La Guerre d’Abyssinie

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La Guerre d’Abyssinie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 417-451).
LA
GUERRE D’ABYSSINIE

I. Parliamentary papers. — II. The British Captives of Abyssinia, by Ch. T. Beke.

Sur la côte orientale de l’Afrique, au-delà des plaines de sable de la Nubie, s’étend une contrée montagneuse qui était désignée jadis sous le nom d’Ethiopie; on l’appelle aujourd’hui plus communément Abyssinie. Quoiqu’elle eût été parcourue en tous les sens et étudiée avec un soin remarquable par de savans voyageurs de diverses nations, le public s’en occupait peu, lorsqu’elle est devenue tout à coup célèbre par les aventures singulières du despote qui s’en était rendu maître et surtout par l’expédition vigoureuse que l’Angleterre vient d’y conduire avec le plus brillant succès. Nous nous proposons de raconter les incidens de cette courte et vaillante campagne; pour cela, il sera nécessaire de reprendre les événemens d’un peu loin. Sans le récit des faits qui ont précédé les opérations militaires, on ne comprendrait guère le rôle que le gouvernement anglais a joué en cette affaire, ou bien on serait tenté d’attribuer à des projets d’annexion future, — ce que n’ont pas manqué de faire certains publicistes, même dans les îles britanniques, — la guerre qui vient de se terminer par la prise de Magdala et par la mort du roi Théodore.

Ce que l’on nomme Abyssinie est un massif de hautes montagnes qui mesure à peu près 600 kilomètres de long en chaque sens. Par l’extrémité septentrionale, ce massif touche presque à la Mer-Rouge ; des autres côtés, il est borné par des déserts peu connus. Vue d’ensemble, cette région ressemble à un vaste plateau de 2,000 à 3,000 mètres d’altitude, dont les flancs sont presque inaccessibles et dont la partie supérieure est découpée par des vallées profondes. Les deux rivières principales, l’Abaï et le Takazzé, qui sont des affluens du Nil d’Egypte, se sont creusé un lit dans des ravins abrupts, et ont une allure torrentueuse en raison de la forte pente du terrain. L’Abaï, que l’on désigne quelquefois sous le nom de Nil-Bleu, présente un caractère assez remarquable : il se replie sur lui-même en spirale. Au centre de cette spirale, et dans l’espace compris entre l’Abaï et le Takazzé, se dressent deux chaînes de montagnes qui forment une saillie notable au-dessus du niveau général du pays. Les pics les plus élevés dépassent 5,000 mètres, ce qui est plus que la hauteur du Mont-Blanc. Il serait inutile d’insister davantage sur les traits saillans de la géographie abyssine. Un coup d’œil jeté sur une carte, — cette contrée est figurée avec assez d’exactitude sur nos cartes modernes, — en apprend plus qu’une longue description. Disons seulement que le climat, malgré le voisinage de l’équateur, est tempéré, grâce à l’élévation des montagnes, et présente un contraste salutaire avec les chaleurs brûlantes des plaines de sable d’alentour : le thermomètre y oscille entre 14 et 27 degrés. Au voisinage des sommets, il fait même presque froid ; cependant on ne voit nulle part de neiges perpétuelles. L’hiver de cette région est la saison des pluies, qui dure d’avril à octobre. Pendant ces six mois, les rivières se transforment en torrens, les sentiers deviennent impraticables, les habitans sont contraints de rester sédentaires.

Quant aux subdivisions politiques, il y en a trois principales : le Tigré au nord, l’Amhara au centre et le Shoa au sud. Chacune de ces provinces se partage en plusieurs petits districts qu’il n’y a pas d’intérêt à énumérer pour le moment, car le nombre et l’étendue en varient fréquemment suivant les hasards de la guerre. L’Abyssinie appartient à un peuple qu’il est permis de considérer comme autochthone, en ce sens qu’il n’y a pas de tradition relative à son arrivée dans le pays ni de trace d’habitans plus anciens. Cette population doit être un rameau de la race blanche aborigène, à laquelle appartint jadis presque toute la moitié septentrionale de l’Afrique ; cette population s’est conservée assez pure dans les montagnes centrales de l’Amhara, tandis qu’à l’ouest elle s’est alliée aux nègres du Soudan, et que sur les bords de la Mer-Rouge elle a subi l’influence sémitique des invasions arabes. Vers le midi, elle a pour voisins les Gallas, tribus à peau blanche et à cheveux lisses qui ont probablement la même origine, mais qui n’ont pas été dégrossis par une civilisation primitive que l’on ne peut contester aux Abyssins. Ceux-ci, sans s’être isolés du reste du monde, ont eu le talent de conserver leur autonomie, ce qu’il faut attribuer surtout à la configuration accidentée de leur terre natale. Rustiques, laborieux et guerriers, ils ne sont jamais tombés sous le joug étranger, si ce n’est sur la côte. La plus ancienne légende où il soit question d’eux est celle de la reine de Saba, qui vint à Jérusalem attirée par la réputation du roi Salomon, et en eut un fils, Menilek, dont les descendans régnèrent longtemps sur le Tigré. Il y avait là un royaume puissant et civilisé dont Axoum était la capitale. Les Grecs d’Alexandrie eurent de fréquens rapports avec les Axoumites. C’est de l’Égypte que leur vint la religion chrétienne. Frumence fut au IVe siècle l’apôtre de ces montagnes ; mais les Éthiopiens sont des schismatiques de la secte d’Eutychès, comme les Coptes. Leur chef spirituel est un évêque (abouna) qui est institué par le patriarche d’Alexandrie. Au IXe siècle, les arabes musulmans, dans la ferveur de leurs premières conquêtes, n’eurent qu’à traverser la Mer-Rouge pour entrer en Abyssinie. S’ils ne pénétrèrent pas dans les provinces du centre, au moins créèrent-ils sur le littoral, à Zullah, l’ancienne Adulis, un royaume qui eut un temps de prospérité ; puis l’intérieur de cette contrée montagneuse fut fermé pendant des siècles aux investigations européennes. On raconte que la dynastie de Menilek occupait toujours le trône, tantôt maîtresse de l’Abyssinie entière, tantôt réduite aux limites d’une seule province. Sur la fin du XVe siècle, des missionnaires portugais arrivent à la cour des rois d’Éthiopie. Cent cinquante ans plus tard on les expulse violemment, le pays est de nouveau interdit aux Européens jusqu’à l’époque où un voyageur écossais, Bruce, parcourut cette contrée de 1769 à 1771, et revint en raconter des merveilles. Depuis ce temps jusqu’à nos jours, de nombreux et savans explorateurs se succédèrent sur ce terrain ; les Allemands Rüppell et Krapf, les Anglais Salt, William Harris et Beke, et surtout des Français, Rochet d’Héricourt, Théophile Lefebvre, Ferret et Galinier, les frères d’Abbaddie, ont parcouru l’Éthiopie et l’ont étudiée sur toutes les faces. Ces diverses expéditions scientifiques, dont la France peut réclamer la part principale, nous amènent jusqu’en l’année 1848. C’est à ce moment que remonte l’origine des relations diplomatiques entre l’Angleterre et les negus d’Abyssinie, relations qui viennent de se dénouer d’une façon brutale, par la guerre. On est trop enclin à croire en effet que l’immixtion des Anglais dans les affaires intérieures de ce royaume est de date récente. Les documens publiés par ordre du parlement britannique à l’occasion des derniers événemens font voir au contraire que des explorateurs de cette nation, voyageurs sans titre officiel ou agens consulaires avec un caractère semi-diplomatique, avaient cherché depuis plus de vingt ans à s’établir auprès des souverains de l’Ethiopie.

On peut résumer en quelques mots l’état politique de l’Abyssinie au moment où nous entamons son histoire. Le dernier héritier de l’antique dynastie de Menilek venait d’être supplanté par ses grands vassaux; le régime féodal avait prévalu contre la royauté. S’il y avait encore sur le trône un descendant de Salomon, ce que l’on ignore, il était prisonnier dans son palais de Gondar et réduit au rôle d’un roi fainéant. Le pouvoir avait été usurpé par Ras-Ali, grand-vizir de l’empire; mais ce prince ne régnait que sur l’Amhara avec Debra-Tabor pour capitale. Des grands vassaux, auxquels on donnait le titre de dedjaz, c’est-à-dire duc ou gouverneur, s’étaient partagé les provinces. Les principaux étaient Oubié dans le Tigré, Goshu dans le Godjam, enfin Kassai, le futur Théodore, dans le Kouara. Favorisés par les discordes civiles, les Arabes, sous la suzeraineté nominale de la Turquie, s’étaient rendus maîtres du littoral de la Mer-Rouge depuis Souakim jusqu’au-delà de Bab-el-Mandeb, en y comprenant l’île de Massaoua, où se trouve le seul port fréquenté sur toute la côte d’Abyssinie. Au nord, en descendant vers les sables de la Nubie, les Turcs d’Egypte gagnaient sans cesse du terrain sur toute la frontière entre Massaoua et Metemmah. Au sud, même hostilité contre les tribus mahométanes des Gallas. Guerre au dedans, guerre au dehors, tel était le sort constant de l’Abyssinie à l’époque où nous allons voir des aventuriers anglais s’y introduire, non plus avec le désintéressement scientifique des savans qui les avaient précédés, mais avec l’aveugle ambition de gens qui veulent s’immiscer dans les affaires du pays. Malgré les dissensions intestines auxquelles l’Abyssinie n’a cessé d’être en proie depuis, il n’y a pas en Afrique une contrée qui soit plus digne de fixer l’attention. Nulle région n’est mieux arrosée, plus fertile, plus appropriée par le sol et par le climat au développement d’une civilisation florissante; nul état n’est habité par une population plus vaillante et plus laborieuse. C’est par là que les trois grandes religions, le judaïsme, le christianisme et le mahométisme, ont pénétré en Afrique pour la première fois. C’est la seule terre de cet immense continent qui soit restée chrétienne au moyen âge. Il y a dans ces montagnes les élémens d’une colonie prospère, et l’expédition que les Anglais viennent d’y accomplir mérite de nous intéresser moins encore par les faits d’armes dont elle a été l’occasion que par les conséquences qu’elle peut avoir dans l’avenir.

I.

En 1838, un jeune officier de la marine de l’Inde, John Bell, abandonnait sa carrière, et, entraîné par le goût des voyages, se rendait en Abyssinie. Il y vécut quatre ans d’une existence vagabonde, puis revint en Égypte, y fit la rencontre d’un autre officier de la compagnie des Indes, Walter Plowden, qui rentrait en Angleterre, lui persuada de tenter avec lui cette vie aventureuse, et réussit à l’emmener dans les montagnes de l’Ethiopie. Plowden avait vingt-trois ans, et Bell n’était guère plus âgé. Ces deux jeunes gens voulaient, comme tant d’autres, courir à la recherche des sources du Nil. Après avoir erré quelque temps au hasard et s’être acquis l’amitié de plusieurs chefs indigènes, John Bell ne fit pas de difficulté pour devenir citoyen de cette étrange contrée. Ras-Ali le nomma général, et lui fit cadeau du village de Diddin, à quatre ou cinq heures de marche de Debra-Tabor. Le jeune Anglais épousa la fille d’un petit tyran du voisinage, il en eut plusieurs enfans, et se fit si bien à sa nouvelle condition qu’il oublia presque, dit-on, sa langue maternelle. Au contraire Plowden conservait, paraît-il, quelque esprit de retour en sa patrie. Après cinq années d’absence, il revenait à Massaoua en compagnie d’un ambassadeur que Ras-Ali envoyait à la reine Victoria. La traversée de la Mer-Rouge ne fut pas heureuse. L’officier anglais, l’ambassadeur et les présens dont il était chargé firent naufrage auprès de Suez, et n’arrivèrent pas sans peine en Égypte. L’envoyé abyssin avait été tellement effrayé de ce premier voyage par mer qu’il ne voulut pas en tenter un second. Plowden partit seul pour l’Angleterre.

Le cabinet anglais était assez mal renseigné sur les événemens intérieurs de cette partie de l’Afrique orientale, dont il n’avait assurément qu’un médiocre souci. Toutefois lord Palmerston consentit à gratifier Walter Plowden du titre de consul de sa majesté britannique en Abyssinie avec la mission spéciale de conclure un traité de commerce et d’alliance avec le souverain de cette contrée lointaine. Le nouveau consul revint droit à la cour de son ancien ami Ras-Ali. Ce petit potentat fut très satisfait des présens qu’on lui rapportait d’Angleterre; toutefois l’offre d’un traité le laissa un peu froid. Quand on lui en lut les clauses et conditions, qu’il n’écouta pas sans bâiller, il répondit avec plus de bon sens qu’on n’en aurait attendu d’un sauvage qu’il n’y voyait aucun mal, que c’était même excellent, mais qu’il lui semblait tout à fait inutile de signer cela par le motif qu’il n’y aurait pas en dix ans un seul négociant anglais assez hardi pour pénétrer dans les montagnes de l’Ethiopie. Néanmoins il finit par signer, et le consul Plowden eut la satisfaction d’envoyer à Londres, au mois d’avril 1850, un traité en bonne et due forme qui reçut en temps utile les ratifications d’usage. Lord Palmerston avait recommandé trois points principaux à l’attention du consul d’Abyssinie: empêcher, s’il était possible, le commerce des esclaves, faire obstacle aux agressions des Turcs sur la frontière de Nubie, surveiller les progrès des missions catholiques, auxquelles on avait lieu de supposer que la France accorderait son patronage. Plowden s’occupait peu de ses fonctions officielles. Il avoue qu’il avait un faible pour la guerre. Il avait organisé un corps de fusiliers à la solde de Ras-Ali, et suivait ce prince dans ses diverses expéditions en compagnie de son compatriote Bell. On touchait à une époque où le pouvoir du souverain de l’Amhara allait éprouver de rudes échecs. Kassai, dedjaz du Kouara, ne s’était pas encore déclaré indépendant. C’était un chef ambitieux, entreprenant, mais assez habile pour dissimuler ses desseins jusqu’à ce que les circonstances lui fussent favorables. Après une première révolte où il fit l’épreuve de ses forces, Kassai se soumit, rentra en grâce, et tourna son armée contre les tribus arabes du Sennaar, exerçant ses troupes aux combats et aux entreprises. Enfin il jeta le masque; la première victime fut le dedjaz du Godjam, qui fut défait et périt dans la bataille ; puis Ras-Ali, malgré l’appui des deux Européens, succombait à son tour. Restaient en présence Oubié, chef du Tigré, et Kassai. Le premier était plus estimé des étrangers, plus aimé de ses sujets, toutes les chances étaient pour lui; mais le second était plus adroit. Pour ne pas prolonger la lutte, les deux rivaux convinrent qu’un congrès des principaux chefs et dignitaires de l’empire déciderait entre eux. Oubié allait réussir, ce qui eût probablement arraché le pays à l’anarchie; Kassai eut recours à l’intrigue. Il y avait alors en Abyssinie deux évêques catholiques, Mgr Massaya et Mgr de Jacobi, qui commençaient à acquérir une grande influence aux dépens de l’évêque copte, l’abouna Salama, homme ignorant, débauché et très ambitieux. Kassai avait essayé de gagner l’appui de Mgr de Jacobi par la promesse de faire rentrer tout son peuple dans le giron de l’église romaine; voyant que les missionnaires catholiques avaient peu de confiance en lui, il se réconcilia tout à coup avec Salama, qui l’avait déjà excommunié, et lui promit à son tour d’exiler tous les catholiques. En même temps il envahissait le territoire de son compétiteur. Le 10 février 1855, une bataille rangée fut livrée à Deraskie. L’armée d’Oubié fut mise en déroute ; ce chef fut lui-même blessé et fait prisonnier. Deux jours après, Salama couronnait Kassai empereur sous le titre de Théodore, roi des rois d’Éthiopie. Théodore était le nom d’un fameux empereur de l’Abyssinie qui régnait au XIe siècle de l’ère chrétienne, et qui devait, au dire d’une vieille chronique, reparaître plus tard pour rendre à l’empire abyssin son antique splendeur, extirper le mahométisme, replanter la croix sur les murs de Jérusalem et rétablir dans les lieux saints l’antique domination de son ancêtre Salomon, le sage roi d’Israël.

Vainqueur de tous ses rivaux, consacré par le chef spirituel de la contrée, Théodore, — car nous ne devons plus le désigner que sous ce nom, — fut accueilli par ses nouveaux sujets avec le double prestige que donnent la force et la religion. Qu’était ce chef parvenu par de tels moyens à la puissance souveraine? Les rapports du consul Plowden le dépeignent à cette époque comme un homme jeune, vigoureux, énergique, imbu de l’idée que la Providence l’avait choisi pour être le réformateur social et politique de sa patrie. Sévère et généreux envers ses soldats, enrichi par des conquêtes, il avait une armée de 50 ou 60,000 hommes qui lui était dévouée. Dans les guerres d’Abyssinie, quand un chef est battu ou fait prisonnier, ses partisans passent dans le camp du vainqueur. Suivant la coutume du pays, les deux Anglais Bell et Plowden, après la défaite de leur premier protecteur Ras-Ali, avaient pris le parti de Théodore, l’un conservant son titre de consul britannique, l’autre devenu en quelque sorte un favori, un conseiller intime dont les sages avis, toujours écoutés, ne contribuèrent pas peu aux succès de son nouveau patron. On raconte que Bell accompagnait Théodore en toutes ses campagnes, qu’il couchait sous la même tente, et qu’aux heures de loisir il lui traduisait Shakspeare. Ces premières années furent le beau temps du règne de l’empereur d’Ethiopie. Faut-il en attribuer le mérite aux qualités propres du souverain ou bien à l’influence des deux Anglais qu’il retenait auprès de lui? On ne sait; toujours est-il que les victoires succédaient aux victoires, les provinces les plus éloignées n’osaient plus refuser leurs tributs. On se disait partout que le règne glorieux et longtemps attendu du Théodore légendaire était enfin arrivé. Tout au moins ces idées étaient-elles acceptées sans répugnance par la multitude de soldats qui composait l’armée et la cour; quant au peuple, on verra bientôt qu’il n’en était pas aussi convaincu. Au surplus, le souverain ne cachait plus ses prétentions : il voulait expulser les musulmans, conquérir l’Egypte et envoyer aux grands états européens des ambassades pour traiter avec eux sur le pied de l’égalité.

Toutefois un parent d’Oubié, du nom de Négousié, avait levé l’étendard de la révolte dans le Tigré. Il protégeait les missionnaires catholiques que Théodore avait bannis de son empire. Depuis son expulsion de l’Amhara, Mgr de Jacobi habitait le Tigré. Il s’était établi à Halai, petite ville située près de l’extrémité septentrionale du plateau abyssin. Négousié avait su gagner aussi les sympathies du gouvernement français, auquel il avait offert de céder la baie d’Annesley, qui pouvait devenir le centre d’une colonie. Un bâtiment de notre marine fut même envoyé dans ces parages pour en faire la reconnaissance au mois de décembre 1859; mais l’officier qui commandait cette mission trouva l’intérieur de la contrée dans un tel état d’anarchie que tout projet d’établissement sur la côte fut sagement ajourné. Vers cette époque, au mois de mars 1860, comme Plowden avait pris congé de Théodore et revenait à Massaoua avec l’intention de retourner en Angleterre, l’infortuné consul, surpris par un chef nommé Garred, l’un des partisans de Négousié, fut blessé et fait prisonnier. Théodore s’empressa de payer pour lui une rançon de 1,000 dollars, et le fit ramener à Gondar; mais Plowden y mourut de ses blessures au bout de quelques jours. La vengeance ne se fit pas attendre. Six mois plus tard, après la saison des pluies, Théodore envahit le Tigré avec une nombreuse armée. L’avant-garde était commandée par John Bell, que la mort de son compatriote avait exaspéré. Les deux adversaires se rencontrèrent au mois de janvier 1861. La mêlée fut sanglante; Bell y périt à son tour. Par compensation, l’empereur, victorieux, fit égorger Négousié, ses chefs et la plupart de ses partisans. On raconte que les vaincus s’étaient réfugiés en grand nombre dans les églises d’Axoum. Théodore n’osait pas violer ces asiles sacrés. Il promit pardon et amnistie sans restriction à tous ceux qui sortiraient de leurs refuges pour se joindre à lui. Presque tous se fièrent à cette promesse solennelle; mais ils n’eurent pas plus tôt rejoint le camp impérial qu’ils furent livrés au bourreau ou envoyés chargés de chaînes dans quelque fort de la montagne.

On prétend que jusqu’à l’époque de la mort de Bell la conduite du roi des rois d’Ethiopie avait été presque irréprochable. Il ne faut pas juger, bien entendu, les potentats de ce pays d’après la même mesure que les souverains de l’Europe. Les habitans de l’Abyssinie ont beau être supérieurs à leurs voisins de l’Afrique centrale et appartenir à la grande famille chrétienne, il n’en est pas moins vrai qu’ils sont fourbes et cruels par nature. Les uns disent que Théodore avait dissimulé ses mauvaises qualités tant qu’il ne fut pas seul maître de l’Abyssinie, d’autres veulent reconnaître dans ses premiers succès l’influence toute-puissante des deux Anglais qui le dominaient, d’autres encore croient qu’une fois débarrassé de ses rivaux il fut enivré par la toute-puissance. Il est certain que sa prospérité ne fut pas de longue durée. Les voyageurs qui ont parcouru les montagnes de l’Ethiopie s’accordent à vanter la fertilité du sol et la douceur du climat. A les croire, il ne manquait à cette malheureuse contrée, ravagée par les guerres intestines, qu’un maître énergique capable d’y maintenir la paix. Ce maître était trouvé. Quel usage allait-il faire du pouvoir absolu? Bien qu’il eût un talent militaire incontestable, le négus était un mauvais administrateur. Il devait la couronne à son armée. Lorsqu’il n’eut plus de rivaux sur le sol de l’Abyssinie, cette armée était plus nombreuse que jamais, car elle s’était accrue de tous les partisans des chefs détrônés. Il n’osait renvoyer ces soldats dans leurs villages, de crainte qu’ils ne fussent enrôlés par de nouveaux prétendans, ou plutôt, à l’exemple des grands capitaines du passé, il rêvait des conquêtes plus étendues. L’armée d’Abyssinie se composait de 150,000 combattans; comme toutes les armées de l’Orient, elle ne marchait pas sans être accompagnée d’une foule de serviteurs, de femmes et de fournisseurs trois ou quatre fois aussi considérable. Or, si l’on considère que la population totale de la contrée est évaluée à 3 millions d’âmes, on en conclura tout de suite que le quart de cette population était sans cesse à la suite du souverain, nourri, vêtu et payé aux frais des trois autres quarts. Aussi les paysans, épuisés, cessaient de cultiver la terre et se retiraient dans les ravins inaccessibles ou dans le haut pays. Cependant ces troupes, si nombreuses et si exercées qu’elles pussent être, n’étaient guère redoutables. En face de soldats façonnés à l’européenne, ce n’était plus qu’une horde indisciplinée. Un jour, Théodore s’avisa d’envahir le Soudan, qu’il voulait arracher aux Turcs d’Egypte. Près de Gédarif, petite ville des frontières de la Nubie, il se heurta à une poignée d’irréguliers du vice-roi qui le refoulèrent sans peine dans la montagne. Comprenant son impuissance en face des armées civilisées, il eut le bon sens de vouloir améliorer ses moyens d’attaque, et fit tout ce qu’il put pour attirer dans ses états des artisans européens.

L’Angleterre avait accrédité en Abyssinie un nouveau consul en remplacement de Walter Plowden. C’était le capitaine Charles Duncan Cameron, qui arriva au mois de février 1862 à Massaoua. Ce port de mer devait être sa résidence officielle. Il apportait à Théodore une lettre de lord Russell, qui remerciait le roi des rois d’Ethiopie au nom de la reine d’Angleterre des soins qu’il avait donnés à Plowden, et le priait d’accepter comme témoignage de reconnaissance une carabine et une paire de pistolets. Évidemment le cabinet anglais ne prenait pas Théodore au sérieux. Au reste, les instructions du nouveau consul lui enjoignaient d’agir avec une extrême réserve, et d’éviter surtout toute ingérence dans les affaires intérieures du pays. Cameron se rendit à Gondar, remit au roi les présens dont il était chargé, fut bien reçu et fit un séjour assez long dans le camp royal. Il est à propos d’indiquer maintenant quels autres Européens se trouvaient alors au cœur de l’Abyssinie. Au moment même où Théodore, récemment couronné empereur par l’abouna Salama, expulsait sans ménagement les missionnaires catholiques, un protestant, le docteur Krapf, qui avait longtemps séjourné dans le pays, y revenait pour la troisième fois en compagnie de M. Flad avec l’intention d’y créer une mission sous les auspices et avec le concours du révérend Gobât, évêque de Jérusalem. Il fut bien reçu par le roi et par Salama, qui ne redoutaient sans doute l’un et l’autre que les catholiques. Les missionnaires de l’évêque Gobat étaient non pas des prêtres, mais de simples artisans qui cumulaient leurs travaux apostoliques avec l’exercice d’une profession manuelle. Au fond, leur prédication se réduisait à lire la Bible et à en distribuer des exemplaires. Peu de temps après, au commencement de 1860, le révérend Henry Stern arrivait de son côté en qualité de représentant d’une société biblique de Londres, et, après avoir préparé la voie, il retournait en Angleterre pour revenir bientôt avec un autre missionnaire, M. Rosenthal, suivi de sa femme. Une société écossaise envoyait aussi deux missionnaires, MM. Steiger et Brandis. Enfin il y avait encore en Abyssinie deux naturalistes allemands, MM. Schiller et Essler. Ainsi, sans compter sa suite personnelle, Cameron n’était pas isolé à la cour du roi des rois d’Ethiopie.

Le premier soin du nouveau consul avait été de demander à Théodore la confirmation du traité conclu douze années auparavant avec Ras-Ali. Le potentat répondit qu’il ne voyait aucune objection contre ce traité, mais qu’en ce moment il avait autre chose à faire. Cependant, désireux de s’assurer l’appui du gouvernement anglais dans ses guerres futures contre les Turcs, il remit au capitaine Cameron une lettre pour la reine Victoria. Cette missive, à propos de laquelle le conte ridicule d’une prétendue demande en mariage a été mis en circulation, contenait des remercîmens pour les présens que le consul venait d’apporter, bien que, à vrai dire, il n’y eût pas de quoi remercier, et réclamait un sauf-conduit pour les ambassadeurs que Théodore se proposait d’envoyer en Angleterre. Elle resta longtemps en route, paraît-il, parce qu’elle fut dirigée de Massaoua sur Aden, et de là dans l’Inde, d’où elle revint en Europe. A Londres, le foreign office, n’y comprit rien ou n’y voulut rien comprendre, et la renvoya à l’India office. Dans ce dernier bureau, on n’y fit pas attention, car on n’avait jamais eu de rapports avec les souverains de l’Ethiopie, et la lettre du négus tomba dans l’oubli.

Le capitaine Cameron avait reçu de Théodore les présens qu’il est d’usage en ces pays d’offrir à un visiteur d’importance, une selle dorée, une mule, un cheval, divers autres objets, et enfin une assez grosse somme d’argent. Le roi lui exprima en outre le désir de le voir porter lui-même la lettre adressée à la reine Victoria et rapporter la réponse, ou, s’il ne pouvait faire le voyage, d’attendre au moins à Massaoua que cette réponse fût arrivée. Loin de se conformer à ce désir, le consul partit pour le pays de Bogos, sous prétexte que son gouvernement l’avait chargé d’une enquête sur la culture du coton et les besoins commerciaux de cette contrée, puis il revint à Kassala, de là à Gédarif, sur les confins de la Nubie, et y séjourna quelques mois. Un certain Samuel Georgis, indigène musulman qui avait été au service de plusieurs voyageurs européens et que le roi avait donné à Cameron comme interprète, écrivit au négus que le consul se moquait de lui devant les Turcs. Théodore était très soupçonneux en tout ce qui avait rapport aux Turcs de l’Egypte. Nous l’avons dit, il avait été battu lorsqu’il avait voulu s’agrandir de ce côté. Au nord comme à l’est, les Turcs possédaient une partie de ce qu’il se plaisait à nommer l’ancien royaume d’Ethiopie. D’ailleurs ces redoutables voisins n’étaient-ils pas des hérétiques? Par rancune, par patriotisme et par esprit religieux, il les tenait pour de mortels ennemis. Qu’est-ce que le consul anglais allait faire avec eux? L’infortuné Cameron fut fort mal reçu à son retour de cette excursion. « Qui vous a envoyé dans le Soudan? lui dit le roi dès la première entrevue. — Le gouvernement britannique. — M’apportez-vous une réponse de la reine d’Angleterre? — Non. — Pourquoi cela? — Parce que le gouvernement ne m’a adressé aucune communication à ce sujet. — Que venez-vous donc faire près de moi? — Vous demander la permission de retourner à Massaoua. — Pourquoi? — Parce que le gouvernement m’en a donné l’ordre. — Ainsi votre reine vous donne l’ordre d’aller chez mes ennemis, de retourner à Massaoua, et elle ne m’envoie pas une réponse à la lettre que je lui ai adressée; vous ne partirez pas que cette réponse ne soit arrivée. » Le roi était en mauvaise disposition. Il venait de faire dans le Godjam une campagne qui n’avait pas été heureuse. Il avait eu une altercation avec un voyageur français, M. Guillaume Lejean, l’avait fait mettre en prison et ne l’avait pas relâché sans peine. Vers le même temps, il apprenait que les pèlerins de sa nation avaient été maltraités à Jérusalem, et que le consul anglais de cette ville leur avait refusé sa protection. Les captifs ont prétendu plus tard qu’un des leurs qui avait pris de l’emploi à la cour abyssine les avait calomniés. Quoi qu’il en soit, un jour Théodore donna l’ordre d’enchaîner le consul Cameron, les gens de sa suite et les missionnaires allemands Stern et Rosenthal, qui étaient accusés d’avoir parlé du souverain en mauvais termes. On instruisit une sorte de procès politique, puis le sauvage potentat fit mine de se radoucir et de vouloir leur rendre la liberté; mais enfin, avant d’entreprendre sa campagne d’été de 1864, il les envoya dans la forteresse de Magdala, liés deux à deux, à dos de mulet. Aux explications que ces malheureux Européens lui demandaient, il répliquait qu’il voyait bien que le gouvernement anglais le dédaignait, et n’avait plus envie de nouer des relations avec lui.

Tel est en gros, — car nous abrégeons beaucoup le récit, — l’exposé des faits qui ont amené la rupture entre l’Angleterre et l’Abyssinie. Soyons justes : Théodore est-il autant à blâmer que les Anglais ont voulu le dire? Voilà un souverain d’une énergie rare, d’une intelligence au-dessus du commun, moins barbare sans contredit que ses compatriotes; il a conquis un empire sans y mettre plus de perfidie ou de cruauté que les mœurs du pays ne le comportent, il a écouté avec docilité les leçons de ses amis Bell et Plowden; il sait sans aucun doute ce que ce dernier écrivait en Angleterre, que l’Abyssinie, lorsqu’elle possédera un port maritime et qu’elle sera gouvernée par un prince à idées progressives, méritera d’être traitée d’égale à égale par les nations de l’Europe; il se croit sérieusement appelé à régénérer sa patrie, il voit des Anglais venir à sa cour et rechercher son alliance, et quand il prête l’oreille à leur discours et qu’il s’offre à nouer des relations diplomatiques, on a l’air de ne plus se soucier de lui, on ne répond même pas aux lettres qu’il écrit. Si l’on voulait que le caractère officiel du capitaine Cameron fût respecté, il fallait commencer par prendre au sérieux la mission qui lui était confiée; c’est ce que lord Russell ne paraît pas avoir fait. Cameron veut continuer avec le roi d’Ethiopie les négociations entamées par son prédécesseur, on l’invite à ne pas se mêler des affaires intérieures du pays; il va visiter le pays de Bogos, on lui reproche de s’être interposé entre les Turcs et les Abyssins; il s’établit à Gondar, on lui rappelle aigrement que son poste officiel est sur les bords de la Mer-Rouge. Ce consul s’est-il trop avancé? Il fallait en choisir un plus habile, ou, en l’envoyant, il fallait lui donner des instructions plus formelles; mais non, l’affaire semble toujours avoir été traitée à la légère. En étudiant les origines de ce singulier conflit, qui d’un début bien modeste devait aboutir à de si grandes conséquences, on serait tenté de croire qu’il y avait au foreign office deux influences contraires : d’une part de savans explorateurs qui vantaient les immenses ressources de l’Abyssinie, faisaient l’éloge de la population, restée chrétienne au milieu de nations idolâtres ou musulmanes, exaltaient la gloire naissante et les talens du négus Théodore; de l’autre les hommes de bureau, qui connaissent peu les progrès des découvertes géographiques, et ne s’occupent des contrées d’outre-mer qu’autant qu’ils y sont conduits par une longue tradition ou par des intérêts immédiats. Ce n’est pas avec cette négligence que les gouverneurs-généraux de l’Inde anglaise, qui ont une grande expérience des relations diplomatiques avec les rois barbares, traitent ces sortes d’affaires. Par malheur l’Abyssinie était en dehors du cercle d’action du vice-roi de l’Inde, et à Londres on ne savait pas s’y prendre.


II.

Les premières violences exercées par Théodore contre le consul Cameron datent du mois de juillet 1863. On en était informé en Europe vers la fin de la même année. Le gouvernement anglais était assez embarrassé de cette affaire. Au parlement, on s’en occupait souvent; mais les ministres répondaient en toute occasion qu’il serait imprudent pour les captifs eux-mêmes d’en parler trop haut, si bien que les faits étaient peu connus, les discussions n’aboutissaient à rien. Enfin il fut décidé que l’on enverrait à l’empereur d’Abyssinie une ambassade avec des présens et une lettre autographe de la reine, dans l’espoir qu’il se laisserait fléchir. Cette fois encore, Théodore, que nous avons dit être si jaloux de ses prérogatives souveraines, n’était pas traité en prince régnant. Le chef ou, pour mieux dire, le seul membre de cette ambassade était M. Hormuzd Rassam. Né à Mossoul de parens chrétiens, élevé en Angleterre, M. Rassam avait aidé M. Layard dans ses recherches archéologiques en Assyrie, et avait été plus tard attaché à la résidence politique d’Aden. En cette dernière qualité, il avait rempli non sans succès quelques missions délicates en Arabie, et avait représenté l’Angleterre pendant quelque temps près de l’iman de Mascate. Pourtant il n’avait après tout qu’un rang très secondaire dans la hiérarchie diplomatique. Il était accompagné par un médecin, le Dr Blanc. Peu après, pour donner plus de corps à la mission, on lui adjoignit un officier, le lieutenant Prideaux. Cette ambassade avait été organisée et devait être secondée dans le voyage qu’elle allait accomplir par le colonel Merewether, résident politique d’Aden, homme de grand mérite à qui on verra jouer un rôle important dans la suite de cette affaire. Disons aussi tout de suite, pour rendre justice à qui de droit, que les rapports clairs et substantiels du Dr Blanc sont les pièces les plus instructives à consulter pour l’histoire de cette dernière tentative de conciliation. M. Rassam arrivait à Massaoua au mois d’août 1864. Il expédia tout de suite un courrier au négus pour l’informer qu’il était chargé de lui remettre une lettre de la reine et lui demander la permission d’entrer dans ses états; mais il eut la maladresse d’ajouter qu’il fallait que le consul britannique fut préalablement mis en liberté. Théodore ne répondit même pas. L’ambassadeur attendit très patiemment. Enfin au bout d’un an, sur l’instante sollicitation du colonel Merewether, il écrivit au souverain d’Abyssinie une requête plus convenable, et en reçut l’autorisation de pénétrer à l’intérieur. Seulement il lui était enjoint de se rendre d’abord de Massaoua à Metemmah, le long de la frontière de Nubie, et d’attendre en cette dernière ville de nouvelles instructions de Théodore. Le motif de ce long détour était que des rebelles interceptaient les communications entre la côte et Gondar. Les voyageurs anglais partirent avec une escorte de soldats irréguliers que le pacha turc de Massaoua voulut bien leur accorder. La route qu’ils suivaient traverse de grandes plaines de sable qui sont presque désertes; on n’y rencontre que des tribus errantes et trois ou quatre villages permanens, Kassala, Gédarif, Metemmah, dont les Égyptiens ont fait des centres de garnison et des lieux de ravitaillement depuis qu’ils ont annexé la province de Taka. Après six semaines d’un voyage pénible, M. Rassam arrivait à Metemmah avec ses compagnons. Le roi tenait alors la campagne dans le Godjam, à la recherche de quelques insurgés. Un courrier lui fut expédié pour lui faire connaître que l’ambassade, arrivée sur la frontière, attendait de nouveaux ordres. La réponse fut fort civile. Théodore envoyait trois de ses principaux officiers au-devant des Anglais; de plus il ordonnait aux chefs des tribus placés sur la route de leur fournir tout ce dont ils auraient besoin.

Quoique la saison fut favorable, il n’était pas facile d’arriver jusqu’au monarque, qui était en guerre du côté du lac Tzana. Les officiers de l’escorte avaient peine, malgré les ordres formels du souverain, à recruter les bêtes de somme nécessaires au transport des bagages. Certains districts étaient au pouvoir des rebelles, d’autres avaient été pillés par les troupes royales, on n’y trouvait plus que des villages en ruine et des paysans mourant de faim. Ils arrivèrent le 25 janvier 1865 en vue du camp. Le terrible despote fit une réception splendide aux envoyés britanniques. La lettre de la reine d’Angleterre fut remise en audience solennelle, et Théodore daigna témoigner la satisfaction qu’il éprouvait à la recevoir. Il fit un long récit des méfaits dont le capitaine Cameron et les missionnaires s’étaient rendus coupables; il avait regretté, disait-il, que par leur conduite indiscrète ils eussent interrompu les relations amicales qui existaient auparavant entre les deux nations; cependant il leur pardonnait; à la requête de son alliée la reine Victoria, il consentait à les rendre à leur famille. En effet dès le lendemain il les faisait mettre en liberté, et peu de jours après il écrivait à la reine une lettre en réponse à celle qu’il venait de recevoir. Dans cette dépêche, sous le formulaire un peu trompeur de l’humilité orientale, on distinguait cependant l’apparence de bons sentimens. « Je ne suis qu’un Ethiopien ignorant; j’espère que votre majesté me pardonnera mes fautes. Conseillez-moi, mais ne me blâmez pas. » Quelques jours plus tard, il écrivait encore ; « J’ai relâché M. Cameron, ainsi que les autres prisonniers, et tous les Européens qui désirent quitter le pays. Je conserve votre serviteur, M. Rassam, afin que nous nous entendions sur les moyens de développer notre alliance. » Au reste M. Rassam et ses compagnons étaient traités avec les plus grands égards. Ils étaient comblés de présens, et par ordre du roi ils étaient allés attendre à Kourata, sur les bords du lac Tzana, que les prisonniers de Magdala fussent arrivés. Les ouvriers européens de l’évêque Gobât, qui étaient restés à Gaffat, où ils travaillaient à l’arsenal de Théodore pendant la captivité des autres missionnaires, avaient été dirigés aussi sur Kourata, afin d’être réunis à leurs compatriotes.

Tout obstacle paraissait aplani, toute crainte semblait évanouie; la situation allait changer de face du jour au lendemain. Le roi avait fixé au 13 avril le départ définitif des Européens, qui devaient revenir vers la Mer-Rouge par la voie de Metemmah. Le camp royal était alors à Seghié, au sud-ouest du lac. Théodore manda la mission anglaise auprès de lui, voulant voir encore une fois, disait-il, ses bons amis avant leur départ. MM. Rassam, Blanc et Prideaux obéirent à cet ordre, tandis que les anciens prisonniers de Gaffat et de Magdala se mettaient en route par le chemin le plus direct. Dès que les envoyés britanniques arrivèrent au camp, on leur prodigua comme d’habitude les marques de respect. Introduits dans la salle d’audience, ils trouvèrent une assemblée nombreuse des plus hauts dignitaires de l’empire en grand costume; mais à peine avaient-ils paru, que des soldats se ruèrent sur chacun d’eux et leur enlevèrent leurs armes, puis l’un des ministres leur déclara qu’ils étaient prisonniers.

Quelle était la cause de ce brusque changement? Le lendemain même de cette scène, Théodore se fit amener M. Rassam et ses deux compagnons : il leur reprocha d’avoir fait partir leurs compatriotes sans audience de congé et d’avoir écrit des lettres en Angleterre; il prétendit que la dépêche de la reine Victoria n’était pas une réponse à celle qu’il avait envoyée lui-même deux ans auparavant; il rappela ses vieux griefs contre les captifs. — Tout cela en définitive n’explique rien. Faut-il croire, comme ces malheureux Anglais l’affirment, qu’un des leurs les avait trahis en excitant la défiance du trop irritable souverain? Aigris par de mauvais traitemens inconcevables, ils ne manquèrent pas, — aura-t-on le courage de leur en faire un crime? — de s’accuser mutuellement. Tantôt ils s’en prenaient à Samuel Georgis, chambellan du négus, à qui Cameron reprochait déjà sa première captivité, tantôt ils attribuaient leurs infortunes à un Français, autrefois attaché à la mission de ce consul, qui était passé au service de Théodore et qui avait l’air d’être entré fort avant dans sa confiance[1]. Ne nous arrêtons pas à ces incriminations puériles dont on ne voit nulle part de preuves précises; ne cherchons même pas l’explication de ces événemens dans la conduite de ceux qui en furent les victimes. Il est plus simple et plus conforme aux apparences d’admettre que le roi était emporté par la vanité, par la colère, peut-être par des accès de folie sauvage, comme il en vient à la tête des hommes qui n’ont ni frein ni loi. C’est abaisser l’histoire que d’approfondir les causes des événemens lorsqu’il y a en jeu la volonté d’un despote.

Quoi qu’il en soit, Théodore avait fait arrêter ses anciens prisonniers en même temps que MM. Rassam, Blanc et Prideaux. Dès qu’ils furent tous réunis dans son camp, il les fit comparaître en sa présence. On leur intenta un nouveau procès; les accusations contre le capitaine Cameron et contre les missionnaires furent lues en public; c’était toujours la même chose. Le consul Cameron était allé trouver les Turcs, ennemis de Théodore, et n’avait pas rapporté de réponse à la lettre écrite à la reine d’Angleterre. M. Stern avait mal parlé du roi; M. Rosenthal l’avait appelé un monarque sauvage parce qu’il lui avait vu tuer un homme à Gondar. Les autres, pris en masse, n’avaient commis aucune faute. « Je ne les connais même pas, dit un jour Théodore; ils ont été emprisonnés parce qu’ils étaient tous ensemble. » Après un simulacre d’interrogatoire pendant lequel les Européens eurent la condescendance d’avouer qu’ils avaient eu tort et d’implorer la clémence du roi, il y eut une sorte de réconciliation. Les prisonniers se jetèrent tous à genoux en demandant pardon; Théodore leur pardonna, et se mit à genoux à son tour pour s’excuser des mauvais traitemens qu’ils avaient subis.

A partir de ce moment, les officiers de la mission anglaise furent traités de nouveau avec une courtoisie parfaite. On leur restitua même la plus grande partie de leurs bagages, qui par occasion avaient été pillés. On leur rendit leurs épées, que l’excellent prince s’était appropriées, « par crainte, disait-il, que ses amis les Anglais ne se blessassent avec leurs propres armes. » Il leur fit l’honneur de les venir voir dans leur logis, les suppliant de ne pas attacher d’importance aux colères passagères auxquelles il s’abandonnait parfois, et d’être convaincus qu’il avait une extrême affection pour eux. Quant au départ, il n’en était pas question : il aimait trop son cher Rassam pour se priver si vite de sa présence. Cependant l’un des missionnaires protestans, M. Flad, fut autorisé à partir pour l’Angleterre avec des lettres que le défiant potentat prit soin de dicter lui-même. Il était chargé de ramener des ouvriers et des machines nécessaires pour la création d’un arsenal militaire. Il n’était pas à craindre que M. Flad ne revînt pas en Abyssinie, car il y laissait sa famille. Théodore, qui l’avait choisi pour ce motif, disait à ses familiers : « Le cœur d’un Européen, c’est sa femme; ses yeux, ce sont ses enfans. M. Flad a une femme et trois enfans que je garde, je suis certain qu’il reviendra et qu’il me rapportera une réponse. »

Tandis que ce missionnaire revenait en Angleterre, la position de ceux qui restaient en Abyssinie ne s’améliorait pas. Notons qu’ils étaient assez nombreux. D’une part les missions de MM. Cameron et Rassam comprenaient 26 personnes, de l’autre les Européens venus de leur gré à diverses époques avec leurs femmes et leurs enfans étaient au nombre de 35, soit en tout 61 Anglais, Français ou Allemands à la merci du cruel monarque d’Ethiopie. Théodore eut d’abord quelques égards pour eux, il les gardait dans son camp, sur les bords du lac Tzana; mais, le choléra s’étant déclaré dans ce canton, il les ramena à Debra-Tabor, où il se mit à les maltraiter de nouveau, et il les envoya sous une forte escorte dans la forteresse de Magdala, où le capitaine Cameron avait déjà passé deux années avant l’arrivée de M. Rassam. Ce revirement parut avoir pour cause la réception de lettres venues de loin. L’une, écrite de Jérusalem, aurait informé le roi que M. Rassam le trompait, et qu’aussitôt que lui et ses compagnons seraient partis les gouvernemens anglais, français et égyptien enverraient en commun une armée pour le détrôner; d’Egypte, on écrivait que ces trois puissances alliées établissaient un chemin de fer du Caire à Kassala pour transporter les troupes et les approvisionnemens de cette future expédition. Tels étaient les contes ridicules par lesquels le souverain d’Abyssinie se laissait influencer. Ces faits se passaient au mois de juin 1866.

M. Rassam était arrivé en Abyssinie avec une lettre de la reine d’Angleterre, il avait par conséquent la situation d’un envoyé extraordinaire. Le mettre en prison, c’était un outrage pour le gouvernement qu’il représentait. Fallait-il donc venger cette insulte par la force des armes? Nous trouvons la question posée avec une parfaite netteté dans une note que le colonel Merewether, alors en congé en Angleterre, remettait aux ministres anglais le 13 août 1866, dès que ces tristes nouvelles furent connues. Nul n’était plus au courant que cet officier des affaires d’Abyssinie, dont il était l’intermédiaire obligé dans sa résidence d’Aden, et personne non plus ne connaissait mieux les difficultés du pays et les ressources dont disposait Théodore, «Une expédition à main armée, disait-il, ne rencontrera aucun obstacle sérieux, pourvu que le gouvernement consente à l’organiser sur un pied convenable; mais à mon avis il n’y faut pas songer. La seule chose qu’il y ait à faire et que je prends la liberté de recommander est de répondre avec libéralité aux demandes que M. Flad nous apporte de la part du roi. » En somme, il s’agissait d’envoyer en Abyssinie un ingénieur avec un certain nombre d’ouvriers et des outils, et il y avait lieu d’espérer que M. Rassam et ses compagnons seraient alors mis en liberté. Ces nouveaux émigrés seraient de retour après une absence de deux ou trois années. A considérer la cruauté et la trahison dont le souverain d’Ethiopie s’était rendu coupable depuis quatre ans, on s’étonnera peut-être que les Anglais eussent encore quelque illusion sur son compte; mais il faut dire que la question était peu connue du public, elle n’était pas mûre pour une résolution décisive. Il est à croire que les ministres n’auraient pas affronté volontiers la discussion sur une affaire où ils étaient coupables tout au moins de quelque négligence, et en effet l’on voit qu’à cette époque ils ne répondaient qu’avec une extrême réserve aux interpellations qui leur étaient adressées sur ce sujet dans les deux chambres du parlement. La question d’Abyssinie, reléguée jusqu’alors au dernier plan de la politique étrangère, était en voie d’aboutir malgré eux à une guerre lointaine, coûteuse et sans résultats utiles.

M. Flad repartait en octobre, emportant une lettre de la reine qui ne contenait aucune menace, et qui se bornait à rappeler avec fermeté le respect dû aux ambassadeurs d’une nation policée. Cependant MM. Rassam, Blanc et Prideaux avaient été enchaînés dans la forteresse de Magdala. Ce n’est pas qu’ils fussent traités avec une extrême rigueur : Théodore fournissait à tous leurs besoins, et recommandait sans cesse au commandant de la forteresse d’avoir le plus grand soin de ces Anglais, qu’il appelait ses meilleurs amis. Du reste le lieu était très sain, étant situé au milieu de hautes montagnes. Les captifs n’auraient pas été trop malheureux, s’ils avaient pu envisager le terme de cette longue persécution, et s’ils n’avaient pas eu à craindre sans cesse que le despote, dans un moment d’humeur, ne les fît mettre à mort un jour ou l’autre. Sauf leurs armes, qu’on leur avait encore enlevées, « de peur qu’ils ne voulussent se suicider, » ils ne manquaient de rien. Ils envoyaient ou recevaient fréquemment des courriers qui les tenaient au courant de tout ce que l’on disait d’eux en Angleterre. Outre les Européens, il y avait d’ailleurs à Magdala un grand nombre d’autres prisonniers politiques, et entre autres l’évêque copte, l’abouna Salama, qui s’était brouillé récemment avec le roi. Celui-ci ne résidait pas près de ses captifs : il habitait à cette époque à Debra-Tabor, d’où il pouvait surveiller les travaux de son arsenal de Gaffat. Plusieurs Européens avaient abandonné la cause commune, et s’étaient mis au service du monarque abyssin. Toutefois, malgré les soins qu’il donnait à l’armement de ses troupes, les forces de Théodore devenaient de moins en moins redoutables, La plupart de ses partisans l’abandonnaient, sans doute faute d’être payés et nourris. D’une armée de 150,000 hommes qu’on lui attribuait jadis, il ne restait plus autour de lui, disait-on, que 80,000 soldats six mois après l’arrivée de M. Rassam, et 15,000 au bout d’un an. Les insurrections éclataient de toutes parts. Gondar, l’ancienne capitale, avait été prise par les rebelles, puis reprise sans coup férir par les troupes impériales, que l’ennemi n’avait pas attendues, et à cette occasion toutes les églises et sans doute aussi toutes les habitations avaient été incendiées. Cette détresse n’enlevait au tyran rien de son énergie primitive. Il s’entêtait d’autant plus à conserver ses captifs européens qu’il sentait son pouvoir s’affaisser et qu’il craignait de donner des signes d’affaiblissement. A l’entendre, il songeait toujours à de nouvelles conquêtes ; il était résolu à réclamer, par force s’il le fallait, le patrimoine de ses ancêtres, ce qui voulait dire l’Egypte et même la Judée, dont il se prétendait le souverain légitime comme descendant de David et de Salomon en sa qualité de membre de l’antique famille royale d’Ethiopie. Pour cette entreprise, l’Europe entière, l’Europe chrétienne lui devait son appui.

Était-il convenable de poursuivre des relations diplomatiques avec ce fou couronné qui, réduit à une ou deux provinces de son empire, n’avait même plus le prestige d’une grande puissance ? Le colonel Merewether, qui jusqu’alors avait été si prudent, n’en fut plus d’avis. M. Rassam lui-même, qui du fond de sa prison trouvait moyen de correspondre, déclarait sans hésitation qu’il ne servirait à rien de faire entrer en Abyssinie les ouvriers qui étaient arrivés d’Angleterre, et qui attendaient à Massaoua le moment propice pour se rendre auprès de Théodore. L’opinion de tous les captifs était qu’il n’y avait plus d’autre remède que la guerre. Il est vrai que le commencement des hostilités pouvait être le signal du massacre des Européens. Une dépêche du colonel Merewether à lord Stanley, en date du 4 mars 1867, résume parfaitement la situation.


« L’empereur n’élargira pas Rassam et ses compagnons à moins d’y être contraint. Telle est l’opinion des captifs eux-mêmes et de tous ceux qui connaissent Théodore. Il veut avoir un plus grand nombre d’Européens en son pouvoir afin de peser davantage sur le gouvernement anglais et d’en obtenir tout ce qu’il lui plaira de demander. S’il en avait l’occasion, il mettrait en prison une ambassade de première classe sans le moindre scrupule. La vérité est qu’il est dans une situation désespérée ; ses ennemis le circonviennent, son pouvoir décroît chaque jour, et sa santé est détruite par une maladie syphilitique invétérée. Politiquement et physiquement, il ne peut durer longtemps ; si la saison était favorable, ce serait le moment d’exécuter une attaque prompte et vigoureuse. Tout est en notre faveur ; le pays est fatigué de ce tyran capricieux. Si le peuple était dégoûté de lui depuis quelque temps, il l’est dix fois plus encore depuis l’incendie des églises de Gondar. Cet acte a porté atteinte au respect superstitieux qu’il inspirait jadis. En proclamant que nous ne venons que pour punir ce tyran, pour le détrôner, pour mettre en liberté les sujets britanniques qu’il garde en captivité, et que nous nous retirerons dès que ce devoir sera accompli, en laissant la contrée s’organiser comme il lui conviendra, nous pouvons être certains que tout individu sera prêt, corps et âme, à nous assister, La saison étant trop avancée, il n’y a pas autre chose à faire que d’attendre les événemens et de se mettre en mesure d’agir. M. Massajah, vicaire apostolique des Gallas, vieillard très intelligent qui a vécu vingt-cinq ans en Abyssinie ou dans les contrées limitrophes et qui connaît bien Théodore, m’a déclaré qu’il était convaincu que ce monarque garderait les captifs avec soin jusqu’au bout comme sa dernière ressource. Je lui ai demandé si Théodore ne les ferait pas massacrer ou ne les massacrerait pas de sa propre main lorsqu’il se verra bloqué dans Magdala. Il m’a répondu qu’il ne le pensait pas, que, si Théodore en donnait l’ordre, il ne serait pas obéi, et que, s’il essayait de le faire lui-même, il serait tué auparavant. Nous avons beaucoup d’amis dans Magdala, a-t-il ajouté. »


La réponse de lord Stanley est datée du 20 avril. « Jusqu’à ce moment, dit le chef du foreign office, le gouvernement de sa majesté avait voulu croire que les intentions du roi Théodore étaient pacifiques, et, quoique exprimées sous une forme inusitée en Europe, qu’elles avaient pour base le désir d’introduire en Abyssinie la civilisation éclairée des autres nations chrétiennes; mais le roi ayant oublié que la personne d’un ambassadeur est sacrée, et retenant dans les chaînes M. Rassam, que sa majesté avait chargé d’une mission auprès de lui, nous pensons que ce souverain n’a pas des intentions pacifiques, et que le projet d’entretenir des relations amicales avec lui doit être abandonné. » Toutefois ne voulant pas en venir tout de suite aux extrémités, lord Stanley chargeait le colonel Merewelher de faire parvenir un dernier avis au monarque. Cette lettre, envoyée pour plus de sécurité en triple expédition et par trois voies différentes, était une sommation d’avoir à mettre les prisonniers en liberté. Si ceux-ci n’étaient pas arrivés à Massaoua dans un délai de trois mois, la rupture devait être définitive. Il est superflu de dire que ces trois mois s’écoulèrent sans qu’on eût aucune réponse de Théodore. Le cabinet anglais n’avait pas attendu ce dernier délai pour commencer ses préparatifs militaires. Le ministère de la guerre et celui de l’Inde avaient été mis en demeure d’organiser l’expédition qui était désormais inévitable. Le sentiment public s’indignait déjà que le gouvernement eût montré tant de patience envers un misérable despote africain; on réclamait, au nom de l’honneur outragé, une répression prompte et sévère.


III.

Ce que nous avons dit en commençant de la configuration géographique du massif éthiopien montre assez que conduire une armée jusqu’au centre de ces montagnes était une lourde entreprise. Il ne suffisait pas, comme on aurait pu le croire, d’envoyer deux ou trois navires sur la côte et de débarquer quelques compagnies de matelots ou de fantassins. D’après les avis les plus récens, les prisonniers auxquels le cabinet anglais s’intéressait le plus, c’est-à-dire MM. Cameron et Rassam avec les gens de leur suite et les missionnaires, étaient enfermés dans la forteresse (amba) de Magdala, à 550 kilomètres environ du littoral. Théodore résidait à Debra-Tabor, et conservait à Gaffat, tout près de là, les ouvriers européens, missionnaires laïques de l’évêque Gobat. L’armée de ce souverain, jadis si nombreuse, s’était évanouie; à peine conservait-il encore quelques milliers de soldats. Le Begamider, province dont Debra-Tabor est la capitale, s’était soulevé, et le cruel tyran, pour se venger de cette révolte, avait brûlé les villages, tué ou chassé les habitans, et transformé en un lugubre désert cette contrée autrefois si fertile. Le chemin de Debra-Tabor à Magdala était souvent coupé par les rebelles. Théodore, n’ayant pas un lieu sûr où déposer ses trésors, ne se déplaçait plus sans emmener avec lui tout ce qu’il possédait; sa marche était encore ralentie par les huit canons que les ouvriers européens lui avaient fabriqués, et dont il ne voulait pas se séparer. Assurément le négus n’était pas un adversaire redoutable, la moindre troupe européenne en fût venue à bout; mais on ne pouvait l’atteindre qu’en traversant cent quarante lieues de pays insurgé.

Quels étaient ces rebelles qui tenaient la campagne entre la côte de la Mer-Rouge et le centre de l’Abyssinie? En quoi pouvait-on espérer leur appui ou craindre leur hostilité? Le Choa formait autrefois un royaume indépendant gouverné par un prince éclairé, Sahela Selasie, que Théodore avait détrôné. Menilek, petit-fils de ce roi, était encore en 1865 dans les prisons de Magdala; mais il venait de s’évader. Ses compatriotes l’avaient reçu avec enthousiasme; le Choa avait donc reconquis son indépendance, et l’armée du jeune Menilek menaçait d’attaquer Magdala par le sud-ouest. Les Anglais avaient quelque raison de croire qu’ils seraient appuyés de ce côté, ou tout au moins qu’ils n’y rencontreraient aucune opposition. Tout à fait au sud du lac Tzana, le Godjam était en pleine insurrection; mais il leur importait peu, cette province n’étant pas sur leur ligne de marche. Au centre, les provinces montagneuses de Waag et de Lasta obéissaient à un chef énergique, le waagchum Gobhésié, le plus ardent adversaire de Théodore. Gobhésié avait essayé de conquérir le Tigré en 1866; la population l’avait mal reçu, et lorsqu’il s’était retiré, un nouveau prétendant du nom de Kassa avait été reconnu pour maître incontesté de cette province. Chacun de ces petits souverains semblait disposé à bien accueillir les Anglais, s’ils arrivaient, seuls et surtout sans les Égyptiens; mais il était à craindre qu’en accordant à l’un d’eux un appui trop exclusif on ne déterminât les autres à se coaliser par jalousie contre l’ennemi commun.

La première question à examiner était de savoir par quel côté on entrerait en Abyssinie. Les voyageurs qui nous ont fait connaître l’intérieur de ce pays ne se sont guère occupés d’étudier les chemins par lesquels une armée d’invasion pourrait gravir les pentes abruptes du plateau éthiopien; ils ont tous suivi les sentiers ordinaires des caravanes. Cependant, d’après leurs relations de voyage et d’après les indications plus précises que donnèrent ceux d’entre eux qui étaient alors en Angleterre, le gouvernement britannique se vit conduit à opter entre trois directions principales, La première route était celle que M. Rassam avait parcourue en se rendant de Massaoua à Debra-Tabor, par le pays de Bogos et Metemmah; elle était tout entière sur le territoire égyptien. Une autre avait pour point de départ le port de Tadjourah, situé sur la côte de l’Océan-Indien, en face d’Aden. De Tadjourah à Magdala, on marche droit de l’est à l’ouest à travers le désert des Adels. Enfin on pouvait encore débarquer à Massaoua ou sur un point voisin du littoral, s’élever tout de suite sur le plateau par des sentiers peu connus, et arriver dans le Begamider en traversant le Tigré, le Waag et le Lasta du nord au sud. Il y avait à tenir compte de graves considérations politiques. L’Angleterre était résolue à dégager cette guerre de toute complication étrangère à ce qui en était l’objet principal, la délivrance des captifs européens. On l’a vu plus haut, il existe de temps immémorial un antagonisme de race et de religion entre les Abyssins chrétiens et les Turcs musulmans. Le sultan se prétend suzerain de l’Abyssinie entière, et le gouverneur-général de l’Yémen exerce une autorité purement nominale, il faut en convenir, sur l’Ethiopie. C’est au point qu’à Zeilah, près du golfe de Tadjourah, dans la mer des Indes, il y a un commandant turc. Rien ne choque plus les habitans de l’Abyssinie que cette prétendue suprématie de la Turquie; néanmoins, tant qu’il n’était question que de la souveraineté lointaine et précaire de la Porte-Ottomane, ils ne s’en inquiétaient pas beaucoup. Au contraire ils étaient menacés sur toute leur frontière du nord par les Égyptiens, qu’ils haïssaient encore plus, parce qu’ils étaient avec eux en état permanent d’hostilité, et qu’ils avaient appris à les redouter comme d’impitoyables marchands d’esclaves. Or il advint en 1866 qu’à l’instigation de sir Henry Bulwer, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, la Porte concéda au vice-roi d’Egypte tout le littoral africain de la Mer-Rouge. Cette cession[2] donnait le port de Massaoua aux Égyptiens; ils s’empressèrent d’y mettre une garnison bien plus considérable qu’il n’était nécessaire pour garder une position que personne ne songeait à attaquer. Ainsi toute lutte dans laquelle les Égyptiens seraient partie devait être pour les Abyssins une affaire nationale. Avec ces dangereux alliés, ce n’est pas seulement Théodore que l’on rencontrerait devant soi, ce seraient encore tous les chefs insurgés qui lui disputaient le pouvoir, tandis que, marchant seule, l’armée anglaise pouvait compter sur l’appui de ces derniers.

Puisqu’il convenait de tenir les Égyptiens à l’écart, la route de Massaoua à Metemmah n’était plus en question; au surplus, elle présentait par elle-même d’assez grandes difficultés en raison de la longueur du parcours, de la rareté de l’eau et de la nature sablonneuse du terrain. La route de Tadjourah à Magdala est un peu plus courte que la précédente, elle a l’avantage de longer le royaume de Choa, où régnait alors l’un des plus implacables ennemis de Théodore; mais elle est tracée en grande partie dans le désert des Adels, contrée triste, stérile, sèche et désolée, dépourvue d’eau et de végétation, où l’armée eût été rudement éprouvée par le climat. Restait la route de Massaoua par le Tigré. Celle-ci s’élève tout de suite sur les crêtes des montagnes et domine le pays, par conséquent elle est éminemment stratégique; le pays est sain, le climat presque froid. En reportant le point de départ un peu au sud de Massaoua, on évitait d’avoir rien de commun avec les Turcs. Après une reconnaissance préliminaire que dirigea le colonel Merewether, la baie d’Annesley fut choisie comme lieu de débarquement. C’était là que florissait jadis la ville d’Adulis, vaste entrepôt de commerce vers lequel convergeaient au temps des Ptolémées les caravanes du haut pays. Au VIe siècle de notre ère, un roi d’Abyssinie y réunit une flotte nombreuse à la requête de l’empereur Justinien pour envahir l’Yémen à la tête de 70,000 soldats et venger les chrétiens persécutés de l’Arabie. De ces splendeurs du temps passé, il ne reste que quelques débris de colonnes et de chapiteaux à la surface du sol. A une époque plus récente, les Turcs substituèrent au port d’Adulis celui de Massaoua, qui est dans une position moins favorable, car il est plus éloigné du pied des montagnes, et le climat en est encore plus chaud. Il n’y a plus à Adulis qu’un misérable village que les indigènes appellent Zullah, au bord d’une petite rivière, le Haddas, dont le lit est à sec une grande partie de l’année.

Dès le principe, le contingent de l’armée expéditionnaire d’Abyssinie avait été fixé à 12,000 hommes, dont 8,000 Hindous et 4,000 Européens. Elle se composait de troupes de l’Inde, et était organisée à Bombay. Quelques personnes ont prétendu qu’un tel déploiement de forces n’était pas nécessaire, et qu’une colonne volante de deux ou trois mille combattans eût suffi pour pénétrer jusqu’à Magdala, en renversant tous les obstacles que la nature du pays ou l’attitude des populations eût accumulés sur son passage. C’est probable; cependant il est à considérer qu’on allait opérer sur un terrain presque inconnu, que la ligne d’opération devait avoir cent quarante lieues de long, et qu’il eût été téméraire de s’engager dans les montagnes sans échelonner sur la route parcourue des postes militaires assez considérables pour sauvegarder les communications en arrière du corps d’armée principal. Il était plus prudent de mettre assez de soldats en ligne pour qu’il n’y eût aucun revers à redouter. Le commandement en chef était dévolu à sir Robert Napier, qui porte avec honneur et modestie un nom illustre dans l’armée anglaise. Cet officier-général, qui appartient au corps des ingénieurs militaires, a gagné ses grades dans l’Hindoustan, en Perse, en Chine. C’était une innovation, paraît-il, que de confier un grand commandement à un officier du génie; le gouvernement britannique n’aura pas eu lieu cette fois de s’en repentir. Au reste, rien n’était plus sage que d’emprunter à l’armée indienne les élémens de l’armée d’Abyssinie, car l’administration de cette colonie est plus familiarisée que celle de la métropole avec les questions relatives à l’équipement, au transport et au ravitaillement des troupes dans les pays chauds. La question des transports était sans contredit la plus importante. On emmenait une quarantaine d’éléphans et quelques chameaux; mais on n’osait trop compter sur ces animaux, auxquels les sentiers de montagnes ne conviennent pas. La mule était mieux appropriée au pays; aussi avait-on expédié dès le début des officiers en Syrie, en Égypte, en Espagne, et on s’était procuré 12,000 de ces bêtes de somme; il ne restait plus qu’à les transporter à grands frais sur les côtes de la Mer-Rouge.

Le 3 octobre 1867, l’avant-garde, sous les ordres du colonel Merewether, arrivait dans la baie d’Annesley, et après un examen minutieux de la rade, le point de débarquement ayant été choisi, le premier soldat anglais mettait pied à terre sur la côte d’Abyssinie. La saison des pluies venait de finir, et elle devait recommencer au mois de mai; dans cette période de sept ou huit mois, il fallait que l’expédition eût accompli son œuvre. Le camp de Zullah n’avait rien d’attrayant. Les navires ne pouvaient approcher qu’à un kilomètre de la plage; dès le premier jour, il fallut se mettre à construire une estacade de plusieurs centaines de mètres de long pour faciliter les déchargemens. Il n’y avait pas de vivres à terre, si ce n’est ceux que la flotte avait apportés; pas d’eau non plus, si ce n’est dans quelques mauvais puits et dans les soutes des navires. Par bonheur, il y avait à bord des appareils distillatoires que l’on fit fonctionner sans cesse pour fournir l’eau nécessaire aux hommes et aux animaux, et peu de jours après, dès que les environs du camp eurent été inspectés, on put envoyer la cavalerie et la plupart des bêtes de somme à Koumaïli, à deux ou trois heures de marche de la côte et presque au pied des montagnes, où des sources abondantes avaient été découvertes. On ne voyait d’autres habitans que des Shohos, hommes à peau noire et à cheveux crépus, campés autour des puits, bonnes gens du reste, assez disposés à travailler lorsqu’on les payait, mais plus enclins encore à dérober ce qui leur tombait sous la main.

A la fin d’octobre, deux nouveaux régimens débarquaient à Zullah, l’un d’infanterie hindoue et l’autre de cavalerie. Des convois de mules arrivaient en même temps; mais alors de grosses difficultés se présentèrent. Ces animaux étaient fort mal harnachés, ou plutôt, à dire vrai, ils n’étaient pas harnachés du tout. Il n’y avait ni bâts pour les charger, ni chaînes pour les tenir à l’attache. Quant aux muletiers qui les conduisaient, c’était un ramassis des plus vils coquins de l’Inde et de l’Egypte, chacun parlant sa langue, que personne ne comprenait. D’ailleurs l’eau était toujours en quantité insuffisante. Mal traitées et mal nourries, les mules se sauvèrent dans la campagne et périrent par centaines. Pour comble de malheur, les bêtes malades infestèrent les chevaux de la cavalerie, que l’on dut envoyer au plus vite au pied des montagnes. Pour peu que l’on connaisse l’admirable organisation des équipages militaires dans l’armée française et que l’on sache combien nos troupes de transport se tirent aisément d’affaire dans les contrées les plus difficiles, on s’étonne que les Anglais, qui entreprennent si souvent des expéditions en pays inconnu, n’aient rien d’analogue. Dans l’Inde, ils ont des éléphans, il est vrai, mais ces lourds animaux ne sont à leur place que sur leur terre natale, tandis que la mule, animal sobre et rustique, supporte les climats les plus divers.

Tandis que les divers préparatifs d’installation se poursuivaient au bord de la mer, le colonel Merewether explorait les environs. Il s’agissait tout d’abord de savoir par quelle passe l’armée s’introduirait dans la montagne. Le bruit de l’arrivée des Anglais s’était répandu en Abyssinie. Sir Robert Napier avait lancé une proclamation au peuple éthiopien pour lui déclarer que l’invasion n’avait d’autre but que de délivrer les captifs et promettre amitié à tous les habitans paisibles. Il était temps d’occuper une position moins rapprochée du littoral, autant pour entrer en rapport avec les Abyssins que pour soustraire les troupes au climat délétère du bas pays. En partant de Koumaïli, on a devant soi un sentier tracé dans le lit d’un torrent desséché; puis, en suivant une étroite vallée dont les flancs sont perpendiculaires, on arrive par un chemin encombré de rocs erratiques à une petite plaine où la végétation des zones tempérées apparaît déjà; l’eau devient moins rare, le soleil moins brûlant à mesure que le terrain s’élève; un nouveau défilé se présente, et enfin, après un parcours de 80 kilomètres, on débouche à 2,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, sur le plateau de Sénafé. C’est là que la brigade d’avant-garde vint s’établir dans les premiers jours de décembre. La température y était délicieuse, le thermomètre variant de 16 à 24 degrés; la chaleur du soleil était tempérée par une légère brise de mer, les nuits étaient claires et fraîches. La troupe trouvait des vivres frais en abondance. Les indigènes étaient bienveillans; ils se montraient disposés à faire moyennant paiement tout ce qui leur était demandé. Anglais, ci payes de l’Inde et Abyssins vivaient en parfaite intelligence. Ce qui était d’un meilleur augure pour le succès de l’expédition, le prince Kassa, chef du Tigré, avait envoyé dès les premiers jours un ambassadeur au colonel Merewether en lui offrant son concours.

Ainsi vers la fin de l’année la majeure partie des troupes an- glaises était campée dans un pays sain; elle travaillait avec ardeur à améliorer la route qui monte de Zullah à Sénafé, de façon à la rendre praticable aux voitures. Le bouillant colonel Merewether s’était avancé jusqu’à Addigerat, à 50 kilomètres en avant de Sénafé, et avait été bien reçu par les habitans. Les nouveaux régimens qui débarquaient dans la baie d’Annesley prenaient à leur tour le chemin de la montagne; les moyens de transport avaient été réorganisés, la position de l’armée était inattaquable, son moral était excellent, sa santé parfaite. Tout était prêt pour la marche en avant lorsque le général en chef, accompagné des derniers renforts, arrivait à Zullah le 3 janvier 1868. La situation politique n’était pas moins bonne. Kassa et le waagchum Gobhésié, dont on allait traverser les états, semblaient plutôt favorables qu’hostiles. En tout cas, on était en force suffisante pour se passer d’eux ou même pour leur imposer la paix, s’il était besoin. Quant au roi Théodore, on en avait quelquefois des nouvelles par des lettres que les captifs faisaient parvenir à travers mille hasards. Il ne perdait rien de sa résolution à mesure que ses serviteurs l’abandonnaient. Il avançait lentement de Debra-Tabor vers Magdala par étapes de 5 ou 6 kilomètres, embarrassé qu’il était par l’innombrable suite d’hommes, de femmes et de bagages qu’il traînait derrière lui, et surtout par ses huit canons. Il n’y avait plus à craindre qu’il se retirât dans l’ouest avec les captifs, comme on l’avait redouté, car toutes les provinces étaient insurgées contre lui. Il ne pouvait revenir en arrière, parce que le pays épuisé ne lui eut pas fourni de vivres. Y avait-il lieu d’appréhender qu’aussitôt entré dans Magdala, il ne fit périr les malheureux Européens qui étaient en son pouvoir? Plus d’un officier prétendait qu’on ne pouvait éviter ce malheur qu’en se portant en avant à marches forcées, afin de paraître avant lui sous les murs de la forteresse. De Sénafé à Magdala il n’y a tout au plus que vingt et quelques étapes : une colonne mobile aurait pu atteindre l’ennemi dans le courant de février, lui arracher les captifs et revenir à la côte un mois après, terminant ainsi la guerre de la façon la plus prompte et la plus économique; mais cette entreprise audacieuse ne devait être couronnée de succès qu’autant que l’armée anglaise rencontrerait une population bien disposée et un pays assez riche pour lui fournir les vivres et les moyens de transport nécessaires. En cas d’échec, le résultat pouvait être désastreux. Le général en chef ne voulut pas écouter ces conseils aventureux. Quoique de mauvais prophètes prétendissent déjà que la campagne ne serait pas finie avant la saison des pluies et qu’un séjour de deux années en Abyssinie était inévitable, sir Robert Napier entendait ne pas se départir de la marche prudente qui jusqu’alors avait si bien réussi. S’assurer à Zullah ou à Koumaïli une base d’opérations que la flotte ravitaillerait sans cesse, couvrir la ligne de marche par trois camps retranchés, Sénafé, Addigerat et Antalo, qui maintiendraient les communications libres en arrière, avancer enfin sur Magdala avec l’élite de ses forces, telle était la tactique classique que l’habile général se disposait à suivre.

Sir Robert Napier arrivait à Sénafé le 29 janvier, après avoir consacré près d’un mois à la réorganisation des moyens de transport. Ce temps du reste n’avait pas été perdu. A Sénafé, le commissariat avait fait d’immenses achats de grain, de fourrages, de bœufs et de moutons. Durant ce même mois de janvier, les corps de troupes avaient travaillé sans relâche à la route, si bien que les voitures arrivaient maintenant en haut du plateau. Ce qui restait de bêtes de somme devenait donc disponible pour accompagner les colonnes actives à l’intérieur de l’Abyssinie. En même temps une ambassade amicale avait été envoyée au dedjaz Kassa, le prince du Tigré. Elle se composait de M. Werner Mun4nger, agent consulaire de France et d’Angleterre à Massaoua, l’un des hommes qui ont le plus voyagé en Ethiopie et connaissent le mieux cette contrée, et du major Grant, l’heureux compagnon du capitaine Speke, dont le voyage aux sources du Nil a eu tant de retentissement. Kassa reçut les deux envoyés avec cordialité. Il leur promit d’assister l’armée anglaise, de lui faire fournir des vivres autant qu’il dépendait de lui. Il comprenait à merveille que la défaite de Théodore ne devait être qu’avantageuse à son propre pouvoir. Au fond, il comptait, paraît-il, profiter de l’appui des Anglais pour s’agrandir; mais on ne lui laissa aucune illusion sur la nature du concours qu’il devait attendre de ses nouveaux alliés. Cependant le général Merewether, — ce nouveau grade venait de lui être conféré, — avait découvert d’excellens moyens de transport pour les bagages et les provisions de l’armée d’invasion. Les indigènes qui possédaient des bœufs aux environs de Sénafé consentirent volontiers à transporter de Sénafé à Addigerat autant de colis que l’on voulut bien leur en confier, à la condition d’être payés en beaux dollars autrichiens[3]. C’était plus expéditif et moins dispendieux que de faire venir des mulets d’Egypte ou de l’Inde. Lorsque toutes les dispositions furent prises, les troupes continuèrent leur marche. La première brigade campait le 2 février auprès du village d’Addigerat, capitale du district d’Agamé. C’était là que résidait Mgr de Jacobi au temps du dedjaz Oubié. Ce digne missionnaire y avait introduit la culture de la vigne et des pommes de terre, comme souvenir de son apostolat. Le général Napier fit un séjour un peu prolongé dans le camp d’Addigerat : il tenait à avoir une entrevue avec Kassa, qui se fit attendre. Ce prince vint enfin; il montra les dispositions les plus conciliantes, promit de fournir des vivres et d’autres provisions dans toute l’étendue de ses états; il exprima aussi son espérance d’avoir l’appui des Anglais dans les luttes auxquelles la chute de Théodore allait donner naissance. Sur ce point, la réponse de sir Robert Napier fut catégorique : l’armée anglaise était venue pour délivrer ses compatriotes, le prince du Tigré pouvait compter sur l’amitié des Anglais; mais ceux-ci avaient reçu l’ordre formel de ne prendre part en aucune façon aux affaires intérieures de l’Abyssinie. Tout ce qu’on pouvait garantir à Kassa, c’était de ne pas aider ses rivaux plus que lui-même.

A Addigerat, de nouvelles conventions avec d’autres indigènes permirent de les employer encore au transport des bagages. Aussi l’avant-garde arrivait sans encombre le 20 février à Antalo, à moitié chemin de Magdala. Si la marche n’était pas très rapide, on profitait au moins de ces délais pour améliorer la route et la rendre praticable à l’artillerie. Le général en chef avait résolu en effet d’emmener le plus loin possible les pièces de grosse artillerie, moins pour l’usage qu’il en comptait faire, car il pensait bien que l’attaque de l’amba de Magdala n’exigerait pas tant de forces, que pour laisser aux indigènes une vive impression de la puissance anglaise. Antalo, ancienne capitale aujourd’hui ruinée et déserte, est le plus avancé des trois camps de dépôt que l’on avait résolu d’établir sur la ligne d’opérations. A partir de cette ville, les Anglais n’étaient plus sur le territoire du prince du Tigré : ils entraient dans les états de Gobhésié, qui ne demandait qu’à marcher contre Théodore, mais qui n’avait pas eu encore l’audace d’attaquer ce despote tant que les Européens n’étaient point dans le voisinage, prêts à l’appuyer. Le corps expéditionnaire s’avançait alors en trois colonnes d’environ 1,800 hommes chacune, tandis que le reste des troupes était échelonné en arrière dans les divers postes de la route. En avant, une compagnie d’éclaireurs accompagnait M. Munzinger, qui explorait les chemins et recueillait des renseignemens sur l’état du pays. Le général Merewether négociait avec les indigènes, le commissariat trouvait à acheter de la viande, de la farine et des fourrages. Jusque-là toutes les opérations s’étaient accomplies avec un bonheur merveilleux. On n’avait pas vu un ennemi ni brûlé une cartouche. N’eût été l’embarras de faire des routes à mesure que l’on avançait et l’incommodité produite par les premières pluies du printemps, cette campagne aurait pu être comparée à une simple marche militaire. Les complications allaient survenir, car le but de l’expédition était proche.


IV.

La route d’Antalo à Magdala par le lac Ashangi franchit d’abord plusieurs chaînes de montagnes d’origine volcanique, puis elle coupe la vallée du Takazzé, remonte sur les plateaux de Wadela et de Talanta, et ne présente en somme d’autre obstacle considérable que la traversée des ravins de Djidda et de Bachilo ; ce dernier est au pied des murs de Magdala. Le 12 mars, la première brigade avait quitté Antalo, le 18 elle arrivait sur les bords du lac Ashangi, et le h avril elle campait au bord de la Djidda, Il eût fallu beaucoup de temps et de travail pour ouvrir une route sur les flancs de cette crevasse, si l’armée anglaise n’avait eu la bonne fortune d’en trouver une en fort bon état par laquelle Théodore avait fait passer ses gros canons quinze jours auparavant et qu’il avait oublié de détruire. Ce souverain, parti de Debra-Tabor au commencement d’octobre, venait d’entrer à Magdala le 29 mars, ne précédant ses ennemis que de quelques étapes. Les Anglais traversèrent sur ses traces le plateau de Talanta, et enfin, le 9 avril 1868, ils campaient en haut du ravin de Bachilo, en face de la fameuse amba de Magdala.

Au centre d’une plaine basaltique, à 3,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, se dressent à la file trois ou quatre pics isolés que des précipices de 1,000 mètres de profondeur séparent à droite et à gauche du pays d’alentour. Le Bachilo coule devant ces hauteurs, que l’on ne peut aborder que d’un côté. Sur l’un de ces pics s’élèvent les remparts de Magdala; sur un pic voisin, que l’on appelle le Selassié, il n’y a qu’une église; entre les deux et à un niveau un peu inférieur s’étend le petit plateau de Selagmi, qui est pour ainsi dire le champ de manœuvres de la forteresse. C’est là que l’armée de Théodore était campée. Cette position est très forte, et ne serait à coup sûr jamais emportée d’assaut, si elle était défendue par des troupes européennes. Elle est située en dehors de l’Abyssinie proprement dite, car le Bachilo a été de temps immémorial la limite entre la population chrétienne de l’Ethiopie et les tribus musulmanes des Wollos Gallas. Théodore s’était emparé de ce lieu et l’avait mis en état de défense, il y a douze ans à peu près, lorsqu’il songeait à s’agrandir vers le sud. En réalité, il n’avait jamais été maître incontesté de cette province; mais, l’endroit étant sûr et bien fortifié, il en avait fait sa prison d’état. Des prisonniers de toute catégorie, Européens et indigènes, malfaiteurs et adversaires politiques, y étaient renfermés en grand nombre.

Le vendredi saint, 10 avril 1868, l’avant-garde descendait de grand matin du plateau de Talanta au fond du ravin de Bachilo sous le commandement du général sir Charles Staveley. Sir Robert Napier avait donné l’ordre de remonter l’autre côté de la vallée et de venir prendre position sur les pentes du Selassié. A quatre heures du soir, tout était encore calme et silencieux sur les crêtes de Magdala et de Selagmi. Les troupes anglaises, infanterie et artillerie, s’échelonnaient sur les deux flancs du ravin. Un coup de canon retentit soudain du haut de la montagne, et des milliers d’hommes, apparaissant au sommet, se jetèrent avec impétuosité sur les bataillons européens. La mêlée ne fut pas longue, parce qu’un violent orage et bientôt après la nuit séparèrent les combattans; le résultat fut désastreux pour l’armée abyssine. Des 6,000 hommes qui avaient été engagés du côté de l’ennemi, 800 tués et 1,500 grièvement blessés gisaient sur le terrain; l’élite des troupes de Théodore avait combattu, et à leur tête se trouvait son meilleur général. Du côté des Anglais, qui avaient eu 1,600 hommes en ligne, il n’y avait que 20 blessés. C’est que ceux-ci, outre le sang-froid et la discipline d’une troupe européenne, avaient entre les mains la terrible carabine Snider, l’arme nouvelle de leur infanterie, qui parut ce jour-là pour la première fois sur le champ de bataille, et s’y montra la digne émule des fusils à aiguille de France et de Prusse[4]. Les Anglais, après cette sanglante affaire, passèrent la nuit sur le lieu du combat; le lendemain ils couronnèrent les hauteurs et campèrent au-dessous de Magdala, où l’ennemi s’était réfugié.

Qu’allait faire Théodore? En arrivant à Magdala le 29 mars, ce monarque avait donné l’ordre de débarrasser les captifs européens de leurs fers; il avait reçu M. Rassam avec cordialité, et lui avait montré avec orgueil l’énorme mortier qu’il amenait de Debra-Tabor. Cependant il avait l’air abattu; ses espions lui rapportaient de tristes nouvelles de la marche triomphante de ses ennemis. Craignant de manquer de vivres, il fit mettre en liberté 308 prisonniers indigènes; ceux-ci refusèrent de partir, si l’on ne voulait pas leur donner de provisions. Théodore se mit alors dans une fureur atroce, et fit jeter dans le ravin qui borde le Selagmi tous ceux qui réclamaient; près de 200 de ces malheureux périrent; puis vint la funèbre journée du vendredi. Le soir, son armée était presque détruite, ses plus fidèles partisans avaient disparu. A minuit, il fit appeler M. Rassam et M. Flad, leur avoua que sa puissance était anéantie, et les pria de s’interposer entre lui et leurs compatriotes. Le samedi matin, le lieutenant Prideaux et M. Flad, accompagnés d’un chef abyssin, se présentèrent en effet devant sir Robert Napier, demandant la paix au nom du roi des rois de l’Ethiopie; mais le général en chef répondit qu’il ne voulait traiter qu’à trois conditions : tous les prisonniers européens seraient mis immédiatement en liberté, les portes de Magdala seraient ouvertes, et Théodore se rendrait à merci. On peut s’étonner que le tyran, au reçu de cette réponse décourageante qui ne lui laissait aucun espoir, n’ait pas sacrifié, dans un mouvement de colère, tous les captifs qui étaient encore en son pouvoir. Se sentant perdu, il essaya, paraît-il, de se brider la cervelle; ses soldats l’en empêchèrent. Il eut alors un long entretien avec M. Rassam, puis il prit la résolution de renvoyer les Européens qui étaient la cause de cette guerre fatale, et les fit partir le soir même avec l’espérance qu’ils intercéderaient pour lui. Le lendemain, jour de Pâques, il envoya au camp anglais 1,000 vaches et 500 moutons, disant que c’était grande fête et qu’il tenait à ce que l’armée pût la célébrer dignement. Sir Robert Napier ne voulut même pas recevoir ces présens. Le lundi, dès le matin, un régiment vint s’établir sur le Selagmi, à l’endroit même où Théodore avait passé la nuit. Celui-ci, décidé à se défendre jusqu’au bout, aimant mieux périr que se rendre, avait eu la douleur de voir ses derniers soldats se débander. Seize compagnons seulement lui restaient fidèles. C’est avec cette poignée d’hommes qu’il s’enfermait dans la forteresse. A deux heures de l’après-midi, l’artillerie était mise en batterie devant les murs de Magdala; deux heures après, une colonne s’élançait à l’assaut et pénétrait dans la place. Dès que le premier soldat anglais apparut au sommet de la muraille, Théodore mit un pistolet entre ses dents, fit feu et tomba mort.

La guerre était finie. Le 17 avril, on fit sortir de Magdala les habitans et les soldats désarmés qui s’y étaient réfugiés, puis on fit sauter les murailles, et les édifices furent livrés aux flammes. D’épaisses colonnes de fumée témoignèrent au loin que l’Angleterre s’était vengée. Les éléphans et la grosse artillerie étaient déjà partis en avant, le reste de l’armée repassait le 18 le Bachilo pour revenir à la côte. Il fallait se hâter, les pluies rendaient déjà les chemins presque impraticables. Sir Robert Napier arrivait à Antalo le 13 mai, à Addigerat le 21, et se retrouvait sur les bords de la Mer-Rouge aux premiers jours de juin. Les troupes étaient embarquées à mesure qu’elles descendaient des hauteurs de Sénafé. Bientôt il ne restait plus en Abyssinie qu’un ou deux régimens hindous que l’on avait résolu de laisser quelque temps à Zullah pour observer les événemens.

Telle a été cette guerre d’Abyssinie si diversement appréciée en France et même en Angleterre pendant les huit mois qu’elle a duré. Les uns la considéraient comme une velléité belliqueuse, d’autres y voulaient voir un prétexte d’annexion fondé sur les motifs les plus futiles. Les politiques à longue vue devinaient de perfides machinations conduites obscurément depuis plusieurs années et aboutissant tout à coup à une occupation du territoire abyssin à l’heure précise où le percement de l’isthme de Suez semble accroître l’influence française en ces parages. Rien de tout cela n’est exact. Le récit des faits montre d’une façon assez claire que personne en Angleterre n’a désiré cette expédition, et que l’Abyssinie ne tenait qu’une place secondaire dans les préoccupations des hommes d’état de la Grande-Bretagne jusqu’au jour où la lutte est devenue inévitable. Que serait-on allé chercher dans ce pays? Un port? La côte n’en présente aucun qui soit une position stratégique dans la Mer-Rouge. Un marché? On n’en conquiert point par les armes. Un royaume à coloniser? Le littoral est malsain et l’intérieur est d’un accès difficile. La question d’Abyssinie n’est devenue grave que parce qu’elle a été mal conduite. Elle peut être comparée à ces maladies légères que l’on néglige au début et qui aboutissent à une catastrophe soudaine au moment où l’on ne s’y attend pas. Après les entreprises chevaleresques du consul Plowden, les imprudences du consul Cameron ; après les mésaventures de celui-ci, l’ambassade inconsidérée de M. Rassam. Au point où les choses en étaient après la campagne malheureuse de ce dernier, le gouvernement britannique, compromis sans y avoir pris garde, était contraint de recourir à la force, s’il ne voulait pas laisser périr son prestige en Orient. Ce prestige est le ressort de sa politique aussi bien en Afrique qu’en Asie; c’est par là qu’il s’impose à 180 millions d’Hindous et qu’avec quelques navires il protège ses nationaux sur les côtes des deux continens. Il n’y avait pas à hésiter; coûte que coûte, il fallait renverser Théodore.

Lorsque sir Robert Napier, après la prise de Magdala, passa en revue ses troupes sur le plateau de Talanta, il leur adressa un ordre du jour, fidèle et véridique résumé des opérations militaires qu’il venait d’accomplir. « Soldats d’Abyssinie, leur disait-il, la reine et le peuple d’Angleterre vous ont confié une expédition très pénible pour délivrer nos compatriotes d’une dure et longue captivité et pour venger l’honneur de notre pays, qui avait été outragé par Théodore, roi d’Abyssinie... Vous avez parcouru sous un soleil tropical ou sous des ouragans de pluie 400 milles d’une contrée montagneuse, vous avez franchi plusieurs chaînes de montagnes d’une élévation de plus de 10,000 pieds par des chemins où vos approvisionnemens ne pouvaient vous suivre. Lorsque vous êtes arrivés en vue de l’ennemi, vous avez traversé le formidable abîme de Bachilo, et vous avez défait l’armée de Théodore, qui tombait sur vous du haut de sa forteresse dans la pleine confiance d’être victorieuse... Vous avez emporté d’assaut l’inaccessible Magdala, défendue par Théodore avec le reste désespéré de ses partisans. Lorsque vous fûtes entrés de force, Théodore, qui n’avait jamais montré de clémence, se défia de l’offre de clémence qu’on lui avait faite, et il mourut de sa propre main. » Voilà bien en peu de mots l’histoire de cette campagne si courte et si bien remplie, qui vaut à sir Robert Napier une grande et légitime réputation, et dont la Grande-Bretagne entière a triomphé avec un enthousiasme qu’il est aisé de comprendre. Les Anglais avaient un but en entrant en Abyssinie : ce but atteint par le chemin le plus court, ils se retirent sans aucun souci de ce qui surviendra derrière eux ; mais n’y a-t-il pas dans cette façon simple et méthodique de traiter les affaires une sorte d’égoïsme que nous autres Français nous sommes incapables d’apprécier? Au prix de quelques complications dont il n’eût pas été embarrassant de limiter l’étendue, nous aurions voulu avant de partir laisser aux Éthiopiens d’autres souvenirs que les ruines de Magdala, seconder les efforts sincères des princes qui héritent du monarque vaincu, aider ce malheureux royaume à sortir de l’anarchie. Cette guerre, quelque glorieuse qu’elle ait été pour l’armée qui y a pris part, cette guerre se termine sans résultat effectif pour la nation qui l’a entreprise. L’Angleterre s’est vengée, voilà tout. Elle ne retire de sa vengeance aucun avantage qui compense les 5 ou 6 millions de livres sterling qu’elle y a dépensés. Le devoir d’humanité envers les malheureuses peuplades dont on foulait le territoire n’a pas non plus été pris en considération un seul instant. Après le départ des Anglais, le sort des Abyssins, débarrassés d’un détestable tyran, est aussi incertain que jamais. Encore peut-on dire que la conduite de Théodore, dont les derniers jours n’ont point été sans grandeur, eût peut-être été autre, s’il avait été traité dès le début avec plus d’égards. On peut objecter, il est vrai, qu’un empire ou une monarchie centralisée ne convient pas à ces barbares, et qu’au degré bien bas de civilisation où ils sont restés le régime féodal est mieux leur fait. Eh bien ! il y a dans le pays les élémens d’une telle solution ; mais les Éthiopiens auraient besoin d’un appui étranger pour éviter de retomber dans l’anarchie. Trois princes, on l’a vu, sont en position de se partager les débris du roi des rois de l’Éthiopie, Menilek dans le Choa, Kassa dans le Tigré et le waagchum Gobhésié dans la région centrale de l’Amhara. Livrés à eux-mêmes, ne vont-ils pas se combattre au lieu de s’entendre ? L’étranger seul profiterait de leurs divisions. Ce ne serait pas l’Angleterre, pas plus qu’aucune autre nation européenne, qui prendrait leur place. Deux peuples musulmans, les Gallas au sud, les Turcs au nord, convoitent ces montagnes. Or l’histoire nous apprend que les succès des mahométans, partout où ils ont triomphé, n’ont été avantageux ni pour les indigènes des pays conquis, ni pour les intérêts européens. Il serait regrettable que le résultat définitif de la guerre des Anglais en Abyssinie fût de favoriser les progrès du mahométisme sur une terre qui a su lui résister si longtemps.


H. BLERZY.

  1. On raconte que ce Français, nommé Bardel, revint à Paris porteur d’une lettre de Théodore, et qu’il repartit peu de mois après pour l’Abyssinie avec une réponse de Napoléon III, ou, ce qui est plus vraisemblable, du ministre des affaires étrangères. Les uns disent que cette réponse fut bien accueillie, et qu’elle eut pour effet de faire rendre la liberté à deux de nos compatriotes qui étaient alors prisonniers; d’autres prétendent qu’elle recommandait avec chaleur au roi des rois de l’Ethiopie les missionnaires catholiques et leurs adhérens, et que pour cette cause elle fut très mal reçue. Il paraît probable que le gouvernement français est resté froid aux ouvertures qui lui venaient de ce côté. Les sympathies de la France étaient plutôt acquises aux compétiteurs de Théodore, surtout au roi de Tigré, avec lequel, si nous ne nous trompons, des négociations furent entamées à diverses époques, mais sans résultat effectif.
  2. On a voulu voir dans cette cession provoquée par l’ambassadeur anglais un acte de défiance contre la France, qui avait négocié avec les rebelles du Tigré en 1859 l’acquisition d’Adulis, et qui venait en 1860 de planter son drapeau dans la baie déserte d’Obokli, à peu de distance de Tadjourah. Les Anglais se seraient dit que le gouvernement actif et ambitieux du vice-roi saurait mieux garder cette côte contre des entreprises étrangères que le sultan de Constantinople.
  3. La monnaie courante du pays est le dollar autrichien à l’effigie de Marie-Thérèse. Un voyageur ingénieux, sir Samuel Baker, prétend que l’effigie très décolletée de l’impératrice n’a pas peu contribué à faire accepter cette pièce parmi les peuplades de la région du Haut-Nil. Comme appoint inférieur, les indigènes emploient de petites tablettes de sel.
  4. Voici ce qu’en rapporte le correspondant du Times : « Quant à décrire le combat lorsque les carabines Snider furent entrées en scène, ce serait décrire une battue. Les décharges, qui se succédaient sans interruption avec des coups secs et nets, furent le glas funèbre de la cause de l’Abyssinie. Nos malheureux ennemis tombaient comme l’herbe sous la faux. »