tard. Lin se mit bravement à l’œuvre; il fit recueillir en toute hâte les documens étrangers qu’il put se procurer en Chine ou dans l’Inde; il consulta des Américains ou des Russes qu’il pensait être fort peu intéressés dans le démêlé anglo-chinois, et, à force de recherches et d’études, il parvint à réunir les matériaux d’une vaste compilation qui fut imprimée en douze volumes, sous le titre de Notes statistiques sur les royaumes de l’Ouest. Les extraits de cet ouvrage cités par sir John Davis contiennent de singulières révélations. Après avoir établi que les Anglais ont dans l’Ouest trois ennemis puissans, la Russie, les États-Unis et la France, le document chinois découvre que la Cochinchine, Siam, Ava et le Népaul inspirent à la Grande-Bretagne de vives inquiétudes. Cela posé, le savant compilateur indique très-sérieusement deux plans de campagne : il propose, soit d’expédier à travers le territoire russe une armée chinoise qui s’emparerait de l’Angleterre, soit d’envoyer une flotte de jonques à la conquête du Bengale. — C’était un personnage éminent, un lettré, un vice-roi, qui écrivait ou dictait de pareilles extravagances à l’usage de la cour de Pékin : voilà les renseignemens qui devaient servir de base aux opérations stratégiques des armées chinoises! Est-il besoin de démontrer quelle influence désastreuse cette ignorance des faits les plus simples exerça sur les destinées du Céleste Empire, sur la conduite de ses négociateurs et de ses généraux?

Toutefois ce qui paraît le plus extraordinaire, c’est que, pendant tout le cours de la lutte, le gouvernement chinois, qui recevait à chaque rencontre de si rudes leçons, s’opiniâtrait de plus en plus dans ses vieux préjugés et repoussait comme une lumière importune les enseignemens que lui prodiguaient de continuelles défaites. Il y avait entre les différentes classes de mandarins militaires et civils une complicité de mensonge qui endormait dans une sécurité fatale la cour de Pékin et transformait en victoires signalées les déroutes les plus éclatantes. Les généraux chinois ne voulaient absolument pas être battus ; ils racontaient avec un superbe aplomb leurs fuites triomphales ; dans les proclamations qu’ils adressaient au peuple, dans les bulletins qu’ils envoyaient à l’empereur, ils annonçaient en style pompeux la prochaine extermination des barbares. Qui eût osé ne pas les croire sur parole ? La nation chinoise est élevée dans le respect du langage officiel : elle accueillait volontiers ces communications, qui lui paraissaient d’ailleurs très-vraisemblables et fort naturelles, car il lui eût été bien difficile de s’imaginer que les troupes impériales pussent être vaincues par une poignée d’étrangers. Aujourd’hui encore, le fait est certain, les provinces intérieures demeurent convaincues que l’empereur a triomphé de tous ses ennemis, et que les Européens ne doivent qu’à son inépuisable clémence la faculté de résider et de trafiquer sur quelques points de la côte. Dans la relation si intéressante de son voyage en Tartarie et au Thibet, M. Hue rend compte d’une conversation qu’il eut avec deux Tartares appartenant aux bannières de Tchakar, c’est-à-dire à l’armée de réserve, qui est convoquée seulement dans les grandes occasions : « Les Anglais, disaient naïvement ces Tartares, ayant appris que les invincibles milices approchaient, ont été effrayés et ont demandé la paix. Le saint maître, dans son immense miséricorde, la leur a accordée, et alors nous sommes revenus dans nos prairies veiller à la garde de nos troupeaux. »

Ce fut dans le port de Tinghae (Chusan) qu’eut lieu le premier engagement entre les Anglais et les Chinois. Située en face de l’embouchure du fleuve Yang-tse-kiang, qui traverse le Céleste Empire de l’est à l’ouest, et qui baigne les murailles de Nankin, l’île Chusan est un point militaire et commercial de la plus haute importance. Lorsque le chef de l’escadre fit sommer l’amiral chinois de livrer la place, celui-ci parut fort étonné de voir que les Anglais fussent venus de si loin lui chercher querelle : « C’est avec les gens de Canton que vous êtes en mésintelligence ; allez donc attaquer Canton, et laissez-nous en repos. » La logique de cet argument toucha médiocrement sir Gordon Bremer : en neuf minutes, toutes les jonques rangées le long du rivage étaient détruites, et le lendemain les troupes anglaises entraient à Tinghae. On trouva sur les parapets des provisions de chaux pilée destinée à aveugler les barbares qui essaieraient d’escalader les murs. Le gouverneur du Che-kiang ne pouvait guère dissimuler ce grave échec. Dans son rapport, il parle assez légèrement de quelques jonques coulées et de Tinghae prise, ou plutôt surprise par la faute de l’amiral ; mais il se hâte d’ajouter : « Attendons que notre grande armée soit réunie, nous attaquerons les Anglais et nous les aurons tous vivans. » Le gouverneur du Kiang-sou, Yu-kien, déploya dans son style plus de bravoure encore que son collègue du Che-kiang. Voici en quels termes il rassurait ses administrés : « Chassés de Canton et de Macao, où ils faisaient le commerce de l’opium, les Anglais sont venus au Fo-kien, d’où ils ont été expulsés. Ils ont profité d’un vent favorable pour remonter dans le nord. Ils n’ont d’autres ressources que leurs navires, qui tirent soixante pieds d’eau, et qui ne peuvent par conséquent approcher de nos côtes... Que chacun de vous dorme tranquille ! Moi, qui depuis ma jeunesse ai lu une foule de livres sur l’art de la guerre, et qui ai répandu la terreur de mon nom dans le Turkestan, je considère ces ennemis comme de faibles joncs. Malheur à eux s’ils osent venir à nous !... » Un autre mandarin, adressant un long rapport à l’empereur à la suite des mêmes événemens, annonçait qu’il suffirait de lancer quelques brûlots pour incendier la flotte anglaise, et qu’alors on pourrait « ouvrir sur les navires le feu des batteries, déployer la terreur céleste et exterminer l’ennemi sans perdre un seul homme. » C’est ainsi que les documens officiels écrivaient l’histoire !

Cependant l’empereur Tao-kwang fut un moment tenté d’ouvrir les yeux, lorsque l’escadre anglaise, ayant à bord le plénipotentiaire Elliot, entra résolument dans le golfe de Petchili, et vint-mouiller à l’embouchure du Pei-ho. Jamais armée ennemie ne s’était aventurée si près de la capitale. Les projets d’extermination furent ajournés. Le mandarin Kichen, qui remplissait alors les fonctions de premier ministre, et qui s’était toujours montré hostile aux mesures de violence prises par le vice-roi de Canton, voyait enfin triompher sa politique, et il fut écouté avec empressement lorsqu’il s’offrit à éloigner les Anglais par les voies de la conciliation. Il fallait à tout prix délivrer l’empereur d’un voisinage incommode. Kichen réussit. Ce résultat doit être assurément compté au nombre des plus beaux succès diplomatiques que la ruse et le mensonge aient jamais remportés. Le mandarin se garda bien de faire connaître à l’empereur les exigences des Anglais, et à M. Elliot les décisions superbes que la cour de Pékin se croyait encore le pouvoir de formuler en face des barbares. Il supprima de part et d’autre les correspondances qu’il avait mission d’échanger; il arrangea à son gré les demandes et les réponses, — laissant croire au plénipotentiaire anglais que ses réclamations étaient favorablement accueillies, et qu’il y serait fait droit à Canton, — persuadant à l’empereur que les barbares étaient repentans et soumis, et qu’ils sollicitaient humblement la faveur de rentrer en grâce. En un mot, il sut mentir tant et si bien, que les Anglais commirent la faute de quitter le Petchili, et que l’empereur, charmé de la fuite de ses ennemis, s’empressa de conférer à Kichen ses pleins pouvoirs pour continuer à Canton l’œuvre de paix si heureusement commencée.

Cependant sur les rives du Chou-kiang les affaires changèrent de face. Le rusé mandarin comptait traîner les négociations en longueur, et il espérait que tout se passerait en conférences. Il avait vu l’escadre anglaise d’assez près pour n’être point désireux de faire parler la poudre. Par malheur pour Kichen, les dispositions de la populace de Canton étaient bien différentes : la découverte d’un complot tramé contre les Anglais amena l’attaque et la destruction des forts de Chuenpi, et Kichen, pour conjurer de plus grands malheurs, se vit obligé de signer avec le capitaine Elliot une convention par laquelle il accordait aux Anglais une indemnité de six millions de dollars et la cession de l’île de Hong-kong, en échange de l’abandon de Chusan. Comment annoncer à l’empereur ces tristes nouvelles? La situation était délicate. En partant de Pékin, Kichen n’avait-il pas pris l’engagement de mettre l’ennemi à la raison? Aussi rien de plus curieux que ses dépêches : « Canton ne se trouvant pas encore eu état de défense, écrit-il d’abord, j’ai dû consentir à un arrangement provisoire ; mais ces barbares m’ont causé tant d’ennui, que je veux les exterminer à tout prix, et j’attends mon heure ! » — « En vérité, dit-il dans un autre rapport, ces barbares n’écoutent rien ! leurs officiers n’ont pas pu les empêcher de s’emparer des forts de Chuenpi. Depuis ce moment, ils ont montré un vif repentir et ils sont pleins de crainte... » Enfin la vérité parvint aux oreilles de l’empereur. Tao-kwang, qui avait ordonné à Kichen « de lui envoyer dans des paniers les têtes des Anglais,» fut naturellement fort indigné de ne recevoir qu’un projet de convention qui lui enlevait son argent et Hong-kong. Voici comment il répondit aux dépêches de Kichen, on ne saurait vraiment trop admirer un pareil langage dans la bouche d’un vaincu : « Les Anglais devenant chaque jour plus extravagans, j’avais prescrit à Kichen de se tenir sur ses gardes et de profiter de la première occasion pour ouvrir l’attaque. Au lieu de cela, il s’est laissé circonvenir et corrompre par les barbares. Livrer Hong-kong aux Anglais, leur permettre de trafiquer à Canton ! Est-ce que chaque parcelle de terre, chaque sujet chinois, n’est point la propriété exclusive et inaliénable de l’état? Honte sur Kichen! Qu’il soit dégradé, couvert de chaînes et amené sous escorte à la capitale ; que ses biens soient confisqués! » Et l’infortuné Kichen, qui la veille possédait une fortune évaluée, d’après les documens chinois, à plus de deux cents millions, n’avait plus que quelques pièces de cuivre lorsqu’il fut jeté en prison, la chaîne au cou !

il y a pourtant des juges à Pékin. Kichen fut cité devant leur tribunal, et il eut à se défendre sur treize chefs d’accusation. Son plus grand crime est de n’avoir pas vaincu l’escadre anglaise : on lui reproche d’avoir invité le capitaine Elliot à dîner, de s’être avili par la signature d’un traité, etc. Kichen répond fort humblement qu’il a été victime de son ignorance; — qu’il n’a pas invité à dîner le chef des barbares, mais que, celui-ci ayant faim après une longue conférence, on lui a fait servir une collation; — que le traité conclu n’était qu’une feinte pour tromper les Anglais jusqu’à l’arrivée des troupes, et que lui, Kichen, se proposait bien de ne pas tenir sa parole, etc. On voit, par les pièces de ce singulier procès, quels sont, en matière de droit des gens, les principes des mandarins chinois. Kichen fut condamné à mort, comme coupable de trahison; mais l’empereur daigna lui faire grâce. MM. Hue et Gabet l’ont retrouvé au Thibet; aujourd’hui il exerce les hautes fonction, de gouverneur dans la province du Sse-tchouen, et il a de nouveau amassé d’immenses richesses[2]. En même temps que Kichen, on voit figurer au premier plan, sur le théâtre de la lutte anglo-chinoise, le mandarin Elipou, qui avait passé de longues années dans le gouvernement du Yunnan, province située au sud de la Chine, sur les frontières de l’empire birman. Il avait donc plus d’une fois entendu parler de la puissance des Anglais dans l’Inde, et il devait apprécier les périls sérieux qui menaçaient son pays, lorsque la confiance de la cour le plaça à la tête des deux Kiang. Elipou se rendit à son nouveau poste. Il ne partageait pas les illusions de Pékin; il n’avait point le feu sacré qui animait la plupart de ses collègues, et cependant il avait reçu, selon l’usage, les instructions les plus énergiques. Il devait protéger la côte des deux provinces qui étaient le plus exposées aux attaques de l’ennemi, chasser les Anglais de Chusan, et soutenir, sur terre comme sur mer, l’honneur du drapeau impérial. On s’empressait d’ailleurs de lui indiquer les moyens d’obtenir une victoire signalée : il ne s’agissait que de construire des canons de fort calibre et de remplacer les jonques chinoises, dont on reconnaissait un peu tard l’infériorité, par des navires de guerre semblables à ceux des Anglais. Les mandarins à bouton rouge, qui tenaient conseil auprès de l’empereur, croyaient avoir trouvé le secret infaillible. Peut-être éprouvaient-ils quelques remords en s’abaissant à imiter les constructions navales de leurs ennemis, et en abandonnant les formes traditionnelles de la jonque; mais la gravité des circonstances justifiait cette dérogation temporaire aux habitudes de l’empire. Le sage Elipou se mit en devoir d’exécuter les ordres qu’il avait reçus. Une immense fonderie fut établie à Chinhae, on y fabriqua de gigantesques pièces de canon; malheureusement la plupart éclatèrent au milieu des artilleurs improvisés que l’on avait fait venir du Fokien. Quant aux vaisseaux de ligne qui étaient destinés à lutter avec tant de succès contre la flotte anglaise, il fut impossible d’en dresser le plan. L’ingénieur que l’on avait chargé de cette honorable commande ne put se tirer d’affaire qu’en se suicidant. Accusé par ses ennemis d’incapacité et de tiédeur, Elipou se vit obligé, à son tour, d’enfler le style de ses rapports et de chanter victoire avec les autres mandarins. D’après la convention provisoire signée à Canton, le capitaine Elliot s’engageait à abandonner l’île Chusan. Dès que les troupes anglaises eurent évacué Ting-hae, le gouverneur général des deux Kiang se hâta d’écrire à l’empereur qu’à l’approche de l’escadre chinoise, composée de cent trente jonques et formant trois divisions sous les ordres de trois généraux, les barbares étaient partis de l’île « dans le plus grand désordre. » Cet innocent mensonge ne sauva point Elipou. Le pauvre vieillard fut mandé à Pékin pour y rendre compte de sa conduite; pendant trois jours, il attendit à genoux, à la porte du palais impérial, la faveur d’une audience. Jugé comme Kichen, il fut condamné à la déportation sur les rives du fleuve Amoor, où l’on exile les criminels de la plus vile espèce. Second exemple de la grandeur et de la décadence des mandarins !

Kichen avait été remplacé à Canton par un triumvirat de généraux ayant à sa tête Yhshan, parent de l’empereur. Les Anglais remontèrent le Chou-kiang et mirent le siège devant la ville (mai 1841). Bien qu’il eût écrit à Pékin dépêches sur dépêches pour annoncer la défaite des rebelles, Yhshan fut obligé de capituler. Voici enfin un rapport assez modeste; il n’est pas sans intérêt de voir comment un général chinois s’y prend pour avouer qu’il n’a point triomphé de tous ses ennemis : « Nos décharges d’artillerie se succédaient sans interruption; mais il était impossible de repousser tous les navires des barbares. L’ennemi finit par débarquer : il attaqua les forteresses situées au nord de la ville, et il lança tant de boulets et d’obus, qu’une foule de soldats et d’officiers furent tués ou blessés. Les habitans encombraient les rues, criant, se lamentant, nous suppliant de les sauver. À cette vue, le cœur me manqua. J’allai demander aux barbares ce qu’ils voulaient. Ils me répondirent tous qu’ils n’avaient pas encore reçu l’indemnité pour l’opium saisi, dont la valeur s’élevait à plusieurs millions de taëls. Ils ne réclamaient que le paiement de cette somme; après quoi ils promettaient de se retirer au-delà du Bogue. J’insistai alors pour qu’ils nous rendissent Hong-kong; mais ils dirent que cette île leur avait été régulièrement cédée par Kichen, et qu’ils pouvaient en fournir la preuve écrite. Considérant que Canton courait le plus grand danger et que tout, autour de moi, n’était plus que confusion et misère, j’accédai provisoirement à leur requête... Cependant je me mettrai plus tard en mesure de reprendre Hong-kong. En ce moment, il me reste à vous supplier de me punir, ainsi que mes collègues, pour les fautes dont nous nous sommes rendus coupables, et je vous conjure en tremblant, au nom du peuple tout entier, d’approuver les conditions de la paix. »

Lorsque les Anglais s’en furent allés (avec 6 millions de dollars, prix de la rançon), Yhshan changea immédiatement de style. Il envoya à Pékin la tête d’un soldat anglais en la présentant comme celle de l’amiral sir Gordon Bremer. Un tel cadeau devait plaire à l’empereur. « J’ai reçu, dit Tao-kwang, une dépêche de Yhshan annonçant que les barbares, après avoir attaqué la ville, ont été deux fois repoussés. Notre courage a réduit l’ennemi à la dernière extrémité. Les susdits barbares ont demandé humblement que l’on implorât en leur faveur la grâce impériale. Votre sagesse a pensé qu’il ne fallait point leur refuser la faculté de faire le commerce; mais en même temps vous auriez dû leur ordonner de gagner immédiatement la pleine mer... Que les forts soient remis en état de défense... Si les Anglais montrent la moindre velléité de rébellion, vous les taillerez en pièces avec votre armée. » Peu de temps après cette expédition sur le Chou-kiang, l’escadre anglaise fut assaillie par un affreux typhon. Tao-kwang, apprenant par les récits de ses mandarins que la mer était couverte de cadavres, exprima sa satisfaction et ordonna que l’on brûlât dans les pagodes de Canton vingt bâtons d’encens; il fit accomplir la même cérémonie à Pékin par quatre princes de la maison impériale. Il publia ensuite plusieurs édits annonçant au peuple que les Anglais étaient anéantis, leurs soldats noyés et leurs navires coulés. En réalité, l’escadre avait réparé très-promptement ses avaries. et le cabinet de Londres venait de placer à la tête de l’expédition un nouveau chef, sir Henry Pottinger, qui devait causer aux mandarins et à l’empereur tant de cruelles insomnies !

Les récits qui précèdent ne nous ont laissé voir que les correspondances échangées entre les généraux chinois et l’empereur Tao-kwang : au-dessous de ces nobles personnages, qui, par ignorance ou par calcul, composaient des narrations si divertissantes, que disait et que pensait le peuple? On admet à la rigueur que Tao-kwang, relégué dans sa capitale au fond d’un palais entouré de plusieurs murailles, ait été plus ou moins longtemps dupé par ses plus fidèles serviteurs, et qu’il ait ajouté foi aux bulletins de victoire qu’on lui adressait de si loin; mais les Chinois, les soldats qui étaient si rudement menés par les troupes anglaises, les habitans du littoral, qui voyaient passer et repasser à l’horizon l’escadre des barbares ; les citoyens de Canton, qui avaient entendu le canon de l’ennemi et qui venaient de payer argent comptant leur dernière défaite; en un mot ces millions d’hommes, acteurs ou témoins dans les différens épisodes de la lutte, pouvaient-ils conserver la moindre illusion et croire encore à l’invincible majesté du Céleste Empire? Eh bien! tous les documens établissent que les masses populaires, si promptes à fuir devant les forces anglaises, ne perdaient rien de leur imperturbable confiance. Ces désastres matériels dont il eût été bien difficile de contester les déplorables effets, on les attribuait à l’incapacité des chefs, à la faiblesse de Kichen, qui n’avait pas su rassembler à temps les troupes impériales, à la trahison d’un grand nombre de Chinois qui s’étaient glissés dans les rangs ennemis. Ce dernier motif se trouvait reproduit, par une préférence singulière, dans la plupart des manifestes que les lettrés de Canton adressaient à la populace, en paraphrasant les maximes de Confucius. Les Chinois demeuraient ainsi persuadés qu’ils n’avaient pu être vaincus que par des Chinois, et ils prenaient volontiers à leur compte des triomphes déshonorés par la trahison. L’escadre britannique avait à peine-quitté les eaux du Chou-kiang, que les murailles de Canton furent couvertes de placards où l’orgueilleux pinceau des lettrés vengeait en ces termes l’honneur national : « Nous sommes les enfans de l’Empire Céleste, et nous sommes assez forts pour défendre notre pays. Nous n’avons pas besoin de nos mandarins pour vous exterminer, et vous avez comblé la mesure de vos crimes. Si le traité signé par nos chefs n’avait point mis obstacle à nos projets, vous auriez éprouvé la puissance de nos bras. N’ayez plus l’audace de nous offenser, car nous sommes décidés à faire un exemple. Vous ne pourriez cette fois nous échapper. » Ces déclamations ridicules, avidement lues et chaudement applaudies par la populace, n’expliquent-elles pas les mensonges officiels que les mandarins entassaient dans leurs dépêches? Dès que l’ennemi n’était plus là, les habitans de Canton se croyaient sincèrement victorieux. Comment les chefs auraient-ils tenu un autre langage? Ils écrivaient pour ainsi dire sous la dictée de l’enthousiasme populaire, et ils annonçaient sur la foi des placards que les Anglais allaient être foudroyés.

Investi du commandement supérieur de l’expédition britannique, sir Henry Pottinger comprit que le moment était venu de pousser vigoureusement les opérations et d’en finir avec ce système de conventions provisoires qui aurait dû lasser plus tôt la patience du capitaine Elliot. La campagne qu’il entreprit immédiatement, avec la ferme résolution de ne déposer les armes que devant une capitulation régulière, aboutit, en peu de mois, à la signature du traité de Nankin. L’île de Chusan fut occupée de nouveau ; Amoy, Koolongsou, Chinhae, Ningpo, Changhai, Chapou, tombèrent successivement au pouvoir des troupes que les steamers de l’escadre transportaient de victoire en victoire, à la grande stupéfaction des Chinois, émerveillés de voir des navires sans voiles marcher contre le vent ou remonter le courant des fleuves. Les mandarins ne se faisaient aucun scrupule de placer sous les yeux de l’empereur le récit de leurs prétendus triomphes ; leur style nous est connu. Cependant, à mesure que l’ennemi pénètre au cœur de l’empire, les généraux ne paraissent plus aussi sûrs d’eux-mêmes ; on peut en juger par les stratagèmes étranges à l’aide desquels ils comptent avoir raison des Anglais et qu’ils laissent discuter sérieusement dans leur camp. Il faut, dit l’un, envelopper les barbares dans des nuages de fumée et les attaquer à l’improviste. Un autre propose d’expédier une troupe de plongeurs qui brisera les gouvernails et pratiquera des voies d’eau en perçant les coques des navires. Celui-ci demande que l’on prohibe l’exportation du soufre et du salpêtre, afin d’enlever aux Anglais les moyens de fabriquer de la poudre. Le vertige s’emparait ainsi de toutes les têtes, et il enfantait les idées les plus grotesques. On trouva un placard qui engageait les Anglais à retourner dans leur pays pour y avoir soin de leurs vieux parens. Ce conseil était sincère, car les Chinois pratiquent religieusement les devoirs de la piété filiale. Dans une autre proclamation, le général Yiking garantissait aux cypayes la vie sauve, s’ils s’abstenaient de tirer sur les Chinois, et ils promettait le bouton de mandarin à ceux qui livreraient un officier. Il avait appris que les cypayes, les hommes noirs, comme il les appelait, appartenaient à une race conquise par les Anglais ; il pensait donc qu’ils saisiraient avec empressement l’occasion de se débarrasser de leurs maîtres. — Enfin, dit sir John Davis, on ramassa, dans un camp que les Chinois venaient d’abandonner, la copie d’une lettre adressée au général anglais pour l’inviter à remettre son armée entre les mains de Yiking, lequel, en retour d’un si grand service, le recommanderait très-vivement aux bonnes grâces du fils du ciel (l’empereur), — Voilà où en étaient réduits ces infortunés mandarins ; ils ne savaient plus comment éloigner les barbares : menaces, prières, conseils, mensonges, tout échouait contre les progrès de l’invasion ; il fallait donc affronter le courroux impérial, plus redoutable mille fois que l’armée ennemie. On vit alors les généraux, et même les autorités civiles, préférer le suicide à l’aveu d’une défaite. Ces incidens devinrent de plus en plus fréquens. Ajoutons cependant que les suicides, en Chine, ne sont pas toujours mortels. Après l’assaut de Tinghae (Chusan), le magistrat civil prit la fuite avec la caisse, et se réfugia dans une île voisine ; mais, au sortir de la ville, il eut soin de déposer sur le bord d’un canal son costume de cérémonie et ses grandes bottes de mandarin. On crut qu’il s’était noyé de désespoir, et il passa naturellement pour un héros ! N’était-ce pas bien joué ?… Par malheur, au bout de quelque temps, l’espièglerie fut découverte, et notre mandarin, convaincu de n’être pas noyé, se vit condamner à mort pour crime de désertion ; il eut l’esprit de faire commuer sa peine en celle de bannissement, puis il en fut quitte pour une forte amende ; enfin il rentra tout à fait en grâce, et il fut nommé gouverneur civil de Chusan in partibus, pour reprendre ses anciennes fonctions le jour où les barbares auraient évacué l’île. Il dut attendre cinq ans. Dans l’intervalle, comme il s’était montré généreux à l’égard des prisonniers anglais et qu’il pouvait ainsi rendre d’utiles services dans les négociations, il fut adjoint aux plénipotentiaires chargés de conclure le traité de Nankin. Telles sont, en Chine, les vicissitudes d’une carrière de mandarin.

Elipou lui-même nous est rendu. Nous l’avons laissé tout à l’heure déchu de tous ses grades et condamné à terminer sa longue carrière sur les frontières de la Sibérie, il était encore en route pour ce lointain exil, lorsqu’un exprès le rappela à Pékin, où l’empereur, effrayé de la tournure que prenaient les événemens, lui confia pour la seconde fois la direction des affaires. Après avoir si longtemps écouté le parti qui, dans son conseil, prêchait la guerre à outrance, Tao-kwang s’était enfin rallié à la politique de paix et de conciliation dont les mandarins Kichen et Elipou avaient, dès l’origine, démontré l’impérieuse nécessité. Il était las (et cela se conçoit) de recevoir chaque jour un pompeux récit des victoires remportées par son armée et d’apprendre en même temps que chaque jour les Anglais gagnaient du terrain et se rapprochaient de sa capitale. Il ne songea donc plus qu’à arrêter à tout prix la marche des barbares. Tel fut le sens des instructions données à Elipou, qui devait être secondé, dans cette volte-face de l’orgueil chinois, par les lumières et la sagesse du mandarin Kying, destiné à jouer un rôle si éminent dans la politique extérieure du Céleste Empire.

Les deux messagers auxquels Tao-kwang confiait ainsi la branche d’olivier, Elipou et Kying, étaient d’origine tartare. Il convient de placer ici une curieuse remarque qui jette un nouveau jour sur le caractère des deux races établies en Chine. Pendant tout le cours de la lutte, les mandarins qui représentaient, soit à Pékin, soit dans les provinces, l’élément tartare, c’est-à-dire la race conquérante, semblaient pencher vers la paix. Les plus ardens conseillers de la guerre, les fanatiques, les sanguins, ceux qui ne voulaient jamais entendre parler de transaction ni de trêve, c’étaient les mandarins de la race conquise, les Chinois de la vieille roche, toujours prêts à s’indigner de l’indulgence qui épargnait les barbares. Ces lettrés à plumes de paon s’épuisaient à rédiger de fières proclamations et à venger par des phrases le territoire violé ; mais, sur le champ de bataille, les autorités chinoises, si éloquentes dans le conseil, ne se distinguaient le plus souvent que par la prudence exagérée de leurs promptes retraites ; les chefs tartares, au contraire, se défendaient avec résignation, et ils déployèrent parfois une noble intrépidité, à laquelle les officiers anglais se sont empressés de rendre hommage. Il n’y eut jamais de lutte sérieuse que là où les troupes tartares étaient engagées.

L’escadre anglaise a jeté l’ancre devant Nankin. Toute résistance est impossible : les Tartares viennent de s’ensevelir bravement sous les ruines de Chin-kiang-fou ; les Chinois, mandarins et soldats, se sentent perdus ; une éclipse de soleil, sinistre augure, leur a prédit l’inévitable défaite. Elipou et Kying remplissent alors leur mission ; ils subissent la loi du vainqueur, et, dans une longue dépêche, ils annoncent à l’empereur la triste nouvelle : « Nous proposons, disent-ils (pour notre crime la mort serait un châtiment trop faible), nous proposons d’accueillir les demandes des Anglais. Nous savons bien que leurs exigences accusent une avidité insatiable; elles n’ont toutefois pour objet que l’intérêt du commerce, et elles excluent pour l’avenir toute pensée hostile. Aussi, afin de sauver la province et de mettre fin aux calamités de la guerre, nous sommes-nous déterminés à accepter ces conditions. Nous avons promis aux Anglais, sur la foi du serment, que s’ils montraient quelque repentir pour le mal qu’ils nous ont fait, et s’ils concluaient un armistice, leurs propositions seraient agréées...» Par un autre rapport, les plénipotentiaires chinois rendent compte du progrès des négociations, dont Tao-kwang avait approuvé l’ensemble, sauf quelques réserves. Il s’agit d’obtenir, pour les Européens, la faculté de résider avec leurs familles dans les ports qui doivent être ouverts au commerce. « Nous avons remarqué que les barbares subissent l’influence de leurs femmes et qu’ils obéissent à la voix de l’affection. La présence des femmes dans les ports adoucirait donc leur caractère et nous donnerait plus de sécurité. Si les barbares ont auprès d’eux tout ce qui leur est cher et s’ils voient leurs magasins abondamment garnis de marchandises, ils seront en notre pouvoir, et nous les gouvernerons plus aisément. — Tout bien considéré, disait Kying, nous avons placé notre sceau au bas du traité; au risque d’encourir le mécontentement du grand empereur et d’attirer sur nos têtes les plus sévères Châtimens, nous osons solliciter de nouveau la ratification de nos actes...» Et le traité de Nankin, signé le 26 août 1842, fut en effet ratifié par l’empereur Tao-kwang!

L’issue de la guerre de Chine ne pouvait être un instant douteuse. La civilisation européenne et la discipline devaient infailliblement triompher. Cependant l’empereur ne possédait-il pas d’immenses ressources? Maître absolu d’un vaste territoire, il disposait à son gré d’une population nombreuse et fidèle : les impôts ordinaires et extraordinaires, les ventes de titres, les dons, les exactions alimentaient son trésor, et l’on a calculé que les dépenses, durant les deux années de lutte, s’étaient élevées à 250 millions. Les approvisionnemens d’armes répondaient à tous les besoins, puisque les Anglais prirent et enclouèrent, dans les villes et sur les champs de bataille, deux mille trois cent cinquante-six pièces de canon; enfin, même dans les proclamations ridicules dont nous avons cité quelques fragmens, il y avait un vif sentiment de patriotisme, une foi profonde dans l’inviolabilité du sol, une haine ardente de l’invasion étrangère. Devant une escadre anglaise et quelques régimens bien commandés, tous ces élémens de résistance demeurèrent stériles. L’empereur, tremblant dans son palais, dut capituler. L’histoire du monde ne présente en aucun temps le spectacle d’une humiliation pareille. Jamais non plus elle n’a démontré plus éloquemment la loi providentielle qui impose à toutes les nations, à toutes les races, le devoir de se rapprocher, de s’unir, d’échanger leurs idées et leurs richesses, et d’apporter en quelque sorte à la masse commune le contingent de leur génie. Pourquoi la Chine fut-elle si honteusement battue? Suffit-il d’accuser de lâcheté une nation entière? L’explication paraît simple, mais elle serait aussi injuste qu’injurieuse pour l’honneur du Céleste Empire. Les Chinois, et surtout les Tartares, savent braver le péril et sacrifier au besoin leur vie. Bien qu’ils placent les dignités civiles au-dessus des dignités militaires, ils honorent, comme tous les peuples, le courage déployé dans le combat : ils ont souvent fait la guerre, ils ont remporté des victoires, ils conservent dans leurs annales le souvenir de princes conquérans et de généraux glorieux. Cherchons donc ailleurs le motif de leurs récentes défaites. Ce ne sont point les soldats de l’Angleterre, ce sont les armes de l’Occident qui les ont vaincus : ils sont tombés victimes de leur ignorance, non de leur lâcheté. Quelle résistance pouvaient-ils opposer avec leurs sabres à double lame, leurs fusils à mèche et leurs canons inoffensifs, à ces troupes disciplinées dont chaque décharge lançait la mort dans leurs rangs? Dès que le vent avait dissipé la fumée de leur artillerie qu’ils croyaient si formidable, ils voyaient s’ébranler en bon ordre des bataillons intacts qui les mitraillaient à coup sûr. Les Chinois fuyaient donc, quel que fût leur nombre, et la panique leur donnait des ailes. A leurs yeux, les Anglais n’étaient plus des hommes, mais des démons ! Comment la lutte n’eût-elle pas été inégale? La Chine, qui, durant tant de siècles, avait persisté à se séparer de la grande famille humaine, devait expier tôt ou tard son isolement orgueilleux. Pendant qu’elle demeurait stationnaire et se fiait à la solidité de ses vieilles armures, les peuples de l’Occident forgeaient le fer destiné à la conquérir; ils dérobaient à la science les secrets de la guerre. En dédaignant de prendre part à cet enseignement qui se transmet par le contact et se développe au foyer de la civilisation commune, l’Empire Céleste se préparait d’éternels remords, car il en est des peuples comme des hommes : malheur à ceux qui vivent seuls !

La Chine a toujours vécu seule. Étrangère aux progrès accomplis dans l’art de la guerre, elle ignorait également les moyens de se ménager des alliances qui auraient pu, au jour du péril, lui venir en aide, et le caractère de sa politique lui interdisait tout appel aux intérêts ou aux sympathies des autres nations. Méprise grossière, dont les mandarins les plus éclairés du cabinet impérial reconnurent trop tard les funestes conséquences ! Dans la lutte engagée contre l’Angleterre, le Céleste Empire ne représentait-il pas, en définitive, la race asiatique attaquée par la race européenne? Et dès lors ne devait-il point rattacher à sa cause tous les peuples de l’extrême Orient? Si les alliés n’avaient point envoyé de troupes à Canton ou à Nankin, ils auraient du moins opéré d’utiles diversions sur les frontières de l’Inde, et peut-être la Grande-Bretagne eût-elle sérieusement réfléchi devant la perspective d’une conflagration générale. En outre, est-il bien sûr que certaines nations de l’Europe et les États-Unis aient applaudi sans réserve à l’initiative prise par l’Angleterre pour forcer à coups de canon les portes de la Chine? L’événement a prouvé que le commerce du monde entier avait largement profité du triomphe obtenu par les armes britanniques; mais, à l’époque où la guerre fut déclarée, on craignait que l’Angleterre ne s’attribuât, après la victoire, des privilèges exclusifs, et ne se fît, suivant son habitude, la part du lion. Ces appréhensions, qui furent complètement démenties, il faut le reconnaître, par les clauses libérales du traité de Nankin, devaient exciter de vives défiances, que l’habileté la plus vulgaire se fût empressée d’exploiter au profit de la cause chinoise. Enfin les conseillers de Tao-kwang pouvaient-ils ignorer à quel point la Russie et les États-Unis sont jaloux des progrès de l’invasion anglaise dans l’Asie orientale? Il y avait là, pour eux, les élémens d’une imposante médiation qui eût été en mesure de prévenir ou de pallier la honte des derniers désastres. Malheureusement le cabinet de Pékin ne songeait guère à ces détails de politique extérieure, et sa diplomatie n’allait pas si loin.

Dès 1840, les Ghorkas, tribu puissante qui touche à la fois aux frontières de la Chine et à celles de l’Inde, s’abouchèrent avec le ministre chinois qui réside à Lhasa (Thibet), et lui offrirent leur concours contre les Anglais: ils auraient pu, dit le ministre de Lhasa, envahir l’Inde, s’emparer du pays qui produit l’opium, et tarir ainsi la principale ressource de l’ennemi; mais les. Ghorkas demandaient qu’on leur envoyât d’abord des canons et des hommes, et plus tard ils jugèrent prudent de demeurer neutres. Les empires d’Ava et de Cochinchine gardèrent la même réserve, en sorte que, par son imprévoyance et par suite du peu de confiance qu’elle inspirait, la cour de Pékin perdit ses alliés naturels et resta seule exposée aux coups des barbares.

D’après les documens chinois consultés par sir John Davis, un officier russe, accompagné d’un détachement de Cosaques, serait arrivé dans le Turkestan, au commencement de 1841, en sollicitant la permission d’entrer en Chine. L’empereur aurait répondu par un ordre d’expulsion et fait ramener l’officier russe et ses Cosaques de brigade en brigade jusqu’à l’extrême frontière. On suppose que le but de cette mission était d’enseigner aux troupes chinoises le maniement du fusil et la manœuvre du canon. Comment vérifier l’exactitude d’un pareil récit? Les historiens du Céleste Empire ne sauraient être crus sur parole, et cette apparition subite d’un officier russe à la frontière, ce refus dédaigneux de l’empereur, cet escadron de Cosaques expulsé si cavalièrement et reconduit entre les rangs de gendarmes chinois, tout cela n’est probablement qu’une fable sortie de l’imagination des mandarins. D’ailleurs, si le tsar avait eu la pensée très-ambitieuse d’apprendre l’exercice aux Chinois, il lui eût été fort aisé de connaître à l’avance les dispositions de la cour de Pékin par l’intermédiaire du collège russe établi dans cette capitale. Les relations avantageuses que la Russie entretient avec la Chine sur le marché de Kiakhta, aux confins de la Sibérie, permettent jusqu’à un certain point de croire que le tsar, désireux d’étudier de plus près la politique suivie à l’égard de l’Angleterre, aurait envoyé dans les provinces du nord, des émissaires chargés de lui rendre compte des événemens. Peut-être encore quelque officier de fortune, s’ennuyant au fond d’une garnison de Sibérie, sera-t-il venu offrir son épée et ses services, à l’exemple de ces nombreux officiers français, italiens, espagnols, que l’on retrouve au milieu des armées asiatiques. En tout cas, malgré le secret dépit que devait inspirer au gouvernement russe le triomphe des Anglais, il n’est point présumable que les faits se soient passés officiellement ainsi que le rapportent les documens chinois.

La France n’était point aussi directement intéressée que la Russie aux conséquences de la guerre. Depuis longtemps nous avons à peu près renoncé à disputer à la Grande-Bretagne le rôle prépondérant en Asie : nous avons perdu l’Inde; notre navigation et notre commerce sont presque nuls dans les mers de l’extrême Orient. Fatale abdication que nous ont imposée les secousses révolutionnaires et la triste issue de nos luttes européennes! La France devait donc envisager avec une certaine indifférence les événemens qui mettaient aux prises, à l’autre bout du monde, l’Angleterre et le Céleste Empire. Peut-être eût-elle vu sans déplaisir l’ambition démesurée de sa rivale se briser contre la grande muraille, car il arrive souvent que le patriotisme, égaré par d’aveugles haines, se complaît dans les désastres d’autrui ; mais il faut laisser au vulgaire ces préjugés étroits et stériles. Si l’on observe les choses de plus haut, on reconnaîtra qu’il ne s’agissait point seulement d’une querelle survenue entre l’Angleterre et la Chine à l’occasion de quelques caisses d’opium : la civilisation, l’honneur même du nom européen, combattaient dans les rangs de l’expédition britannique; c’était le génie de la vieille Europe qui se décidait à demander raison d’injurieux dédains et d’humiliations trop longtemps subies. Du jour où la Grande-Bretagne commençait le feu, les autres nations de l’Occident étaient tenues de respecter, sinon d’appuyer, cette initiative qui leur ouvrait les portes du plus vaste empire de l’Asie. Le gouvernement français prit, dès l’origine, cette louable attitude. Il garda la plus stricte neutralité; mais il eut soin d’entretenir constamment sur les côtes de Chine un navire de guerre qui suivait, sans les contrarier, tous les mouvemens de l’escadre anglaise. La Danaïde, la Favorite, l’Érigone, commandées par des officiers du plus haut mérite, MM. Ducampe de Rosamel, Page et Cécille, remplirent tour à tour cette mission délicate. En outre, un agent spécial, M. de Jancigny, fut envoyé en Chine à bord de la frégate l’Érigone, pour étudier particulièrement les ressources que pouvaient offrir au commerce les marchés conquis par les armes de l’Angleterre.

Il est assez curieux de connaître l’effet produit sur les Chinois par la présence de nos navires de guerre. Tantôt on nous supposait de sinistres projets, et les mandarins donnaient ordre de se défier de nous, vu notre qualité de barbares; tantôt, au contraire, notre pavillon apparaissait comme une menace contre les Anglais. Yhking, qui, après l’occupation de Ningpo, fut placé à la tête des troupes du Chekiang, avec le titre de «général inspirant la terreur,» crut devoir un jour rassurer ses compatriotes en leur disant, dans une proclamation, que les ennemis, réduits à la dernière extrémité, avaient été obligés d’implorer l’appui des Français, «peuple qui leur ressemble par le costume.» On se figure aisément toutes les suppositions auxquelles l’imagination si féconde des mandarins et des lettrés pouvait se livrer sur notre compte. Sir John Davis a recueilli à ce sujet une pièce fort intéressante qui mérite d’être reproduite textuellement : c’est un rapport adressé à l’empereur par Yshan, l’un des généraux de l’armée de Canton.

«Pendant la douzième lune de l’année dernière (janvier 1842), les chefs Jancigny et Cécille arrivèrent à Hong-kong à bord d’un bâtiment de guerre, en annonçant que d’autres navires ne tarderaient pas à les joindre. Tandis que nous prescrivions une enquête sur cet incident, on nous apprit que Cécille était venu à Canton dans une barque, et les marchands hanistes nous dirent qu’il désirait avoir une entrevue avec les mandarins. Nous dûmes considérer que les Français avaient été respectueux et dociles dans leurs relations de commerce, tandis que les Anglais, en se montrant rebelles et en faisant la guerre, avaient entravé le négoce des autres nations et provoqué ainsi de vifs ressentimens. Comme les chefs français ne demandaient qu’un entretien purement officieux, nous avons cédé aux circonstances et nous nous sommes relâchés de notre dignité, afin de combiner nos plans et de semer la division entre les barbares. Pendant la conférence, Cécille déclara que son souverain avait eu connaissance de la guerre engagée avec les Anglais et qu’il l’avait envoyé en Chine pour protéger les navires français, et, au besoin, pour offrir sa médiation. Nous avons répondu : « Votre souverain a toujours été obéissant et dévoué, nous nous plaisons à le reconnaître. Les Anglais sont pervers, cruels, incorrigibles; aussi ont-ils offensé toutes les nations. Puisque votre roi vous a envoyé ici avec un navire de guerre, déployez votre vaillance, et alors nous nous empresserons d’en référer au grand empereur, qui vous accordera, n’en doutez pas, des faveurs extraordinaires. — Cécille répliqua que, si les Anglais étaient en guerre avec la Chine, ils étaient en paix avec la France, et qu’il n’avait, quant à lui, aucun motif pour commencer les hostilités. — Si je les attaquais sans raison, ajouta-t-il, les autres peuples en seraient indignés; il vaut bien mieux que l’Empire du Milieu cesse de faire la guerre et qu’il arrive à conclure une paix honorable! — Nous lui avons alors demandé comment il. croyait possible d’obtenir un arrangement. Il nous dit qu’il s’adresserait aux Anglais, que si ses propositions étaient accueillies, toute difficulté disparaîtrait, mais que si elles étaient rejetées, la guerre était inévitable. Comme à cette époque les Anglais avaient encouru la juste indignation de votre majesté en s’emparant de Ningpo et de plusieurs villes, et que d’ailleurs le général qui répand la terreur (Yhking) avait déjà reçu l’ordre de les exterminer, nous ne pouvions autoriser Cécille à leur porter des paroles de conciliation. L’officier français nous dit alors qu’il allait voir le général anglais, et que, s’il obtenait quelque nouvelle, il se hâterait de nous la communiquer. Pour répondre à ce bon procédé, nous résolûmes de lui décerner une récompense. »

Si l’on dégage de ce récit l’emphase chinoise, sur laquelle nous devons être maintenant fort édifiés, il faut avouer que le sens, sinon le texte, des paroles rapportées par le mandarin de Canton paraît assez vraisemblable. Le cabinet de Pékin eût été très-désireux d’employer à l’égard des Européens les moyens de répression dont il fait usage à l’égard des pirates. On sait que les côtes de Chine sont, de temps immémorial, exposées aux déprédations d’une piraterie parfaitement organisée. Lorsque le pillage devient trop scandaleux, le gouvernement prend le parti d’offrir à l’un de ces forbans une bonne somme et un bouton d’or ou de cristal, à condition que le nouveau mandarin donnera la chasse à ses anciens complices. Cette politique est la seule qui obtienne quelque succès, la marine impériale étant tout à fait incapable de se mesurer avec l’ennemi. Les gouverneurs du littoral s’estiment très-heureux et se montrent très-fiers de battre les pirates avec les pirates. De même ils avaient imaginé de battre les barbares avec les barbares, et la proposition que le général chinois adressait, en janvier 1842, à l’honorable commandant de l’Érigone était aussi sérieuse que naïve. Quant aux réponses de M. Cécille, elles ne laissèrent aucun doute sur l’attitude que la France entendait garder entre les deux puissances belligérantes. Les mandarins en furent satisfaits au point de les juger dignes d’une récompense impériale ; cependant elles ne pouvaient nous compromettre aux yeux des Anglais, et elles refusaient formellement aux Chinois l’appui matériel que ceux-ci se croyaient en droit de réclamer. Il y a encore dans le rapport d’Yshan un autre passage bon à citer. « Pendant la seconde lune (mars 1842), Jancigny nous fit remettre une dépêche dans laquelle il traitait également de la paix, en exprimant l’espoir que l’île de Hong-kong serait laissée aux mains des rebelles. Après avoir examiné avec plus d’attention la conduite de ces Français, nous reconnûmes qu’ils étaient amis de l’Angleterre, qu’ils voulaient tirer parti de leur médiation, et qu’ils songeaient à partager nos dépouilles. Alors nous ne les avons plus considérés que comme des gens rusés et imbus des principes barbares. Nous avons repoussé leurs offres, en leur conseillant de ne point aider les rebelles, de peur que les pierres précieuses et les pierres brutes ne fussent broyées dans le même mortier. Toutefois nous leur avons promis une récompense, s’ils voulaient s’employer au service de la Chine, et en même temps nous avons recommandé à nos officiers d’avoir toujours l’œil sur eux... » Ce rapport, dont le début décorait presque un officier français de la plume de paon, et dont la fin nous remet si brusquement à notre place de barbares, ne fut communiqué à l’empereur qu’au mois d’août 1842, c’est-à-dire au moment où Elipou et Kying signaient le fatal traité de Nankin. M. le commandant Cécille, ainsi que M. Page, qui avait intrépidement remonté le Yang-tse-kiang avec sa corvette, étaient conviés à assister à ce grand acte, et dans la suite les mandarins regrettèrent plus d’une fois de n’avoir point compris les paroles sincères et désintéressées que leur apportaient les agens de la France.

Par la conclusion du traité de Nankin, les Chinois s’engageaient à rembourser une forte indemnité, 21 millions de dollars, représentant les frais de l’expédition (les peuples battus par les Anglais paient toujours l’amende). L’île de Hong-kong était cédée en toute propriété à la couronne britannique; les étrangers obtenaient la permission de résider et de trafiquer dans cinq ports, sous la protection de consuls investis d’attributions et de privilèges fort étendus; le monopole des marchands hanistes était aboli, et le commerce devenait complètement libre; les droits d’entrée et de sortie sur les marchandises étaient fixés par un tarif spécial; l’opium ne figurait pas dans ce tarif, il demeurait officiellement prohibé. — En garantie du paiement de l’indemnité, les Anglais retenaient l’île de Chusan, où deux fois le sort des armes avait été si contraire aux troupes impériales.

Les termes de l’amende furent versés, à chaque échéance, avec une exactitude irréprochable. Le commerce légal suivit son cours régulier, et les mandarins fermèrent les yeux sur la contrebande de l’opium[3]. Les Chinois attendaient trop impatiemment le jour où les barbares évacueraient Chusan, ils étaient trop désireux de purger l’hypothèque et de rentrer en possession de leur territoire pour ne pas éviter avec soin toute discussion qui eût déterminé l’Angleterre à s’approprier le gage. Chusan est placé dans une situation si favorable, que le cabinet de Londres eût été ravi de trouver un prétexte pour ne s’en point dessaisir. Sir John Davis, qui exerçait à cette époque les fonctions de gouverneur de Hong-kong et de plénipotentiaire de sa majesté britannique en Chine, ne fait point mystère des intentions de son gouvernement. Il déclare qu’il reçut l’autorisation de négocier l’achat de l’île; mais, ayant acquis la certitude que les Chinois ne se prêteraient à aucune transaction sur ce point et qu’ils n’écouteraient pas davantage les propositions des États-Unis ou de la France, considérant d’ailleurs que l’importance commerciale de Hong-kong s’accroissait de jour en jour, et que dès lors il était moins urgent d’obtenir la cession d’une autre colonie sur la côte de Chine, sir John Davis ne jugea point à propos de faire usage de ses pleins pouvoirs. Le 7 juillet 1846, il restitua solennellement aux quatre commissaires délégués par l’empereur l’île de Chusan et le port de Tinghae.

A partir de ce moment, les relations diplomatiques entre le gouvernement de Hong-Kong et le vice-roi de Canton devinrent moins cordiales. Kying, qui avait si ardemment défendu les idées de paix, au risque de compromettre son autorité à Pékin et sa popularité à Canton, Kying lui-même, l’ami des barbares, se refroidit tout à coup. Diverses tentatives furent faites pour reconstituer, sous une forme indirecte, le monopole des hanistes : le gouvernement chinois établit, à l’intérieur de l’empire, des droits de transit sur les produits destinés aux cinq ports, afin de neutraliser, par un simple déplacement de perception, les avantages de tarif stipulés en 1842; la cité de Canton continuait d’être fermée aux étrangers, contrairement au texte formel du traité. Enfin la populace, dans un délire de sauvage patriotisme, attaqua les factoreries, où les Européens, privés de la protection des autorités, furent obligés de se défendre eux-mêmes. À ces divers griefs venaient s’ajouter plusieurs attentats isolés, commis dans les environs de la ville contre des sujets anglais. Les consuls et le gouverneur de Hong-kong adressèrent successivement à Kying des représentations officielles, en invoquant le droit des gens ainsi que les clauses du traité de Nankin. Évasives d’abord, les réponses du vice-roi devinrent insolentes. Il fallut recourir aux grands moyens. Au mois de mars 1847, sir John Davis, se conformant aux instructions de lord Palmerston, fit embarquer sur les steamers les troupes dont il pouvait disposer, entra dans le Chou-kiang, s’empara des forts, encloua ou jeta à l’eau huit cent vingt-sept pièces de canon, et ne s’arrêta que devant Canton. Ce coup de vigueur, qui aurait pu rallumer la guerre et créer à la politique anglaise de graves embarras, fut frappé si à propos, que les Chinois, mal préparés à la résistance, se confondirent immédiatement en excuses, et souscrivirent, sans hésiter, aux conditions imposées par le représentant de la Grande-Bretagne.

En rendant compte des incidens qui se rattachent aux principaux actes de son administration, sir John Davis envisage l’avenir de la question anglo-chinoise : il exprime l’avis que, jusqu’en 1855, époque fixée pour la révision facultative des traités que le Céleste Empire a conclus avec la France et les États-Unis, il ne saurait être apporté aucun changement à la situation actuelle. Dans trois ans, si les négociations sont reprises, on pourra solliciter l’ouverture d’un plus grand nombre de ports et provoquer le règlement définitif de certains points demeurés en litige. Nous avons déjà essayé de démontrer ici[4] que les Anglais et les Chinois sont également intéressés à vivre en bonne intelligence, et qu’ils doivent, au besoin, pratiquer la politique des concessions plutôt que de se lancer dans les aventures d’une nouvelle guerre. La même opinion est exposée et défendue avec beaucoup plus d’autorité par l’ancien gouverneur de Hong-kong. Toutes les idées ne sont-elles pas aujourd’hui tournées vers la paix? La paix n’est-elle pas en quelque sorte le mot d’ordre de tous les empires? Plus qu’aucun autre, l’empire chinois, épuisé d’argent et déchiré par des révoltes intérieures, doit se montrer conciliant à l’égard des puissances étrangères et prévenir les éventualités d’une seconde lutte, qui ne serait pour lui qu’une seconde humiliation, car il ne paraît pas que, depuis 1842, il ait amélioré ses moyens de défense ni fait apprendre l’exercice à son armée.

On pourrait croire que le gouvernement impérial, à peine délivré des Anglais, s’empressa de mettre à profit la rude leçon qui venait de lui être infligée, qu’il comprit la nécessité de se ménager des alliances et de réformer l’organisation de ses troupes. Plusieurs mandarins osèrent en effet appeler l’attention de la cour sur les mesures de salut public que réclamait l’avenir des relations désormais établies avec les nations européennes. Malheureusement la guerre a partout en Chine introduit le désordre, et le jeune successeur de Tao-kwang a hérité d’une bien lourde tâche! Pendant que les Anglais envahissaient le territoire, les généraux chinois imaginèrent de distribuer dans les villes et jusque dans les moindres villages une grande quantité de fusils, qui furent particulièrement recherchés par les pirates et les voleurs. Le brigandage a pris, depuis cette époque, un développement inouï, et il est probable que les armes ainsi gaspillées en 1841 et 1842 se trouvent aujourd’hui entre les mains des rebelles du Kwang-si. A Canton, Kying eut l’idée malencontreuse de créer une sorte de garde nationale qui ne tarda pas à écouter la voix des démagogues, à ouvrir des clubs et à menacer le gouvernement. N’est-il pas permis de sourire à la lecture de ces curieux détails, qui peignent trop fidèlement la situation intérieure de la Chine? Mais, au fond, que penser d’un pays où les autorités ne savent pas même arrêter les voleurs? Peuple étrange, qui conserve toujours à nos yeux son caractère grotesque, et qui ne peut échapper à notre gaieté, alors même qu’il apparaît au milieu de ses désastres ! — Nous venons de lire quelques pages de son histoire, écrite en quelque sorte par lui-même; nous avons vu les proclamations victorieuses des mandarins, les éloquentes colères des lettrés, la majestueuse sérénité de l’empereur; nous avons assisté aux scènes à la fois tristes et ridicules qui se sont succédé pendant le cours de ce long drame où se jouaient les destinées du Céleste Empire. Eh bien ! cette nation, si naïve en apparence, est douée d’une intelligence supérieure : elle est lettrée, délicate, polie; elle a reçu depuis des siècles les lumières de la civilisation, mais elle n’est point sociable. Voilà son erreur, voilà le crime, qu’elle expie cruellement. Voilà l’explication de sa honteuse défaite. Jamais Dieu n’a consacré en caractères plus éclatans les droits et les devoirs sur lesquels repose la société humaine.


C. LAVOLLEE.

  1. A l’époque même où les hostilités étaient ouvertes entre l’Angleterre et la Chine, la Revue publiait, sur la question anglo-chinoise, dans ses livraisons du 15 février, 1er mars, 1er et 15 juin 1842, une série de lettres de M. Adolphe Barrot, alors consul-général de France à Canton. Plus récemment, dans ses Souvenirs d’une station sur les côtes de l’Indo-Chine, M. Jurien de La Gravière a eu l’occasion de retracer les événemens que la Chine a vu s’accomplir depuis 1842, notamment dans les livraisons du 1er septembre 1851 et du 15 mars 1852.
  2. Voici un extrait de la conversation fort curieuse que MM. Hue et Gabet eurent à Lhasa avec Kichen : « Kichen nous demanda des nouvelles de Palmerston, s’il était toujours chargé des affaires étrangères... — Et Ilu (Elliot), qu’est-il devenu? Le savez-vous? — Il a été rappelé : ta chute a entraîné la sienne. — C’est dommage. Ilu avait un cœur excellent, mais il ne savait pas prendre de résolution. A-t-il été mis à mort ou exilé? — Ni l’un ni l’autre. En Europe, où n’y va pas si rondement qu’à Pékin. — Oui, c’est vrai : vos mandarins sont bien plus heureux que nous. Votre gouvernement vaut mieux que le nôtre ; notre empereur ne peut tout savoir, et cependant c’est lui qui juge tout, sans que personne ose jamais trouver à redire à ses actes. Notre empereur nous dit : — Voilà qui est blanc... Nous nous prosternons, et nous répondons : Oui, voilà qui est blanc. — Il nous montre ensuite le même objet, et nous dit : Voilà qui est noir... Nous nous prosternons de nouveau, et nous répondons : Oui, voilà qui est noir. — Mais enfin si vous disiez qu’un objet ne saurait être à la fois blanc et noir? — L’empereur dirait peut-être à celui qui aurait ce courage : Tu as raison;.... mais en même temps il le ferait étrangler ou décapiter. Oh ! nous n’avons pas, comme vous, une assemblée de tous les chefs (tchoung-teou-y; c’est ainsi que Kichen désignait la chambre des députés). Si votre empereur voulait agir contrairement à la justice, votre tchoung-teou-y serait là pour arrêter sa volonté. »
  3. « Kying, dit M. Davis, m’adressa en 1844 une note par laquelle il proposait ouvertement de laisser, d’un commun accord, toute latitude au commerce de l’opium. En conséquence, il n’y a pas eu, depuis la paix, un seul édit contre l’opium, et lorsque le consul anglais de Changhai, se conformant aux clauses du traité, signalait aux mandarins les navires qui se livraient à la contrebande, les autorités locales paraissaient peu empressées de recevoir ces sortes d’avis. Il ne manquait plus au commerce de l’opium que la sanction d’un édit impérial, mais cette sanction officielle ne put jamais être obtenue. »
  4. Voyez la Revue du 15 février 1851, la Politique européenne en Chine.