La Grotte d’Adelsberg

New Monthly Magazine
§ II.
GROTTE D’ADELSBERG.

L’éloignement, le ciel de la Grèce, et surtout les noms de Tournefort et de Choiseul, ont donné à la grotte d’Antiparos une célébrité méritée sans doute, mais que pouvaient partager au même degré quelques beautés naturelles du même genre, plus rapprochées de nous, et situées dans les chaînes des Alpes et des Pyrénées. Les personnes qui ont visité la grotte d’Adelsberg, rarement citée dans les récits des voyageurs, conviendront aisément de cette vérité. Celles qui n’ont point eu occasion de la voir trouveront peut-être, dans la faible esquisse des impressions que m’a laissées la courte incursion que j’y ai faite, le désir de choisir ce lieu pour le but d’un voyage d’agrément.

Adelsberg, comme on sait, est situé dans une grande plaine, entre Laybach et Trieste, et au pied de la chaîne de montagnes qui sépare l’Italie du Tyrol. La grotte en est à deux ou trois milles de distance ; et autant pour prévenir les accidens que pour la conservation des stalactites, l’administration y a fait faire une porte qui ne s’ouvre au voyageur qu’après quelques formalités et le paiement d’une légère somme, équivalente à peu près à 5 francs de France. Après m’être conformé à ces dispositions, je partis accompagné de trois guides munis de lampes de mineurs, et pris parmi les individus d’une petite compagnie qui a le monopole de ces fonctions. Nous côtoyâmes pendant quelque temps la base des montagnes, et, commençant à nous élever sur leur flanc, nous arrivâmes bientôt à une gorge qui devenait à chaque pas plus étroite et plus resserrée, jusqu’au point où ses deux parois se réunissaient pour former l’entrée de la grotte, dont un des guides ouvrit la porte. La clarté des lampes qu’on alluma fut d’abord insuffisante pour dissiper les épaisses ténèbres qui nous entouraient, et auxquelles mes yeux s’accoutumèrent insensiblement. Le bruit de la rivière coulant à nos pieds, répété par un écho sourd et lointain, faisait aisément pressentir l’étendue et la profondeur de ces immenses voûtes, que je cessai de pouvoir distinguer après m’être avancé quelques toises. À mesure que nous nous éloignions de l’ouverture, l’espace semblait s’agrandir devant nous, et, pour me mettre à même de mieux l’apprécier, deux des guides se portèrent à droite et à gauche, tandis que le troisième continuait à m’accompagner dans le centre. Cette disposition, en interposant entre les lumières et l’endroit où je me trouvais les divers piliers qui s’élèvent du sol à la voûte, et les accidens du terrain, me faisait mieux juger de l’état des lieux et de l’étendue que nous parcourions. Arrivé à un certain endroit, mon compagnon me fit arrêter, et celui qui se trouvait à ma gauche commença à descendre des degrés en spirale qui le dérobèrent bientôt à ma vue ; sa lumière, que pendant quelques instans encore je vis glisser au milieu des ténèbres, finit également par disparaître et bientôt brilla sous nos pieds. Nous nous trouvions sur un pont naturel formé par des rochers, et au bas duquel cet homme s’était arrêté. Un abîme semblait nous séparer de lui, et cependant la distance de la voûte au-dessus de nos têtes, que ne pouvait atteindre le reflet de nos lampes, était plus grande encore.

Nous descendîmes à notre tour, après avoir disposé plusieurs chandelles allumées sur les aspérités que nous abandonnions. En traversant, d’une arche à l’autre du pont, la petite rivière, au moyen des rochers et des saillies qui s’élèvent sur ses eaux, je voulus vainement en suivre le cours dans les profondeurs de la caverne ; les lumières que nous avions laissées au-dessus de nous, et celles dont nous étions munis, ne me laissaient apercevoir que l’immensité qui nous entourait, et ne me permettaient pas de juger des moindres détails. Devant nous, les parois de la caverne s’élevaient à une hauteur presque perpendiculaire. Nous gravîmes, pendant l’espace d’environ soixante pieds, des degrés taillés dans le roc, et nous nous trouvâmes à l’entrée d’une nouvelle grotte, découverte en 1822 par un des hommes qui me servait en ce moment de guide.

Je ne chercherai point à rendre ce que j’éprouvai en pénétrant dans cette seconde caverne. C’est un palais que la nature a voulu décorer des formes les plus riches et les plus bizarres à la fois. Des milliers de stalactites de toutes les dimensions, depuis celle de l’aiguille la plus déliée jusqu’aux contours des piliers massifs, mais toutes d’une éblouissante blancheur, se groupent, se croisent en tous sens, réfléchissent et se renvoient l’éclat des lumières. Cette salle s’étend et s’élève à mesure qu’on avance, et à chaque pas se dévoilent de nouveaux accidens, se multiplient les colonnes, les festons, les tuyaux, les draperies d’albâtre. Sur la droite est un arceau conduisant à une petite pièce que l’on dirait destinée à offrir un échantillon des beautés de la caverne, et qu’on appelle la grotte de Ferdinand. Ici tout est délicat, frêle et en raccourci, mais aussi plus achevé et mieux fini. La voûte est beaucoup plus basse, et les parois sont garnies de plusieurs rangs de colonnes d’une extrême blancheur et de la plus grande délicatesse. Vers le centre se trouve une stalagmite imitant la forme d’un sopha, au-dessus duquel descend du dôme une espèce de baldaquin qui, se déroulant en plis élégans, a fait donner à cet endroit le nom de trône royal. Les colonnes rendent par la percussion un son clair et retentissant, et vers l’extrémité de la salle, deviennent si nombreuses, si confusément mêlées, qu’il est impossible d’avancer. Un long corridor, bordé de chaque côté par de minces piliers assez semblables aux tuyaux d’un orgue ou aux barreaux très-rapprochés d’une fenêtre grillée, nous ramena dans la grande salle. Nous avancions lentement, car à chaque pas des merveilles nouvelles se présentaient à mes regards, et surpassaient tout ce que la plus riche imagination pourrait concevoir. On eût dit que la nature avait pris à tâche d’imiter les genres les plus opposés du travail de l’homme. Ici, c’était une ottomane dont les coussins onduleux semblaient devoir céder à la pression de la main. Des dissolutions métalliques les avaient colorés du plus beau pourpre, et ce n’était point sans peine qu’on se rendait à la réalité, en s’assurant par le toucher de la froideur, de la dureté de la pierre. Plus loin étaient des fonts baptismaux, dont la forme élégante eût fait honneur au goût d’un sculpteur, quoique le hasard en eût seul disposé. Je remarquai dans une petite pièce basse, encombrée de stalactites des formes les plus bizarres, un piédestal portant un buste de vieillard. Je crus, pour cette fois, que quelque visiteur de la grotte s’était plu à aider au moins au travail de la nature, mais mes guides m’assurèrent positivement le contraire. Ils me firent remarquer une autre stalactite dont l’ombre, projetée sur le mur en face, retrace parfaitement une femme tenant un enfant dans ses bras, et que, pour cette raison on appelle la Sainte-Vierge.

Nous passâmes ensuite dans le tanz saal (salle de bal), pièce plus vaste que toutes celles que nous avions parcourues jusqu’alors, et qui, d’après l’évaluation que je fis sur les lieux, n’a pas moins de cent cinquante pieds de long, cent vingt de large, et de quatre-vingt à quatre-vingt-dix de hauteur. Cette voûte majestueuse est supportée par une seule colonne qui s’élève du milieu de la salle, et aux deux tiers à peu près de sa hauteur se développe et se ramifie en une foule de branches, formant un vaste chapiteau. La population d’Adelsberg et les paysans des villages voisins se réunissent tous les ans, le jour de la Pentecôte, à la salle de bal, où on célèbre le service divin[1]. C’est le seul jour où la grotte soit ouverte au public. De cette salle, on passe successivement dans plusieurs autres, que je ne décrirai pas (quoique les beautés qu’on y rencontre offrent partout des dissemblances avec celles qu’on a vues précédemment), à cause de l’impossibilité où je me trouve de rencontrer des expressions et des couleurs nouvelles pour des objets aussi variés, quoique présentant entre eux un caractère commun.

Les guides m’avertirent enfin qu’il était temps de songer à nous retirer. Nous avions fait plus de deux milles depuis l’entrée de la caverne. Ils me dirent cependant que j’étais maître de continuer, mais que, dans ce cas, comme nos courses pourraient se prolonger fort long-temps encore, l’un d’eux serait obligé d’aller chercher quelques provisions et de l’huile pour alimenter les lampes. Il paraît, d’après leur rapport, que cette caverne a au moins quarante milles d’étendue, et que plusieurs parties n’en ont pas encore été explorées. J’étais bien tenté de la visiter en entier et dans tous les sens, mais je me rappelai que toutes mes dispositions étaient prises pour continuer mon voyage le surlendemain, avec des compagnons dont je ne voulais pas me séparer. Je me bornai donc à revenir lentement sur les parties que j’avais déjà parcourues, abandonnant avec regret ces lieux magiques et silencieux, que, selon toute probabilité, je ne dois plus revoir, mais dont l’aspect s’est tracé dans mon souvenir en caractères ineffaçables.

(New Monthly Magazine.)
  1. M. de Choiseul-Gouffier, se rendant à son ambassade de Constantinople, relâcha la veille de Noël à l’île d’Antiparos. Il descendit, avec sa suite et une partie de l’état-major de la frégate qui le portait, dans la grotte qui rend ce rocher fameux, y fit célébrer la messe, et y passa trois jours consécutifs