La Guerre de 1866 - Les Armes et les Armées des belligérans

LA
GUERRE EN 1866

Les armes et les armées des belligérans.

I. L’armée prussienne et les manœuvres de Cologne, par Edmond Favre, colonel fédéral. — II. L’Autriche et ses institutions militaires, par le même auteur. — III. Cours de tir, études théoriques et pratiques sur les armes portatives, par M. Cavelier de Cuverville, lieutenant de vaisseau. — IV. Das Vitrpfündige Feldgeschütz (Le canon de campagne de 4), par le capitaine R. Roerdantz. — V. Les canons rayés de campagne et de montagne autrichiens à fulmi-coton (système du général Lenk), par MM. A. Rutzki et O. Grahl.


Les résultats extraordinaires que vient de produire une campagne de quelques jours, le dénoûment probable qui semble lui être réservé, et que certainement personne n’attendait dans un délai aussi prochain, fourniront aux écrivains politiques et militaires un sujet d’études des plus instructifs, bien qu’au fond cette guerre si lestement menée ne fasse que confirmer une vérité vieille comme le monde et universellement acceptée comme un axiome applicable dans toutes les branches de l’activité humaine, à savoir que l’économie du temps, la rapidité de l’action, la vitesse en un mot, considérée sous toutes ses faces, est la condition la plus importante de la puissance. L’adage si connu des Anglais : time is money, le temps c’est de l’argent, ne signifie pas autre chose, et quand Napoléon disait : « La victoire est dans les jambes du soldat, » il exprimait la même vérité.

Les énormes dépenses auxquelles ont consenti les peuples civilisés pour construire des chemins de fer prouvent la force des convictions instinctives ou calculées qui poussent les intérêts et les esprits à obtenir la vitesse à tout prix pour servir de la manière la plus avantageuse les rapports mutuels des hommes et des nations. C’est une autre face de la même idée, que l’on croyait d’abord n’appliquer qu’à l’ordre industriel, et qui, en fait, est devenue un instrument de guerre de plus en plus considérable.

Le télégraphe électrique, c’est encore le même principe, mais se manifestant dans la pratique avec un tel éclat que, malgré la jalousie des gouvernemens, il a fallu accorder l’usage du télégraphe aux simples citoyens, même jusqu’à l’emploi des dépêches chiffrées. Les services de paquebots, auxquels la France et l’Angleterre seules consacrent des subventions annuelles de près de 50 millions de francs, ont-ils une plus grande raison d’être que la rapidité avec laquelle ils distribuent aujourd’hui par toute la terre les correspondances des individus et des gouvernemens ? Si ce n’était cette rapidité et la nécessité indispensable de l’obtenir pour avoir les avantages de tout genre qu’elle rapporte, qui consentirait à entretenir à si grands frais des navires qui, précisément à cause des sacrifices qu’ils font à la vitesse, sont incapables de subvenir par leurs recettes propres aux dépenses qu’ils entraînent ? Lorsque la marine militaire, abandonnant le système moins coûteux de la navigation à voiles, se met à construire exclusivement des bâtimens à vapeur, développe ses appareils jusqu’à plusieurs milliers de chevaux de force, et consent, pour loger ces immenses machines avec le combustible qu’elles consomment, à réduire le nombre de ses canons dans la plus large proportion, que nous enseigne-t-elle, sinon que la vitesse est devenue pour elle une puissance au moins égale à celle du canon ?

Tous les faits de l’histoire, depuis le jour ou l’on construisit la première charrue et la première route, concourent à confirmer cet axiome, et chaque progrès de la civilisation contribue à le faire ressortir d’une manière plus éclatante. La courte campagne de 1866 lui apportera son contingent de preuves à l’appui et de preuves d’autant plus frappantes qu’il semblait au premier abord que la balance des avantages réciproques entre les deux adversaires devait pencher en faveur de celui qui a été vaincu, et que celui qui a été vainqueur ne peut devoir son triomphe qu’à la rapidité de ses manœuvres et à la rapidité du tir de son infanterie. Le fusil à aiguille, qui a joué un si grand rôle dans ce sanglant conflit, serait en effet, si on le comparait seulement coup pour coup, une arme très inférieure au fusil de toutes les infanteries de l’Europe pour la justesse, pour la portée, pour la pénétration ; mais cette infériorité, il l’a rachetée avec un bénéfice incalculable parle nombre de balles que dans un temps donné il pouvait envoyer à l’ennemi. C’est la proportion de trois contre un qu’il faut pour le moins compter à l’avantage du fusil prussien, c’est-à-dire que, sur un espace donné et sur un front égal pour les deux adversaires, les Prussiens entretenaient une grêle de balles au moins triple en épaisseur de celle qu’ils pouvaient recevoir eux-mêmes, et concentraient des feux dont l’extrême vivacité semble avoir en toute occasion triomphé du courage et de la solidité de l’armée autrichienne.

Dans l’ensemble de cette si courte campagne, l’armée autrichienne s’est laissé vaincre par la rapidité des mouvemens de son adversaire, et sur le champ de bataille elle a été vaincue par la rapidité du tir du fusil à aiguille. C’est ce que nous essaierons de prouver.


I.

Au moment où s’ouvrait la campagne, où devait croire que la supériorité numérique, de quelque manière qu’on voulût l’entendre, appartenait à l’Autriche et à ses alliés. Si l’on prend d’abord le chiffre des populations engagées par leurs gouvernemens dans l’une ou l’autre alliance pour mesure de la force respective des belligérans, on trouvera que l’on ne saurait estimer à moins de 52 millions d’hommes la population qui était réunie officiellement sous le drapeau de l’Autriche, soit comme sujette, soit comme alliée ; 38 millions pour l’empire proprement dit, 14 millions pour les états qui avaient voté avec elle à la diète et qui par suite devaient lui prêter le concours de leurs armes. De l’autre côté, dans l’alliance prussienne, on ne comptait au plus que 43 millions d’hommes : 18 millions pour la Prusse, 3 millions pour ses confédérés allemands, 22 millions pour l’Italie. La différence est grande et d’autant plus importante que, dans une querelle qui était surtout allemande, l’Autriche ne possédait pas seulement la supériorité absolue ; elle avait aussi la majorité dans les populations allemandes, quoiqu’il fut très naturel de supposer que cette majorité serait bientôt entamée. En votant avec l’Autriche à Francfort, les princes, et c’étaient eux seuls qui votaient à la diète, n’avaient pas fait que prendre le parti de ce qu’ils considéraient comme le droit ; ils combattaient aussi pro aris et focis, car c’était bien à toutes les dynasties allemandes que M. de Bismarck déclarait la guerre avec ses projets d’agrandissement de la Prusse et de réforme fédérale. Or, parmi ces princes, il en est quelques-uns, comme l’électeur de Hesse-Cassel par exemple, dont le gouvernement est tout à fait impopulaire, et il en est d’autres qui, sans être impopulaires par eux-mêmes, ne peuvent invoquer pour raison de leur existence que l’histoire et les traités. C’est sans doute une raison respectable, mais qui ne suffit pas toujours aux peuples. Malgré le goût qui entraîne naturellement d’es populations d’origine germanique et de religion protestante à s’assurer toujours une certaine dose de self-government, ou, pour employer une expression allemande, d’autonomie particulariste, il n’en est pas moins vrai que, depuis un demi-siècle et principalement depuis vingt ans, il s’est développé en Allemagne des aspirations très sincères et très sérieuses pour la constitution d’une unité plus réelle que celle qui était sortie des traités de 1815, lesquels cependant avaient réduit à trente-quatre, en y comprenant les villes libres, le nombre des souverainetés, au lieu des trois cents et plus qui existaient en 1805, avant la paix de Presbourg. Enviant noblement pour leur pays la puissance que l’unité donnait à leurs voisins de l’est ou de l’ouest, humiliés de l’inertie à laquelle ses divisions politiques réduisaient en mainte occurrence la confédération germanique, craignant peut-être aussi le retour de ces crises où l’on avait vu trop souvent dans le passé les intrigues des maisons princières appeler l’étranger sur le territoire allemand, beaucoup de bons citoyens et de patriotes respectables se mirent à désirer l’a fondation de plusieurs ou même d’un seul grand état qu’il fût désormais impossible de séparer des intérêts généraux de l’Allemagne, qui tirerait le pays du chaos où le retenaient tant d’organisations particulières, et qui, dans les conseils de l’Europe, assurerait à l’Allemagne une place plus digne d’elle : vœux patriotiques, mais qui allaient directement à l’encontre des intérêts des princes, car la conséquence première de la réalisation de ces vœux devait être la suppression d’une foule de principautés allemandes. De là des luttes que beaucoup de circonstances concomitantes ont aggravées, et qui font qu’aujourd’hui beaucoup de trônes en Allemagne, surtout des petits, sont minés et vont peut-être s’écrouler en partie sous les coups de M. de Bismark et de son parlement élu par le suffrage universel.

Nous ne savons si ce parlement parviendra à fonder quelque chose, mais on peut tenir pour certain que, si jamais il se réunit, il fera œuvre révolutionnaire, et qu’il changera la condition de la plupart des princes, comme le voulait faire en 1848 le parlement de Francfort, lorsqu’il offrit au roi Frédéric-Guillaume de Prusse la couronne de l’empire germanique. Nous rappelons ce précédent avec intention, parce qu’il doit éclairer pour nous le présent et l’avenir, parce qu’il nous fait voir quelles sont depuis longtemps déjà les tendances de tous ceux qui, dans l’Allemagne, au nord du Mein, rêvent un changement de la constitution politique. On ne saurait nier en effet que leurs désirs, leurs intérêts, leurs sympathies, ne les poussent dans les bras de la Prusse. Sans doute on ne saurait blâmer trop sévèrement les moyens que le premier ministre du roi Guillaume Ier a employés pour forcer la crise à se résoudre, mais il faut reconnaître aussi que ce n’est pas lui qui l’a créée, que sous tous ses rois la Prusse a travaillé à la produire et ne s’est point toujours pour cela servie de moyens condamnables. Ce n’est pas seulement par ses défauts ou par ses erreurs à l’endroit de la morale que la Prusse a réussi à devenir ce qu’elle est, ce n’est pas seulement parce que l’éclat de sa puissance éclipse celle de tous ses microscopiques voisins que tant de regards en Allemagne se tournent vers elle : c’est aussi parce que, depuis le jour où elle a pris place sur le grand théâtre du monde, elle n’a cessé, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, de déployer la vitalité la plus énergique, — parce qu’elle a donné tous les gages que l’on peut demander à une nationalité vivace et sûre d’un avenir qui ne saurait lui échapper, — parce que depuis deux siècles elle est le représentant le plus autorisé du génie de l’Allemagne, — parce qu’elle a exceptionnellement brillé de l’autre côté du Rhin dans les lettres et dans les arts, dans les sciences et dans la philosophie, dans tous ces travaux de l’intelligence que la race germanique entoure d’un culte si sincère et si honorable, — parce que son administration a toujours été meilleure que celle de ses voisins, — parce qu’enfin elle s’est faite le champion armé de la commune patrie, et que, pour jouer ce rôle, elle soutient avec un dévouement admirable les charges d’une organisation militaire qui serait probablement insupportable à tout autre peuple de l’Europe.

Voilà ce qui a valu à la Prusse, ambitieuse et résolue, le rang qu’elle occupe, et ce qui explique pourquoi elle a trouvé un appui moral, sinon matériel, dans plusieurs des états dont les gouvernemens avaient pris parti pour l’Autriche. Maintenant que la victoire a prononcé et lorsqu’il s’agit de donner à la confédération une constitution nouvelle, c’est-à-dire presque de refaire la carte de l’Allemagne, nous allons voir sans doute toutes ces tendances se manifester avec beaucoup de force. Avant la lutte, elles n’existaient qu’à l’état latent ; du moins on n’a vu nulle part les populations se soulever contre leurs princes, ni les armées manquer à leurs gouvernemens. L’exemple de la Saxe et du Hanovre est là pour le prouver, comme aussi celui du duché de Bade, où l’opinion a contraint le grand-duc, gendre du roi de Prusse, à se déclarer malgré lui contre le gouvernement de Berlin. On peut donc dire qu’au moment où la guerre a commencé, la majorité numérique dans les populations appartenait à l’Autriche et à ses alliés.

En second lieu, si nous cherchons à supputer le nombre des soldats, nous arriverons à une conclusion moins frappante, mais à peu près pareille, quoiqu’il semble, à première vue, que la proposition doive presque se renverser. L’effectif de l’armée autrichienne était sur le papier de 600,000 hommes, et les contingens qu’aux termes de l’acte fédéral ses alliés devaient en tout temps tenir sous le drapeau s’élevaient au chiffre de 250,000 hommes. C’était de première mise un effectif de 850,000 soldats, sur lequel il semblait qu’on pût compter, et qui devait offrir peu de déchets, d’autant moins qu’en vertu de ses institutions militaires l’Autriche dispose encore d’une réserve de 200,000 hommes, sans compter les appels extraordinaires qu’elle peut faire, sans compter aussi que les gouvernemens de ses alliés. Bavarois, Saxons, Wurtembergeois, peuvent appeler sous les armes un nombre d’hommes beaucoup plus considérable que celui qui est fixé par les règlemens fédéraux. Aussi était-on fondé à croire qu’en vue d’une guerre prochaine l’Autriche et ses alliés, pour peu qu’ils eussent montré une activité ordinaire, auraient dû être en mesure d’entrer en campagne avec 1 million d’hommes. Ce n’était pas trop demander à leur zèle, aujourd’hui surtout qu’il faut s’engager dans la guerre avec l’ensemble de tous ses moyens. La puissance des coups qui se portent dès les premiers chocs est si énergique et si destructive, que celui qui hésite à se compromettre d’emblée avec toutes ses ressources, sous prétexte de ménager l’avenir, s’expose à subir dans le présent des désastres dont il ne pourra plus se relever.

L’alliance italo-prussienne accusait sur le papier des chiffres plus considérables que ceux de ses adversaires : 700,000 hommes pour la Prusse et 500,000 pour l’Italie ; mais dans un pays comme la Prusse, où tout le monde est tenu au service militaire, où l’armée, quand on la met sur le pied de guerre, se compose, pour plus de moitié, de citoyens qu’il faut arracher subitement à la vie civile, on peut compter que l’effectif présenté sur le papier subit dans la pratique et par la force des choses un déchet beaucoup plus considérable qu’il ne s’en produit dans une organisation militaire comme celle de l’Autriche, où des corps permanens, recrutés seulement parmi la fleur de la jeunesse, veillent avec un soin jaloux sur la composition et sur l’entretien de leur personnel. Aussi les estimations les plus avantageuses ne portent-elles pas à plus de 500 ou de 550,000 le nombre des soldats que la Prusse a réellement pu mettre en campagne. Quant à ses alliés allemands, ce n’est presque pas la peine d’en parler : entre eux tous, ils ne comptaient que pour un contingent fédéral de 32,000 hommes, et quelques-uns d’entre eux étaient déjà fusionnés dans l’armée prussienne. Quant à l’Italie, elle accusait sur le papier un effectif de 500,000 hommes, lequel présentait aussi beaucoup de non-valeurs, assez pour qu’il ne faille peut-être pas croire qu’il ait pu fournir plus de 350,000 hommes à l’armée active.

C’était compter très largement que d’attribuer à l’alliance italo-prussienne 900,000 hommes sous les armes, et, sans forcer les chiffres, l’alliance autrichienne aurait dû entrer en campagne avec un million de soldats. Il parait cependant, à en juger par les bulletins qui ont été publiés, que les Prussiens se sont trouvés dans presque tous les engagemens en nombre supérieur. D’où cela vient-il ? comment cela peut-il s’expliquer, lorsqu’il est notoire que l’Autriche, pleine de confiance dans la force du quadrilatère, n’avait laissé à l’archiduc Albrecht qu’une armée relativement peu nombreuse, afin de pouvoir porter le gros de ses forces sur l’armée du nord ? Comment aussi expliquera-t-on l’attitude et les manœuvres des alliés de l’Autriche, qui s’y sont pris de telle façon que la campagne paraît terminée avant qu’ils aient trouvé le temps de réunir et d’organiser l’armée qui devait couvrir Francfort ? Il y a là-dessous des énigmes dont le mot ne nous est pas encore donné ; mais, quel qu’il soit, il ne saurait prouver qu’il n’a pas dépendu de l’alliance autrichienne de s’assurer l’avantage du nombre.


II.

Au point de vue stratégique, l’alliance autrichienne jouissait encore d’avantages réels sur l’alliance italo-prussienne. Il ne faut pas regarder comme un inconvénient pour la première d’avoir pu être attaquée à la fois au nord et au midi, et il ne faut pas dire qu’elle était ainsi prise entre deux feux. Les choses veulent être considérées sous un autre rapport, et l’on doit regarder au contraire que c’était un avantage pour l’Autriche d’occuper une position qui divisait les forces de ses adversaires et les tenait à des distances où ils ne pouvaient ni s’entendre, ni s’aider d’une façon assez bien liée pour mener d’accord contre elle une opération positive et bien définie. Ils étaient séparés par de trop grands espaces, ils avaient trop peu de moyens de communications suivies pour faire autre chose, s’ils étaient sages, que de s’accorder une liberté d’action réciproque à peu près entière, à peine dirigée par les vagues prévisions d’un plan de campagne général. Or on sait ce que dans l’exécution il advient presque toujours de ces plans. L’alliance autrichienne au contraire occupait une position centrale bien délimitée, qui lui permettait de réunir ses forces avec une aisance comparativement très grande, et non-seulement de parer à une brèche imprévue, mais aussi de porter à un moment choisi des masses écrasantes sur un point donné de la circonférence. Par contre, les ennemis de l’Autriche ne pouvaient diriger contre elle que des efforts en quelque sorte divergens. Pour tenir dès le début l’alliance autrichienne dans une position compromettante, il eût fallu que les deux parties de l’alliance italo-prussienne pussent se donner la main, et surtout disposer d’une supériorité numérique très considérable. Or, comme nous venons de le voir, tel n’était pas le cas. C’était donc un véritable avantage que d’avoir à opérer en tenant toutes ses ressources sous la main, sur un territoire bien compacte et bien protégé par la nature, couvert à l’est par la Russie et par la Turquie, à l’ouest par la France et par la Suisse, au midi par les Alpes et par le fameux quadrilatère, au nord par cette chaîne de montagnes qui, partant de la Bavière, dessine la frontière de Bohême, sépare la Silésie prussienne de la Silésie autrichienne, et va finir en Hongrie sous le nom de monts Carpathes, affectant dans son parcours la forme de ces arcs qui, dans les tableaux mythologiques ou dans les statues de l’antiquité, sont donnés pour armes à l’Amour ou à l’Apollon pythien. La poignée, le rentrant de cet arc, qui semble dirigé vers le nord, indique précisément la frontière des deux Silésies et le point qui vient d’être le théâtre de la guerre.

Pourquoi l’armée autrichienne du nord, qui devait ou qui aurait dû être pour le moins égale en nombre aux deux armées du prince Frédéric-Charles et du prince royal de Prusse, a-t-elle laissé envahir la Saxe, un pays allié et contigu à son propre territoire ? Pourquoi n’a-t-elle pas disputé aux Prussiens ces plaines où depuis tant de siècles s’était toujours décidé le sort de l’Allemagne, où la supériorité incontestable de sa cavalerie et la supériorité probable de son artillerie auraient réservé à l’armée autrichienne de précieux avantages ? Comment a-t-elle été réduite à ne faire qu’une guerre défensive, et, s’il s’agissait seulement pour elle d’une guerre défensive, pourquoi n’a-t-elle pas défendu les passes des montagnes par lesquelles l’armée prussienne est descendue en Bohême ? C’est cependant la disposition de terrain la plus favorable à une armée qui garde la défensive. Faut-il répondre à toutes ces questions et à d’autres encore en accusant l’incurie de la cour de Vienne et cette lenteur proverbiale des Autrichiens que raille la chanson si connue en Allemagne : Langsam, nur langsam, voran, « lentement, seulement lentement, en avant ? » Il est difficile de prendre un parti dans un sujet aussi délicat ; il nous semble plus équitable, sans accuser personne, de faire ressortir la très remarquable activité des Prussiens et l’habileté avec laquelle, usant des moyens de transport que la paix et l’industrie avaient créés pour d’autres fins, ils ont su pousser leur armée en avant et paraître sur tous les champs de bataille avec l’avantage du nombre. Au reste, on ne peut manquer d’être bientôt éclairé sur ces questions, non-seulement par le récit des impressions personnelles, mais aussi par les enquêtes et les instructions judiciaires qui paraissent devoir être instituées en Autriche. Le gouvernement de l’empereur François-Joseph, d’accord sans doute sur ce point avec l’exaspération du sentiment populaire, ne se refuse pas la suprême, mais peu généreuse et toujours stérile consolation des vaincus. Il faut des victimes expiatoires pour dégager la responsabilité des uns et pour venger l’orgueil des autres. Un certain nombre de généraux et d’officiers seraient, dit-on, traduits devant des conseils de guerre. La liste des noms qui ont été prononcés est déjà beaucoup trop longue, et nous espérons qu’elle est exagérée. Bien des gouvernemens ont provoqué ou se sont laissé imposer, dans la colère de la défaite, de pareils sacrifices ; en est-il beaucoup qui ne les aient pas regrettés, beaucoup qui aient vu confirmer par l’histoire les jugemens qu’ils avaient fait rendre dans les accès de leur désespoir et de leur faiblesse ? Le supplice de l’amiral Byng n’est-il pas une des taches de l’histoire de l’Angleterre ? La république française envoyait à l’échafaud les généraux malheureux, n’est-ce pas une de ses hontes ? et cette barbarie lui fut-elle même jamais d’aucun profit ? Après Solferino, le cabinet de Vienne fit aussi ce que, dans les jours de malheur, on appelle des exemples ; son armée en a-t-elle été fortifiée ? Après la campagne de 1866 va-t-on recommencer ? Lorsque dans le nombre des morts et des blessés on signale une si forte proportion d’archiducs, de généraux, d’officiers, osera-t-on, parmi tous ces braves trahis par la fortune et non par leur courage, aller chercher des coupables, et s’il est des coupables, n’est-ce pas ailleurs peut-être qu’ils se trouvent ? Instruite par l’infortune, la cour de Vienne ne devrait pas oublier que de tous les traits de la grandeur des Romains il n’en est peut-être pas de plus célèbre, ni qui ait été plus admiré que la conduite du sénat lorsque, après la bataille de Cannes, au moment d’un danger suprême pour la république, il se porta en corps au-devant de Varron, et le remercia de n’avoir pas désespéré de la patrie.

Tandis qu’ils faisaient ou devaient faire de grands efforts pour assurer l’égalité et peut-être même la supériorité numérique à leur armée du nord, les Autrichiens ne faisaient rien de semblable sur leur frontière du sud. Presque tous les témoignages s’accordent pour constater que l’armée sous les ordres de l’archiduc Albrecht, le fils du célèbre archiduc Charles, ne s’élevait pas au chiffre de 200,000 hommes, à peu près la moitié du nombre que les Italiens comptaient lui opposer. En acceptant une aussi grande différence de nombre, les Autrichiens étaient sans doute conduits par la confiance qu’ils avaient dans la force de leurs positions, et cette confiance était légitime. Les Alpes du Tyrol, qui leur appartiennent et qui dessinent presque toute leur frontière, constituent un pays d’une difficulté extrême, que les armées ont toujours respecté. C’est une forteresse naturelle, occupée par une race de montagnards passionnément dévoués à la maison d’Autriche, guerriers, habiles au maniement des armes, et que la connaissance des localités non moins que l’amour exalté de leur pays transforme en adversaires des plus redoutables quand ils défendent leurs montagnes. Nous l’avons appris par expérience en 1809 ; le général Garibaldi aurait pu l’apprendre à son tour en 1866, s’il est vrai, comme on l’assure, qu’il voulût réellement tenter avec ses volontaires l’invasion du Tyrol. C’est un territoire que les armées ont toujours évité ou tourné. Quand la guerre s’est faite de l’est à l’ouest ou de l’ouest à l’est, c’est par les vallées du Danube ou du Pô que les armées prenaient leur direction ; quand la guerre se faisait du nord au sud, de l’Allemagne en Italie ou réciproquement, c’était toujours par les pays bas qu’ont créés les atterrissemens des cours d’eau descendant des Alpes pour se rendre dans l’Adriatique par la Vénétie, c’est-à-dire par le fameux quadrilatère d’aujourd’hui, que passaient les armées.

C’est par là qu’est passé Napoléon poussant sa marche victorieuse jusqu’à Leoben, non point que ce fut facile de son temps, mais parce qu’il ne pouvait passer ailleurs. Les innombrables cours d’eau, les fleuves comme le Pô et l’Adige, les lacs, les étangs, les marais, qui couvrent le terrain et qui en font le séjour empesté de la fièvre, présentaient déjà de son temps des obstacles sérieux, si sérieux même qu’il lui fallut illustrer par une victoire presque chacun des villages que rencontra son armée. La plupart des noms que porte la carte de cette région nous rappellent des noms glorieux pour nos armes, et sont devenus populaires chez nous, témoignant par cela même de l’importance des avantages que la disposition topographique offre à la guerre défensive. C’était déjà une route très difficile, mais c’était la seule qui fût accessible. Or, depuis trente ans, la science de l’ingénieur militaire s’est employée à faire l’étude de tous les obstacles que la nature a créés dans le pays, à en construire un système, à le compléter par des travaux qui ont coûté des sommes énormes, et qui ont fait de l’ensemble une des plus fortes positions militaires qui soient dans le monde. On l’appelle le quadrilatère, et il est bien nommé, car, pour se rendre compte de la situation, il ne faut pas seulement considérer les quatre places fortes qui déterminent ses angles, Peschiera et Mantoue, Vérone et Legnano ; il faut considérer le tout comme un vaste camp retranché[1] dont toutes les parties se protègent en conservant chacune son indépendance défensive, où une grande armée, couverte partout d’ouvrages qui ne sauraient être emportés que par des siéges réguliers, peut attendre l’ennemi de tous les côtés en lui imposant une ligne de marche et d’attaque des plus défavorables, — en le forçant à recevoir des batailles pour soutenir les siéges qu’il voudrait entreprendre, — en conservant elle-même sous le canon de ses places des débouchés qui lui permettent à son jour et à son heure de prendre l’offensive dans toutes les directions, et, si l’offensive ne lui réussit pas, de venir se refaire, se réorganiser ou attendre des renforts dans ses casernes, ses hôpitaux et ses magasins. Aussi ne faut-il pas faire trop grand état de la supériorité numérique qui appartenait sur cette frontière à l’Italie ; aussi convient-il de dire que son honneur militaire n’eût pas été compromis, si elle n’avait pas réussi dans l’entreprise ardue qui lui était imposée par les circonstances, tandis qu’au contraire c’eût été le plus glorieux de tous les débuts pour sa jeune armée, si elle fût parvenue à débusquer l’Autriche d’une position aussi forte.


III.

Une question qui a joué un rôle considérable dans cette campagne est celle de l’armement. Autrefois toutes les puissances, à vrai dire, avaient les mêmes armes ; les fusils, les canons et jusqu’aux calibres étaient partout presque identiques, à tel point que l’on pouvait ramasser les boulets de l’ennemi pour les lui renvoyer. Cela se pratiquait souvent dans les siéges. À Saint-Jean-d’Acre, où nous n’avions pu mener qu’un si petit équipage, nos batteries étaient dans une proportion notable alimentées par les boulets que la place et la flotte anglaise nous envoyaient, et que l’on payait aux soldats qui les rapportaient. C’est une ressource qui était encore employée jusqu’à un certain point, même en 1854 et en 1855, devant Sébastopol. Il n’en est plus de même aujourd’hui, chaque puissance a des calibres particuliers, et non-seulement des calibres, mais aussi des armes complètement différentes de celles qui sont en usage chez ses voisins. C’est le résultat inévitable des études qui se poursuivent isolément dans chaque pays pour le perfectionnement des armes rayées et de la diversité des doctrines qui se produisent sur ce sujet nouveau ; il n’a pas encore été donné à ces études de se fixer pour tout le monde avec l’autorité d’une démonstration mathématique.

Quand nous disons que c’est un sujet nouveau, nous voulons dire qu’il s’est depuis peu imposé à l’attention publique, car, si l’on s’en rapportait aux documens officiels, on venait aisément que la plupart des inventions ou des projets qui frappent aujourd’hui les esprits ont mis bien du temps à obtenir la notoriété dont ils jouissent. En ce monde, c’est le lot ordinaire des inventeurs et de leurs inventions. Ainsi c’est depuis la campagne d’Italie, depuis 1859 seulement, que le public a entendu parler du canon rayé, et a su par le Moniteur que la part principale dans la création de cette arme est due à M. le colonel Treuille de Beaulieu, qui prouvait par documens authentiques que les travaux entrepris par lui dans cette direction remontaient jusqu’à l’année 1842. Le temps d’attente a été long sans doute, mais il n’a pas été plus long que celui qui a été imposé en Prusse à l’inventeur du Zündnadelgewehr, du fusil à aiguille, sur lequel sont maintenant fixés tous les regards des militaires.

En effet, c’est en 1848, après un nombre d’années d’études et d’expériences que nous ne saurions préciser, qu’un professeur de chimie à l’université d’Iéna, M. Döbereiner, mort vers 1848, proposa et fit adopter à Berlin l’arme dont toutes les troupes prussiennes sont aujourd’hui pourvues. Vivement prôné par les uns, mais décrié par les autres, le fusil à aiguille parut d’abord n’être appelé qu’à une fortune assez médiocre. En 1849, il n’en avait encore été distribué aux troupes que quelques milliers à titre d’essai plutôt que d’arme réglementaire ; mais en cette année un corps d’armée prussien commandé par le prince de Prusse, aujourd’hui le roi Guillaume Ier, ayant fait dans la vallée du Rhin contre les bandes révolutionnaires la campagne qui se termina par le siège de Radstadt, on fut frappé des avantages que présentait la nouvelle arme, et, malgré les critiques qui persistaient toujours, on décida d’en pourvoir toutes les troupes d’infanterie et de cavalerie.

Néanmoins il fallut encore la campagne du Slesvig, et surtout celle dont nous venons d’être les témoins, pour appeler sur cette arme l’attention publique. Les militaires et les hommes du métier s’en occupaient cependant, et faisaient des efforts pour créer une arme équivalente ou même supérieure ; mais leurs travaux ne sortaient pas de l’enceinte des comités ou des commissions, qui ne semblent avoir encouragé ces essais dans aucun pays. Quant aux gouvernemens, effrayés sans doute des dépenses qu’entraînerait pour eux la création à nouveau de tout le matériel d’armement de leurs infanteries, ils attendaient avec patience que les comités et les commissions eussent terminé leurs rapports et leurs travaux, leurs études et leurs expériences. Cela n’empêche pas le fusil à aiguille prussien d’être très connu dans le monde de la spécialité et d’avoir été maintes fois décrit dans ses livres ; la théorie même de l’arme était enseignée dans tous les cours d’art militaire. En voici une description que nous citerons de préférence. Elle est empruntée à un livre qui a paru en 1864 avec l’approbation du ministre de la marine et des colonies. Il a pour titre : Cours de tir à l’usage de MM. les officiers qui n’ont pu suivre les cours de l’école normale de tir de Vincennes, par M. Cavelier de Cuverville, lieutenant de vaisseau, qui a lui-même été un élève de l’école normale de Vincennes. On lit page 517[2] :


« Le fusil rayé prussien est appelé Zündnadelgewehr, parce que l’inflammation de la charge est produite par une aiguille qui traverse la cartouche pour aller frapper la poudre fulminante contenue dans un sabot en bois ou en papier comprimé. Vers la partie inférieure du canon se trouve une chambre légèrement conique, destinée à recevoir la cartouche, et un fort conducteur ou canal ouvert, à l’extrémité antérieure duquel est vissé le canon. Entre les côtés du canal conducteur est un tube de fer auquel est attachée une forte poignée passant à travers une ouverture pareille à l’entaille de la douille d’une baïonnette, et qui permet de le porter en arrière ou en avant. Lorsque ce tube est poussé en arrière autant que le permet cette entaille, il se trouve une ouverture entre son extrémité et celle du canon par laquelle on introduit la charge. Le tube est alors poussé en avant jusqu’à ce que son extrémité, qui a la forme d’un tronc de cône, vienne s’adapter au canon, qui a en creux une forme semblable pour la recevoir. La poignée étant ensuite tournée dans l’entaille, le tube se trouve parfaitement serré dans le canon.

« Le tube présente à sa partie antérieure une portion pleine sur laquelle réagit la charge, comme sur la culasse des armes ordinaires, et au milieu de laquelle est vissée une tige qui, au lieu d’être pleine comme dans les armes à tige, est percée dans toute sa longueur pour livrer passage à l’aiguille qui doit enflammer la charge. Cette aiguille est formée d’un fil d’acier d’environ 3 millimètres de diamètre, et terminée brusquement en pointe vers l’extrémité qui doit enflammer la charge ; à l’autre extrémité, elle est vissée dans un tube de cuivre, vissé lui-même dans la partie inférieure d’un autre tube autour duquel s’enroule un ressort en spirale ; deux gâchettes à ressort dirigent le tube porte-aiguille dans l’intérieur du tube-culasse ; ce dernier ayant été serré contre le canon au moyen de sa poignée, l’aiguille se trouve liée à la détente de la batterie et l’arme prête à être tirée.

« Dans le tir, 1° le soldat soulève d’abord la poignée, la porte à gauche dans l’entaille du conducteur et ouvre la chambre ;

« 2° Il porte l’aiguille en arrière par le moyen d’une gâchette qui est sur le second tube ;

« 3° Il place la cartouche dans la chambre du canon ;

« 4° Il applique le tube-conducteur contre l’extrémité du canon entaillée, où il est parfaitement maintenu et sans fuite d’air, en poussant la poignée à droite contre la face légèrement inclinée du bord droit du conducteur de fer ;

« 5" Il pousse l’aiguille à travers la poudre de la cartouche, où elle est maintenue prête à toucher l’amorce par la seconde gâchette du ressort du second tube, et en même temps il arme le fusil ;

« 6° Il tire en poussant la détente, qui a une forme particulière et porte une cheville qui s’abat en tirant ; en poussant la détente, la cheville s’abaisse et lâche le ressort en spirale, l’aiguille est poussée avec une grande vitesse dans la composition fulminante placée à l’extrémité du sabot, et la détonation se produit.

« Le fusil à aiguille entrait autrefois pour un tiers dans l’armement prussien (les hommes du troisième rang en étaient armés) ; dans le principe, il employait une balle de forme sphéro-oblongue (oblongue à sa partie antérieure, sphérique à sa partie postérieure) présentant un épaulement à la séparation de l’hémisphère et du cône ; au-dessous de la balle se trouvait le sabot en bois ou en papier comprimé à la machine, d’égal diamètre, couvert de papier gris bien serré autour, présentant un creux à la partie supérieure pour recevoir la partie inférieure de la balle, et en-dessous une petite capsule pour contenir la composition fulminante, qui y était comprimée par un moyen mécanique.

« Dans ces conditions, le fusil à aiguille, malgré l’extrême rapidité de son feu, restait en arrière de la plupart des nouvelles armes à feu tant sous le rapport de la justesse du tir aux distances supérieures à 400 mètres que sous celui de la tension plus ou moins rasante de ses trajectoires ; mais depuis l’introduction de nouveaux perfectionnemens, et entre autres depuis l’adoption de la cartouche Langblei, le tir a été considérablement amélioré.

« Le calibre de l’arme est : dans la chambre, 70 points (le point est de un quart de millimètre), dans le canon (mesuré à la partie inférieure) de 62 entre les pleins, et de 67,25 entre les rayures. Le vent, très considérable, est rempli par le sabot ; celui-ci porte quatre entailles de 30 points de longueur, dirigées parallèlement à l’axe et destinées à faire que la balle soit régulièrement enveloppée et fortement comprimée par les parois du sabot lorsqu’il pénètre dans l’âme plus étroite. Le sabot est censé communiquer à la balle son mouvement de rotation et entraîner avec lui les résidus de la combustion de la cartouche. — La construction de la balle, qui est toute massive, paraît bien entendue et particulièrement appropriée à la condition de diminuer les effets de la résistance de l’air : longueur notable, position favorable du centre de gravité, allongement avec diminution graduelle des diamètres des sections transversales en arrière de la section maximum, forme plane de la base, etc… À chaque millimètre carré de la section transversale correspondent environ 2 décigrammes de plomb, ce qui est presque autant qu’à la balle suisse. Si, malgré cela, les trajectoires n’ont pas la même tension que celles de cette dernière balle, on ne peut l’attribuer qu’à ce que le calibre est plus grand, et le forcement moindre. »

À cette description nous ajouterons quelques chiffres :


Poids total du fusil prussien 5 kilog. 215.
— — sans baïonnette 4 kilog. 850.
Calibre 15 millim.
Calibre de la balle 13 millim. 4.
Vent 1 millim. 8.
Poids de la balle 31 gr.
— de la charge de poudre 4 gr. 90.
— du sabot de la cartouche avec le fulminate… 3 gr.
— de l’enveloppe de la cartouche 1 gr. 3.
— total de la cartouche 40 gr. 2.

Le principal et très grand avantage du fusil prussien, c’est de fournir un tir d’une rapidité très supérieure à tout ce que l’on peut obtenir avec les armes réglementaires encore en usage chez toutes les autres puissances de l’Europe. Pour préciser les choses, nous dirons qu’un homme très expérimenté, il est vrai, a pu tirer avec ce fusil jusqu’à vingt-trois coups en trois minutes, soit presque huit coups par minute. La pratique ne donne pas sans doute de pareils résultats, mais on peut compter que dans le rang le soldat exercé peut arriver à tirer presque cinq coups par minute avec le fusil prussien, tandis qu’il ne peut atteindre à plus d’un coup et demi dans le même espace de temps avec le meilleur des fusils à percussion et à chargement par la bouche.

Avoir la faculté d’envoyer à l’ennemi trois et même peut-être quatre balles pour une, c’est un avantage très manifeste, et qui a paru en Prusse si important qu’il semble avoir été recherché même aux dépens d’autres considérations. Avant d’exposer ce que l’on reproche au fusil prussien, nous ajouterons qu’il se compose d’élémens très simples et très faciles à ajuster ensemble, même par le soldat le moins intelligent, que depuis vingt-cinq ans il est dans les mains des troupes, qu’il a fait trois campagnes, et que par conséquent il doit être considéré comme une arme pratique. Quant aux imperfections que l’on signale, la justesse, la portée et la puissance de ce fusil laissent beaucoup à désirer. D’expériences faites avec grand soin, il résulte qu’à 300 mètres la justesse est bonne, qu’elle décline à 400, qu’elle est médiocre à 500 et presque nulle à 600, où la puissance de l’arme expire. Les balles, même celles du nouveau modèle, que l’on tirait à cette distance retombaient au pied de la cible sans avoir subi presque aucune déformation, preuve sans réplique du peu de force vive qu’elles possédaient encore au point de chute, tandis que les fusils des autres armées de l’Europe font sentir leurs coups à 1,000 et même jusqu’à 1,200 mètres. De même, le but en blanc de l’arme étant fixé à 250 pas, soit 188 mètres, il en résulte qu’au-delà de cette distance la trajectoire décrite par la balle est très courbe, en fait la plus courbe de toutes les trajectoires connues, ce qui revient à dire que le fusil prussien est aussi de tous celui qui bat le moindre espace de ses feux.

D’où viennent ces imperfections ? Presque exclusivement des sacrifices que l’on a faits et que l’on a été obligé de faire pour obtenir la plus grande rapidité de tir qui serait possible. Le fusil prussien n’est que très imparfaitement fermé derrière la cartouche, et tous les gaz que celle-ci produit ne sont pas uniquement employés à chasser la balle. Ils se dépensent encore autrement et au préjudice de la puissance de l’arme. Non-seulement le rapprochement du bord postérieur du canon et de la tête du tube-culasse ne peut pas être si hermétiquement clos, qu’il ne s’échappe par là des flammes et de la fumée en quantité quelquefois assez considérable pour gêner très notablement le tireur, surtout quand il reçoit le vent dans la figure ; mais encore il a fallu laisser derrière la cartouche un espace vide, une chambre ardente, un réservoir de gaz. Ceux-ci, partant du réservoir et cherchant à s’élancer au dehors par le canon, chassent devant eux tous les débris de papier enflammé qui sans cette combinaison auraient pu rester dans l’intérieur et par suite nécessiter le nettoyage du canon après le tir de chaque coup, ce qui eût singulièrement ralenti cette rapidité des feux qui est la qualité principale du fusil à aiguille. Une autre conséquence du mode de chargement dans le fusil prussien, c’est qu’il a besoin d’être démonté et lavé très fréquemment. La crasse de la poudre se dépose en quantité notable entre les tubes dont le libre jeu est indispensable pour la manœuvre de l’arme, ce qui revient à dire que là encore se trouvent des espaces vides par lesquels s’échappe, au préjudice de la puissance de la balle, une certaine quantité de gaz dont les résidus tendent à salir et à engorger le mécanisme. En temps de pluie, l’encrassement qui se produit par suite des conditions du système détermine une boue, et en temps sec, surtout par la chaleur, un enrochement qu’il faut faire disparaître par le lavage, sinon l’arme serait paralysée. Combien de coups en moyenne peut-elle tirer sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à cette opération ? Nous avons entendu dire une cinquantaine.

Quoi qu’il en soit, les Prussiens, gouvernement et armée, ont une confiance extrême dans le mérite de cette arme, et l’on soupçonne que cette confiance compte pour quelque chose dans les motifs qui ont poussé M. de Bismark avec tant de précipitation dans les voies de la guerre. Attribuant les succès que la France a remportés dans la campagne d’Italie à la supériorité de son canon rayé sur le canon lisse des Autrichiens, il n’aurait pas douté que le fusil à aiguille ne dût produire des résultats analogues en 1866, et il se serait hâté d’arriver à la guerre pour ne pas laisser à ses adversaires le temps de se procurer des armes du même genre. La Prusse est en effet la seule puissance dans le monde dont l’armée soit pourvue de fusils qui se chargent par la culasse ; mais, comme nous l’avons dit, il n’est pas de pays où il ne se soit produit des projets pour la construction d’armes de cette nature, pas de pays où ces projets n’aient été expérimentés et étudiés.

Il serait bien long et sans doute inutile d’exposer au lecteur tous les projets qui ont occupé l’étranger ; d’ailleurs, voulussions-nous l’entreprendre, nous ne pourrions le faire que d’une manière inexacte et incomplète. Les gouvernemens ne se soucient pas d’appeler la lumière sur les travaux qu’ils poursuivent dans cet ordre de faits, et c’est seulement lorsqu’ils ont obtenu quelques résultats éclatans que l’on parvient à pénétrer le mystère dont ils cherchent toujours à s’entourer. L’Angleterre, plus avancée que les autres puissances, sauf la Prusse, distribue en ce moment à toute sa cavalerie des armes qui se chargent par la culasse, et il vient de se produire aux États-Unis un nouveau fusil dont M. Cochrane est l’auteur et dont on dit des merveilles. Ce serait une arme qui permettrait de tirer jusqu’à quatorze coups par minute, mais elle n’a pas encore été décrite, et nous n’en saurions parler.

En France comme ailleurs, on s’occupe aussi depuis longtemps de construire pour l’armée des armes portatives à chargement par la culasse. La liste est longue de tous les projets qui ont été soumis à l’administration militaire ; nous mentionnerons seulement le fusil des cent-gardes, dû au colonel Treuille de Beaulieu et adopté pour l’armement de cette troupe dès 1853, le fusil dit à inflammation centrale de M. Gastine-Renette, le fusil de MM. Manceau et Vieillard, le fusil de M. Chassepot, contrôleur d’armes au dépôt central de l’artillerie, que l’on étudie et que l’on éprouve depuis bientôt dix ans. De tous les projets soumis au jugement des autorités militaires, c’est celui qui paraît avoir trouvé le plus de faveur ; il est même sorti des limbes où flottent toutes les inventions à leur naissance, car un des bataillons de la garde impériale présens au camp de Châlons doit en être pourvu. Les études préliminaires sont terminées, les objections présentées par les diverses commissions ont reçu des solutions satisfaisantes, et l’on a cru pouvoir enfin passer à l’armement d’une troupe.

Le Cours de tir de M. C. de Cuverville donne (page 529) une description du fusil Chassepot ; mais depuis l’époque où parut ce livre, c’est-à-dire depuis 1864, cette arme a reçu des perfectionne- mens qui ont beaucoup modifié et sa construction et sa cartouche, laquelle importe autant à la puissance de l’arme que le mécanisme lui-même. On ajoute qu’à cet égard le dernier mot n’est pas dit, et que l’on espère beaucoup de nouvelles modifications qui sont en cours d’étude. Par suite, il n’existe pas une description de cette arme dans l’exactitude de laquelle on puisse avoir confiance ; il faut se contenter d’exposer les résultats que l’on en a obtenus avec des soldats pris dans les rangs et non pas choisis pour leur adresse et leur agilité.

En ce qui touche la rapidité du tir, qui semble être aujourd’hui la qualité la plus recherchée, un tireur à côté de qui l’on met des cartouches libres sur une table ou sur un banc peut, avec le fusil Chassepot, tirer douze coups par minute ; mais c’est un tir que le soldat le plus robuste et le plus habile ne peut soutenir au-delà d’une trentaine de coups ; passé ce chiffre, le nombre diminue sensiblement. La même circonstance se produit avec le fusil prussien, dont on n’a pas pu obtenir huit coups à la minute, et dont le tir faiblit aussi, même dans la main de l’homme le plus expérimenté, vers le vingt-cinquième coup. Ce n’est pas la réaction de la poudre et le recul qui sont la cause de ce fait, c’est tout simplement la fatigue, surtout celle du bras gauche, qui porte toujours l’arme et souvent en supporte le poids tout seul. Au lieu de fournir les cartouches libres à la disposition du soldat, si on le contraint à puiser dans sa giberne, le tir descend à six coups par minute ; il remonte à sept ou à huit, si l’on permet au tireur de prendre ses munitions dans la poche droite de son pantalon. Pour éprouver la justesse de l’arme, on a fait tirer sur des cibles de deux mètres de haut et deux mètres de large, à distance de 500 mètres, en permettant au soldat d’assurer son fusil sur un appui, et il s’est trouvé qu’avec cent cartouches beaucoup d’hommes logeaient cent balles dans les cibles. Pour le fusil Chassepot, la portée de but en blanc, que l’on peut regarder comme la portée normale, est réglée à 500 mètres, la portée absolue dépasse 1,000 mètres, l’arme n’a pas besoin d’être lavée avant d’avoir tiré 250 coups. Avec le même fusil, on a tiré consécutivement 1,000 et 1,200 coups sans qu’il se soit jamais produit aucune avarie.

Le fusil Chassepot peut donc soutenir très avantageusement la comparaison avec le fusil prussien. L’excellence de ses qualités vient surtout de la supériorité d’un mode d’obturation, qui est complète, tandis qu’elle est défectueuse dans le Zündnadelgenehr. Il utilise sur la balle tous les gaz produits par l’inflammation de la poudre, et en même temps qu’il gagne par là beaucoup en force et en portée, il se soustrait à la nécessité des lavages, qui sont si fréquens avec le fusil prussien. Les esprits chagrins pourront sans doute encore regretter que l’on ait mis un temps aussi long pour arriver à ces résultats ; mais, pour être juste, il faut reconnaître que ces résultats sont considérables. Ajoutons enfin, mais ceci est le revers de la médaille, que si le fusil Chassepot était adopté pour l’armement réglementaire de la France, qui comporte au moins 2 millions de fusils, il faudrait demander au corps législatif un crédit de plus de 100 millions de francs pour les construire.

Quoi qu’il en soit, les Autrichiens, malheureusement pour eux, n’avaient pas d’armes de cette valeur à opposer au fusil prussien. Leur fusil à chargement par la bouche, construit sur les plans de M. Lorenz, était cependant une arme nouvelle qui eût certainement brillé dans une comparaison avec toutes les autres armes du même système ; mais le système lui-même allait être condamné par une expérience que tout le monde aujourd’hui sans doute accepte comme définitive : aussi n’y a-t-il pas lieu de donner une description du fusil Lorenz[3], et l’on comprendra les perplexités que, malgré les mérites, malgré la supériorité de justesse et de portée de ce fusil, le général Benedek et ses officiers devaient ressentir quand ils pensaient à l’armement de leurs adversaires. On en a eu d’ailleurs la preuve dans l’ordre du jour où le général autrichien, parlant à ses soldats de la rapidité du tir du fusil à aiguille, leur conseillait de n’en tenir compte que comme d’une incitation nouvelle à employer la baïonnette et la crosse. Le conseil était d’un brave, mais était-il facile ou même seulement possible de le suivre ? La portée utile du fusil prussien, si réduite qu’elle soit, est encore de 500 mètres au moins, et c’est une grande distance lorsqu’il s’agit de la franchir sous une grêle de plomb aussi épaisse que celle dont l’infanterie prussienne est capable de remplir l’espace en avant d’elle. Le général Benedek, qui était à Solferino, où il a déployé une énergie et des talens peu communs, devait savoir qu’à cette bataille il n’y eut ni cavalerie autrichienne ni cavalerie française qui, malgré tout son bon vouloir, ait pu joindre à l’arme blanche l’infanterie qui lui était opposée. De part et d’autre, la vivacité des feux désorganisait toutes les charges avant qu’elles pussent aboutir, et en dépit de la vaillance avec laquelle elles furent fournies. Les chevaux courent cependant plus vite que les hommes, et des deux côtés on n’employait que le fusil ordinaire à percussion.

Si l’armement de l’infanterie prussienne lui assurait des avantages certains sur ses adversaires, il se pourrait bien qu’en matière d’artillerie la proposition dût être renversée. Les Prussiens ne l’admettront sans doute pas, et même, s’il en faut croire la brochure en forme d’instruction que M. Roerdantz, capitaine d’artillerie prussienne, a publiée sur ce sujet, la Prusse posséderait un canon supérieur à tout ce qui est connu en ce genre. On ne tardera pas à être édifié sur cette question ; mais en attendant nous rappellerons qu’en 1860, après les expériences de Juliers, nous avons vu afficher les mêmes prétentions à propos du canon que l’on venait d’emprunter au système du comte suédois de Wahrendorf. On fit alors très grand bruit de ce canon, si grand que les Belges, séduits par tout ce qu’on leur en racontait, se déterminèrent à l’adopter aussi pour leur propre compte. Dans la discussion relative aux fortifications d’Anvers, qui occupa une douzaine de séances du congrès, le ministre de la guerre, M. le baron de Chazal, prôna les mérites de ce canon avec une ardeur et une conviction extrêmes. Peu de temps après cependant ce canon était abandonné, par la Prusse au moins, et remplacé par une nouvelle arme, qui, du nom de l’inventeur, s’appela le canon Wesener. Ce canon, employé pendant la campagne du Slesvig-Holstein, ne donna pas de meilleurs résultats que celui qui l’avait précédé. L’artillerie rayée qui fut mise en jeu par les Prussiens au siége de Düppel y succomba presque tout entière, non pas sous le feu de l’ennemi, qui ne pouvait l’atteindre avec ses pièces lisses, mais par les défauts inhérens au système, et succomba si bien que, lorsqu’il fut question de faire le siége de Fredericia, on dut, pour composer le nouvel équipage, aller reprendre dans les reliques des arsenaux de vieilles pièces des anciens modèles. Depuis lors les Prussiens ont fait un troisième canon, qui, du nom de l’inventeur encore, s’appelle le canon Krainer. Le peu de temps qui s’est écoulé depuis la campagne du Slesvig-Holstein n’a pas permis d’armer exclusivement l’artillerie prussienne de cette nouvelle pièce ; cependant elle domine comme nombre dans les parcs de l’armée, et à Berlin on en a dit des merveilles.

Comme ses deux aînés, le canon Krainer est en acier forgé et se charge par la culasse. Il est, comme pièce de campagne, du calibre de 4, tandis que les autres étaient de 6 ; mais, à vrai dire, la différence réelle qui distingue ces trois modèles entre eux, c’est l’appareil qui sert aux manœuvres de la culasse. L’appareil Kramer paraît être supérieur aux deux autres ; néanmoins c’est toujours à la culasse que se trouvent les points faibles de la pièce, et de plus, si ne se faisant pas juge de la question, on s’en rapporte aux avis incessamment répétés par le prôneur du système, le capitaine Roerdantz, de n’employer pour le service de cette pièce que des hommes aguerris, prudens, attentifs, adroits, on est autorisé à conclure que la manœuvre de cet appareil est toujours une chose délicate et compliquée. Le capitaine Roerdantz raille quelque peu nos officiers de la passion, exagérée, selon lui, de la simplicité qui les a poussés à sacrifier, il le croit, la puissance des effets pour obtenir la plus grande facilité de manœuvre. S’il y avait une polémique à soutenir sur ce point, combien il serait aisé de prétendre que cet amour de la simplification, qui paraît excessif à une imagination germanique, est une qualité militaire des plus précieuses, et qui a déjà produit à notre avantage de très grands résultats ! Au lieu d’avoir besoin de chercher pour le service de nos pièces des canonniers comme ceux que demande le capitaine Roerdantz, et que l’on ne trouve presque pas, nous avons pu remplacer sur le champ de bataille même, et tout à fait à l’improviste, le canon lisse par le canon rayé, sans que jamais ni officiers ni soldats aient hésité sur la manière de s’en servir ; c’est un tour de force comme on n’en avait point encore vu, et que l’on ne renouvellerait sans doute pas avec le canon Krainer. Ne serions-nous point en droit d’ajouter que notre canon rayé, étant le premier de son espèce qui ait été employé dans une armée, est cependant le seul qui, depuis le premier jour de son apparition, soit resté tel qu’il avait été d’abord conçu, si bien que, dans le cas où il faudrait reprendre les armes, nous reparaîtrions encore sur le champ de bataille avec les canons de Solferino ? Tandis que tous les autres venus après nous ont dû changer et rechanger sans cesse tous leurs modèles, le nôtre est resté le même malgré le nombre des diversités au milieu desquelles nous pouvions choisir, — que nous n’avons pas été assez aveugles pour ne pas expérimenter, mais qui toutes ont produit, comme ensemble de qualités, des résultats inférieurs à ceux que nous avions obtenus de notre petite pièce, si légère, si simple, si facile à manœuvrer, si régulière et si sûre dans son action, si bien appropriée aux vicissitudes de la campagne et du combat.

S’il en est ainsi, on se demandera sans doute pourquoi ceux qui sont venus après nous n’ont pas profité davantage de notre exemple, et pourquoi surtout ils ont presque tous recherché pour leurs pièces de campagne le chargement par la culasse, — que nous n’avons encore voulu appliquer qu’aux grosses pièces, et seulement en vue d’obtenir une plus grande facilité de manœuvre. La réponse n’est pas difficile à faire. D’abord une armée n’aime pas en général à copier trop exactement ce que fait sa voisine ; il y a les mœurs, l’organisation, les institutions qui l’en détournent, il y a aussi l’esprit de corps et l’amour-propre national qui répugnent à paraître recevoir une leçon. Sans sortir de chez nous, nous avons une preuve bien frappante de l’existence de ce sentiment instinctif dans les efforts qu’a faits et que fait encore l’artillerie de la marine pour se créer un système différent de celui de l’armée de terre. Ensuite il y a le désir bien naturel, lorsqu’on vient en second, de faire mieux que ses prédécesseurs. Or c’est ce désir qui a poussé presque tous les officiers étrangers à rechercher, même pour le service de campagne, des canons à chargement par la culasse. En effet, la théorie enseigne par principe, mais sans tenir compte d’une foule de considérations pratiques qui diminuent singulièrement l’autorité de ses leçons, qu’un projectile forcé doit en thèse générale porter plus juste qu’un projectile qui ne l’est pas. C’est pour essayer d’obtenir le bénéfice de cette justesse théorique que la plupart des artilleries étrangères ont voulu tirer des projectiles forcés, et partant se sont soumises au chargement par la culasse, qui est le moyen le plus simple de forcer un projectile, en le recouvrant d’une substance molle comme le plomb, qui entre facilement dans les rayures de la pièce. Pour bien des raisons qu’il serait trop long sans doute d’expliquer en ce moment, ce système du projectile forcé, que nous n’avons jamais appliqué, car nos pièces à chargement par la culasse peuvent aussi se charger par la bouche, ce système a été successivement abandonné par la plupart des artilleries qui l’avaient adopté, ou s’il subsiste encore chez quelques-unes, c’est seulement à l’état de nouvelle édition qui n’a pas encore subi l’épreuve de la pratique. Les Prussiens, pour leur part, en sont à leur troisième édition, mais qui vient seulement de paraître.

Les Autrichiens, qui nous avaient pris un canon à Magenta, ont débuté comme les autres, lorsqu’ils ont tenté la création d’une artillerie rayée en voulant faire quelque chose de tout à fait original, et même ils sont allés dans ce sens plus loin que personne. Ils commencèrent, sous la direction d’un officier très ingénieux et très distingué, le général baron Lenk, par adopter un canon qui, au lieu de poudre ordinaire, se chargeait avec du fulmi-coton. Un nombre assez considérable de batteries, une trentaine, dit-on, soit deux cent quarante pièces, avaient été déjà construites dans ce système, lorsque l’expérience et l’explosion spontanée d’un magasin forcèrent de reconnaître que le fulmi-coton, même perfectionné comme il l’avait été par le général Lenk, n’était pas encore devenu une matière propre au service de guerre. Forcés de revenir sur leurs pas, les Autrichiens ont depuis construit une artillerie de campagne moins ambitieuse comme nouveauté. Pour les poids, les dimensions, les attelages, le calibre, le nombre des rayures, etc., elle ressemble de si près à la pièce française, que l’on peut la regarder comme une inspiration assez directe de la nôtre. Le trait essentiel par lequel elle en diffère, c’est le projectile, qui est cependant du même poids et du même calibre, mais qui est construit de façon à réduire autant qu’il est possible le vent que nous accordons au nôtre. C’est toujours la même idée qui revient, quoiqu’il faille reconnaître que, dans l’application, les Autrichiens ont donné au problème une solution qui est particulière à leur artillerie. Leur boulet est revêtu d’une chemise de zinc et d’étain que l’on pourrait qualifier d’ailette continue, destinée qu’elle est à s’emboîter aussi exactement qu’il est possible dans les rayures, à réduire le vent au minimum, et surtout à centrer le projectile, à faire en sorte que son axe se confonde avec l’axe de l’âme de la pièce. Cette dernière condition est importante pour la justesse du tir ; mais de tous les moyens de l’obtenir, est-ce le meilleur que les Autrichiens ont choisi ? Les Anglais, qui, les premiers avec sir W. Armstrong, avaient construit des projectiles sur des données semblables, les ont abandonnés avec le temps, qui a révélé dans la pratique des inconvéniens sur lesquels la théorie n’avait pas compté, ou, pour mieux dire, sans lesquels elle avait compté. La soudure des trois métaux, qui, ayant à résister au choc violent des gaz, a besoin d’être très solide, est une opération qui ne se fait pas toujours d’une manière suffisamment sûre dans les ateliers des arsenaux, et ensuite la juxtaposition de métaux différens produit des actions chimiques qui, au bout d’assez peu de temps, les désagrègent, détruisent la régularité des calibres, modifient les conditions en vue desquelles les projectiles avaient d’abord été fabriqués. Ce n’est pas tout. La chemise de zinc ou de plomb se déchire souvent irrégulièrement dans l’âme de la pièce, et alors la justesse du tir en est très compromise ; d’autres fois la chemise s’arrache, et les morceaux se transforment en une sorte de mitraille à faible portée qui rend dangereux les alentours de la pièce. En Chine, les Anglais employant des projectiles de ce genre, et voulant tirer par-dessus leurs lignes, comme nous le faisons impunément avec nos canons, blessèrent bon nombre de leurs propres tirailleurs. Le fait, qui fut contesté d’abord, a depuis été authentiquement constaté. Enfin ces chemises de zinc ou de plomb, étant ainsi forcées dans les rayures, y laissent des couches de métal qu’il faut fréquemment gratter, qui rendent le lavage de la pièce souvent nécessaire, toutes circonstances qui contribuent à l’usure du canon, et qui peuvent nuire grandement à l’a rapidité du tir.

Ces observations s’appliquent avec plus de force encore à l’artillerie prussienne, qui de plus, dit-on, a déjà fourni des cas d’éclatement assez nombreux, — qu’ils fussent causés par un vice de construction ou bien par une méprise dans le choix qui a été fait de la qualité du métal employé. Les bruits qui courent à ce sujet sont sans doute exagérés, mais ils émanent de telles sources qu’il est impossible de ne pas leur attribuer quelque fondement. Quoi qu’il en soit, et même en mettant à part cette question de la sécurité des servans, qui a certes une grande importance, nous pouvons dire qu’en France du moins les autorités les plus compétentes regardent la pièce autrichienne, qui se charge par la bouche, comme devant fournir un meilleur service, plus sûr, plus simple, plus facile, plus militaire enfin que la pièce prussienne à projectile forcé et à chargement par la culasse.

Nous n’avons pas à parler de l’armement des Italiens, car nous leur avions donné nos armes. C’est avec nos canons et nos fusils qu’ils ont figuré à Custozza, et ils y ont fait bonne figure. La jeune armée qui a reçu le baptême du feu dans cette sanglante bataille en est sortie à son honneur. Sans doute elle n’a pas eu la victoire pour elle ; qui oserait cependant prétendre que dans les mêmes conditions toute autre eût mieux réussi ? La position des Autrichiens enfermés dans leur quadrilatère comportait de tels avantages qu’il eût fallu presque un miracle pour obtenir un succès dès la première rencontre ; néanmoins il ne faut pas blâmer le gouvernement du roi Victor-Emmanuel et ses généraux d’avoir affronté cette rencontre. En l’état moral de la cause, ils n’étaient pas libres de ne point aller chercher les Autrichiens dans leur fort ; s’ils n’y fussent allés, il n’y aurait point eu assez de sarcasmes pour leur reprocher une pusillanimité dont le simple soupçon est cent fois plus désastreux pour une armée qu’une bataille honorablement perdue. Cette nécessité était surtout imposée à une jeune armée qui n’avait pas encore eu l’occasion de faire ses preuves, et qui savait que sa valeur était contestée par une malveillance active. L’épreuve a été rude, mais les troupes qui l’ont subie n’ont pas à la regretter, car elles ont su y conquérir leurs titres à la considération de l’Europe politique et militaire.


IV.

Il serait téméraire de porter dès aujourd’hui un jugement d’ensemble sur tous les événemens de cette courte et sanglante campagne ; cependant le peu que nous ont encore appris les dépêches télégraphiques et les rares bulletins qui ont été publiés suffit déjà pour confirmer de la manière la plus éclatante quelques idées générales qui ne sont pas toutes nouvelles, mais qui ressortent de la situation avec une force plus grande que jamais.

Les longues guerres sont devenues presque impossibles en Europe ou du moins, si l’on doit voir encore des guerres qui durent, on peut être certain que le cours en sera nécessairement interrompu par des trêves plus longues que les périodes mêmes des opérations actives. Le développement de la richesse générale, le perfectionnement de la viabilité et des moyens de transports, les progrès extraordinaires que la science a fait faire à la puissance destructive des engins de guerre, permettent de réunir sur le champ de bataille des masses d’hommes dont on n’avait pas l’idée autrefois, de préparer des chocs auprès desquels les plus terribles batailles des temps passés semblent presque d’innocentes idylles ; par contre, ce sont des efforts que ni vainqueurs ni vaincus ne peuvent soutenir pendant longtemps. Les pertes d’hommes et de matériel qui se font en quelques jours trouvent bientôt leur terme dans l’épuisement tout au moins momentané des parties. L’esprit recule d’abord effrayé à la seule pensée de ces hécatombes épouvantables. Cependant, en allant au fond des choses, on ne sait s’il faut regretter les conditions où jadis se faisait la guerre. Aujourd’hui l’on immole sans doute plus de monde en moins de temps sur le champ de bataille ; en revanche le nombre de ceux qui mouraient lentement et obscurément de toutes les maladies que les armées traînent à leur suite, ce nombre est infiniment moindre. Le général Préval calculait que dans le système des guerres anciennes il fallait compter pour un homme frappé dans l’action au moins deux autres hommes qui périssaient de maladie dans les hôpitaux ou dans les fossés des routes ; mais pour produire l’épuisement qui forçait enfin les adversaires à la paix, il fallait un temps infiniment plus long, temps de cruelles misères pour ceux qui étaient enlevés par les armées, et aussi pour les peuples. En définitive, pour arriver au but de la guerre, c’est-à-dire à la paix, on ne sacrifiait sans doute pas moins de victimes qu’aujourd’hui, seulement l’on y dépensait plus de temps. Était-ce meilleur pour l’humanité ? Valait-il mieux périr miné par la fièvre et par les privations, épuisé par le typhus et par les dyssenteries plutôt que de mourir de la mort glorieuse du soldat ? Il n’est pas un militaire qui hésiterait, s’il pouvait choisir.

Mais le choix n’est pas à faire. Que la guerre soit plus ou moins meurtrière aujourd’hui qu’autrefois, que l’on regrette ou que l’on ne regrette point le passé, ce sont là discussions oiseuses ; ce qu’il importe de savoir et de ne pas oublier, c’est que de nos jours le démon de la guerre, utilisant à son profit les créations de la paix, de la science et de l’industrie, est devenu capable, dès son premier mouvement, de porter des coups qui désemparent les armées les plus nombreuses, les plus vaillantes et les mieux organisées. Jamais la vitesse, l’économie du temps, la rapidité de l’action, qu’elles viennent des combinaisons et de la résolution de l’esprit ou de la puissance des engins, n’ont été un gage plus certain de la force. En 1859, nous livrions notre première bataille à Montebello le 20 mai, et la dernière à Solferino le 24 juin, après quoi l’Autriche recevait la paix à Villafranca. En 1866, la guerre était déclarée de fait le 14 juin par le vote de la diète qui ordonnait la mobilisation des armées fédérales, et les Prussiens occupaient Dresde le 18 du même mois ; ils livraient leurs premiers combats le 25, ils gagnaient la bataille de Sadowa le 3 juillet, et le 4 l’empereur François-Joseph réclamait la médiation de la France.

On ne saurait justifier au point de vue de la morale les thèses qu’a soutenues M. de Bismark, et les procédés qu’il a employés pour faire éclater cette guerre ; toutefois il serait absurde de ne pas reconnaître que, voulant la faire, le gouvernement prussien l’a préparée avec une prévoyance qui n’a été mise en défaut sur aucun point, et qu’il a conduit ses opérations avec une habileté et une énergie qui, vaillamment secondées par la nation tout entière, ont mérité les brillans succès qu’elles ont obtenus.

Les Autrichiens, qui n’avaient pas pour eux tous les avantages, mais qui auraient dû en avoir de très considérables, si leurs affaires eussent été aussi bien menées que celles de leurs adversaires, les Autrichiens ont été vaincus et réduits en une semaine. Ils ont dû commettre des fautes énormes, cela est certain, quoique l’on ne puisse dire encore à qui il convient d’en attribuer la responsabilité. Nous en savons cependant assez pour être dès aujourd’hui convaincus que ce n’est pas à l’armée qu’il faut s’en prendre, et qu’il est injuste autant qu’impolitique de vouloir lui faire porter les conséquences des fautes que d’autres ont commises. Cette armée vouée à la défaite a fait noblement son devoir. Dans aucune des rencontres où elle a été compromise et toujours contre des nombres très supérieurs, contre un armement dont la puissance était écrasante, on ne voit qu’elle ait manifesté le moindre symptôme d’humiliante faiblesse. Ce n’est pas elle qui est coupable, si elle ne s’est pas trouvée prête, si elle n’était pas pourvue du fusil à aiguille. Les pertes qu’elle a faites sont immenses, cent mille hommes peut-être tués, blessés ou prisonniers dans l’espace de huit jours ; mais la grandeur même du sacrifice enseigne que cette armée a conservé ses droits au respect, et que sur ses drapeaux couverts de tels flots de sang il n’y a place pour aucune souillure. La honte, si honte il y a, serait à ceux qui poursuivraient encore le courage malheureux, et elle retomberait d’un poids accablant sur l’Autriche, si la cour de Vienne croyait réparer son honneur en cherchant à flétrir ceux qui ont versé leur sang pour la défendre.

Xavier Raymond.
  1. La superficie du quadrilatère est au plus de 800 kilomètres carrés, c’est-à-dire qu’elle n’égale pas le double de celle du département de la Seine, qui est de 475 kilomètres carrés.
  2. On trouvera une autre description du fusil à aiguille prussien dans l’intéressante brochure que M. le colonel fédéral Edmond Favre a publié à Genève sous ce titre : L’armée prussienne et les manœuvres de Cologne.
  3. Le lecteur curieux pourra trouver une description complète de cette arme dans le livre que le colonel fédéral Edmond Favre vient de publier tout récemment sous ce titre : L’Autriche el ses institutions militaires, 1 vol. in-8o, Paris et Leipzig, 1866.